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En Nouvelle-Calédonie, chez les A’jiè et les Paicî, le collège des voyants et des devins peut, en lui intentant un procès, destituer un collègue.

Soit tel voyant est utile socialement, soit il devient nuisible et doit être discrédité et/ou tué […] ; s’il ne meurt pas sans délai, on lui intente un procès instruit par d’autres voyants ou devins pour lui ôter ses pouvoirs maléfiques. Ces procès, toujours publics, intenses et tragiques, apparaissent comme des cures socialisées à l’extrême […], le déviant doit remettre ses maléfices (plantes, pierres ou paquets magiques) aux accusateurs, devant la communauté dans laquelle il est alors symboliquement réintégré après avoir absorbé une potion qui le purifie. [Quitte à ce que le coupable] se rétracte par la suite, […] lorsque le rapport des forces en présence se sera modifié et que ses accusateurs seront discrédités à leur tour. (p. 114-115)

On a donc là une dynamique, un jeu de pouvoirs, que Salomon analyse dans une monographie précise, claire et bien documentée.

L’auteure s’inspire de l’approche systémique : « rupture d’équilibre », réponse « homéostatique » (p. 51). De même, « Dans des phénomènes apparemment disparates, les Kanaks reconnaissent donc de l’analogue qui exprime la relation systémique qui les unit » (p. 52, mes italiques). Par ailleurs, elle articule implicitement son propos à la théorie socio-cosmique (voir De Coppet et Iteanu 1995). Elle écrit : « Dans cette acception d’une interdépendance régie par les forces ancestrales entre la nature, la société et l’individu, la rupture d’équilibre désorganise non seulement le rapport de la personne à elle-même mais celui de la personne à son environnement tant social que naturel » (p. 51 ; voir aussi p. 53, 66, 69, 70, 74, 85, 100, 118 — entre autres, l’entrevue du Kanak Kaé Nédââwémè, p. 113). Et l’auteure explicite cette relation « socio-cosmique » en rapport avec les éléments — soleil, lune, eau, feu… (p. 137, 139, 142-146).

D’une structure ferme et d’une écriture limpide, l’ouvrage rend bien la complexité, incluant le flou, d’un univers culturel semblable à n’importe quel autre, les nôtres inclus. Ainsi, qu’il s’agisse de totems, d’esprits, de gardiens, de voyants, de devins, de sorciers, de modèles thérapeutiques, etc., l’auteure ne cherche pas à plaquer, malgré son biais « systémique », une systématisation sur des données captées sur le vif et présentées avec souplesse. De nombreuses citations d’entrevues donnent au lecteur une prise directe sur les propos des informateurs et contrecarrent toute tentation de les rendre conformes aux impératifs de cohérence que privilégient les philosophes. (Par ailleurs, j’aurais aimé trouver en annexe un répertoire sociographique des informateurs).

L’ouvrage se déploie en trois parties.

La première développe les représentations kanakes des origines de l’homme, de l’ancestralité et de la procréation […]. La deuxième partie porte sur la perception du mal-être comme déséquilibre, et sa représentation, ainsi que sur la classification des maladies […]. La troisième partie s’intéresse aux divers modes de diagnostic et de résolution des désordres qui contrarient le bien-être de la personne et tente d’analyser ce qui est en jeu dans les modèles thérapeutiques proposés. L’étude conclut sur les évolutions de cet ensemble, abordant les questions du partage des savoirs, de leur transmission, des modifications induites par la christianisation, la présence coloniale et, plus récemment, l’implantation biomédicale. (p. 17)

En rapport avec l’ethnographie des Kanaks, Salomon corrige ou complète les écrits classiques de Maurice Leenhardt à plusieurs reprises (p. 39, 43, 44, 62, 75, 84, 85, 91) et les corrobore parfois (p. 113). Toutefois Salomon ne mentionne pas les travaux sur la médecine kanake de Marie Lepoutre, laquelle ne la cite pas non plus.

Comme on l’observe un peu partout en situation de contact entre médecines traditionnelles et biomédecines :

Une règle de conduite s’établit : on consulte en premier lieu dans le système traditionnel (ou néo-traditionnel) et en second lieu le médecin, si cela s’avère nécessaire […]. Ainsi la médecine kanake a-t-elle su jusqu’à présent […] protéger l’essentiel de ses conceptions tout en y intégrant pragmatiquement des éléments nouveaux. Et de ce fait elle a réussi à conserver son autorité ». (p. 154, dernier paragraphe de l’ouvrage)

Christine Salomon nous offre donc un ouvrage bien fait, riche de témoignages probants sur la dynamique des relations de pouvoirs et de savoirs kanaks, dont la thérapeutique fait état.