Corps de l’article

People come here and ask me who are the Inuit? I don’t know what they want me to say but probably they want us to be who they think we should be? We simply want to be who we are. Just Inuit.

Inuit Tapirisat of Canada 2001

Inuit stories, when written down, generally make no sense.

Rachel Attituq Qitsualik

Introduction

En dépit d’un véritable boom des publications dans le domaine de l’histoire orale, on a encore peu réfléchi aux caractéristiques de la mémoire inuit et à l’existence, dans ces sociétés, d’autres formes de conscience historique[2], d’autres régimes d’historicité[3].

Il est vrai que la création officielle du Nunavut, le 1er avril 1999, ne laisse présager aucune différence culturelle sur ce point. Salué comme une victoire, l’événement Nunavut offre même en partie les caractéristiques d’une véritable « fête révolutionnaire », pour reprendre une expression forgée ailleurs par Mona Ozouf (1976), avec son lot de célébrations, son calendrier, ses nouveaux emblèmes et ses inaugurations en grande pompe. Pourtant, ceux qui n’y voient qu’une preuve supplémentaire de la vague d’uniformisation et d’occidentalisation qui frappe les sociétés de la planète sont victimes d’une illusion.

Les travaux contemporains de Briggs (1992) sur la construction du temps et l’importance des cycles dans l’organisation des activités inuit, ceux de Saladin d’Anglure (1998) sur les tribulations du foetus et la reproduction de la vie, de même que ceux d’Oosten et Kublu (1999) sur la transmission du nom et le rôle des ancêtres pour les vivants laissent entrevoir le rôle clé que jouent toujours les dynamiques de transformation et de recyclage dans ces cosmologies ainsi détachées d’une conception strictement linéaire de l’histoire.

La pensée anthropologique reste peut-être encore trop ancrée dans l’idéologie moderne pour admettre l’existence d’autres régimes d’historicité. Si, dans un livre pamphlétaire, Détienne (2000 : 81) note que « le champ des historicités comparées est à peine défriché », c’est qu’il nous semble toujours inconcevable depuis les révolutions américaine et française, qu’une société digne de ce nom puisse fonctionner en dédaignant son passé et son futur ou en tournant le dos à l’idée de promouvoir un destin collectif. Détienne (2000) rappelle à quel point l’histoire demeure un instrument d’éducation politique dans nos sociétés, si bien que pour le sens commun, une société qui n’enseigne pas l’histoire est une société suicidaire.

D’autres indices illustrent cet ethnocentrisme tenace en matière d’historicité. L’incompréhension du modèle que Lévi-Strauss a jadis introduit en opposant les « sociétés chaudes » aux « sociétés froides » est révélatrice, malentendu qui l’obligea jusqu’à tout récemment encore, en 1998, à faire une mise au point dans la revue Les Temps modernes. L’anthropologue n’opposait d’aucune manière des sociétés avec histoire à des sociétés sans histoire, comme si l’on pouvait imaginer un tel dualisme de nature[4]. Il soulignait plutôt que toutes les sociétés n’adoptent pas la même attitude vis-à-vis de l’histoire et que ce dispositif peut lui-même varier d’une époque à l’autre y compris au sein d’une même culture[5]. Aux deux extrémités d’un même axe imaginaire, Lévi-Strauss plaçait des sociétés « chaudes » qui, comme les nôtres, font de l’histoire le moteur de leur développement et aiment à se savoir historiques et, à l’autre bout, des sociétés « froides » qui caressent le rêve de n’avoir pas ou peu changé en faisant valoir leurs coutumes ancestrales. Dans ce même texte, preuve qu’il s’agissait bien là d’un modèle dynamique, l’anthropologue se demandait si certaines sociétés « chaudes » n’étaient pas maintenant en train de se refroidir et certaines sociétés « froides » en train de se réchauffer. D’un côté, en effet, comment comprendre toutes ces initiatives locales et gouvernementales de nos sociétés qui aspirent à la mise en valeur systématique de leurs patrimoines culturels, comme si cette patrimonialisation permettait d’asseoir une continuité menacée et, de l’autre, ces initiatives politiques prises par les autochtones afin de défendre leurs intérêts tout en s’insérant dans la modernité[6]?

Quelle est donc la situation contemporaine des Inuit du Nunavut? La création de ce nouveau territoire et les initiatives qui l’accompagnent traduisent-elles l’avènement d’un nouveau régime d’historicité? Après avoir rappelé les conditions d’émergence d’une conscience historique collective chez les Inuit, je soutiens que le réchauffement récent de ces sociétés que cristallise l’invention du Nunavut, et avec elle une myriade de publications dans le domaine de « l’histoire orale »[7], découle davantage d’une stratégie de revendication et même d’une prise de parole que de l’avènement réel d’un nouvel et unique régime d’historicité. Lié aux effets de la sédentarisation, de la scolarisation et de l’adoption de l’écriture, ce réchauffement risque toutefois de s’avérer lourd en conséquences pour les années à venir. En reprenant la distinction classique entre mémoire individuelle et mémoire collective — sans contester le caractère social de toute mémoire tel que cela a déjà été indiqué par Halbwachs et bien d’autres (Connerton 1989, Candau 1996) —, je propose de suivre de plus près la perspective des aînés, c’est-à-dire les outils et les catégories culturelles qu’ils utilisent pour traiter du passé afin de faire ressortir leur attachement à une mémoire fragmentée, autobiographique et relationnelle fondée sur l’oralité.

La naissance d’une conscience historique collective : vers « l’invention du Nunavut »

Un bon archiviste est plus utile à la nation qu’un général d’artillerie.

Napoléon, cité par Nora 1977 : 224

Chez les Inuit de l’Arctique canadien, la collecte de matériaux oraux en vue de la sauvegarde d’un patrimoine historique et culturel demeure une opération récente. Exception faite des témoignages recueillis par les premiers ethnographes, il a fallu attendre le milieu des années 1970 pour que les Inuit entreprennent ce type d’initiatives. Depuis le XIXe siècle, trois périodes se détachent : une longue période au cours de laquelle la conscience d’une histoire collective n’existait pas (XIXe-1970) ; une seconde période d’émergence et de développement sans précédent de cette conscience historique collective (1971-1999) ; et une dernière période, l’actualité même, où la notion de mémoire sociale incarne une nécessité pratique, un instrument politique.

La conscience historique collective : une réalité absente?

À la fin du XIXe siècle, Franz Boas et le révérend E. J. Peck attiraient l’attention de leurs lecteurs sur le poids des particularismes locaux et la diversité des pratiques et des représentations des Inuit de la terre de Baffin. Dans les années 1920, Knud Rasmussen fit état d’observations similaires lors de son passage chez les Inuit du Caribou. Il éprouvait quelques difficultés à y reconnaître une réflexivité culturelle au sens classique :

As soon as one began to ask about matters outside the sphere of tangible reality, the views expressed were so contradictory that one could make nothing of them together. Nothing definite was known, nor did it seem to matter that the wise men of the tribe held different views one from another.

Rasmussen 1927 : 80

Sensible à l’idée de prouver l’existence d’une identité inuit homogène, l’explorateur danois se heurtait à des résistances, ses informateurs refusant de s’exprimer au nom de leurs voisins les plus proches :

You […] must know that human beings differ. The Harvaqtormiut know many things we do not know, and we know many things they do not. Therefore you must not compare the Harvaqtormiut with us, for their knowledge is not our knowledge, as our knowledge is not theirs. Therefore we tell you only what we know from our village.

Rasmussen 1930 : 111

Ce sentiment d’une forte différentiation concernait également les autres entités qui les entourent. Bien que la mythologie leur attribue une origine commune, les Ijjirait (ou Esprits des caribous), les Iqqilit (les Amérindiens) et les Tuniit (les ancêtres des Inuit) étaient considérés comme des étrangers par les Inuit. Qakurtingniq le confia à Rasmussen : « We counted Tuniit a foreign people, yet they spoke our language, lived with us and had the same habits and customs as we had » (Rasmussen 1931 : 121).

Dans les années 1960, les missionnaires oblats demeuraient bien seuls à valoriser ce qu’ils appelaient « le folklore esquimau ». En 1958, le père Métayer commença à recueillir un gigantesque corpus de mythes auprès de ses ouailles. Deux ans plus tard, le père Thibert publia le journal de Makik, un Inuk originaire de la région de Coral Harbour et, un peu plus tard encore, l’autobiographie de Jean Ayaruaq (1968). Les pères Mary-Rousselière et Van de Velde entreprirent des travaux analogues. À Igloolik, les missionnaires oblats lancèrent Inummariit, l’une des plus anciennes revues culturelles inuit de la terre de Baffin. Bien que ce mouvement connût d’autres développements dans les années 1970 et que des projets locaux fissent leur apparition avec les encouragements des anthropologues[8], dans les familles du Nord, la transmission des traditions s’opérait toujours oralement sans que ne se fasse encore ressentir le besoin d’un recours à l’écrit et encore moins l’idée d’une sauvegarde des traditions.

Un examen des premières revues publiées simultanément en inuktitut et en anglais dans les régions de l’Arctique de l’Est canadien (figure 1) montre qu’à l’époque les institutions religieuses et le gouvernement fédéral — le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien en particulier[9] — étaient les institutions les plus actives pour valoriser les traditions. Bien que les premières eussent d’abord comme objectif de faciliter la communication entre les communautés disséminées dans les diocèses du Nord (voir la publication du Trait d’Union dès 1944 qui devint Eskimo en 1946 ; ou la publication en inuktitut d’Inugnut Tamenut) elles publièrent, après le Concile Vatican II notamment, de plus en plus de textes sur les traditions esquimaudes[10]. Le gouvernement fédéral créa plusieurs revues dans le cadre de sa politique d’assimilation qui comprenait un volet de conservation du folklore autochtone (Inuktitut en 1959).

Vers l’invention du Nunavut et l’écriture d’une histoire commune

La politique fédérale d’assimilation et de développement des ressources nordiques des années 1960 (voir le Livre Blanc en 1969) provoqua un premier essor des revendications inuit pour l’obtention de plus d’autonomie dans la gestion de leurs affaires. La création de l’Inuit Tapirisat of Canada en 1971 (ITC), la décision adoptée par l’Inuit Circumpolar Conference à Barrow d’adopter l’ethnonyme « Inuit » comme désignation officielle et le lancement la même année de la revue Inuit Today, véritable tribune d’expression inuit, jouèrent un effet de levier. Après l’apparition de Nunatsiaq News en 1972, une revue du même style qu’Inuit Today vit le jour au Québec arctique en 1974 (Taqralik) où se négociait alors la Convention de la baie James et du Nord québécois (1975). La création d’une multitude de revues et journaux locaux, la mise sur pied de radios locales, de musées, la promotion de l’inuktitut y compris dans des régions où il avait disparu constituaient autant de signes de ce changement.

Figure 1

Liste chronologique des principales revues publiées en inuktitut et en anglais ou français dans l’Arctique de l’Est[11]

Liste chronologique des principales revues publiées en inuktitut et en anglais ou français dans l’Arctique de l’Est11

-> Voir la liste des tableaux

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les Inuit entraient dans une période riche d’initiatives en matière de mémoire sociale. Ces années correspondaient aussi à l’essor des recherches dans les milieux universitaires (création d’Inuit Studies par l’association Inuksiutiit katimajit en 1978). Au Keewatin, la création de l’Inuit cultural Institute (ICI) en 1975 permit l’organisation des premières conférences des aînés, la publication d’histoires de vie et le lancement de revues comme Inuit cultural Institute News ou Isumasi. Dans le cadre des revendications territoriales, alors qu’ITC proposait pour la première fois l’idée du Nunavut en 1976 (le gouvernement fédéral ne prit l’idée au sérieux qu’après un vote majoritaire de l’Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest), on sollicita de plus en plus les Inuit afin qu’ils contribuent aux débats (voir l’Inuit Land Use and Occupancy Project, par exemple). Fondé en 1980 et calqué sur le modèle d’ICI, l’Institut culturel Avataq prit des initiatives analogues pour le Québec arctique en développant divers projets (généalogies, toponymie)[12]. Le tableau suivant compare brièvement les activités des deux institutions.

Figure 2

Comparaison des activités de l’Institut culturel Avataq et de l’Inuit Cultural Institute

Comparaison des activités de l’Institut culturel Avataq et de l’Inuit Cultural Institute

-> Voir la liste des tableaux

Sous l’action combinée de l’arrivée sur scène de nouvelles générations d’Inuit élevés dans les pensionnats et les écoles fédérales ainsi que des premiers effets néfastes de la sédentarisation sur les plus jeunes, l’idée de brandir une histoire commune pour mieux faire valoir des revendications globales s’imposait. Celle-ci recevait finalement l’appui du MAINC (voir les rapports de 1981, 1993) puis les encouragements de la Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones (voir Dussault et Erasmus 1997). Une véritable conscience historique collective ou ethnique prenait forme (Dahl 1988).

Au cours des années 1980 et 1990, la collecte d’informations oralesauprès des plus âgés connut une expansion sans précédent. Les Inuit devenaient maintenant les acteurs principaux d’un mouvement destiné à valoriser et sauvegarder leurs traditions. Regroupés au sein de l’Inullariit Society en 1986, les aînés d’Igloolik mirent sur pied l’une des associations les plus dynamiques qui gère aujourd’hui une base de données de plus de 400 entrevues. L’Oral History Project lancé par le Nunavut Arctic College, en 1994, illustrait un autre moment fort de cette tendance. Pour la première fois, des étudiants et des aînés de différentes communautés se trouvaient réunis afin de travailler ensemble dans le cadre de plusieurs programmes scolaires du collège. Les figures 3 et 4 présentent les publications bilingues du projet[13].

Figure 3

Recueil Interviewing Inuit Elders du Nunavut Arctic College

Recueil Interviewing Inuit Elders du Nunavut Arctic College

-> Voir la liste des tableaux

Figure 4

Recueil Inuit Perspectives of the XXth Century du Nunavut Arctic College

Recueil Inuit Perspectives of the XXth Century du Nunavut Arctic College

-> Voir la liste des tableaux

Avec la création du Nunavut en 1999 et l’apparition subséquente de la notion d’Inuit qaujimajatuqangit — laquelle désigne « les savoirs traditionnels inuit auxquels on reconnaît encore un usage » —, la volonté de mettre en valeur les traditions franchit une nouvelle étape. Dorénavant, il était décidé d’intégrer les perspectives inuit au sein des différentes institutions politiques du nouveau territoire. Calquées sur celles du Sud, ces institutions devaient faire l’objet d’une « inui-tisation » qui impliquait, entre autres, la promotion des valeurs dites traditionnelles et l’utilisation systématique des langues vernaculaires.

Au terme de ce survol très schématique[14], comment expliquer ce changement d’attitude de plusieurs générations d’Inuit vis-à-vis de l’histoire? Quelle signification et quelle portée donner à ce réchauffement?

Un territoire pour plusieurs régimes d’historicité?

Les effets de la sédentarisation et de l’écriture

Le moteur de cette évolution rapide réside dans la conjonction de trois lames de fond : a) l’arrivée de nouvelles générations d’Inuit ayant été formées dans les écoles récemment introduites[15] ; b) le sentiment de ces Inuit qui n’ont pas connu la vie nomade mais la sédentarisation, d’un déclin des savoirs[16] et d’avoir été les victimes d’abus de pouvoirs (déplacements de populations dans les années 1950, instauration d’un système d’identification numérique, etc.) ; c) enfin, la prise de conscience dans les communautés du Nord dorénavant établies de la nécessité d’un effort commun pour aborder une quantité de nouveaux enjeux territoriaux, économiques et culturels à une période marquée, au plan national, par une accélération brutale du mouvement d’occidentalisation et, au plan international, par une poussée des mouvements identitaires.

Dans ce contexte, la mémoire sociale devenait un instrument idéal pour les revendications. La définition qu’ITC donne de l’histoire inuite rend son appropriation légitime et son instrumentalisation nécessaire :

Our history is about […] dealing with change as well as the causes and consequences of change forced on us through colonialism ; and about how we have re-established control over our cultural, economic and political destiny through land claims and self government. Above all, the story of Inuit is about how we as a culture are able to live in balance with the natural world. This is a story that we must begin to tell for ourselves. Unfortunately until now, most of the research on our culture and history has been done by individuals who come from outside our culture. Since the information that these individuals collected was seldom made available to us, the image held by much of the outside world about who we are is usually someone else’s creation, not ours. […] In the meantime we will reinterpret the information gathered by others to help us speak about ourselves.

Inuit Tapirisat of Canada 2002 : s.p.

Bien que le schéma suivant soit un peu réducteur il semble, aujourd’hui, que plusieurs régimes d’historicité coexistent dans les régions du Nunavut. Pour les raisons évoquées ci-dessus, la génération des 40-50 ans, celle des leaders inuit formés dans les premières écoles fédérales, est celle qui exprime le plus d’enthousiasme à l’idée d’écrire enfin une histoire inuit. Avec leurs expériences de la vie nomade, les aînés occupent l’autre pôle, demeurant plus réservés à l’idée d’une histoire commune. Pour eux, une telle opération risque d’aboutir à des généralisations abusives et peu compatibles avec leur souci de respecter la diversité des expériences, des traditions et des histoires locales. Les générations les plus jeunes, celles qui se situent en dessous de 40 ans et n’ont en somme connu que la vie sédentaire, restent partagées. Alors que certains sont enclins à suivre leurs aînés, d’autres prennent leur distance en souhaitant actualiser les traditions avec la vie moderne (voir les positions de l’association féminine Pauktuutit, par exemple).

La préséance de l’oralité

De nos jours, la mise en valeur d’une conscience historique collective inuit ne s’effectue pas non plus sans quelques inquiétudes et réticences perceptibles bien au-delà du cercle des aînés. Si la revue Nunatsiaq News en fournit moult illustrations[17], deux exemples le montrent sans ambiguïté : les vives discussions autour du rôle de l’écrit et de son utilisation massive pour sauvegarder les traditions orales — plusieurs Inuit signalent les distorsions que cette innovation incontrôlée risque d’introduire durablement dans la culture — et l’exemple des critiques formulées autour de « l’événement Nunavut » lui-même.

Introduite il y a plus d’un siècle par des missionnaires méthodistes et anglicans, l’écriture syllabique n’a plus rien d’une nouveauté dans les régions du Nunavut. Jadis, la technique semblait d’autant plus appréciée qu’elle facilitait la communication entre les nomades et permettait de lire la bible (Laugrand, Oosten et Kakkik, sous presse). Aujourd’hui, même si les Inuit considèrent toujours le syllabique comme un élément essentiel de leur identité, le recours intensif et systématique à l’écrit suscite maintes appréhensions. Une fois figés, sortis de leur contexte et privés d’explications, dit-on, les textes perdent leur force émotionnelle. Ils risquent alors d’appauvrir des traditions vivantes où répétition et créativité doivent au contraire se conjuguer chez le narrateur. Attituq Qitsualik a prévenu ses lecteurs des effets pervers de l’écriture :

The problem with the way in which traditional stories have been recorded in print stems from the fact that cultural specifics have not been provided. The telling is often too basic, as though the story were nothing more than a series of events. […] Yet a story lacking cultural references neither enter-tains, nor serves as a basis for accurate study. It is the lack of explanation regarding the way in which Inuit think — and therefore live now or in the past — that can destroy a story, and with it the cultural treasures it carries and conceals. […] In an age when Inuit reabsorb their own culture through print media (not a bad thing, by the way), rather than through oral tradition, they — like any audience — must trust that print to fully inform them.

Qitsualik 2000  : s.p.

Bien que l’usage de l’écrit ne soit donc pas remis en cause, de nombreux Inuit craignent que ce mode d’expression ne leur fasse perdre la parole et bouleverse les mécanismes mêmes de leur mémoire sélective. Si les jeunes générations se montrent moins sensibles à ces dangers, c’est qu’elles redoutent, quant à elles, la disparition des aînés et des savoirs.

Dans le Nord, l’événement Nunavut a également remporté beaucoup moins d’enthousiasme que dans les régions du Sud. « Pourquoi, ont fait remarquer des aînés de la terre de Baffin et de la région du Kivalliq, nous faut-il maintenant un accord sur papier pour nous dire, à nous, les Inuit, que nous sommes ici chez nous? » Il faut voir dans cette remarque entendue à multiples reprises depuis 1995, plus qu’une simple divergence d’opinion mais une forme de résistance culturelle à l’importation d’un nouveau produit de l’extérieur[18]. La première fois que les autorités fédérales s’étaient montrées prêtes à financer l’opération Nunavut, les aînés inuit avaient déjà fait part de leurs réserves. Ceux-ci voyaient fort bien se profiler une centralisation qui apporterait avec elle son lot d’inconvénients : concentration excessive de gens, abus de pouvoir, alignements prématurés sur les juridictions fédérales (problème des quotas de chasse). Quel pouvait-être, en somme, le sens de cette « invention du Nunavut » pour des générations qui n’avaient pas connu l’école mais la vie nomade? Pourquoi fallait-il adopter un modèle de leadership et de gestion à l’occidentale? Légaré (2000 : 107) cite l’observation de Carpenter : « This election and political process was never an Inuit custom. In Inuit based society, the young did not lead the elders. The Inuit elders have to be solicited as advisors and leaders ». Ce que les plus jeunes générations vivaient comme un événement, une forme de reconquête et une rupture significative à l’échelle de leur existence, ne l’était donc pas autant pour les aînés qui replaçaient cette nouveauté dans l’histoire de leurs rapports avec les Qallunaat, les Blancs. En 1981, une caricature de l’artiste Alootook Ipellie tirée de la revue Taqralik illustrait ce point de vue critique (voir figure 5).

Convenons qu’à bien des égards, la stratégie adoptée par les leaders inuit sortis tout droit des écoles et des pensionnats de même que leur engouement pour les travaux d’histoire orale visaient à revendiquer certains droits à la lumière des usages traditionnels (voir le Inuit Land and Occupancy Project). Cette tactique rappelait les orientations choisies par bien des pays modernes où les archives ont toujours constitué de véritables armes pour les revendications, qu’on les utilise pour établir les titres des rois ou qu’on les rende publiques, comme sous la Révolution, pour en faire la mémoire de la nation (Nora 1977 : 223).

En faisant naître une conscience historique des exigences du présent, les nouveaux dirigeants inuit ne reproduisaient pourtant pas qu’une stratégie moderne. Outre diverses précautions d’usage (consultations, volonté de décentralisation, etc.), leur volonté de s’adapter à des réalités nouvelles et d’incorporer de nouveaux éléments traduit aussi une attitude conforme au pragmatisme que valorisent les cultures inuit. Cette facilité avec laquelle les Inuit se sont souvent approprié des éléments exogènes apparaît d’ailleurs dans les domaines linguistique et technologique, en particulier.

En suivant maintenant de plus près la perspective des aînés, je voudrais enfin montrer combien la participation de ces derniers à tous ces travaux d’histoire orale exprime moins une passion mémorielle qu’une prise de parole jugée nécessaire à une époque où l’idéologie dominante consiste précisément à nier les différences culturelles.

L’atelier mémoriel d’un aîné inuit à la fin du XXe siècle

We should never try and be like a Qallunaak, a White man, because we will never be one.

J. Okalik, in Brody 1976 : 216

Si les Inuit d’aujourd’hui acceptent plus facilement que leurs ancêtres l’idée d’une histoire commune, ils avancent avec prudence et rappellent constamment la diversité de leurs traditions.

Figure 5

Caricature de Alootook Ipellie, publiée dans la revue Taqralik

Caricature de Alootook Ipellie, publiée dans la revue Taqralik

-> Voir la liste des figures

La mémoire autobiographique contre l’histoire collective

Les aînés inuit n’accordent toujours aucune valeur à la notion d’objectivité ni à celle de généralisation. Acontrario, les histoires qu’ils racontent sont marquées du sceau de l’individualité. Comme P. Angmaalik, S. Nakasuk a insisté sur ce point : « Je ne vous parle que de ce que j’ai connu personnellement. Je ne vais pas vous parler de choses que je n’ai pas connues moi-même. […] Même si c’est quelque chose que je connais, si je n’en ai pas fait l’expérience personnellement, je ne vais pas en parler » (Oosten et Laugrand 2000 : 6-11). Comme pour les mythes dont le narrateur indique toujours la source exacte, voire le nombre de fois que le récit lui a été conté, le pisiq, ce chant hérité d’un proche parent, illustre toute la force des récits individuels.

Contrairement à la mémoire occidentale qui a longtemps été, pour reprendre l’expression de Georges Duby, une mémoire généalogique liée au fait que le christianisme féodal était pour l’essentiel une religion des morts (d’où l’importance des anniversaires, du calendrier, des registres, des obituaires, des nécrologies, etc.), la mémoire inuit n’a jamais valorisé un quelconque culte des ancêtres ou des grands hommes. À quelques rares exceptions, ce sont plutôt leurs actions que les mythes mettent en oeuvre. Rasmussen avait jadis interprété les mythes inuit comme des instruments de mémoire :

The stories are regarded as historical documents concerning events which once took place, and which are now the source of all information regarding past ages, ancient times when there was hardly any difference between men and animals.

Rasmussen 1929 : 91

Cette pensée mythique demeure toujours un élément essentiel du discours historique des Inuit.

Si plusieurs écoles du Nord portent aujourd’hui les noms de personnages qui ont joué un rôle dans l’histoire locale des contacts entre Inuit et Qallunaat, il n’est pas certain qu’on le doive aux Inuit[19]. En raison de la vivacité de la tradition de l’éponymie, plusieurs désapprouvent encore l’idée d’attribuer des noms d’humains aux rues et aux bâtiments.

I have been consulting with people in communities about Nunavut laws in the North Baffin region and one of the recommendations I took from an elder was to end the practice of naming buildings after deceased persons. It was the same message that Mr. Irniq once wrote — it’s a foreign practice — and to this elder, it was quite painful to realize that a building was named after a deceased loved one without family consultation. The name becomes meaningless once people start referring to the building name.

S. Omik, Chief Commissioner du Nunavut Law Review Commission dans Nunatsiaq News, 20 avril 2000[20]

À l’extérieur des communautés, en revanche, certains lieux restent porteurs d’une mémoire sociale : tel endroit doit être évité par les chasseurs ou faire l’objet d’offrandes en raison de la présence de certains esprits, par exemple. Cette mémoire sociale trouve toutefois rapidement ses limites, les voisins ayant leurs propres pratiques ou leurs versions des faits lorsqu’il s’agit de récits mythologiques. Saladin d’Anglure en donne un exemple avec le cas des Inuit d’Igloolik qui situent sur leur île, géographie à l’appui, le mythe de Uinigumasuittuq, connu presque partout dans l’Arctique. Or, il suffit d’entendre la variante de ce même mythe dans un village voisin pour comprendre qu’on se situe très loin ici d’une histoire universelle avec un récit référentiel acceptable par tous.

En définitive, le récit de vie ou l’histoire de vie demeurent à l’évidence le genre que privilégient toujours les aînés, d’où la prédominance des intitulés « Memory of…, Recollections of… » dans les publications d’histoire orale (voir Cowan 1976, Trudel 1999). Le Nunavut Arctic College a également retenu cette approche dans ses projets (voir le contenu des publications citées dans les figures 3 et 4). Cette prédominance accordée au récit de vie et au genre autobiographie va de pair avec ce souci de préserver, et non de réduire, la diversité des expériences. Une telle perspective contraste avec les histoires que privilégient nos sociétés, qu’il s’agisse de l’antique histoire des grands hommes, de l’histoire-problèmes ou même de l’histoire biographique soucieuse de retrouver quelque part un système normatif.

Pour les aînés, le concept même « d’événement historique » demeure problématique, celui-ci pouvant varier considérablement d’une famille à l’autre. Jadis, ces nomades vivaient la plupart du temps en petites unités familiales si bien qu’à de rares exceptions (les fêtes d’hiver, les fêtes de Noël, les séjours aux postes de traite, etc.), les occasions de réunir différentes familles et de mettre en scène un événement collectif restaient plutôt inhabituelles.

Indifférence chronologique et mémoire spatio-temporelle

L’indifférence évidente des Inuit face à la chronologie constitue une autre caractéristique de leur mémoire. Même les histoires de vie restent truffées d’ambiguïtés à cet égard. Le récit de P. Pitseolak (1993 : 66) recueilli par D. Eber en témoigne : « My story is not in sequence […]. My story is like that (the Bible) ; it is not one thing after another ».

S’il existe bien des affixes pour marquer le passé en inuktitut[21] et si les Inuit sont tout à fait capables de restituer leurs récits suivant une trame chronologique, celle-ci ne semble pas valorisée. Cette indifférence pour le code chronologique transforme les dates en simples approximations, qu’il s’agisse d’une date de naissance, d’un mariage, d’un rite de première fois, etc. Cette réalité n’a pas été sans poser quelques problèmes aux bureaucrates du Nunavut qui, pour des raisons pratiques, ont finalement décidé qu’un aîné (ittuq, inutuqaq) devait se définir comme dans les pays modernes, par l’accumulation des années (soit une personne de plus de 55 ans) plutôt qu’en suivant le critère de l’expérience vécue — comme cela se faisait jadis —, selon lequel un individu ne devenait un aîné qu’au moment où il avait des petits-enfants (irngutaq).

Extraite de son contexte, la notion de récit historique (unikkaaqtuaq, « une longue histoire ») reste très vague. Le terme renvoie tantôt à un passé lointain et révolu, le temps des origines, par exemple, tantôt à un récit fictif, tantôt encore à une expérience vécue et relativement récente (Therrien et Laugrand 2001 : 256). Parfois encore, le temps est littéralement télescopé, aplati. Dans son récit mytho-historique de la genèse, Noa Piugaatuq rapporte l’ensemble des événements sur le même plan chronologique : la création des astres et de l’univers, l’arrivée de Jésus sur terre, celle de Satanasi (Satan), l’origine des angakkuit (chamanes), l’entrée en scène des missionnaires y compris le temps réel du récit (Laugrand 1999).

Très précise pour certaines remémorations (l’approche d’un gibier, la description d’une initiation, par exemple), la tradition orale des Inuit rend donc souvent difficile la datation des phénomènes. En essayant de situer dans le temps des rituels de conversion (siqqitirniq), il m’est vite apparu qu’une des plus mauvaises questions à poser était : « quand cela s’est-il produit? ». Lorsque la réponse ne se perdait pas en conjectures, l’interlocuteur éclatait de rire ou montrait son embarras, ce point n’ayant de valeur que dans la perspective des Qallunaat! Les difficultés rencontrées par le père Mary-Rousselière dans sa reconstitution de la migration de Qidlarsuaq, ce leader inuit qui entraîna avec lui plusieurs familles du sud Baffin jusqu’au Groenland, montrent la gymnastique intellectuelle que le chercheur doit effectuer pour s’y retrouver.

Il a fallu, parmi les multiples témoignages, dégager les faits historiques de ce qui relevait de la légende. Dans la plupart des récits esquimaux, […] le compte rendu des événements est parfois orné de détails légendaires, les dates restent généralement imprécises, faute de points de repère connus, et les lieux ne sont pas toujours bien déterminés. De plus, les noms de personnes eux-mêmes sont parfois difficiles à vérifier, […] le même personnage était parfois connu sous des noms différents.

Mary-Rousselière 1980 : 14

Comme pour mieux s’en moquer, les Inuit savent pourtant jouer les ardents défenseurs de la chronologie. En témoigne le jeu de l’ajagaq (ou bilboquet) qui consistait à réciter dans l’ordre exact le déroulement précis de toutes les actions quotidiennes : « je me réveille, j’ouvre les yeux, je me lève, etc. ».

Ancrée dans un temps élastique où les innovations se muent vite en traditions, l’histoire inuit reste profondément ancrée dans l’espace. La linguistique offre maints exemples de cette unité entre le temps et l’espace. Si l’infixe -vik signifie à la fois « le lieu et le temps de », le locatif -mi/ni utilisé pour répondre « ici » ou « aujour-d’hui » marque encore la proximité de ces deux catégories. Une telle conception explique en partie la nature de la plupart des mouvements prophétiques inuit où la parousie (l’idée d’un retour de Jésus ici et maintenant) l’a souvent emporté sur la tendance millénariste (l’affirmation du Millenium) avec un accent prononcé sur l’imminence de la fin du monde (Blaisel, Laugrand et Oosten 1999).

La mémoire relationnelle contre l’histoire objective

Si la mémorisation a toujours joué un rôle essentiel dans les traditions orales des Inuit, la conservation et la remémoration de l’information sont deux opérations liées aux besoins du présent. La mémoire inuit renvoie à un savoir dynamique et en mouvement. Iqqaumavuq, (« il se rappelle ») implique une action de recherche dans un vaste réservoir de connaissances plus ou moins enfouies et mobilisables selon les besoins mais dont certains éléments finiront par tomber dans l’oubli s’ils ne sont pas actualisés. Plusieurs aînés informent leurs intervieweurs du rôle important qu’ils jouent pour leur remémoration : « no more questions, no more answers! ». D’autres remercient leur auditoire de leur offrir la possibilité de retrouver en partie la mémoire : « Thank you for giving me my memory back », « We are starting to remember, so we are grateful ».

Contrairement au temps objectif et séquentiel de l’histoire, le temps du souvenir qu’affectionnent les aînés semble celui des émotions, de la remémoration. Un nom, un objet, une photographie, une odeur, un son, constituent de puissants supports pour la mémoire et permettent à une personne de revivre un événement du passé. Pour les mêmes raisons, certaines enquêtes s’avèrent délicates. Au Nunavut Arctic College, George Agiaq Kappianaq fut ainsi hospitalisé après plusieurs entrevues sur ses expériences avec les ijirait qu’il rend responsables de la disparition de sa première épouse (Oosten et Laugrand 2002a).

La dimension relationnelle et contextuelle de la mémoire sur laquelle insistent les aînés — un locuteur s’informe au préalable de son auditoire et du destinataire du récit — explique le choix des interprétations retenues. Bien que cela soit inacceptable pour l’histoire académique contemporaine qui s’emploie coûte que coûte à combler les lacunes, à ré-écrire l’histoire, à mieux documenter les événements, à dresser des historiographies, la narration d’un aîné est acceptée comme telle par celui qui la reçoit. Untel donnera sa version de la disparition d’Hitler tué par un esprit auxiliaire chamanique, un autre affirmera que les chamanes inuit ont devancé les Américains sur la lune, etc.

En dépit des récits très détaillés que fournissent les traditions orales inuit[22], d’une langue remarquablement précise[23] et de l’existence de contextes qui exigeaient une remémoration exacte[24], la mémoire inuit valorise d’autres principes et d’autres légitimités que celles de nos histoires.

Présent, changement et mémoire des transformations

Comme les autres savoirs, les connaissances historiques des Inuit ne prennent sens qu’en fonction des exigences du présent. Quoi de plus étranger pour un aîné qu’une accumulation de faits à retenir les uns après les autres sans juger au préalable de leur adéquation ou non avec le contexte? En dépit de leurs grandes qualités, même les ouvrages de Rasmussen ne suscitent pas l’intérêt escompté auprès des aînés et des plus jeunes qui découvrent là une matière morte.

L’exemple des Tuniit est significatif de la dimension extensive du présent et des différentes perspectives à l’oeuvre. Alors que notre regard tend à réduire ces entités à des figures ancestrales ou mythiques (les Tuniit entrent dans une classe de dates et une section du passé), nombre d’aînés inuit les maintiennent dans le présent. En témoignent ces histoires que tout un chacun raconte au gré des sorties de chasse, de traces observées, de rencontres, etc. George Agiaq Kappianaq cite le cas récent d’Henry Ivaluarjuk qui a aperçu un Tuniit depuis un avion (Oosten et Laugrand 2002a : 96). Brody (1976 : 186) l’a noté : « The past -even the remote past- enters the present, becomes part of it in stories, in myths […] when the Inuit of today tell their stories, talk about the past and about the first occupants of the Arctic, they are also talking about themselves ».

Les neuf périodes qu’identifie l’archéologue Hallendy (1992 : 27)[25] induisent son lecteur en erreur. Il serrait erroné de les réifier, chaque individu pouvant à loisir et selon les méandres de l’histoire locale et les contextes, enlever ou ajouter de nouvelles strates : avant ou après le naufrage du Nascopie si l’action se passe dans la région de Kinngait, par exemple. Ces distinctions ne renvoient donc à aucune périodisation standard valable pour tous. Elles n’ont de sens qu’en fonction du présent et des transformations ressenties par un groupe d’Inuit en particulier.

L’incorporation d’éléments historiques ou exogènes aux traditions inuit est enfin une tendance qu’on retrouve à bien des niveaux et en particulier dans la mythologie où les Qallunaat et les Allait (les Amérindiens), par exemple, ont déjà pris place depuis plusieurs siècles (Sonne 1990).

Place de l’oubli et principes de causalité

À la différence de nos sociétés cartésiennes attachées à faire apparaître les mécanismes et disparaître le mystère pour révéler une « vérité » par la critique, les aînés inuit renvoient souvent le chercheur dans la pensée mythique et d’autres logiques. La véracité d’une déclaration découle davantage de l’autorité d’un aîné que d’un rapport de conformité avec le réel[26]. Comme Peter Pitseolak, Rose Iqallijuq commence le récit de sa vie par ses souvenirs intra-utérins (Eber 1993 ; Saladin d’Anglure 1977). D’autres relatent la manière dont un rêve s’est mué en réalité ou comment ils y ont reçu le message d’un défunt (Laugrand 2001). D’autres encore racontent comment deux filles se sont transformées en statues de pierre à la suite d’un accident, ce qui rend aujourd’hui l’endroit interdit d’accès (Brody 1976 : 192).

Deux autres éléments culturels rendent difficile une stricte application des méthodes historiques : la vitalité de l’éponymie et le recyclage des noms. Certains individus n’expliquent l’histoire de leurs enfants qu’en fonction des noms (atiit) qui leur ont été attribués (chaque nom étant porteur d’une destinée) et des pensées de la sage-femme (sanaji) qui les a littéralement « façonnés » à la naissance. Ces éléments excluent d’avance l’idée d’imprévisibilité des événements ou de malchance. Enfin, les conceptions de la vie et du temps que privilégient les aînés restent modelées par un schème plus circulaire ou cyclique que linéaire. Si la vie est certes une série d’actions qui se succèdent, les ancêtres ne se situent pas derrière les vivants qui sont les kinguvaat (« ceux qui sont à l’arrière ») mais devant eux, d’où le terme de sivulliit (littéralement « les premiers ») qu’on utilise pour les désigner. Les ancêtres précèdent ainsi les vivants dans le cycle de la vie : leurs noms sont utilisés, leurs souhaits respectés, leurs qualités transmises. À la veille de mourir, il arrive encore fréquemment qu’un aîné annonce son souhait de revivre dans quelqu’un d’autre, un voeu que les vivants respecteront par la transmission de son nom. Cette pensée circulaire explique en partie la faible place qu’occupe encore l’idée de commémoration chez les Inuit si bien que même sur le plan religieux, l’eucharistie semble davantage associée à un acte régénérateur qu’à une action effectuée à la mémoire du Christ.

Enfin, bien que certains drames de la vie puissent être inscrits sur le corps à travers des tatouages (le cannibalisme ou le meurtre, par exemple), les Inuit jettent volontiers au rebut des pans entiers de leur histoire. La notion « d’un devoir collectif de mémoire » chère au monde judéo-chrétien prend sa signification en fonction d’une philosophie du progrès et d’une temporalité linéaire auxquelles les aînés restent étrangers. Sensibles au pardon et à l’idée de se débarrasser des mauvais sentiments, ceux-ci préconisent plutôt d’oublier les événements les plus dramatiques afin qu’ils n’affectent pas la mémoire des vivants. Ilisapi Uuttuvak invita un groupe de jeunes à savoir oublier un défunt  : « If we are constantly thinking about a close deceased person, it can take control over us in our sleep » (Therrien et Laugrand 2001). Briggs (1992 : 100) fit une observation dans le même sens : « The past’s burden of painful experiences should be forgotten, as should any troublesome memories of a past happier than the present. People say that the past, like the future, can drive you crazy if you brood about it, and it is dangerous to hold grudges ».

Conclusion

La mémoire des aînés inuit obéit à des contraintes et à des mécanismes d’ordre universel et culturel. Elle est portée à demeurer autobiographique, relationnelle, fragmentée et non linéaire. Comme les Ilongot (Rosaldo 1980), les Inuit inscrivent leur histoire dans l’espace et le temps présent. À l’image d’autres sociétés amérindiennes décrites par Menget et Molinié (1993 : 18), leurs traditions apparaissent comme une « série discontinue de mémoires partielles » et non comme une « succession ordonnée par accumulation et révolutions » : « Les traditions […] se fondent sur des mémoires trouées d’oubli qui empruntent tantôt à leurs fonds propres, tantôt à leurs strates syncrétiques, en réorganisant les matériaux nécessaires à l’affirmation de leur identité et utiles à la légitimation de la solidarité selon les besoins du moment ».

La place de l’oubli pourrait sembler paradoxale pour ces traditions orales mais on peut se demander, comme le fait Becquelin (1993 : 34) à propos des sociétés amérindiennes, si ce n’est pas là le moteur même de leur créativité. Eu égard aux Inuit, l’observateur externe reste frappé par la facilité avec laquelle ces sociétés ont constamment innové, modifié et réaménagé leurs traditions au cours des derniers siècles sans pour autant renoncer à assumer une bonne partie de leurs héritages millénaires.

Les innovations se sont opérées dans une certaine continuité, les nouveaux éléments étant incorporés aux traditions. Habitués à recourir à la ruse face à un adversaire puissant (voir Saladin d’Anglure 1992), les Inuit auraient-ils usé du même stratagème avec l’invention du Nunavut? L’événement Nunavut et l’énorme production de ces dernières années en matière d’histoire orale montrent en effet que les Inuit avancent habilement sur deux registres. Alors qu’ils jouent parfaitement bien le jeu des États modernes, s’inspirant de leurs stratégies pour obtenir une légitimité et du succès dans leurs revendications, ils savent saisir du même coup ces occasions pour affirmer encore mieux la continuité de leurs valeurs ancestrales, comme si l’histoire ne les avait jamais bousculées. Aujourd’hui, et bien que ses résultats concrets restent à mesurer, l’Inuit qaujimajatuqangit offre le plus bel exemple de cette stratégie réformiste qui permet d’emprunter les meilleurs éléments aux traditions occidentales et inuit (Oosten et Laugrand 2002b).

Avec le décès rapide des dernières générations qui ont connu la vie nomade de jadis, la situation demeure cependant pleine d’incertitudes. Il serait tout à fait possible que sans elles, les orientations des plus jeunes l’emportent et entraînent de profonds changements au niveau des mémoires individuelles et sociales. Alors que certains bureaucrates évoquent déjà l’idée de délivrer des diplômes aux aînés pour attester de leurs savoirs, l’étape suivante pourrait être celle de célébrer la « véritable tradition inuit ». En existera-il un jour une fausse?

L’abandon définitif de la vie nomade au profit de la vie sédentaire dans les communautés avec son nouveau rythme et ses nouveaux cycles fait poindre d’autres écueils. Si l’irruption de cette temporalité occidentale a déjà fait fléchir certains comportements (Goehring et Stager 1991), la force des traditions inuit et les résistances culturelles sont indéniables à condition de prendre au sérieux ces phénomènes identifiés comme des problèmes chroniques : retard des enfants à l’école, absentéisme au travail, instabilité sociale dans les emplois, etc.

Bien qu’il soit encore un peu prématuré d’évoquer un nouveau régime d’historicité pour les jeunes, il est vrai que ceux-ci se sentent plus à l’aise que leurs aînés pour participer aux discours historiques promus par les Qallunaat. Comme leurs aînés cependant, de nombreux jeunes restent attachés à un temps lent, long et plutôt cyclique. Le cas d’une jeune femme d’Iqaluit montre que bien des jeunes privilégient toujours une histoire contextuelle, dialogique et orientée en fonction des exigences du présent. Dans un des cours du Nunavut Arctic College, Susan Enuaraq expliquait ainsi les raisons qui la poussaient à rédiger l’histoire de Qaumauq, son grand-père :

I was interested in finding out more information about Qaumauq as I had heard that he was a very able man. I thought that it would be very good if I were able to tell stories to my children and if I am blessed with my grandchildren, I want to be able to tell them about Qaumauq. I believe that legends start out with actual people like Qaumauq. I want to develop a story about Qaumauq so that perhaps it may become a legend.

Bien que son enquête ait été d’une précision exemplaire (voir les détails dans Oosten et Laugrand 1999 : 149-150), les motifs et les objectifs que se donnait Susan Enuaraq éloignent clairement son projet de mytho-histoire d’une histoire telle que la conçoivent les universités du Sud.

Chez les Inuit, les travaux en matière d’histoire orale continueront d’affluer dans les prochaines années, que ce soit sous la forme d’histoires locales, d’histoires de vie ou d’encyclopédies linguistiques et culturelles. Parions toutefois que la rédaction d’une histoire par des Inuit et pour des Inuit posera encore de grands défis. Il faudra, entre autres, trouver des lieux où s’articulent les multiples dimensions de cette histoire fragmentée.

Aussi, tant qu’ils seront situés au devant des vivants dans le cycle du temps et qu’ils transmettront leurs noms, les ancêtres resteront-ils ceux qui décident de la destinée de leurs descendants. Or, en façonnant ainsi la vie de leurs successeurs, ils font toujours du futur une répétition du passé, et de l’histoire, des événements à venir.