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Humour. Le mot est lancé et déjà les esprits s’emballent. N’attire-t-il pas sa proche parente l’ironie presque naturellement ? Ne se confond-il pas avec d’autres formes du comique ? Est-il bien nécessaire de tenter une fois de plus de cerner ce type de discours qui résiste, se débat et finalement se sauve devant l’appareil théorique ? Il nous faut répondre par l’affirmative à toutes ces questions. Il va sans dire qu’on a tenté de définir le discours humoristique plusieurs fois. Pourtant, le caractère général de ces définitions, même des plus marquantes, risque de laisser l’analyste dans le flou et sur sa faim. Si ce flou signale la nature même de l’humour, n’indique-t-il pas qu’il pourrait se manifester à différents lieux dans le discours, tant dans la forme de l’expression que dans la forme du contenu ? La théorie sémiotique de l’École de Paris nous permettra d’apporter des éléments de réponse à cette question. À travers cet essai de définition, on pourra comprendre la confusion persistante entre humour et ironie, et que l’humour n’est pas tout le comique.

Prémisses

Outre les définitions classiques de l’humour, notamment celles de Robert Escarpit et de Dominique Noguez, deux articles de Denis Bertrand ont ouvert la voie aux propositions que nous élaborons ici : « L’impersonnel de l’énonciation » et « Ironie et humour : le discours renversant ». Le titre du premier article nous fait entrer de plain-pied dans une problématique récurrente relativement à l’humour : l’énonciation. Le sujet humoriste convoque des formes figées, fait appel à des « schémas » – ce qui touche tant la langue que le discours –, pour les révoquer aussitôt. C’est par ce processus de saisie simultanée que se caractérise le discours humoristique. Le sujet énonciateur produit un discours double fait de stéréotypes langagiers (qui peuvent bien sûr eux-mêmes contenir des stéréotypes socioculturels) que l’énonciataire implicite doit saisir en même temps que leur déformation.

À la différence de l’ironie, qui relève d’un travail paradigmatique où un signifié appelle son opposé[1], la déformation propre à l’humour réside dans le bouleversement de la logique des enchaînements syntagmatiques, tant discursifs que narratifs[2], bouleversement perceptible par la saisie simultanée dont nous venons de parler. Selon Denis Bertrand, le discours humoristique renverse les schémas comme il renverse les valeurs. Le sujet énonciateur se signalant par son discours risque ainsi d’être lui-même renversé, l’identité du sujet étant tributaire de la cohérence des formes discursives et syntaxiques.

L’implacable logique déformante de l’humour nous projette ainsi en amont des catégorisations, des segmentations et des transformations narratives qui déterminent la discontinuité ordonnée des significations. Elle nous renvoie, comme en un espace imaginaire, dans l’en-deçà des formes établies par l’usage qui déterminent la lisibilité du monde et l’identification du sujet.

1993b : 40

Puisqu’il est constitué par son discours, en déformant, le sujet humoriste se déforme, se renverse. Par ailleurs, « l’en-deça » dont parle Bertrand, c’est-à-dire les préconditions du sens, entrouvre la porte aux passions, porte en quelque sorte déjà ouverte puisque le processus humoristique entraîne une pathémisation tant de l’énonciateur que de l’énonciataire.

C’est à la lumière de ces quelques pistes et en suivant tout de même comme guide le sujet énonciateur passionné – le sujet humoriste –, que nous allons tenter de cerner le mode de signification de l’humour dans les différentes composantes du discours.

La forme du contenu

Le sujet humoriste est d’abord un sujet sentant ou passionné : une passion est à l’origine de l’action double par laquelle le sujet en vient à la dominer, passion qui se manifeste à tous les niveaux du discours. Elle émerge lorsque le sujet est conjoint à un /ne pas vouloir être/ ou un /ne pas pouvoir être/, une situation non désirable ou impossible[3]. Ainsi, le narrateur de Lettre ouverte à Dieu de Robert Escarpit entreprend sa correspondance à cause des doutes qu’il éprouve sur l’existence même de son destinataire ou, plus globalement, de ses inquiétudes au sujet de la marche du monde.

Au niveau des structures discursives, la sensibilité du sujet humoriste prend en charge de façon parfois très spectaculaire la passion qui l’affecte et qui est à l’origine du processus humoristique : il se caractérise ainsi par un style tensif excessif. Les sautes d’humeur de la Bérénice de L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme est à ce titre exemplaire. Robert Escarpit indique d’ailleurs que l’humour, s’il est affectif, est une manière d’être pour l’humoriste. D’un point de vue général, c’est ce qui permet à la première phase de l’humour d’être critique : l’excès signale ce qui ne va pas et qui, autrement, risque d’être banalisé. Cela se produit régulièrement de nos jours : les médias surexploitent les guerres, la famine, les catastrophes naturelles, bref la misère humaine, si bien qu’elles ont tôt fait de perdre leur pouvoir d’émotion. S’installe alors l’anesthésie causée par l’usage et le temps dont parle Greimas dans De l’imperfection (1987 : 86). L’humour tente de la déjouer.

En plus de son style tensif excessif, le texte définit le sujet humoriste comme une figure d’exception. Cette caractérisation constitue une partie du signifiant inhabituel chargé du rebondissement potentiellement risible face à la passion dysphorique qui affecte le sujet – sans elle, celui-ci aurait un caractère simplement comique, tel le naïf ou le chimérique. Si l’on admet que la passion est repérable à tous les niveaux du discours, on peut voir qu’il s’installe un rapport syntagmatique entre elle et l’ensemble des figures, du point de vue de l’humour, l’exceptionnel étant une réponse au malheur. Cette observation nous permet de préciser la définition de Robert Escarpit : les deux phases de l’humour peuvent se manifester notamment au niveau des structures discursives. D’ailleurs, dans une moindre mesure toutefois, les figures de temps et d’espace ne fonctionnent pas autrement que les figures d’acteur. La passion ébranle donc la figurativisation, la rend hors du commun, et est ainsi perçue dans le texte même. Ce dernier aspect signale l’humour, dont l’invention qui s’oppose à la réalité est caractéristique, invention rendue possible par le langage[4], et permet sa saisie.

Si, par définition, l’humour assigne un rôle particulier au langage, relevant en partie du jeu comme c’est le cas pour d’autres formes du comique, il est intéressant de constater qu’il lui arrive d’exhiber cette fonction. Ainsi, on ne manquera pas de faire remarquer à tous les narrateurs- acteurs des œuvres de Romain Gary signées Émile Ajar, de Gros-Câlin à L’Angoisse du roi Salomon, qu’ils s’expriment curieusement. Dans la plupart des cas, ils s’expliquent en convoquant la fonction principale de l’humour : jouer par l’invention et l’innovation pour ne pas désespérer ou plus exactement jouer pour dépasser le désespoir. Dans ces œuvres, la langue des narrateurs participe à la caractérisation de ceux-ci comme figures d’exception, et cette caractérisation se voit justifiée par le langage en réaction à la passion qui est à l’origine du processus humoristique. À travers ce jeu – tout de même sérieux – la langue en elle-même et comme reflet des rapports sociaux se trouve critiquée et constitue en quelque sorte une mise en abyme du processus humoristique. Une langue particulière est utilisée par le sujet parce que les choses vont mal, langue qui est chargée d’attirer l’attention sur cette mauvaise marche du monde. Par là également se glisse la critique et l’aspect ludique permet un mouvement vers l’euphorique, le rebondissement. Cette langue, étant celle du narrateur, marque bien la place centrale du sujet dans ce processus : il est au coeur de la passion et responsable de l’énonciation qui la liquidera.

Au niveau thématique du discours, plus profond, si on peut difficilement parler de fonctionnement humoristique, il demeure que les valeurs sémantiques posées par le texte viennent en quelque sorte donner un appui à l’humour. Ainsi, l’invention, l’imaginaire et la marginalité peuvent venir s’opposer à la réalité et à la normalité, ce qui reprend d’une certaine manière le processus humoristique. Selon Jean Fourastié (1983 : 156), l’humour nie ou minimise la réalité par l’invention, langagière pourrions-nous ajouter. Dans Salut Galarneau ! de Jacques Godbout, la figure de l’écriture, associable justement à l’invention langagière, permet à François, le personnage principal et narrateur, de surmonter son mal de vivre. Il crée d’ailleurs un néologisme pour exprimer son objet de quête : « vécrire » (vivre + écrire). Il peut arriver que l’extravagance des acteurs, de quelque nature qu’elle soit, révoque la réalité toujours bien présente dans le texte. Le personnage éponyme de La Folle de Chaillot de Jean Giraudoux n’agit pas autrement. Elle invente en quelque sorte sa vie, cependant que le texte signale, par l’intervention d’autres personnages, qu’il s’agit bien d’une invention qui s’oppose à la réalité de l’univers fictif. S’il va de soi que cette réalité peut interférer avec celle du lecteur ou du spectateur, le texte ne s’en remet pas seulement à elle dans l’élaboration du discours humoristique, ce qui y marque bien son ancrage et le processus de déformation tant des formes figées du langage que des stéréotypes socioculturels.

La passion dont nous parlions plus haut s’articule aux structures narratives de surface en mettant en place la phase de manipulation, une manipulation derrière la manipulation en quelque sorte. De la même manière que cette passion est à l’origine du processus humoristique, elle est également à l’origine de l’action, ce qui nous permet de confirmer la part importante du syntaxique dans l’humour, comme le proposaient Robert Escarpit – lorsqu’il parle de ses deux phases – et Denis Bertrand. Le sujet humoriste est d’abord un sujet passionné dont la modalisation de l’être le conduit ensuite à agir, l’y oblige même, cette modalisation rendant compte d’un état indésirable ou intenable, figurativisé par les figures associées à une passion dysphorique. Ce point de départ est important parce qu’il distingue bien l’action humoristique de l’action comique. Les deux se caractérisent par une certaine complexité – des digressions, des détours –, mais l’histoire comique ne prend pas nécessairement, voire pas du tout, son origine dans une passion dysphorique.

Le sujet humoriste s’engage donc dans une action aux nombreux détours, dont on reconnaît le caractère comique par leur apparente inutilité dans la logique de l’action. Leur rôle se situe donc ailleurs. Ces détours illustrent en réalité le combat que mène le sujet contre la passion qui l’affecte, combat dans lequel sa principale arme est précisément le discours et qui révèle la dimension polémique du récit. L’action humoristique prend donc sa source dans le malheur et s’y frotte continuellement jusqu’à sa fin. Mais elle n’est pas que malheur. C’est ici qu’entrent en jeu les digressions : l’action humoristique sera donc également caractérisée par des ruptures, elle portera atteinte à la logique des enchaînements, comme le dit Denis Bertrand. Cela est particulièrement vrai dans le roman Gros-Câlin de Romain Gary. Les noeuds du reptile – Gros-Câlin, l’animal de compagnie du personnage principal – et de l’angoisse qui se traduisent dans la trame narrative par de nombreuses péripéties, s’ils sont en partie destinés à distraire le sujet comme son énonciataire, constituent aussi un moyen pour lui de composer avec l’adversité.

Dans le discours narratif, le sujet passionné n’est pas simplement sujet du faire de l’action principale, il sera également le plus souvent sujet énonciateur, puisqu’il raconte cette action. On assiste donc à un dédoublement des programmes narratifs. Le programme de récit, dont la composante énonciative précise la nature, ne vient pas simplement prendre en charge celui de l’action principale, il y intervient également, marquant une fois de plus la complexité du récit humoristique. L’acte narratif participe donc au combat, à la liquidation de la passion, ce qui correspond parfaitement au rôle du discours humoristique. C’est bien ce qu’annonce la narratrice de L’Amélanchier de Jacques Ferron dès les premières lignes de son récit :

Mon enfance je décrirai pour le plaisir de me la rappeler, tel un conte devenu réalité, encore incertaine entre les deux. Je le ferai aussi pour mon orientement, étant donné que je dois vivre et que je suis déjà en dérive [...].

1977 : 11

Ce passage est intéressant à plus d’un titre. La fonction du récit y est précisée : il est chargé de procurer du plaisir et d’orienter, étant donné la passion figurativisée par la « dérive ». On y remarque également l’expression de relations entre le discours et la réalité, relations que l’on retrouve dans l’humour. En définitive, l’action humoristique participe à l’apprentissage du sujet. L’humour transforme plutôt son être que son univers, lui donne une nouvelle vision du monde, lui apprend à composer avec lui.

Si le rôle de la composante narrative est déterminant dans la saisie du discours humoristique, celui des structures élémentaires de la signification est davantage complémentaire que révélateur, celles-ci venant valider l’analyse des niveaux de surface. Cela n’est guère étonnant puisque le niveau profond du discours permet théoriquement de désambiguïser le texte, alors que l’humour se nourrit de flou, de dédoublements, donc ici logiquement moins perceptibles. Cela étant, même si c’est de façon générale, les aspects du discours humoristique relevés dans les structures de surface peuvent laisser des traces dans les structures profondes. Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, les valeurs sémantiques posées par le texte devraient avoir des liens avec les composantes mêmes de l’humour. De plus, on s’en doutera, la catégorie thymique devrait marquer euphoriquement ces valeurs. Au niveau profond, le parcours confirme donc un triomphe sur l’adversité plus ou moins marqué selon les textes. Par ailleurs, le programme principal et le programme de récit pourront être pris en charge au niveau profond par la même syntaxe, ce qui confirme le rôle de l’acte narratif dans la transformation du sujet qui se fait donc à travers le discours humoristique qui peut être vu comme un moyen d’arriver à ses fins : une compétence.

Rencontre de la forme du contenu et de la forme de l’expression

Il est bien connu que la sémiotique a longtemps prêté son attention à la forme du contenu, délaissant dans un premier temps les manifestations de la forme de l’expression. Comme l’explique Manar Hammad dans son article « La primauté heuristique du contenu », ce choix méthodologique a permis à la sémiotique de s’inscrire à un grand niveau de généralités et de toucher ainsi une variété de domaines allant des arts plastiques aux communications de masse. Par des poussées de plus en plus fréquentes, venant à la fois des domaines artistique et littéraire, la situation est en voie d’être considérablement modifiée. Différents chercheurs ont déjà montré que le style, par exemple les particularités langagières, a quelque chose à voir, littéralement à faire, dans le processus global de signification d’une œuvre donnée. S’il est un domaine où l’on sent, voit et entend l’utilisation particulière qui est faite du langage, c’est bien celui du comique et plus spécifiquement de l’humour. Dans cette perspective, il nous importera encore plus de saisir la forme de l’expression et de l’articuler à la forme du contenu.

Dans le domaine des études littéraires, on s’en doutera, on fait appel à la forme de l’expression pour désigner l’écriture ou le style, notions qui ne manquent pas de poser des problèmes de définition d’un point de vue théorique ; problèmes qui vont jusqu’à pratiquement évacuer cette préoccupation de la recherche des dernières décennies. Cependant, on le sait, ces notions, aussi problématiques soient-elles, reviennent au galop quand on s’intéresse au domaine artistique en général et littéraire en particulier. C’est bel et bien par une expression particulière – des jeux de langage de tous ordres – que se signale d’abord et le plus souvent l’humour. De façon générale en littérature et plus spécifiquement dans l’humour, la forme de l’expression renvoie en définitive à l’émergence d’un idiolecte repérable en opposition avec un sociolecte. Quelle part prend donc cette émergence dans le processus de signification ?

Dans son article « Le style et sa théorisation ou les nouveaux aspects de la sémiotique », Andrée Mercier dresse l’historique du traitement de la notion de style par la sémiotique de l’École de Paris. D’abord écartée comme objet théorisable dans le premier tome du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage de Greimas et Courtés, parce que l’état de la théorie ne permettait pas de décrire cette notion de style, elle fait un véritable retour dans l’ouvrage de Greimas et de Fontanille : Sémiotique des passions. Il faut préciser qu’il n’y est pas question de la notion traditionnelle de style, comme dans les deux tomes du Dictionnaire, mais bien de style sémiotique. Il ressort cependant que cette nouvelle notion serait à même de rendre compte de l’ancienne en l’abordant d’un nouveau point de vue : celui des passions. En effet, le style sémiotique, défini comme « un certain mode d’accès à la signification » (Greimas et Fontanille, 1991 : 38), se situerait dans le parcours génératif de la signification à un niveau fondamental, celui des préconditions du sens, ce qui rend possible sa prise en charge par les différents niveaux du discours de la forme du contenu et même par la forme de l’expression. Ainsi remanié (le niveau des préconditions du sens n’apparaît pas dans son état original), le parcours génératif articule tant l’aspect sociolectal qu’idiolectal du style, puisque le sujet de l’énonciation peut convoquer des formes figées et les révoquer, les déformer selon, précisément, son style sémiotique, son mode particulier d’accès à la signification en opposition aux contraintes de l’usage.

À l’issue du son article, afin de rendre compte du style par la rencontre du plan du contenu et de celui de l’expression, Andrée Mercier propose l’étude des modes de construction du sujet énonciateur, en impliquant la théorie des passions. Ce qui peut être fait en s’inspirant des procédures d’analyse de la dimension passionnelle de l’énoncé et en les ajustant au nouvel objet qu’elles sont chargées de décrire. Selon Greimas et Fontanille, la passion se manifeste dans le discours, tel un idiolecte ou un sociolecte, et :

[l]a « spécificité » de l’idiolecte passionnel se traduira plus particulièrement par : (1) la surarticulation de certaines passions [...] ; (2) la domination isotopique ou fonctionnelle de certaines modalisations [...] ; (3) les orientations axiologiques, la valorisation ou la dévalorisation de certaines passions [...] ; (4) la recatégorisation des passions empruntées aux univers sociolectaux et qui, dans l’idiolecte, ne correspondent plus à la définition « en langue ».

1991 : 100

Nous proposons que l’humour est une « passion linguistique idiolectale », en ce sens que, dans le processus humoristique, le sujet passionné est amené à énoncer d’une façon qui s’oppose à l’usage normatif de la langue. Il nous faut donc transposer au niveau de l’expression les spécificités de l’idiolecte passionnel. On pourrait retrouver (1) la surarticulation de certains procédés, l’humour en privilégierait certains au détriment d’autres, créant ainsi l’effet de signifiant inhabituel chargé de distraire, de cacher et, par cette présence dans l’espace du texte, attribuant à cette étendue des procédés une caractérisation proprement humoristique ; (2) la domination isotopique de certains signifiés en lien avec les procédés qui font l’objet d’une surarticulation, la « signification ajoutée » étant un aspect important du discours humoristique ; (3) les orientations axiologiques, puisque, avec l’humour, il est question de plaisir et de malheur selon Dominique Noguez ; (4) la recatégorisation linguistique, créant un effet-discours de nouveauté en opposition avec l’usage sociolectal ; selon Fontanille, l’innovation linguistique traduit d’ailleurs une attitude stylistique qu’il qualifie d’audace, toujours en rapport avec une norme. L’articulation entre les deux plans du langage s’opérerait par la passion du sujet énonciateur, étant donné que l’idiolecte linguistique constituerait une manifestation de son idiolecte passionnel. Un trouble ou un émoi est d’ailleurs presque toujours à la base de l’expression humoristique.

Dans son article sur La Nuit de Maupassant, « La Nuit défigurée », Denis Bertrand s’orientait déjà vers une synthèse entre sujet de l’énoncé, sujet de l’énonciation (en relation avec le plan de l’expression) et sujet passionnel et voulait montrer que :

[...] le statut du sujet, comme figure de contenu, est corrélé à la fluctuation sur le plan de l’expression des formations discursives. Ce double parcours [lui] paraît lié à la structure même du sujet passionnel.

1990 : 115

Il termine cet article ainsi :

Le syncrétisme des sujets et celui des figures dans le texte de Maupassant nous invitent à intégrer le double rapport, entre sujet et figure du monde d’une part – c’est une problématique de la perception –, entre sujet et figure du langage d’autre part – c’est une problématique de l’expression. La forme du sujet énoncé résulte de l’agencement des figures du contenu, celle du sujet énonçant est structurée par les figures de l’expression : comment désolidariser ces deux instances ?

1990 : 121

Un court texte de Raymond Devos, « Doublé par ses doubles » (1989 : 154-158), nous permettra d’illustrer notre proposition. Dans ce monologue, le narrateur-acteur « je » est réveillé en pleine nuit par son voisin qui se plaint du vol de ses doubles, « Mes doubles à moi ! Les doubles de ma personnalité ! », précise-t-il. Le narrateur rapporte donc la conversation entre lui et son voisin, conversation où des jeux lexicaux et syntaxiques impliquent le lexème « double ». On retrouve ici notamment le glissement sémantique et l’ellipse. Si ces procédés rendent parfois la lecture de ce texte difficile, ils sont cependant bel et bien caractéristiques de l’humour par ce qu’ils permettent de dire plus que ce qui est littéralement énoncé. On voit bien sûr se profiler de cette façon une isotopie relevant de l’identité qui, aux niveaux de surface, va jusqu’à remettre en cause la distinction entre le « je » et le « tu », c’est-à-dire que le voisin pourrait bien être un double de la personnalité du narrateur. Malgré l’émoi que cause la disparition des doubles, du point de vue axiologique, il semble bien que l’expression humoristique résolve de façon bien particulière le problème d’identité des acteurs en cause : le voisin qui voulait se pendre est sauvé puisqu’il est « doublé par ses doubles ». Si cette chute peut paraître stéréotypée, il n’en demeure pas moins que sur le plan de l’anecdote elle explique la disparition des doubles et permet une fin heureuse. En fait, les jeux de langage qui tissent l’expression humoristique nourrissent l’anecdote. Comme c’est souvent le cas avec l’humour, en définitive, tout n’est que langage. Si l’effet-nouveauté du discours est plus ou moins perceptible dans le court texte de Devos, on peut tout de même y noter un jeu original de l’emploi du « double ».

La recatégorisation linguistique permet de saisir le fonctionnement de la forme de l’expression dans sa globalité et en relation avec la forme du contenu. Il s’agit donc d’une transformation de l’usage normatif de la langue, du sociolecte. La passion est à la source de la séquence « transformatrice » et amène une modalisation virtualisante du faire. Sur le plan de l’expression, l’exercice de cet idiolecte constitue la compétence du sujet énonciateur. Il n’y aurait performance de l’expression qu’à travers la transformation principale du plan narratif. La sanction viendrait, comme il se doit, confirmer les états transformés aux deux plans du langage. Ainsi, une passion initie les parcours narratif et expressif, ce dernier se révélant une modalisation en regard de la transformation narrative principale. C’est donc à titre de compétence que pourrait signifier la forme de l’expression et qu’elle pourrait s’articuler à la forme du contenu.

La composante énonciative

Le recours à la dimension passionnelle du discours pour saisir l’expression humoristique convoque, à son tour, la composante énonciative, la langue particulière dont le sujet sentant ou passionné fait usage pour surmonter la passion qui l’affecte, s’inscrivant globalement dans l’acte énonciatif. Si cette passion en constitue la base, le déploiement de son discours devient humoristique par un dédoublement des parcours énonciatifs : le sujet énonciateur se raconte alors qu’il semble avoir un autre projet de récit. Ces deux parcours en viennent à se confondre et à jouer le même rôle ; plus exactement, le programme de récit intervient telle une compétence dans le programme principal. Pour le sujet humoriste, la seule façon possible de vaincre son mal de vivre – il y est parfois carrément obligé –, c’est à travers cet acte de langage qui prend des détours. L’espace du texte devient le lieu de sa transformation, comme c’est le cas pour la narratrice de L’Amélanchier de Ferron, que nous avons cité plus haut.

À cette particularité de l’énonciation humoristique, s’ajoute la vision – ou la focalisation ‑, elle aussi particulière, du sujet énonciateur. Cette vision est en quelque sorte filtrée par l’imagination ou la naïveté, toutefois celle des autres acteurs vient s’y opposer. Cette opposition crée un choc qui permet à l’humour de se glisser dans le texte. Il est à souligner que le sujet énonciateur, même dans les cas où sa vision semble la plus éloignée de celle des autres acteurs, est parfois conscient de celle-ci d’une manière ou d’une autre. Il fait donc preuve de lucidité, même s’il est naïf, comme le Momo de La Vie devant soi de Gary, même s’il a beaucoup d’imagination, comme la folle de Chaillot de Giraudoux. Le sujet humoriste invente, il le sait et le fait parce que la réalité qui l’entoure ne lui convient guère. Mais sa capacité d’invention lui permettra en bout de course d’accepter cette réalité qu’il percevait d’abord comme désagréable. La focalisation intervient donc dans l’élaboration du discours humoristique par un autre dédoublement : celui des visions à l’intérieur même du texte.

Ce que nous venons de dire est vrai des personnages de théâtre et de ceux qui assument également la narration dans le discours narratif. Force est de constater que les différentes définitions de l’humour opèrent presque systématiquement une équivalence entre énonciateur et acteur humoriste et que les textes qui servent d’illustration, ici et ailleurs, s’ils ne sont pas des essais au « je implicite », sont des récits narrés à la première personne. On peut bien sûr imaginer un narrateur extradiégétique qui raconte avec humour. Cependant, pour qu’il s’agisse bel et bien d’humour, ce narrateur devra s’en tenir à une focalisation déléguée à un ou à des acteurs qui ressentent d’abord une passion dysphorique et qui agissent de façon humoristique. À défaut d’un narrateur autodiégétique, il faudra retrouver un type qui lui soit le plus près, autrement nous voyons mal comment l’humour pourrait se déployer, puisque passion et énonciation ont partie liée dans ce type de discours.

Puisqu’il est question de vision particulière, de dédoublements et de jeux subtils avec la réalité, le rôle de l’énonciataire s’avère déterminant dans l’humour. D’une certaine manière, on pourrait dire que le discours humoristique lui attribue son rôle, le lui dicte presque. Cet énonciataire implicite est celui qui reconnaît les procédés à tous les niveaux. Si, toujours, le sujet humoriste montre son jeu, il le fait parfois de façon subtile – le caractère ténu du signal de l’humour pouvant être une marque de sa qualité. L’énonciataire devra donc pouvoir le déjouer. Il va de soi que des connaissances encyclopédiques sont convoquées pour n’importe quelle lecture, mais celle de l’humour nécessite davantage une connaissance du discours, révélant une fois de plus les rapports étroits entre le langage et cette forme du comique. Sans ce savoir donc, une partie plus ou moins importante de ses effets tombe à plat. C’est parfois à travers le savant mariage de deux types de discours – le littéraire et le scientifique par exemple – que jaillit l’humour. En outre, l’humour emprunte souvent à la langue courante des formes figées pour les déformer. L’énonciataire implicite reconnaît l’ancien sous le nouveau et apprécie la déformation qu’opère l’humour du premier par le second.

Et le lecteur ?

Il est tout à fait envisageable que le lecteur puisse ne pas se superposer à l’énonciataire implicite que nous venons de décrire. L’humour transgresse des codes discursifs et sociaux qui doivent être connus et reconnus par le lecteur pour qu’il puisse sanctionner cet humour par le rire ou le sourire. Dans le cas contraire, le discours humoristique risque de ne pas produire son effet. Cela est sans compter les facteurs d’autres ordres – sociologiques ou religieux par exemple – qui interviennent dans le domaine du risible. D’un côté, il est donc possible par une analyse rigoureuse du texte d’en mettre au jour les procédés humoristiques, de l’autre, il faut se rappeler que les résultats de cette analyse demeurent en quelque sorte des potentialités soumises à la sanction du lecteur et à tous les facteurs qui le concernent. Nous proposons ici l’angle de l’analyse des composantes du discours afin de préciser les lieux de manifestations de l’humour. C’est sous l’angle de la réception qu’il faudrait explorer plus avant cette question du lecteur face au texte comique en général.

Synthèse : de la passion à l’humour

La passion dysphorique du sujet peut être considérée comme initiatrice du processus humoristique tant dans la forme du contenu que dans la forme de l’expression. En prenant appui sur les propositions d’Andrée Mercier et de Denis Bertrand, c’est d’ailleurs par le biais de la dimension passionnelle du discours que nous avons pu systématiser les liens entre expression et contenu, liens qui montrent que l’humour peut s’inscrire dans toutes les couches du discours ou, du moins, y laisser des traces.

Le sujet passionné au style tensif excessif, défini comme acteur exceptionnel, s’engage dans une action qui ne l’est pas moins afin de pallier sa passion dysphorique. L’humour se manifeste alors dans les structures discursives et les structures narratives de surface par un bouleversement des enchaînements syntagmatiques, comme le proposait déjà Denis Bertrand. Les formes figées du discours sont ainsi révoquées : les stéréotypes se renversent et les événements s’enchaînent en défiant la logique narrative, créant ainsi l’espace textuel propice au déploiement de l’humour. Ici, action veut dire également récit et recours à une langue particulière. En raison même de son état pathémique, le sujet se retrouve conjoint à une modalité virtualisante relative à son acte énonciatif et son expression humoristique se comporte tel un idiolecte passionnel, il s’agit en partie d’une autre manifestation de sa passion. Le faire énonciatif ainsi modalisé permettra au sujet, tout en racontant et en se racontant, de faire montre d’un humour qui se révélera en bout de course salvateur.

De la forme du contenu ressort une orientation axiologique qui va du dysphorique vers l’euphorique. Ce processus se retrouve également dans la forme de l’expression, dans la mesure où le malheur est changé en plaisir par les jeux de langage, en ce sens que des choses graves sont énoncées de façon inhabituelle, potentiellement risible. On peut alors parler de recatégorisation linguistique puisque l’ensemble de ces procédés crée un effet-discours de nouveauté qui s’oppose au sociolecte, aux formes figées du langage.

La jonction entre forme du contenu et forme de l’expression ne s’opère pas seulement en amont avec la passion, mais également en aval avec la transformation principale à laquelle cette expression apporte son concours et qui correspond principalement à la transformation de l’être du sujet, de sa vision du monde. Encore au point de vue de l’expression, l’humour est un moyen associable à une compétence, ce qui établit un autre lien avec le fonctionnement du contenu, de même qu’avec les différentes définitions de l’humour.

Si, comme le propose Denise Jardon, l’humour est parole de sage[5], il ne serait donc pas étonnant que son exercice attribue une forme de savoir au sujet. Si, par l’humour, il apprend à vivre avec ce qui ne va pas, plutôt qu’à le changer, il ne manque pas, au passage, de pointer cette mauvaise marche du monde, instaurant une critique par la multiplication des signifiés à travers la forme de l’expression ou par les figures sur le plan du contenu. Le sujet énonciateur acquiert un savoir et en transmet un, ce qui révélerait la dimension cognitive du discours humoristique. Il s’agirait d’un effet de son déploiement – c’est pourquoi cette dimension ne serait pas toujours aisément repérable –, sa fonction première se ramenant toujours à l’être du sujet.

En rapport avec l’humour, un autre aspect de la théorie sémiotique pourrait être exploré. Il semble que ce type de discours puisse être associé à une « forme de vie », tant pour les raisons que nous venons d’évoquer que pour « l’art d’exister » dont parle Robert Escarpit. Pour le philosophe Wittgenstein, les jeux de langage déformant l’usage représenteraient une condensation d’une forme de vie. C’est à partir de cette donnée que Fontanille et Zilberberg élaborent leurs définitions des formes de vie qui « se présentent comme la négation esthétisée des formes figées sur le fond dont elles se détachent » (1998 : 167) ; caractérisation à laquelle nous avons fait appel pour décrire une partie du fonctionnement du discours humoristique. Enfin, à la suite de Denis Bertrand, ils en viennent à établir un rapprochement entre style[6] et forme de vie :

[...] le style obéit aux mêmes règles qu’une forme de vie, l’un plutôt comme style de l’expression, l’autre plutôt comme « style du contenu », si on veut : mais surtout, il est réglé de la même manière par la praxis énonciative : comme les formes de vie, les styles naissent, surprennent, caractérisent par leur récurrence un texte, une œuvre, une école ou une époque, et bientôt se figent en figures, et finalement meurent, en se confondant avec les formes les plus usées de la norme.

1998 : 166

Ainsi, à un style de l’expression humoristique pourrait correspondre une forme de vie homonyme. De plus, la notion de forme de vie permettrait d’organiser ensemble les différents rôles (actantiel, modal, thématique, passionnel, figuratif) qu’assume un acteur, tous des rôles qui, on l’a vu, interviennent dans le discours humoristique. Cela étant, si un style peut s’user, on voit mal pour le moment comment il pourrait en être de même pour une forme de vie humoristique. Si la proposition de Swift (manger les enfants afin d’enrayer la famine) n’a plus de pertinence référentielle, son discours n’en demeure pas moins humoristique, encore aujourd’hui. Peut-être cela rejoint-il le défi que ne cesse de lancer le discours littéraire au temps ? Serait-ce le propre de l’humour d’agir également de la sorte ? En transcendant les malheurs, reporte-t-il son action sur le temps ? Quoi qu’il en soit, si « [u]ne forme de vie se présente toujours en discours comme une cohérence naissante élevée contre l’incohérence établie » (Fontanille et Zilberberg, 1998 : 167), c’est bien ainsi que nous apparaît l’humour.