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Toronto est‑elle tout autant que Paris une instance de consécration de la littérature québécoise depuis les années quarante? En reposant ainsi la question d'Antoine Sirois sur l'« horizon d'attente » des lecteurs professionnels parisiens qui influencent l'attribution de grands prix français à trois écrivaines québécoises (Sirois, 1991, p. 147), je réponds à l'appel lancé par Pierre Hébert pour qu'on approfondisse « le phénomène » Carrier au Canada anglais avec une étude plus vaste de la réception de la littérature québécoise au Canada anglais et aux États‑Unis (Hébert, 1989, p. 109). Cependant, je ne propose pas l'analyse systématique de la réception du corpus québécois par l'institution littéraire canadienne‑anglaise ou américaine telle qu'il la souhaitait, car je limiterai mon analyse au champ de la production textuelle de la littérature québécoise en traduction anglaise. La sélection opérée dans le corpus québécois par les maisons d'édition canadiennes‑anglaises — une sélection qui fonctionne comme un second système avec son propre processus d'admission, de légitimation et de consécration — révèle le discours poétique des oeuvres et le discours socio‑culturel qui produisent une représentation de la littérature québécoise et une image du Québec au Canada anglais. Cette représentation est en effet la narration des décisions prises par des traducteurs et des critiques, à la suite des sélections opérées par les maisons d'édition, car la critique littéraire, tout comme la traduction, est un discours de légitimation. La transmission sélective contribue à la formation d'une communauté de lecteurs, le public canadien‑anglais.

Puisque je m'intéresse surtout à la position des écrivaines dans ces relations entre cultures, mes paramètres d'accueil des oeuvres littéraires québécoises pourront être perçus comme subjectifs. Ils sont pourtant symptomatiques, car je m'appuie sur la convergence de deux analyses indépendantes sur la réception du corpus littéraire québécois par l'institution littéraire canadienne‑anglaise. Comme l'observent Réjean Beaudoin, Annette Hayward et André Lamontagne, les oeuvres des auteurs québécois les plus commentées par la critique anglo‑canadienne ont été écrites par Gabrielle Roy, Anne Hébert et Marie‑Claire Blais (Lamontagne, 1998). Jane Koustas constate aussi que selon l'index Canadian Translation, les textes d'Anne Hébert, de Gabrielle Roy et de Marie‑Claire Blais sont les plus traduits en anglais parmi tous les auteurs québécois (Koustas 1999, p. 18).[1] Les deux phénomènes sont reliés. Ils témoignent de la productivité de l'institution littéraire : plus de traductions, plus de recensions critiques, plus de capital symbolique, plus de traductions... D'autre part, Mary Jane Green souligne la pertinence des observations de Lise Gauvin et de Laurent Mailhot (1982) selon lesquels les chercheurs américains accordent « une attention particulière à la littérature féminine du Québec ». Dans Quebec Studies, la seule revue américaine consacrée uniquement à la culture québécoise, il est question « des femmes‑écrivains dans une bonne moitié des articles de critique littéraire ». Les analyses portent sur « les femmes‑écrivains déjà canonisées au Québec, comme Gabrielle Roy, Anne Hébert et Marie‑Claire Blais, aussi bien que sur la génération plus récente d'écrivains féministes, telles que Nicole Brossard, Louky Bersianik » etc. (Green, 1989, p. 115). Dans son interaction même avec la structure hiérarchique du système littéraire anglophone, la réception des oeuvres de ces deux générations exerce une force plutôt conservatrice dans le cas de la première, et contestatrice de l'autorité quant à la seconde. Pourtant, la signification de cette féminisation de la littérature québécoise n'est pas la même au Canada et aux États‑Unis. Là où le canon américain n'est composé que d'auteurs masculins, Margaret Atwood, Margaret Laurence et Alice Munro comptent parmi les auteurs consacrés au Canada anglais.[2] Gabrielle Roy, pourtant, était nommée meilleure romancière canadienne (anglais) lors d'un sondage effectué chez les professeurs d'anglais des universités canadiennes en 1978 (Steele, 1982, p. 151).[3] Dans le premier cas, la dialectique de l'altérité dans les relations entre les systèmes littéraires s'articule autour d'un mouvement de compensation d'une lacune dans le système américain, tandis que dans le second cas, (canadien‑anglais) le dédoublement des systèmes vient en quelque sorte légitimer le nationalisme culturel pan canadien. C’est du moins le cas de la première génération identifiée par Green[4] (Godard, 1999), car la situation est plus complexe pour la deuxième génération, comme nous allons le voir.

La structuration du champ littéraire

En abordant la question de la réception littéraire par le biais de la traduction, je m'appuie sur l'analyse que fait André Lefevere de l'interaction dynamique des champs littéraires hétérogènes dont la traduction est un modèle de la diversification dans la transmission du savoir. La traduction, qu'il qualifie de « métalittérature », est la modalité privilégiée de la production du savoir littéraire parce qu'elle abolit les frontières « nationales », le fondement des études littéraires actuelles. La distinction entre des littératures dites « nationales » et la littérature comparée est l'héritage d'une idéologie romantique valorisant l'isotopie langue, territoire, nation. Lefevere propose à sa place un modèle de système dynamique de « ré‑écriture » qui valorise la relativité des « languages games » et le dépassement des normes qu'il qualifie comme « une défamiliarisation de l'automatisme de la perception » (Lefevere 1977, pp. 69‑73). La littérature, affirme Lefevere, nous propose un savoir qui reconnaît la relativité du savoir (1977, p. 68). Le changement provient d'un mouvement d'extériorisation ou d'exotopie aussi bien que des variations internes du système et de son auto‑réflexivité. Il partage ainsi avec Lotman une théorie de la sémiosis culturelle comme un processus de devenir plutôt qu'une opposition de binaires. La frontière est le lieu privilégié de la sémiosis, car une nouvelle « sémiosphère » est produite dans la distinction qu'une culture établit entre un « nous » ordonné et un « ils » désordonné, ce qui entraîne un réalignement de la frontière et une redistribution des valeurs (Lotman, 1990, p. 142). Intérieure et extérieure, « polyglotte » en somme, la frontière sépare et réunit simultanément pour donner un sens hétérogène et mobile. La critique et la traduction sont deux modalités privilégiées de « manipulation » de ces frontières qui, avec l'histoire littéraire, les anthologies, l'édition et une multitude de péritextes (préfaces, annonces publicitaires, maquettes de couverture, etc.) jouent un rôle frontalier de médiation et de négociation entre des systèmes littéraires différents, réalignant ainsi les frontières culturelles. En tant que métatextes, ces « ré‑écritures » déterminent la réception en formant un public par le biais des régularités spécifiques et de la performativité du discours. Ces formes de « ré‑écriture » proposent une certaine idéologie et une certaine poétique en fonction du pouvoir socio‑économique par lequel une culture intervient dans une autre. La « réfraction » qui s'ensuit peut accélérer l'innovation littéraire en introduisant de nouveaux genres, concepts ou techniques littéraires ou, au contraire, la ré‑écriture peut jouer un rôle conservateur en contraignant l'innovation ou, paradoxalement, innover tout en conservant (Lefevere, 1992, p. vii). La traduction, en élargissant le champ de la réception d'un texte et les grilles de ses lectures potentielles, influence sa survivance. Comme l’affirme Lefevere, « the fame of a writer and his or her position in literature are, to no small extent, at the mercy of his or her translator » (1977, p. 74).

Cette théorie de la manipulation littéraire aux effets textuels et idéationnels divers reprend beaucoup d'éléments de la théorie des polysystèmes. Avec sa proclamation du « cultural turn » dans les théories traductologiques, Lefevere insiste plus sur l'importance des changements socio‑culturels dans l'habitus, changements analysables à travers le système du « patronage » (1992, p. 11) que ne le fait Itamar Even‑Zohar, le théoricien principal des polystèmes. D’après l'hypothèse d'Even‑Zohar, la littérature traduite occupe ou bien une position primaire dans le polysystème, ou une position secondaire, selon l'état du système littéraire traduisant (Even‑Zohar, 1978, pp. 22‑24). Pour lui, la position « normale »se trouve dans des littératures stables où la traduction occupe une position secondaire ayant une fonction conservatrice.[5] La littérature traduite occupe une position primaire ayant une fonction innovatrice lorsque le système littéraire qui l'importe est instable, comme le sont les « jeunes » systèmes littéraires canadien et québécois. Ils sont en voie de constitution et occupent une position périphérique par rapport aux littératures française, britannique et américaine, qui sont des littératures « fortes ». De plus, le système littéraire canadien‑anglais est déstabilisé depuis les années soixante, en voie de constitution accélérée et à la recherche de normes et de modèles nouveaux pour enrichir sa littérature.

Carolyn Perkes a adopté la théorie des polysystèmes pour analyser les effets de la traduction dans les relations entre les systèmes littéraires canadiens‑anglais et québécois. Bien qu'on puisse s'y attendre, observe‑t‑elle (1996, p. 1196), le répertoire canadien‑anglais des formes littéraires ne semble pas se transformer au contact de la littérature québécoise, en tout cas pas en ce qui concerne la production et la réception du roman et des nouvelles, les genres les plus représentés dans le corpus québécois en traduction anglaise. D'une tradition « réaliste, » la littérature narrative traduite du français occupe une position secondaire, conclut Perkes : les traductions sont adaptées aux normes et aux modèles du système canadien‑anglais sans bouleverser ce système en prenant une position primaire, et sont ainsi consignées au « mimetic museum » peu fréquenté du grand public (bien que cette tradition domine toujours dans les cours universitaires) (Perkes, 1996, p. 1196). A mon avis, cette littérature réaliste est plutôt lue par le grand public : la littérature non‑réaliste, qualifiée d'expérimentale, ne circule que dans le champ de la production marginale. L'exception selon Perkes — et il s’agit d’une exception très importante pour mon propos — est l'écriture féministe en traduction, qui occupe une position primaire cherchant à transformer les modèles du système « cible » et à produire des traductions « adéquates », introduisant ainsi des changements dans le discours péritextuel canadien‑anglais et dans les normes culturelles (Perkes, 1996, p. 1196). Cette évaluation de l'adéquation de la traduction plutôt linguistique ou idéologique questionne l'équivalence identitaire et le discours de « fidélité », lieux communs du corpus des préfaces aux traductions analysées par Perkes (pp. 1205-1206). Qu'il y ait plusieurs modalités d'insertion de la littérature québécoise en traduction amène Perkes à conclure que « l'hypothèse d'Itamar Even‑Zohar fait problème » dans le cas du système littéraire canadien‑anglais (Perkes, 1996, p. 1196).

À mon avis, l'hypothèse même comporte certains problèmes. L'hypothèse d’Even‑Zohar propose une réception homogène des traductions selon un modèle abstrait et idéaliste, alors qu'il y a toujours variation et concurrence des intérêts du pouvoir à l'intérieur d'un champ littéraire. Dans ce cas‑ci entre des oeuvres sujettes à être modifiées pour entrer dans le champ de production restreint de la culture canadienne‑anglaise, reconnues par des prix et canonisées par le système d’enseignement — deux instances de légitimation qui consacrent par leurs actions symboliques — et des oeuvres expérimentales, provenant d'un habitus socialement marginalisé. L'opération d'échange et de transfert du savoir par l'intermédiaire des oeuvres en traduction est nécessairement inachevée, car elle est impliquée dans la dynamique du système « cible » et sa propre évolution à travers des luttes entre des programmes de lecture compétitifs et des phases historiques diverses. La métaphore que Walter Benjamin propose pour la traduction — une tangente qui touche au cercle à un point avant de poursuivre sa trajectoire — s'applique mieux à ce dynamisme du système (Benjamin, 1969, p. 80). Le premier contact se fait dans un mouvement d'exotopie des écrivains du système cible à la recherche de nouveauté dans leur lutte avec l'idéologie et l'esthétique dominantes de l'époque. Ensuite, en réalignant des frontières et en redistribuant des valeurs, ce savoir périphérique est ré‑écrit par le second système, pour le rendre pertinent à la culture d'importation où il occupe des positions différenciées dans lesquelles l'habitus est soumis aux rapports hégémoniques.

Bien que je m’appuie sur la distinction établie par Perkes entre ce que j'appelle une première génération d'écrivaines québécoises, dont les oeuvres sont ré‑écrites pour paraître réalistes (Roy, Hébert, Blais), et une deuxième génération d'écrivaines, des féministes radicales dont les textes sont plutôt expérimentaux, je tiens à qualifier son jugement quant aux effets transformateurs de la traduction de leurs oeuvres.[6] D'une part, les oeuvres de la première génération ont initié un changement dans le discours littéraire canadien‑anglais à leur parution, car la critique y voyait les signes annonciateurs de la modernité longtemps attendue au Canada anglais, même si ce discours a souligné la continuité ensuite (Godard, 1999). D'autre part, les oeuvres de la deuxième génération n'ont pas encore transformé les normes littéraires canadiennes‑anglaises, car leurs textes ont été reçus uniquement dans les milieux féministes qui restent en marge du champ littéraire comme du socius. Pour soutenir son propos, Perkes analyse surtout les discours des traducteurs dans leurs écrits péritextuels. Bien qu'il y ait eu un changement dans le discours traductologique des traductrices féministes au Canada depuis 1980, ce discours reste à la périphérie du champ de production restreint de la littérature canadienne‑anglaise. En effet, pour induire un véritable changement dans le système littéraire, il faut changer non seulement les discours mais aussi les rapports de force entre les systèmes et à l’intérieur de chacun d’entre eux. Ces rapports sont autant économiques que socio‑politiques.

C'est ici que la notion de « patronage » intervient rattachant la réception à des contraintes socio‑économiques. Lefevere postule plusieurs modalités du pouvoir. Dans un système où le patronage est non‑différencié, le même patron — un roi absolu, un état totalitaire ou un monopole des librairies de grande surface, par des subventions, des pensions ou la censure — contrôle les trois éléments du pouvoir : l'idéologique, en ce qui concerne les contraintes formelles et thématiques des genres du discours; l'économique, ou la possibilité de vivre des ventes ou du salaire de ses oeuvres; et le prestige du style de vie (l'habitus). Dans un système différencié, par contre, les trois éléments sont indépendants comme dans le cas d'un auteur de best‑sellers. Bien que riche, il ne jouit pas de la reconnaissance de l'élite littéraire. Même dans le premier cas, cependant, il y a une situation de « diglossie littéraire, » et les oeuvres produites seront appellées « dissidentes » ou seront difficiles à publier (Lefevere, 1992, p. 17). Cette stratification du champ infléchit l'édition : les oeuvres conformes à l'idéologie dominante et ainsi susceptibles d’être canonisées trouveront facilement un éditeur prestigieux, mais les oeuvres qui divergent de l'idéologie et de la poétique dominante ou qui ne trouvent pas de « ré‑écrivain » capable de les rendre culturellement pertinentes auront à se contenter d'un « samizdat » ou devront être publiées dans un autre système (Lefevere, 1992, p. 21). Les oeuvres susceptibles d'être consacrées fonctionnent dans « un cycle de production longue » orienté vers le futur plutôt que dans « un cycle de production courte » orienté vers le présent et des intérêts pré‑établis, comme le sont les best‑sellers et d'autres oeuvres du champ de la grande production (Bourdieu). En décidant de ce qu'on traduit et pour qui on le traduit, les maisons d'édition déterminent qui traduit, dans quelles circonstances et ainsi comment traduire. Cette fonction de patronage définit non seulement le statut du traducteur, mais intervient aussi indirectement dans les autres instances de réception, la critique et l'enseignement où, à partir des oeuvres disponibles en anglais, à partir des schèmes littéraires proposés par les oeuvres traduites, on produit des lectures, des interprétations de ces oeuvres qui les rendent ainsi accessibles à un public unilingue. Ces opérations constituent les effets textuels et idéologiques du marché symbolique déterminant le traductible ou le « seuil du savoir » (Perkes).

Ces opérations, qui fixent et naturalisent les valeurs arbitraires et différentielles, sont le travail de « "banalisation" ou "quotidiennisation" » effectué par des institutions qui neutralisent et déréalisent ainsi la violence symbolique d'un processus de canonisation qui fait subir aux oeuvres un traitement de distinction (Bourdieu, 1971, p. 77). « La logique relativement autonome » du fonctionnement des différentes instances de légitimation, poursuit Bourdieu, fait apparaître comme fondé sur un principe de légitimité culturelle le processus de différentiation et d'exclusion. La « reconnaissance de la loi culturelle » est précisément « la méconnaissance de l'arbitraire de cette loi » (Bourdieu, 1971, p.78). Sans paraître soumises aux ingérences du pouvoir économique, politique ou religieux, les pratiques institutionnelles de distinction reproduisent isotopiquement les relations de pouvoir d'une société stratifiée. « Le capital symbolique » pour Bourdieu n'est rien d'autre que la relation sociale de différentiation dans un champ de production hétérogène qui valorise les codes de signification de la classe dominante. Les pratiques signifiantes et les biens culturels de cette classe détiennent le « pouvoir symbolique » ayant l'autorité de décerner le capital culturel et symbolique. Tout comme l'hégémonie chez Gramsci, le « pouvoir symbolique » agit à travers les signes et les pratiques pour constituer un consensus. Il s'agit toujours d'une négociation ou d'un compromis, car le champ, hétérogène, détermine la valeur dans une dialectique de la distinction entre « un champ de production restreinte » et « un champ de grande production » (Bourdieu, 1971, pp. 54‑55) et d'autres positions ou habitus de publics potentiels différenciés (les jeunes, les femmes, etc., Bourdieu, 1971, p. 83).

Dans les analyses de l'institution littéraire québécoise, Bourdieu est souvent cité mais, comme l'observe Denis Saint‑Jacques, un glissement s'est produit et la notion « d'institution » a déplacé la notion du « champ » de Bourdieu, neutralisant ainsi « la position du littéraire dans l'ensemble de la configuration sociale » (Saint‑Jacques, 1986, p. 43). On s'occupe moins de l'habitus — des relations sociales du pouvoir vécues dans les pratiques du quotidien — que de « l'Appareil et la Norme, » la norme française produisant un « conflit des codes » dans l'appareil québécois (Belleau, 1981, cité dans Gauvin, 1981, p. 279). Ce glissement se manifeste dans le dialogue entre Lise Gauvin et Jacques Dubois lors d'une table ronde portant sur « L'institution littéraire québécoise : une relative autonomie ». La notion d'autonomie désigne parfois « une vision beaucoup plus technocratique de l'écriture » (Gauvin, 1981, p. 277) et d'autres fois les « conditions d'une véritable autonomie culturelle » (Gauvin, 1981, p. 279). On glisse d’une conception d'autonomie comme systématisation ou bureaucratisation de la littérature par la formation d'un système autoréglant avec ses lois propres qui produit des représentations par lesquelles des sujets sont interpellés d'une manière invisible par les relations de pouvoir social, à une notion d’autonomie désignant l'indépendance culturelle d'un mouvement de résistance anti‑colonial contre des esthétiques et des instances de légitimation européennes. La critique littéraire manifeste ainsi l'idéologème « autonomie » dans « un discours compensatoire » du champ québécois affirmant sa spécificité dans un rapport d'alterité avec le colonisateur, « l'Anglais conquérant », et en même temps avec « l'héritage linguistique et culturel de la France », l'altérité perçue comme « négative et menaçante », une entrave pour la nouvelle Norme québécoise qu'établit la critique (Brisset, 1990, pp. 32‑33). La reconnaissance d'une valeur littéraire dans le champ restreint constitue une relation sociale, dans ce cas‑ci, une relation où le pouvoir colonial conserve encore son prestige.

En tournant autour de l'axe Paris‑Montréal, la critique québécoise participe à la reproduction et la circulation des biens symboliques en constituant les distinctions culturellement pertinentes pour une institution littéraire québécoise auto‑suffisante en formation. Cette préoccupation de la spécificité québécoise se manifeste chez Lise Gauvin quand elle s'inquiète du prestige des prix français à l'échelle mondiale, la France intervenant non seulement pour « hanter » les écrivains québécois avec « le souci d'une légitimation venue d'outre‑mer » qui pousse à l'exotisme folklorique, mais aussi pour négocier la transmission sélective de la littérature québécoise à travers la traduction vers d'autres langues et pays. « Il m'apparaît dangereux en tout cas » écrit Gauvin, « que seuls les romans reconnus par les prix littéraires français soient traduits à l'étranger » (1981, p. 279). La plainte de Lise Gauvin au sujet de la « distortion » produite par le déplacement des horizons d'attente dans la transmission du savoir par la circulation des biens symboliques à l'extérieur du Québec manifeste la tension et la disjonction de cette opération d'échange et de transfert nécessairement inachevée, puisque toujours en cours. Si cette communauté et son savoir « ne peuvent exister que dans une "situation tragique" » (Gauvin, 1981, p. 279), la ré‑écriture étant vécue comme une perte de sens, cela doit être dans un drame tchékhovien où le poids d'un héritage culturel pèse lourdement sur les possibilités d'avenir, un drame comme celui de la pièce Les trois soeurs (pour adopter la perspective de François Gallays, dont la conférence sur « Gabrielle Roy et ses deux "soeurs" : Marie‑Claire Blais et Anne Hébert » (1996) souligne une forte convergence de leurs oeuvres).[7] Gauvin dépeint pourtant bien la situation complexe du champ littéraire québécois en interaction constante avec d'autres systèmes littéraires, chacun étant externe à l'autre; cette situation est vécue comme menaçante, les Français étant aussi dangereux que les Anglo‑Américains. La traduction, comme elle le remarque, est bien un mécanisme dynamique par lequel les champs littéraires entretiennent des relations. Cependant, la traduction, comme pratique discursive émergeant des contacts interlinguistiques, ne transforme pas le sens autant qu'elle l'invente en fonction des conflits idéologiques de la culture d'accueil.

D'ailleurs, le ou les champ(s) littéraire(s) au Canada ne sont pas autonome(s) au sens où Bourdieu l'entendait, car à toutes les étapes, l'aide financière du gouvernement fédéral (et provincial) vient pallier le manque de ressources économiques investies dans l'édition — bourses aux artistes, subventions globales aux maisons d'édition, paiements aux traducteurs, fonds pour la promotion des oeuvres et des lectures d'oeuvres par les écrivains et traducteurs. Cette intervention gouvernementale directe structure deux marchés superposés : un modèle national subventionné coexiste avec un marché capitaliste soumis aux contraintes économiques internationales. Les éditeurs canadiens ne cherchent pas nécessairement à plaire à une élite bourgeoise dominante en choisissant leurs titres. La politique gouvernementale intervient directement dans le financement des institutions culturelles en déterminant des catégories de production culturelle qui peuvent recevoir des subventions. Cette ingérence d'un pouvoir politique est primordiale dans la traduction au Canada car la traduction des lois et des documents gouvernementaux constitue le domaine principal de traduction, réglant ainsi les normes du traductible. Ce n'est qu'avec la mise en place par le Secrétariat d'État d'un programme de subventions pour les traductions de livres québécois et canadiens‑anglais dans l'autre langue en 1969, suite à l'adoption de la Loi sur les langues officielles en 1974, que la traduction littéraire s'est développée au Canada surtout chez les petites maisons d'édition subventionnées qui constituent le champ de production marginale et d'avant‑garde.[8] Conformément à la politique fédéral du bilinguisme et du biculturalisme, l'égalité des langues et des cultures n'est qu'un modèle des relations entre les littératures canadienne‑française et canadienne‑anglaise. La coordination de deux langues et cultures distinctes (l'ellipse, le double hélix) en est un autre (Stratford). Mais le modèle le plus commun est celui de la supplémentarité dans la marginalisation — « AND Quebec » — le chapitre ou l'appendice sur la littérature québécoise relégué à la fin du livre (Frank Davey, 1997, p. 13).[9]

Il est toujours question de politique dans la réception des livres québécois au Canada‑anglais, car les rapports de force asymétriques entre le Québec et le Canada se sont traditionnellement réglés sur le terrain de la politique linguistique. Les livres québécois sélectionnés par des éditeurs à l'étranger, en France comme aux États‑Unis, répondent aux critères de ces systèmes autonomes ou peuvent être modifiés pour être conformes à leurs normes. Une consécration par le champ de production restreinte de ces systèmes étrangers peut avoir des conséquences économiques importantes pour l'écrivain québécois que le Prix David du Québec ou le Prix du Gouverneur Général du Canada n'entraînent pas, comme en témoigne le cas d'Anne Hébert dont l'annonce du Prix Fémina pour les Fous de Bassan a quintuplé la vente (Sirois, 1991, p. 158). Pour Gabrielle Roy, l'effet du Prix Fémina diffère du succès économique qu'elle a connu à la suite de la traduction de Bonheur d'occasion en anglais tiré à plus de 750 000 exemplaires comme sélection de mai 1947 du Literary Guild, ce qui constitue une consécration dans le champ de grande production relié plus directement au capital économique (américain). Mais un livre traduit peut circuler aussi dans un champ de production marginale subventionné, d'avant‑garde ou d'autres fractions particulières du public et ne connaître qu'un succès d'estime limité. C'est la représentation de cette représentation qui « confère le sens public de l'oeuvre » en proposant « une définition sociale de sa position objective dans le champ » qui le différencie des autres positions (Bourdieu, 1971, p. 63).

Si j'insiste sur le rôle important des éditeurs dans la réception de la littérature québécoise, ce n'est pas pour contredire Pierre Hébert quand il écrit que l'on « n'insistera d'ailleurs jamais trop sur le rôle joué par les traducteurs pour faire connaître la littérature québécoise au Canada anglais » (Hébert, 1989, p. 109), mais plutôt pour souligner les relations de pouvoir qui déterminent qui sera la traductrice. Les traducteurs ont beau exprimer dans leurs préfaces et leurs essais le bon‑ententisme de leur reconnaissance de l'autre — ce qu'on a appelé la visée « ethnographique » de la traduction anglaise de la littérature québécoise (Simon, 1994, p. 53), c'est‑à‑dire l'interprétation et la valorisation de l'altérité — leurs traductions subissent quand même la violence symbolique du processus de transmission sélective des maisons d'édition dans la concurrence du marché symbolique.[10] L'expression du nationalisme culturel joue toujours dans les interrelations littéraires, mais le pouvoir économique structure le champ. Car la différence dans la réception des oeuvres en traduction, leur position secondaire ou primaire dans le système canadien‑anglais, telle qu'identifiée par Perkes, signifie plutôt une stratification socio‑économique du champ littéraire canadien‑anglais. Les oeuvres « réalistes » de Gabrielle Roy, de Anne Hébert et de Marie‑Claire Blais, ou ré‑écrites pour paraître réalistes et véhiculer un savoir référentiel sur un coin « inconnu » de la nation, circulent dans le champ de la production restreinte, publiées par des maisons d'édition américaines et en co‑édition avec les « grandes » maisons d'édition canadiennes‑anglaises — McClelland & Stewart, Stoddart‑General (mais pas chez Oxford ou Macmillan ou Knopf) — tandis que les oeuvres de la jeune génération des féministes circulent dans le champ de production marginale de l'avant‑garde ou du féminisme, publiées dans des périodiques — Open Letter, Exile, Canadian Fiction Magazine, Tessera,— ou par les « petites » maisons d'édition (« little presses ») dirigées par des écrivains — Talonbooks, Exile Editions, Coach House, Women's Press — qui véhiculent une représentation différente de la littérature québécoise, stylistiquement innovatrice et subversive, destinée surtout à d'autres écrivain(e)s et non pas aux lecteurs « forts » de la bourgeoisie. La norme traductologique de l'exotopie se limite au champ de la production marginale, tandis que la norme du lisible domine le champ de la production restreinte où la fiction d'un Québec anglais est reproduite pour un public anglo‑canadien bourgeois (Godard, 1999).

Un dialogue entre féministes

L'exotopie oriente la traduction de la poésie d'Anne Hébert entreprise par le poète canadien‑anglais Frank Scott et se manifeste dans le format bilingue de publication où les versions française et anglaise des poèmes côtoient des essais qui décrivent le processus de traduction. Publiées d'abord dans des périodiques anglophone (Tamarack) et francophone (Les Écrits du Canada français) avant de paraître en livre (1970), la circulation des traductions de la poésie d'Hébert a été très limitée dans les milieux littéraires pendant une décennie avant que la traduction de son roman Kamouraska (1973) n'attire l'attention des journalistes des grands quotidiens. Les questions de la différence sexuelle en traduction ont été soulevées pour la première fois au Canada dans le contexte de la traduction de Scott, qui a occulté la portée féministe du poème d'Hébert ayant pour sujet un viol rituel. C'est Anne Hébert qui, lors de leurs conversations, a indiqué à Scott qu'il n'avait pas remarqué que l'enfant était une fille (« une esclave fascinée »), changement qu'il a fait par la suite pour le signaler avec le possessif « her ankle. » Kathy Mezei (1986) et moi‑même (1984b) avons relevé ce moment clef dans le dialogue des poètes pour introduire une nouvelle problématique dans la traductologie, celle de la différence sexuelle. Ce qui a commencé comme un dialogue sur la traduction entre les poètes Hébert et Scott est devenu ensuite un dialogue entre féministes au sujet des asymétries du pouvoir autour de la différence linguistique et sexuelle.

L'élaboration d'une théorie féministe de la traduction s'est poursuivie dans les pages de Tessera, un périodique littéraire féministe bilingue, où l'on a beaucoup analysé les rapports au pouvoir de la sexuation du discours dans la traductologie, la narratologie, et les fictions de l'identitaire.[11] L'intervention féministe dans la théorie et la pratique de la traduction ne se limite pas à cette analyse des lacunes dans la traduction des textes de femmes par des traducteurs masculins, mais se penche sur toute la problématique de l'autorité textuelle et de la transmission du savoir. Sous le signe de la différence, comment maintenir l'hypothèse de l'équivalence entre des langues? Qui détermine quand l'équivalence est atteinte? À travers l'incommensurabilité des langues, l'éthique de la différence sexuelle se double d'une éthique de la différence culturelle.

La traduction féministe se manifeste dans des pratiques interventionnistes de ré‑écriture telles que la compensation, l'appareil péritextuel et la manipulation pour féminiser le texte en traduction (Simon, 1996, p. 14) — des pratiques qui attirent l'attention sur le processus de traduction et rendent visible l'aspect créatif de la ré‑énonciation. La traductrice souligne la différence — le différend même — entre les contextes de « l'original » et de la traduction, délimite les paramètres du processus de transfert et explique la modalité de circulation du texte traduit dans son nouvel environnement. Ainsi, la traduction féministe met en relief tous les contextes socio‑culturels de médiation dans lesquels la traduction s'opère, surtout les dimensions idéologique, cognitive et affective de la ré‑écriture. La traduction est moins impliquée dans l'arrivée vers une langue « cible » que dans l'espace entre, surtout à des médiations de pouvoir qui règlent les relations entre langues et cultures. Ces relations de pouvoir déterminent les contextes pertinents et produisent la traductrice comme le sujet d'une énonciation, d'un double discours en tant que transformation interprétative et non pas comme une répétition mimétique. Le langage se libère de ses fonctions informatives ou communicatives pour faire acte dans le social et déborde ainsi à une valeur référentielle. On accorde à l'entre‑deux d'où émerge un excès de sens une valeur positive de critique et de création, car la lectrice de ces traductions féministes est incitée à s'activer pour évaluer la distance entre les formes conventionnelles du prestige linguistique (le capital culturel) et des formes du langage littéraire émergentes — et ainsi à « faire sens ».

Que les traductrices des textes féministes se soient servies de « la langue et l'écriture comme théories et comme éléments formels [pour] appu[yer] les arguments d'adéquation » dans leurs péritextes a transformé le discours sur la traduction au Canada, selon Carolyn Perkes : le savoir représenté en traduction, « l'objet principal de l'interprétation, a évolué du paysage au langage » (Perkes, 1996, p. 1203). On ne cherche plus un savoir représentatif d'un réel topographique, mais à mesurer un écart socio‑culturel entre des groupes linguistiques asymétriques. Avec cette interrogation du travail idéologique de la traduction, « l'adéquation de la traduction conçue comme pratique linguistique, fait désormais problème » (Perkes, 1996, p. 1205). On se penche plutôt sur les effets socio‑culturels de ces transformations que sur les aspects purement linguistiques. La traduction comme ré‑écriture au féminin laisse percevoir l'altérité des langues et des cultures, pas comme une opposition de binarités au profit de l'une ou de l'autre, mais comme « simultanéité » ou « continuum » — des multiples (Bjerring, 1996, p. 169). Le projet interculturel de Tessera se prête ainsi à une analyse féministe fondée sur les principes d'égalité dans un engagement à respecter l'autorité des voix multiples, résistant ainsi à la marginalisation et à l'exclusion (Bjerring, 1996, p. 165). La communauté féministe envisagée par Tessera est posée comme un projet à faire — un devenir — dans un processus de ré‑évaluation critique et de transformation sociale des valeurs symboliques. Tessera cite la traduction « as a practice and as a model of movement back and forth between the traditional boundaries of language (French/English); gender (masculine/feminine and heterosexual/lesbian); genre (prose/verse, literature/theory, visual/textual) » pour réaligner les frontières et redistribuer les valeurs des oppositions binaires en hétérologie (Bjerring, 1996, p. 167). Traduire entre les cultures et les langues est ainsi proposé comme la possibilité d'une transformation créative des rapports de pouvoir plutôt que comme un obstacle incontournable.

Au contact de la littérature québécoise moderne entre 1945 et 1970, c'est le répertoire canadien‑anglais des formes littéraires qui a été modifié par l'introduction de modèles plus objectifs (Godard, 1999).[12] Avec le dialogue entre féministes à partir des années 80, on assiste à l'émergence d'un nouveau genre littéraire : la « théorie/fiction /fiction‑theory » privilégié chez Tessera, et à une nouvelle formation discursive.[13] Pour Carolyn Perkes, ce genre occupe une position primaire dans le champ littéraire canadien‑anglais visant un changement plus radical du système, car il évite l'interprétation en forme de paraphrase pour insister sur la comparaison et, par conséquent, sur la différence (1996, pp. 1196, 1205). L'analyse comparative différentielle incitée par la théorie/fiction est soulignée aussi par Lianne Moyes. Comme une écriture liminale au‑delà de la distinction entre le littéraire et le théorique, en ce qu’elle met en scène la politique du langage et de la représentation sous forme de fictions telles que le journal et le poème en prose, la théorie/fiction met en évidence le statut représentationnel du discours théorique aussi bien que les modèles théoriques inscrits dans les textes littéraires. « La théorie/fiction est particulièrement attentive aux continuités et discontinuités existant dans les discours des études littéraires, de la linguistique, de l'histoire, de la science politique, de la philosophie et des communications... [Au Canada elle] constitue un lieu d'exploration important des questions de spécificité nationale, culturelle, historique et sexuelle » (Moyes, 1994, p. 308). Ces questions sont analysées en fonction des configurations historiques particulières aux différences socio‑politiques entre groupes et à l'intérieur des groupes. Les textes explorent les différences culturelles et linguistiques distinguant les femmes canadiennes et québécoises et les relations de pouvoir à l'intérieur de ces groupes linguistiques qui accordent plus d'autorité aux unes plutôt qu'aux autres selon des distinctions de classe, de race et/ou d'orientation sexuelle. La théorie/fiction est un lieu d'exploration et non pas un mélange des genres qui présuppose la pureté des catégories génériques : il ne s'agit pas tant de légitimer la théorie/fiction que d'outrepasser les nominations génériques au profit d'une appréhension énergique de l'écriture. L'enjeu est d'exposer l'incohérence interne aux catégories universelles sur lesquelles reposent les oppositions homme/femme, théorie/fiction, texte/contexte, forme/contenu, modalités énonciatives/pratiques socio‑politiques. Ainsi, on explore les effets du réel produits par les textes, ces fictions du réel qui, selon Nicole Brossard (1985a), ont des effets réels car elles délimitent la condition du vécu des femmes. Comme modalité énonciative, la théorie/fiction est une parole manifestaire promettant une transformation socio‑politique : le manifeste est un performatif faisant acte, « link[ing] the transgressive, the subversive, and the new to violence in the order of the symbolic » (Moyes, 1994, p. 312). Mais là où Perkes constate un changement dans le système littéraire canadien‑anglais effectué par la pratique traductologique et critique de Tessera, Moyes préconise une pratique discursive d'avant‑garde limitée au champ de la production marginale de l'écriture expérimentale. Le discours manifestaire de Tessera se pose comme critique des relations du pouvoir qui déterminent les frontières entre la marge et le centre et vise la déstabilisation du capital symbolique, sans pourtant vouloir s'imposer comme nouveau centre.

D'ailleurs, où sont les signes objectifs de légitimation de ce nouveau discours cerné par Perkes? La publication chez des éditeurs prestigieux dans des cycles de production longue? La réception critique chez les grands quotidiens et les périodiques littéraires? Les prix littéraires pour les textes et/ou leurs traductions? Est‑ce que ces pratiques féministes ont véritablement transformé le discours sur la traduction, comme le prétend Perkes (1996, p. 1203)? À toutes ces questions, il faut donner une réponse conditionnelle. Oui, il y a eu une prolifération de théories/fictions où des écrivaines canadiennes‑anglaises ont élargi les possibilités formelles d'un « genre » élaboré par Brossard, Suzanne Lamy, France Théoret, Madeleine Gagnon, Louise Dupré, Louise Cotnoir, Line McMurray et d'autres,[14] avec des poèmes en prose (Margaret Atwood, Lola Tostevin), des journaux (Smaro Kamboureli, Daphne Marlatt) et des « ficto‑criticisms » (Aritha Van Herk, Kristjana Gunnars, Gail Scott). Mais ces livres sont publiés soit chez Coach House Press, soit chez Red Deer Press, des petites maisons d'édition spécialisées dans la littérature expérimentale. Avec la faillite récente de la première, peu de théories/fictions sont encore disponibles, ce qui limite leur rayonnement dans le système d'enseignement.[15] Quant à la légitimation par des prix, aucune de ces théories/fictions en anglais n'a gagné le prix du Gouverneur général, et ce n'est qu'en 1998 que ce prix a été accordé à la traduction d'une théorie/fiction québécoise, en l’occurrence à la deuxième traduction de l’Euguélionne de Louky Bersianik par Howard Scott.[16]

Le cas de Nicole Brossard est instructif du point de vue de la réception critique de la théorie/fiction et du dialogue entre féministes car il expose la stratification interne du champ canadien‑anglais qui règle le capital culturel. Les premières traductions de ces textes (publiés chez Coach House) ont été recensées dans les quotidiens importants de langue anglaise.[17] Cependant, la traduction de Baroque at Dawn (1997) n'a fait l'objet que de deux comptes rendus en anglais, dont un seul commente la traduction (négativement) et ceci dans Quill & Quire, un mensuel du monde de l'édition, en dépit du fait que ce livre ait été publié par McClelland & Stewart, une maison d'édition canadienne‑anglaise prestigieuse.[18] Ce roman répond bien à l'horizon d'attente de deux milieux de l'avant‑garde canadienne‑anglaise des années 70 et 80, où l'on a publié beaucoup de traductions. Dans Baroque d'aube, les images inattendues de la scène argentine évoquent l'esthétique du réalisme magique privilégiée par Canadian Fiction Magazine et se combinent à une expérimentation formelle et à une auto‑refléxion linguistique, privilégiées par l'esthétique à tendance dada‑cubiste de Open Letter. Cependant, cette critique idéologique de la représentation n'a toujours pas trouvé de ré‑écrivain(e)s parmi les critiques journalistiques canadien(ne)s‑anglais(es) qui la rendent pertinente au champ de production restreinte. Le compte rendu de Baroque at Dawn de Kate Taylor dans le Globe and Mail ne dit même pas qu'il s'agit d'un roman en traduction et constate que c'est une oeuvre « hard to enjoy but always easy to admire » (1997, D10). Plutôt élogieux à l’égard du lyrisme de la prose de Baroque at Dawn, le compte rendu de Mary Soderstrom évalue la traduction négativement pour le mélange linguistique que Patricia Claxton, suivant l'exemple de Brossard même, a retenu pour mettre en évidence l'hétéroglossie des milieux lesbiens et l'étrangeté du Québec.[19] Cette critique se fait l'écho de jugements négatifs à l'égard des traductions de Blais[20] : selon Soderstrom, « certain inexact words distort the overall effect. For example, “tuba,” the French term for “snorkel,” is untranslated. It is a shame for a book so focused on images to contain language that inadvertently confuses » (Q & Q, May 1997, p. 36). La certitude du savoir, la clarté et l'unité de la langue, la fluidité de la traduction — on retrouve la ré‑écriture habituelle du roman québécois pour véhiculer un savoir référentiel — de la sexualité lesbienne, cependant — et non plus du Québec, ni de la différence linguistique.

On reconnaît des parallèles avec la réception d'Anne Hébert au Canada anglais, au moins en ce qui concerne la première phase. Bien que ce soit la poésie d'Hébert qui ait été primée au Québec, ce sont ses romans traduits qui ont suscité l'intérêt d'un public anglophone. Sa poésie avait circulé en traduction dans les milieux d'avant‑garde poétique pendant dix ans sans attirer l'attention des journalistes. Ce n'est qu'avec la publication d'une traduction de Kamouraska que les milieux journalistiques ont recensé l'oeuvre d'Hébert. On voit dans la réception très différente des romans et de la poésie d'Hébert la stratification du champ de production littéraire canadienne‑anglaise divisée entre le marché de production restreinte et le marché de production d'avant‑garde ou marginale du féminisme. Brossard non plus n'a pas eu d’interlocuteur privilégié dans les grands quotidiens qui aurait pu rendre ses oeuvres pertinentes aux attentes culturelles du champ de la production restreinte au Canada anglais. Mais si Hébert a atteint ce champ bourgeois avec la traduction d'un roman historique Kamouraska, Brossard n'y est pas (encore?) arrivée avec Baroque at Dawn. Ainsi, son texte récent, Elle serait la première phrase de mon prochain roman (1998), publié en édition bilingue avec la traduction anglaise de Susanne de Lotbinière‑Harwood en face de la version française pour mettre en évidence l'hétéroglossie, vient de paraître chez une petite maison d'édition torontoise.

Comme dans les grands quotidiens, certains milieux féministes anglophones exigent la lisibilité des traductions pour rendre le savoir intelligible à toutes les femmes, plutôt que de privilégier l'hétérologie du savoir, l'inconnu ou la différance (Derrida), jugée difficile et exclusionniste. Plutôt que d'analyser la théorie/fiction pour la rendre pertinente à un nouveau public, on évalue la traduction négativement : on cherche ainsi à amener le texte vers la lectrice par une stratégie « cibliste » ethnocentrique. Comparant deux traductions de Brossard, Robyn Gillam observe que Claxton, en traduisant et corrigeant l'anglais dans French Kiss, poursuit une « approach to the problem of translation to simplify the text, replacing associations of ideas or images in the original texts with ones English readers are thought to understand ». Par contre, dans la traduction de la suite poétique Lovhers, Godard, selon Gillam, privilégie l'association sonore des mots et introduit du français dans le texte pour rendre certaines phrases en anglais « merely puzzl[ing] to any reader who is not bilingual ». Ces textes semblent ainsi être adressés à une avant‑garde masculine plutôt qu'à un milieu féministe anglophone populaire (Gillam, 1995, p. 10). Pour Gillam, la transmission de « l'écriture au féminin » n'a pas réussi à réaligner le champ culturel canadien‑anglais parce qu'on n'a pas su traduire ces concepts pour établir leur pertinence dans le champ de la grande production canadienne‑anglaise.

Est‑ce que ces stratégies de traduction dépolitisent la théorie/fiction québécoise sur le terrain de l'engagement féministe? Ou est‑ce que ces stratégies privilégiant l'hétéroglossie des langues participent surtout à une lutte anti‑colonaliste contre « les maudits anglais »? Voilà autant de questions que posent Gillam. Cependant, sa conclusion — à savoir que la réception des textes de Brossard se limite aux milieux d'avant‑garde et n'atteint pas les milieux féministes populaires — néglige tout le contexte socio‑politique du féminisme canadien, toute une histoire du dialogue entre féministes anglophones et francophones dans des périodiques militants pendant les années 70 et 80, y compris la traduction du numéro de la Nouvelle Barre du jour sur « les femmes, les mots, l'imaginaire » (1977) dans Room of One's Own (1978). C'est le discours féministe même qui a été marginalisé par l'institution littéraire et qui est marginalisé encore une fois dans le discours non‑historicisé de Gillam. L'exemple de Brossard dans le domaine de l'édition, avec des périodiques comme La barre du jour et Les Têtes de pioches, qu'elle a fondés, et avec des projets d'édition comme L'Intégrale éditrice, ont inspiré beaucoup de projets d'édition féministe au Canada anglais, comme les périodiques culturels Fireweed, Tessera et Trivia qui ont facilité l'élaboration d'un discours féministe politique. D'autre part, Gillam ne tient pas compte de la pratique traductologique de Brossard elle‑même en dialogue avec Daphne Marlatt, leurs traductions réciproques dans Characters/Jeu de lettres (1985b) et Mauve (1986) qui expérimentent la dérive sonore entre les langues pour interroger la notion habituelle de la « reproduction » textuelle qui vise le « contenu » tout en négligeant la matérialité de la langue et les structures formelles et rhétoriques de médiation du message, stratégies qui démontrent l'impossibilité de la « fidélité » en accentuant le processus interminable de ré‑écriture des traductions interlinguistique et intersémiotique. Brossard a poursuivi cette interrogation à travers une traduction intralinguistique dans L'Aviva et dans Le désert mauve. Celui‑ci organise un récit autour d'une herméneutique de la suspicion jugée nécessaire pour lire des discours qui se veulent transparents et lisibles, pour exposer ainsi les limites de la compréhension (la clarté) de l'autre, l'étrangère ou l'inconnue. La fiction de Brossard met en relief la contradiction de la traduction, la traversée des frontières qui brouille et en même temps re/marque leur différence, réunissant et séparant à la fois. Car l'entrée dans le nouvel espace inter‑relationnel de l'entre‑deux viole cet espace en le pénétrant par la même modalité qu'elle le déplace, c'est‑à‑dire par la différence et la distinction. L'étrangeté de cet espace ambivalent empêche la division du socius en un intérieur et un extérieur : « nous » sommes toutes les deux et plus encore.

Gillam reproduit, cependant, les oppositions binaires habituelles qui opposent l'activisme social et « basic political change » du Canada anglais à la révolution épistémologique et culturelle du Québec, l'action à la culture, le message à la langue, le matériel au spirituel. Rendue ainsi intelligible et familière (heimlich) par cette opération de banalisation, l'oeuvre de Brossard est soumise à la violence de la distinction : son roman ré‑écrit pour paraître réaliste — French Kiss comme roman urbain au savoir référentiel — est plus valorisé que son poème en prose qui expose les modalités de la signification. Dans le discours critique canadien‑anglais, Brossard en vient ainsi à occuper le rôle habituel accordé à l'écrivaine québécoise, cette position d'excès libidinal de « different but it is not foreign » (Elder, 1993, p. 64). On peut la qualifier comme l'abject, le non‑sujet, non‑objet que Julia Kristeva (1980) associe avec l'horreur des frontières fluides, des territoires instables, une horreur féminisée du supplément, de l'hétérogène, qui mine l'identité par sa mobilité. L'intervention critique de Gillam cherche à consolider les frontières par un compromis qui vise à élargir le champ de production restreinte pour inclure l'habitus d'un public féminin actuel (et non potentiel, à faire) dans la communauté imaginaire de la nation anglo‑canadienne. Cela freine pourtant la transformation sociale d'une traversée linguistique, avec la dérive des catégories de la différence culturelle provoquée par la langue rendue étrangère à elle‑même. Cette dérive expose l'ambivalence de la narration de la nation, soumise aux luttes hégémoniques et contre‑hégémoniques la divisant de l'intérieur. Le féminin incorporé dans la nation? Ou le féminin comme lieu de la contradiction remettant en question la nation comme totalité?

Les taxonomies des formes d'échange symbolique en vigueur sont toujours médiatisées par la structure du champ (Bourdieu). Mais la structuration de la « nation » canadienne « en forme d'affiliation textuelle » créée par la lecture du roman « national » (Bhabha, 1994, p. 140) est instable. Loin d'avoir une autorité établie soutenue par un discours pédagogique où le peuple est l'objet de la re‑présentation du passé, comme le prétend la critique canadienne‑anglaise avec sa valorisation d'une littérature à savoir référentiel, la communauté imaginaire de la nation est à construire dans un processus de signification où le peuple est le sujet de l'énonciation. Les distinctions rendues par la critique en tant que performatives légitimisent une hiérarchie des valeurs socio‑culturelles par où la « nation canadienne » tente de se consolider dans une rencontre avec ses marges. Le Québec unilingue anglais? Une fiction nécessaire pour la communauté canadienne multiculturelle en devenir. Quant au reste...

Le statut fictif de la traductrice

Dans cette ambiguïté, d'où vient la légitimité de la traduction? Qu'est‑ce qui l'autorise? Cette question soulevée lors du dialogue entre féministes sur la portée politique de la ré‑énonciation (la ré‑écriture) est reposée au Québec dans une série de fictions explorant le statut fictif de la traductrice, écrites par des féministes québécoises à la suite de leur expérience avec la traduction, comme auteures traduites tout comme traductrices ré‑écrivant. Car dialogue il y a eu entre féministes canadiennes‑anglaises et québécoises. Le dynamisme des systèmes littéraires en interaction produit le changement avec l'échange. La ré‑écriture ne se vit pas obligatoirement comme une perte, comme le veut le modèle oedipien de manque et de castration qui domine les théories du sens et du gender. Dans le paradoxe vécu par la traductrice bilingue — plus d'une langue et infidèle à deux langues, non pas muette sans aucune langue — la traduction figure l'excès de sens, comme dédoublement, syncope ou multiplication dans une économie d'abondance. La variation est valorisée plus que l'invariant, la rupture plus que la continuité. La prolifération des versions ne privilégie ni la culture familière ni la culture étrangère mais plutôt la création, un processus complexe et conflictuel de destruction et de restructuration. En tant que productrice de sens, la traduction vécue comme un élargissement des sens potentiels contribue à la survivance d'un texte. En tant que transformation du sens, la double énonciation de la ré‑écriture est une pratique discursive agissant dans le socius pour créer un savoir nouveau. La communauté québécoise et son savoir n'existent pas uniquement dans une « situation tragique » des « trois soeurs », comme le veut Lise Gauvin, où la transmission est vécue comme une perte. La littérature québécoise pourrait se renouveler par le biais de la traduction. La tragédie tchékovienne des Trois soeurs a été ré‑écrite par des féministes canadiennes‑anglaises comme une comédie carnavalesque sous le titre The Attic, The Pearls and Three Fine Girls qui met en scène les relations de trois soeurs avec l'héritage maternel et une généalogie féminine où les femmes font l'échange entre elles. Cette socialité entre femmes réaligne l'économie symbolique et prolonge la vie de chacune dans une communauté féministe en devenir. La critique féministe de la représentation, de la répétition non pas comme une mauvaise copie selon l'idéalisme platonicien mais comme l'advenir d'un sens nouveau pour lequel la répétition est une préparation, nous renseigne sur la traduction comme un art d'approche de l'inconnu et un accès privilégié à une créativité autre. Le savoir transmis de cette altérité est un savoir qui reconnaît sa différence, ses limites, et ainsi la relativité du savoir. Dans cette optique féministe, on accorde à la traduction une valeur culturelle plutôt positive.

La traduction dans ces fictions québécoises récentes est une figure de transformation, d'excès, de l'après‑vie.[21] La venue à l'écriture, ou plutôt à la ré‑écriture, se dédouble d'une venue à la subjectivité par laquelle une femme dépasse les limites d'une société fondée sur la violence contre les femmes. La traduction fonctionne comme « la cure de la ré‑écriture », car ces traductrices fictives entreprennent le « travail du deuil » qui consiste à « tuer la mort » d'un contrat social sacrificiel. Pour éviter l'identification mélancolique à l'objet perdu et un travail de reproduction ou de répétition qui ramène toujours à une perte traumatique au passé, il est nécessaire d'entreprendre un travail intrapsychique du détachement de l'objet, selon la psychanalyse, un travail qui rend possible de nouveaux investissements (Laplanche et Pontalis, 1967, p. 504). Ce travail de « perlaboration » (working‑through) prend la forme d'une re‑mémoration des souvenirs refoulés et de répétition dans le transfert qui permet au sujet de « se dégager de l'emprise des mécanismes répétitifs » par le biais d'une répétition « modifiée par l'interprétation » — par une ré‑écriture, en somme (Laplanche et Pontalis, 1967, pp. 305-306). En tant que répétition avec une différence, la traduction trace la dynamique d'une répétition par laquelle le retour violent et traumatique d'un symbolique historiquement spécifique est retravaillé dans le langage. Le retour de l'événement violent prend alors la forme d'un retour du signifiant qui s'alignera avec un nouveau signifié dans le contexte transformé. L'événement comme texte contribue au renouvellement du discours socio‑culturel.

Plusieurs héroïnes traductrices dépassent la violence d'une subordination à l'hégémonie masculine en traduisant pour construire une généalogie au féminin et transformer l'économie symbolique par un excès de sens. Elles renouvellent ainsi les conventions romanesques fondées sur le corps maternel absent. C'est un travail de ré‑énonciation qu'entreprend Emma, la traductrice dans La Memoria de Louise Dupré (1996). Dans ce roman, la traduction figure comme potentialité — « le réservoir infini de la mémoire » — qui, par le retour pour retravailler les mots et les re/imaginer dans une autre langue, permet à Emma de tout voir autrement, les relations entre les langues, évidemment, mais toutes les autres relations aussi. Avec l'effondrement de sa vie à la disparition subite de son amant, elle se met au travail lent et laborieux dans la contrainte d'une traduction. Ainsi, elle se re‑mémore l'origine — son enfance et la perte subite et inexpliquée de sa soeur. Elle renoue les liens avec cette soeur morte et avec sa mère dans la maternité en devenant la mère adoptive de sa nièce. Prise entre le passé et le potentiel, elle traduit pour tuer la mort, le familier (les clichés) et l'étranger (l'impensable), et aller au-delà des limites du connu dans sa recherche d’un savoir certain. Lentement, par ce rôle de double et le travail patient de traduction, Emma se transforme et commence une nouvelle vie d'écrivaine — une sur‑vivante.

Hésitant entre le passé avec sa vie de mère de famille québécoise et le futur doré de transformation perpétuelle promis par la Californie, Claire Dubé dans Copies Conformes de Monique LaRue (1989) vit en traduction. À travers une méditation sur la répétition et le faux, LaRue entreprend une lecture irigarayienne de l'antre de Platon où la production du sens s'aligne avec le travail maternel de création de la vie plutôt qu'avec le mensonge, la destruction, et le meurtre commis par la compagnie Maltese Falcon de la Californie avec son programme de copieur universel. Éléonore, dans la Traductrice des sentiments de la traductrice chevronnée Hélène Rioux (1995), renoue aussi par le biais de la traduction avec la maternité et avec sa fille perdue. Elle dépasse la violence d'une subordination à l'hégémonie masculine en traduisant l'autobiographie d'un assassin d'enfants et de femmes. En travaillant la nuit et laissant libre cours à ses fantasmes, elle arrive à faire la traduction, c'est‑à‑dire à se mettre dans la peau du narrateur criminel aussi bien que dans celle de ses victimes. Mais en traduisant le récit des meurtres en série, elle trace la dynamique même de la répétition et achève le transfert avec une transformation de l'affect. Une habituée des mots usés, elle essaie de s'en détacher par la violence pour en faire quelque chose de neuf. Entre le sentimental des romans d'amour banals qu'elle a l'habitude de traduire et l'abominable de ce récit d'un tueur en série qu'elle commence à traduire, elle se trouve prise entre la non‑identité de l'éternel féminin idéalisé et du corps féminin meurtri. Apprenant à accepter l'ambiguïté, que traduire c'est comme vivre, souffrir et jouir tout à la fois, Éléonore termine sa traduction et commence une nouvelle vie, revenue au jour, aux plaisirs du quotidien tout comme aux plaisirs du corps. La fascination de Rioux pour l'infime équilibre qui se joue entre la vie et la mort, l'enfance dévastée que l'on n'a pas oubliée malgré soi et l'effrayante violence poussée à l'extrême revient dans Le cimetière des éléphants (1998) où les motifs de la mort, de la traduction, de la sémiotique et des éléphants proposent aussi une ré‑écriture de Elephant Winter de Kim Echlin (1997) dans lequel l'apprentissage de la langue des éléphants effectue le déplacement nécessaire d'une réinterprétation accomplissant le travail du deuil d'une mère aimée, travail qui aboutit à une nouvelle vie avec la naissance d'une fille. Grâce à la traduction — l'après‑vie — bon nombre de femmes reprennent goût à la vie et nouent des relations d'échange symbolique entre femmes. Le désir multiplie les champs d'intérêt et les transforme en chant de (re)connaissance.

Une variation de ces revalorisations de la maternité comme création du sens, Le désert mauve de Nicole Brossard (1987), le mieux connu de ses romans, met en scène, sous la figure de la séduction, la quête d'une traductrice pour dépasser les limites de la mort dans une utopie linguistique de la traduction qui assure la survie en constituant une communauté discursive valorisant les paroles de femmes.[22] Ce roman entreprend une enquête sur le contexte socio‑culturel et les mobiles du meurtre d'une lesbienne dans le désert américain, scène de l'apocalypse nucléaire. La traductrice, Maude Laures, s'est mise dans la peau de Mélanie, la jeune fille amoureuse. Séduite par la femme morte, Maude essaie de déjouer la mort, de changer la fin du récit pour empêcher le meurtre. Son intervention dans le texte charge les mots d'un nouveau sens à partir de la lumière du nord où elle vit, transformant ainsi les couleurs du paysage, de l'horizon, et, espère-t-elle, de la trame du récit qui fonce inexorablement vers la mort. S'inspirant des dialogues avec ses traductrices, Brossard met en scène une rencontre imaginaire de la traductrice fictive Maude Laures avec Laure Angestelle, l'écrivaine du roman à traduire, rencontre qui expose les limites de la ré‑écriture privée des pouvoirs de l'écriture sur la vie et la mort — son pouvoir de clôture, en somme. En explorant le passage entre les langues, la traductrice élargit sa compréhension des personnages, de leurs mobiles et leurs contextes, et élabore une interprétation du récit qui le charge d'un sens différent, où Mélanie est plus active. Mais Maude ne peut pas changer la conclusion meurtrière — le poids de l'histoire avec son contrat social sacrificiel — bien qu'elle fasse de son mieux pour la retarder, répétant l'histoire dans ses propres mots et attirant l'attention des lectrices sur les femmes qui dansent entre elles dans le bar. Il y a donc transformation dans le processus de la traduction, processus qui change le rythme des mots dans le passage du français vers le français (une traduction intralinguale) et souligne ainsi le travail d'interprétation et d'extension du sens en produisant un récit plus long que celui de l'auteure, Laure. Le « s » dans le nom de la traductrice (Laures, Laure au pluriel) en tant que supplément symbolise cette prolongation de l'écriture de Laure Angestelle et la multiplication des vies du texte et de ses personnages, une fois l'angoisse (angst) et la mort (stelle) provoquées par la subordination à l'hégémonie masculine sont confrontées dans la traduction de Maude Laures.

La traductrice et les personnages (Mélanie [mais la nuit]) sont libérés de leur répétition mécanique du trauma par le biais de l'analyse critique des discours socio‑culturels sexistes entrepris dans cette ré‑énonciation. La fiction de la traductrice, « Mauve, l'horizon, » tout comme le récit du passage entre textes, « Un livre à traduire, » formulent des représentations d'une communauté des femmes au pluriel à faire advenir. Comme les autres traductrices fictives dans ces romans québécois, Maude est aux prises avec la contradiction de la traduction, tiraillée entre la haine et l'amour, entre la mort et la vie à venir, entre le toujours‑déjà et la potentialité. Brossard propose ainsi une théorie de la complexité : la traduction ne consiste pas à substituer un texte à un autre, mais à coller des textes ensemble avec le récit de leur relation, du passage de l'un vers l'autre, pour augmenter le texte en incluant ses variations. Ainsi, en tant que continuum, la traduction est infiniment productive de sens, constituant des relations discursives complexes qui articulent des valeurs socio‑culturelles nouvelles, celles d'un habitus féministe.

L'hétéroglossie introduite dans ces fictions ne provient pas de la défamiliarisation d'une fiction d'un Québec anglais, mais des fictions où le français est une langue en relation complexe avec d'autres langues et cultures. Les écrivaines québécoises contemporaines refusent de reconnaître les notions d'une identité culturelle anglophone stable avec ses cultures en marge et préconisent plutôt la réciprocité des relations entre cultures. L'analyse de ces fictions québécoises en dialogue avec les féministes canadiennes‑anglaises et de leur réception critique est une autre histoire, pourtant, une histoire autre, celle de l'élaboration d'un discours québécois sur la littérature canadienne‑anglaise. C'est une histoire qui témoigne du dynamisme des champs culturels en inter‑relations et de la traduction comme une logique des relations.