Corps de l’article

Prolongeant un Symposium au Douglas Hospital Research Center en novembre 1998 et un séminaire de l’Advanced Summer Study Institute à l’Université McGill en mai 1999, ce numéro spécial de la revue Transcultural Psychiatry réunit neuf articles et une recension de six ouvrages sur le traumatisme psychique. Au-delà de ce thème évidemment commun à l’ensemble des auteurs, la cohérence générale du propos est assurée par le choix partagé d’une « perspective critique sur la “trauma”-tisation croissante de la violence collective », comme l’écrivent Christina Zarowsky et Duncan Pedersen, qui introduisent le dossier (p. 291). Loin de prendre pour un fait acquis la généralisation du recours à la catégorie noso-graphique de stress post-traumatique (PTSD du DSM-IV), les participants à ce numéro en montrent au contraire la dimension historiquement et culturellement construite et même, dans la voie tracée par le travail fondateur d’Allan Young, les enjeux économiques et politiques.

La contribution de José Brunner revient sur le moment initial de cette histoire du traumatisme, c’est-à-dire lors la Première Guerre mondiale, avec la découverte des « névroses de guerre ». La compréhension de celles-ci s’inscrivait alors dans une tension, manifeste dans les congrès de psychiatrie et de médecine militaires, entre les tenants d’une théorie neurogène, défendue par un Hermann Oppenheim pour qui le choc, avant tout physique, entraînait des lésions cérébrales s’exprimant dans les symptômes présentés, et les promoteurs d’un modèle psychogène, avancé par Max Nonne selon qui les troubles des soldats au retour du front manifestaient un désir plus ou moins inconscient d’échapper au combat. La victoire de la seconde théorie tient largement à ce qu’en faisant de la névrose une pathologie provoquée par le désir inconscient de fuir le danger, elle permettait à l’armée de les considérer, fût-ce à leur insu, non comme des victimes de guerre, mais comme des névrosés aspirant à percevoir une pension militaire. L’intervention de Freud dans ce débat, postérieure à l’armistice, n’est toutefois pas dénuée d’ambiguïté puisque si, dans le Mémorandum de 1920, il insiste sur le fait même de la conscription comme élément traumatique, il revient à une lecture beaucoup plus mécanique dans Au-delà du principe de plaisir, la même année, en réduisant la névrose de guerre à la conséquence d’une réaction d’effroi faisant céder la barrière de défense psychique contre les stimuli.

Les cinq articles suivants peuvent être lus comme une série d’études de cas, aussi diverses dans leur contexte historique que dans les approches qui en rendent compte.

Henry Abramson commente les sermons du rabbin Kalonimus Kalmish Shapiro, prononcés dans le ghetto de Varsovie et découverts après sa mort dans les ruines de la ville. Loin de se situer dans la perspective psychologique qu’annonce Abramson, le religieux s’adonne au contraire à un exercice théologique et moral d’interprétation du mal qui frappe sa communauté. On peut alors se demander jusqu’à quel point cette traduction dans le langage du traumatisme ne constitue pas une trahison non seulement théorique, mais également éthique, de l’intention du chef de la communauté hasidim de Varsovie.

Deogratias Bagilishya livre, sous la forme d’un témoignage personnel, l’expérience du génocide de 1994 au Rwanda. Revenu au pays un an après les événements, il y apprend de la bouche d’un ami de son fils la mort de ce dernier assassiné sous ses yeux. Si les mots peinent à rendre compte de la violence de la souffrance qu’il éprouve à ce moment-là, ce sont les proverbes, l’un prononcé par sa mère, l’autre par lui-même, qui vont lui permettre de la formuler. Il s’attache alors à montrer comment les ressources « traditionnelles » que sont ces proverbes, ou encore les contes, servent à dire le malheur, la colère et la tristesse.

Patricia Foxen présente une étude de cas s’appuyant sur l’histoire d’un Indien maya du Guatemala : d’abord victime de persécutions par le régime militaire, puis devenu informateur au service de l’armée et renégat de sa religion catholique, il part aux États-Unis pour y travailler sans titre de séjour dans une usine textile où un accident lui fait perdre l’usage de son bras. La malléabilité de son récit rend compte, pour l’anthropologue, aussi bien de l’inadéquation des catégories psychiatriques fondées sur le traumatisme que de la difficulté à mener à bien des procès à charge contre les anciens tortionnaires.

Christina Zarowski, s’appuyant sur son travail auprès de Somalis, montre que la reconnaissance du stress post-traumatique n’épuise pas la question de son inscription dans un contexte politique de violence guerrière qui, pour les personnes, donne un sens à leur expérience de colère plutôt que de tristesse. Plus radicalement encore, elle s’interroge sur la pertinence de ce diagnostic : « Peut-être est-ce l’exclusion de la violence dans l’expérience humaine ordinaire qui est celle du monde relativement tranquille des professionnels occidentaux des classes moyennes qui confère à la violence une part de sa traumatogénicité » (p. 399).

Richard Rechtman s’interroge à partir de son travail de psychothérapeute auprès de réfugiés khmers rescapés de l’extermination. La question centrale de son propos porte sur l’écart entre l’expérience individuelle et l’histoire collective dans laquelle elle s’inscrit et, plus spécifiquement même, sur les conditions de possibilité d’une analyse de la subjectivité des victimes à partir de récits insérés dans des formes culturellement codifiées. À cette question, que l’anthropologue tend à considérer comme une aporie, le clinicien doit pourtant apporter une réponse, puisque d’elle dépendent non seulement l’étiquetage diagnostique, mais surtout la procédure thérapeutique.

Deux articles de perspective plus générale terminent ce volume, apportant l’un et l’autre une réflexion critique sur les usages sociaux du traumatisme psychique.

Derek Summerfield s’intéresse au traumatisme psychique de l’enfant dans les situations de guerre et de violence et se demande dans quelle mesure le PTSD trouve sa validation dans leur expérience de la mort, de la perte de leurs proches et de l’exil dans la précarité de nouvelles conditions de vie. Les enfants se trouvent en effet soumis, de la part de ceux qui les prennent en charge, à une double imputation, psychologique, sur les conséquences à long terme des événements, et morale, en rapport avec leur innocence et leur vulnérabilité supposées.

Laetitia Atlani et Cécile Rousseau portent leur attention sur une autre catégorie qui fait l’objet d’un investissement important des organisations humanitaires : les femmes réfugiées victimes de violences sexuelles. Dans l’interprétation de leur condition, deux représentations plus ou moins explicites de la culture peuvent être opposées : l’une qui la réifie dans la tradition et ses valeurs supposées ; l’autre qui l’essentialise dans l’expérience de réfugiées. Or, les faits empiriques recueillis par les auteurs plaident en faveur d’une troisième lecture, attentive à la façon dont les femmes développent des pratiques culturelles « flexibles », s’adaptant ainsi aux réalités auxquelles elles sont soumises.

Ce numéro très riche de la revue Transcultural psychiatry illustre le dynamisme de l’équipe de psychiatrie et d’anthropologie de l’Université de McGill et de son réseau européen. Son propos central invite à une utilisation réflexive du traumatisme psychique, catégorie à vocation universelle qui ne peut pourtant s’affranchir ni des conditions historiques de sa constitution ni des expressions culturelles multiples des souffrances auxquelles il prétend donner un nom.