Corps de l’article

Christian Brunelle, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval, vient combler un vide doctrinal majeur du droit québécois du travail en livrant une étude d’ensemble de la question de l’obligation d’accommodement en milieu de travail syndiqué. Il s’agit d’un travail très impressionnant, appuyé sur une recherche documentaire très complète et portant un regard approfondi, exempt de lacune, sur un sujet fort complexe et en constante évolution. Le tout se caractérise au surplus par la logique de la construction et la précision et l’élégance de l’expression, à l’instar des textes antérieurs de l’auteur.

L’ouvrage se divise en deux grandes parties, consacrées l’une au développement du principe de non-discrimination dans les rapports collectifs de travail, l’autre à la recherche d’un équilibre entre l’obligation d’accommodement et les principes sous-tendant le droit des rapports collectifs de travail. Ces deux grandes parties sont précédées d’un titre préliminaire, exposant dans une perspective historique le cadre juridique de la négociation collective en droit du travail nord-américain. Dans une large mesure, c’est le conflit entre deux logiques de prime abord contradictoires, entre deux cultures juridiques comme le souligne l’auteur — celle du droit du travail et celle des droits et libertés de la personne — qui constitue le fil conducteur sur lequel s’élabore l’étude de Christian Brunelle. Ce conflit se traduit, du point de vue de la concrétisation du droit à la non-discrimination, par l’apparition successive de deux processus distincts d’atteinte du droit à l’égalité : d’une part, le devoir de représentation, apparu aux États-Unis dans le contexte de la discrimination raciale mais totalement indifférent, du moins explicitement, aux valeurs spécifiques qui caractérisent les droits et libertés de la personne ; d’autre part, les lois relatives aux Civil Rights ou aux droits et libertés de la personne, d’une tout autre portée, qui vont bien au-delà de l’exigence d’une simple égalité formelle (impliquant l’absence d’un comportement intentionnel malicieux ou arbitraire) pour s’attacher à l’atteinte, suivant l’auteur, d’une égalité réelle (c’est-à-dire, dans toute la mesure du possible, une égalité de fait). L’obligation d’accommodement, un concept issu lui aussi du droit américain, représente l’une des normes les plus importantes visant à réaliser ce dernier objectif.

Dans cette première partie, l’auteur s’attache à démontrer que le devoir de représentation, fondé sur la logique du droit du travail, n’a contribué que très modestement à la reconnaissance du droit à l’égalité dans les rapports collectifs de travail, au point qu’il dit croire « que la protection dispensée par les codes du travail est sérieusement menacée de désuétude » (p. 153). Ceci paraît évident si l’on tient compte de la grande latitude que concède la jurisprudence à l’agent négociateur du point de vue du devoir de représentation. Alors que la perspective est pratiquement à l’opposé en matière de libertés et droits de la personne, en sorte que « les chartes et lois sur les droits de la personne ont le potentiel de réduire comme peau de chagrin la marge de manoeuvre traditionnellement reconnue à l’agent négociateur syndical » (p. 167).

La seconde partie de l’ouvrage s’attaque au problème crucial de la portée et des limites, sous l’angle de la contrainte excessive, de l’obligation d’accommodement en milieu de travail syndiqué. L’auteur reconnaît certes qu’il s’agit là de notions floues et rappelle les critiques habituelles que la doctrine adresse aux standards généraux (perte de la prévisibilité et de la cohérence du droit, subjectivisme par intervention des valeurs du juge, etc.). Il estime cependant que la flexibilité du droit est préférable à la détermination préalable de critères rigides d’application. Christian Brunelle s’attache, dans cette perspective, à circonscrire des éléments susceptibles de guider l’évaluation du caractère excessif ou non d’une contrainte évoquée, le cas échéant, par l’employeur ou le syndicat. Ces éléments peuvent être regroupés en trois catégories : l’impact financier et matériel de l’accommodement demandé, l’atteinte aux droits des salariés (y compris le ou les salariés visés par l’accommodement), enfin l’effet sur le bon fonctionnement de l’entreprise. L’auteur s’étend particulièrement sur une forme spécifique d’accommodement qui consisterait en l’attribution d’un poste vacant, voire même en la création d’un nouveau poste. Cette dernière possibilité est complètement écartée par le professeur Brunelle, du moment que le salarié n’est pas en mesure de remplir les fonctions essentielles de l’emploi.

Un développement substantiel (p. 317-346) vise le conflit potentiel entre l’obligation d’accommodement et le respect des droits à l’ancienneté. L’auteur montre bien qu’il faut se méfier de la jurisprudence américaine en la matière, puisque l’ancienneté prime l’obligation d’accommodement aux États-Unis, alors que ce n’est pas le cas au Canada et au Québec. Suivant l’auteur, les solutions juridiques doivent être nuancées en ce domaine et l’existence possible d’une contrainte excessive faire l’objet d’un examen très attentif. Par exemple, il faudra distinguer, s’il y a redistribution de certaines tâches à des salariés tiers, entre un inconvénient minime et une menace sérieuse aux droits d’autrui. Prônant une analyse « multifactorielle » comportant l’examen systématique de onze éléments (du nombre de salariés dans l’unité d’accréditation aux possibilités d’ouverture de postes, à court terme et à long terme, au sein de l’entreprise), Christian Brunelle estime que cette approche est bien davantage compatible avec les droits et libertés de la personne, que celle qui voudrait, « sans plus de nuances, que l’atteinte aux droits d’ancienneté d’autrui est en soi constitutive d’une contrainte excessive pour le syndicat » (p. 339).

L’ouvrage se termine sur des considérations de politique du droit, où les organisations syndicales sont invitées à délaisser une attitude attentiste pour faire preuve plutôt d’une détermination marquée en matière de droits et libertés. L’auteur plaide en faveur de l’insertion de clauses antidiscriminatoires standardisées dans les conventions collectives, voire de dispositions relatives à l’obligation d’accommodement. Le professeur Brunelle propose également la reconnaissance du droit du salarié à un recours individuel au grief en matière de discrimination, et ce nonobstant le refus syndical de déposer le grief. Proposition novatrice, l’auteur suggère également la création de « comités paritaires pour l’égalité au travail » dans les entreprises, comités qui pourraient être formés en partie de gens extérieurs à l’entre- prise (représentants des minorités, par exemple).

Nous avons dit plus haut tout le bien que nous pensons de cet ouvrage. Nous nous permettrons ici de soulever quelques interrogations, à la fois théoriques et pragmatiques, qui n’enlèvent rien toutefois à la qualité générale de l’argumentation de l’auteur. En filigrane de l’ouvrage, on retrouve en quelque sorte une conception « spiritualiste » de l’évolution historique. Le développement de la notion de droit à l’égalité est vue comme une progression historique, unilinéaire, du concept d’égalité, dont Aristote aurait livré la « formule mathématique » ; progressivement, les sociétés historiques vont découvrir l’essence du concept d’égalité, passant finalement, à l’époque contemporaine, d’une conception « formelle » à une conception concrète et réelle, point culminant de la réalisation de l’essence de ce concept (l’auteur, p. 80, parle ainsi de la « prise de conscience graduelle de l’esprit même du principe d’égalité »). On objectera ici, d’une part, que ce ne sont pas les idées qui mènent le monde (mais plutôt une interaction constante entre les idées et les intérêts matériels et idéels) : une sociologie historique de l’idée d’égalité montrerait combien les conceptions s’y rattachant ont été dépendantes en particulier des intérêts matériels et idéels des couches sociales porteuses de cette idée. D’autre part, la notion d’égalité, éminemment polysémique, est l’enjeu même d’un conflit incessant entre représentations et valeurs opposées (en particulier dans le cadre du polythéisme des valeurs caractéristique de la société contemporaine). On avancera notamment que l’auteur ne tient pas compte de la rupture radicale qui est apparue à ce sujet entre le droit naturel moderne et le droit naturel antique-médiéval. Ce dernier, aristotélisme compris, se fondait sur une conception foncièrement inégalitaire des rapports sociaux ; ce n’est qu’avec le droit naturel moderne, chez Hobbes et Locke par exemple, qu’apparaît une conception universaliste de l’égalité, compatible avec l’acception contemporaine de la notion.

À un niveau davantage pragmatique, l’auteur récuse, comme nous l’avons mentionné, la possibilité d’un accommodement qui obligerait, par exemple en matière de handicap, l’employeur à réunir des fonctions dispersées pour créer un nouveau poste. Lorsqu’un salarié devient inapte à accomplir les fonctions essentielles de son poste, il n’existerait pas d’obligation d’accommodement, sauf en cas d’existence d’un poste vacant dans l’entreprise, dont le salarié est en mesure d’accomplir les tâches essentielles, à la condition que l’allégement des tâches secondaires n’entraîne pas de contrainte excessive. Sans nous prononcer sur le fond de la question, il nous apparaît curieux que l’accommodement d’un salarié souffrant d’un handicap dépende de l’existence d’une circonstance aussi aléatoire, soit l’existence à ce moment d’un poste vacant qui puisse lui convenir. On peut présumer que, sauf peut-être dans de grandes entreprises, cette heureuse circonstance se présentera rarement. Il nous apparaîtrait plus satisfaisant, sur le plan de la logique juridique, soit d’admettre que le salarié incapable de réaliser les tâches essentielles de l’emploi ne peut bénéficier d’un accommodement, soit de reconnaître au contraire que l’examen de la contrainte excessive — puisque le principe de non-discrimination prime évidemment la convention collective et les droits de gérance — doit dépasser les frontières étroites du poste tel que défini par l’employeur, pour prendre en considération, globalement, l’organisation du travail dans l’entreprise, et voir si, compte tenu des ressources et des besoins fonctionnels concrets de celle-ci, l’aménagement d’un poste « sur mesure » représente véritablement, à la lumière de ce portrait global, une contrainte excessive.

Pour qui s’intéresse à l’interaction entre les relations industrielles et le droit du travail, d’une part, et les droits et libertés de la personne, d’autre part, l’ouvrage important de Christian Brunelle représente un travail incontournable, essentiel à quiconque veut comprendre cette interaction dans son aspect le plus controversé, celui de l’obligation d’accommodement. Le défi était immense, et il a été brillamment relevé par l’auteur. L’ouvrage connaît déjà un succès de diffusion et est fort discuté, dans les milieux syndicaux en particulier. Nous espérons que ces quelques lignes contribueront à le faire connaître davantage, et à lui assurer une très large diffusion, amplement méritée.