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Albert Lozeau, dont on publie les Oeuvres poétiques complètes [1], fut parfois considéré, pendant les trente premières années du xxe siècle et même au-delà, comme le meilleur de nos poètes. Contemporain de Nelligan, il produisit une oeuvre plus harmonieuse, où s’exprimaient avec de la finesse et quelque profondeur les sentiments communs. Il n’était pas atteint de folie, comme son malheureux compatriote, mais la paralysie le confinait à un fauteuil roulant. De sa chambre, devant la fenêtre, il se donnait le spectacle d’une nature exactement encadrée, ou encore celui, beaucoup plus libre, de ses rêves. Il avait des élans amoureux, empreints d’une sensualité elle aussi bien encadrée. Un de mes étudiants a jadis remarqué que les motifs ou truchements du désir se situaient tous au-dessus de la taille : mains, visage, yeux, lèvres… Évidemment, la maladie explique ces limites, mais cela n’enlève rien à la vivacité du paradoxe : en haut la bête, l’ange en bas. Tout le contraire du Centaure ou du Faune, de classique mémoire.

Comme Nelligan, Lozeau était symboliste, mais sur le mode mineur. Son modèle n’était ni Baudelaire ni Rimbaud, encore que le premier lui ait fourni quelques rimes, mais Sully Prudhomme [2]. Ce Parnassien vite devenu chantre de « la vie intérieure [3]  » s’entendait à lire la destinée humaine dans celle des cygnes ou des vases brisés et s’en tenait à ces émois convenus, histoire de ne pas effaroucher la littérature. Il y a de cela chez son disciple canadien. La voix personnelle perce assez rarement sous le délicat appareil des rythmes et des rimes. Elle perce tout de même. Pierre Nepveu, dans un excellent choix de poèmes [4], a retenu les textes qui disent juste ces petits riens de la vie nue, tremblante ; qui oublient la littérature au profit de la tonalité vraie de la souffrance. Il est remarquable, d’ailleurs, que les poèmes les plus simples sont aussi les plus complexes, qu’ils dépassent les évidences poétiques vers l’enchantement innovateur. Telle est, malgré un peu de rhétorique, cette évocation à la lune, dispensatrice d’une bienfaisante extase :

Quand tu parais, les soirs bénis, à ma fenêtre,

Ta lumière lointaine et vague me pénètre,

Et je me baigne en toi ! Transfigurant ma chair,

Tu me fais pur et beau, surnaturel et clair ;

Et je suis comme un dieu tout imprégné de lune,

Participant ainsi qu’un astre à la nuit brune !

p. 99

Le poète s’incorpore littéralement à l’astre liquide, devient sa lumière (« surnaturel et clair », quel magnifique et subtil attelage !), prend sa place dans la nuit. Sa chair se fait idéale, mais la nuit devient chose brune, animale. Un tel rêve réalise l’infini : le moi s’identifie à l’univers.

Une transfusion analogue des propriétés sensibles se produit dans « Les arbres » (p. 106), êtres bons, protecteurs, qui « ont des frémissements de feuilles infinis » lorsque les oiseaux viennent nidifier en eux ; et quand naissent les petits,

Oh ! comme ils sont heureux d’envoyer par les airs

Tant de joyeuses voix chanter dans les cieux clairs,

Les arbres aux douceurs graves et maternelles !

L’idée poétique ici, inattendue par définition, c’est que les arbres sont eux-mêmes les « mères » des oiseaux, qui les prolongent dans un jaillissement de cris.

Tout en se maintenant dans le registre de la tradition, tant formelle que thématique, Lozeau échappe généralement aux clichés, sauf dans les poèmes religieux et nationalistes qui composent Lauriers et Feuilles d’érable, du reste généralement mal vus de la critique [5]. Il évite les clichés, mais non les lieux communs ou, pour reprendre le terme de Paul Zumthor, les topoï, qui permettent au chantre de L’âme solitaire d’éveiller l’expérience vécue de chacun des lecteurs.

Cela dit, sa poétique (qui est affaire de forme et de sens) reste passablement traditionnelle et ne rejoint guère le lecteur d’aujourd’hui, plus sensible aux outrances imaginaires de l’autre symbolisme. Verlaine lui-même est un prodige de fantaisie à côté de Lozeau. La question se pose alors de la pertinence d’un sort aussi fastueux fait à une oeuvre datée et qui ne trouve guère, sauf par le biais de morceaux choisis, d’échos dans la sensibilité littéraire actuelle. Qui se souvient aisément d’un seul poème de Lozeau, comme on se souvient de tel ou tel poème de Nelligan ou de Saint-Denys Garneau ? Oui, certes, on peut citer « Quand il neige sur mon pays », rendu populaire par les albums de La bonne chanson, mais combien sauraient de but en blanc identifier l’auteur des paroles ? Et puis, hiver pour hiver, on préférera la poignante évocation de « Soir d’hiver » (« Ah ! comme la neige a neigé ! »), de Nelligan, aux vers guillerets de Lozeau.

Il n’en reste pas moins que des lecteurs attentifs, et non des moindres [6], ont reconnu les mérites globaux de l’oeuvre, et aussi ce qu’on pourrait appeler le solide commun dénominateur des poèmes qui la composent. Car Lozeau a du métier, du goût, beaucoup de sensibilité et de délicatesse, et dans le registre intimiste qui est le sien, il arrive généralement à éviter le vague ou la facilité. Il donne souvent forme à la complexité de ses intuitions, où s’équilibrent sensation (voire sensualité), sentiment et méditation, qualités sans doute « prudhommesques », mais auxquelles on peut ajouter une fraîcheur qui manque généralement à l’auteur du « Vase brisé ».

L’édition de Michel Lemaire est aussi soignée et documentée qu’on peut le souhaiter. Tous les textes qui ont pu être retrouvés sont reproduits, et leur masse égale celle des Poésies complètes de l’édition de 1925-1926, qui fournit ici le texte de base. Ces poèmes retrouvés ont paru dans les éditions originales des divers recueils, ou dans les journaux, et quelques poèmes inédits les complètent. Bien entendu, on n’y décèle guère la qualité des poèmes retenus par Lozeau pour l’édition définitive, qui paraît après sa mort (en 1924).

Tout en rappelant les principaux jugements ou témoignages qui permettent de retracer la fortune de l’oeuvre jusqu’à nos jours et fournissent de précieux paramètres pour sa compréhension, l’auteur de l’édition critique s’abstient des commentaires personnels — « lectures » ou jugements de valeur — qui font normalement partie d’une telle entreprise, et on peut le regretter pour plusieurs raisons. Michel Lemaire est lui-même un fin poète, un critique [7] et un universitaire de grande classe, capable de détailler avec précision la richesse thématique et formelle de la poésie de Lozeau. Il aurait pu ainsi faire valoir les raisons de cette publication dans une collection consacrée aux classiques de notre littérature, car elle ne va pas nécessairement de soi, et contribuer davantage à « la redécouverte de cette oeuvre » qu’il dit souhaiter (p. 30).

Toutefois, Michel Lemaire fournit aux lecteurs la possibilité de parcourir l’oeuvre dans son ensemble et de se faire par eux-mêmes une idée de sa valeur. La consécration viendra en son temps, si elle doit avoir lieu.

À côté de la monumentale édition de Lozeau, celle des Poésies d’Alfred Garneau [8] a des allures plus modestes de livre de poche, toutefois fort séduisantes. Le charme de la présentation, qui évoque sans lourdeur l’édition de l’époque, est en parfaite conformité avec une poésie un peu grêle par sa forme et son contenu, mais non dépourvue d’élan, de spontanéité, de vérité personnelle et de rigueur sur le plan formel. Il ne s’agit pas de symbolisme, comme chez Lozeau, mais de romantisme — un romantisme plus proche de Musset que d’Hugo.

Dans la cinquantaine de poèmes qui paraissent en livre après sa mort, en 1906, Alfred Garneau — le fils de François-Xavier — fait certainement la preuve de son talent pour la poésie. Mais il n’aura écrit, en moyenne, qu’un poème par année, sa jeunesse et sa vieillesse ayant été les périodes les plus productives. Cela suffit pour esquisser un ensemble de qualités personnelles, non pour laisser une marque profonde sur la production littéraire de son temps. Les auteurs de la présente édition, qui est une édition « de lecture » et non une édition critique, font tout de même bien leur travail en appelant à la redécouverte — ou à la découverte tout court — d’un auteur injustement négligé.

On trouve déjà chez Garneau le ton intime et simple qui s’épanouira chez Lozeau, et qu’on décèle aussi chez un Eudore Évanturel. Parmi les voix solennelles des Fréchette et des Chapman, ce filet de voix présente le mérite de l’authenticité, bien délectable malgré son peu d’ampleur. Des raffinements, des complexités s’y font jour, par exemple dans ce poème bien connu des anthologistes : « Devant la grille du cimetière » (p. 37), dont voici le premier vers : « La tristesse des lieux sourit, l’heure est exquise. » L’alliance du triste et du souriant, pour décrire le lieu consacré à la mort mais vivifié par la lumière, nous accueille au seuil d’une description du cimetière au coucher du soleil. Il y a compénétration des contraires. Loin de concevoir de sombres pensées, le poète s’écrie : « Salut, vallon sacré, notre terre promise !… » La terre promise fait figure d’éden, de lieu originaire ; et c’est elle que, plus loin, le fossoyeur « salue avec un geste immense », reprenant et poursuivant de l’intérieur de la représentation la salutation préalable du poète. Cette mise en abyme, par laquelle le poète se projette dans un modeste actant qui, « Sa bêche sur l’épaule, entre les arbres noirs », pourrait évoquer le Christ portant sa croix, témoigne d’une grande sensibilité aux formes-sens qui font l’essentiel du discours poétique.

Le poète a bien su exploiter l’inspiration qu’il avait. Malheureusement, elle était courte. À la fin d’une épître, « À mes amis », placée en position liminaire, Garneau se compare à l’hirondelle voyageuse à qui l’on demande de chanter ; sa réponse est des plus modestes :

Ainsi, je suis cette hirondelle

Qui s’est attachée à vos toits :

Voyez, je voltige, j’ai l’aile ;

Mais, hélas ! je n’ai pas de voix.

p. 30

L’absence de voix n’est d’ailleurs pas forcément l’effet d’une stérilité (laquelle est contredite par la richesse des textes, compte tenu de leur registre limité), elle peut résulter de l’absorption du moi par le mystère intérieur :

Et toi, comme l’oiseau de la source cachée,

T’enivres-tu dans l’ombre à quelque âme épanchée,

Ô barde, ô mon ami, que tu ne chantes pas ?

p. 43

La syntaxe subtile (que tu ne chantes pas a le sens de : ce qui expliquerait que tu ne chantes pas, ce qui serait la raison de ton silence) est en harmonie avec un discours qui, sans doute, reprend les grands thèmes et les motifs de l’époque romantique, mais en les investissant d’une intensité toute personnelle.

On s’étonne, par ailleurs, de la présence de plusieurs vers boiteux (octosyllabes de 7 ou 9 pieds, alexandrins de 11 pieds…) chez cet artisan de la forme. Quand on y regarde de plus près, on peut conclure que Garneau a préféré la beauté de l’énoncé à sa correction métrique. À moins que ces légères anomalies ne soient l’oeuvre des transcripteurs ou d’éventuels réviseurs… Le recours aux manuscrits permettrait de répondre à cette question.

Aux antipodes de l’intimisme et de la tradition, il faut situer Claude Beausoleil dont on réédite le premier recueil, Intrusion ralentie [9]. Aux antipodes, dis-je ; et pourtant, nul mieux que Beausoleil, directeur de la collection « Five O’Clock » aux Herbes rouges, n’est attentif aux multiples richesses de notre tradition littéraire. Cet intérêt s’exprime dès son premier livre, qui dans ses épigraphes fait référence à Alfred Desrochers aux côtés de Gaston Miron (p. 121), ou qui évoque, dans le texte final aux accents réflexifs (« Trajet expérimental »), « Baudelaire, Paul Morin, Mallarmé… » (p. 143). Paul Morin entre ces deux grands phares de la poésie française ! Beaucoup accusent sans doute Beausoleil d’éclectisme, et pourtant, on chercherait en vain un discours poétique plus authentiquement moderne, donc résolu, que celui qui se fait jour dans Intrusion ralentie.

Certes, on peut juger que, dans son détail, le discours manque de rigueur. Il faut toutefois reconnaître que Beausoleil est un formidable constructeur de livres, dès son premier essai, et qu’il montrait ainsi la voie à la poésie nouvelle qui, avant même de se soucier de contenu, se devait de fonder d’abord la page comme lieu de l’acte d’écrire, et d’affirmer cet acte comme geste pur. Écrire est un intransitif. Écrire se fait à partir de rien, du vide — ce vide si présent, si spectaculaire dans tant de poèmes d’Intrusion ralentie :

VIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIDE des colonnades phonétiques

à en fondre

p. 33

L’acte créateur ne peut se concevoir qu’à partir de ce vide, et la poésie vraie ne peut aboutir qu’à des sens vides (p. 37), vu que le vide est la vie même :

Vacuité

Vitale

p. 81

Sans doute se scandalise-t-on moins, aujourd’hui, de telles proclamations, la littérature et la poésie ayant perdu beaucoup de leur plausibilité comme détentrices du sens plein dont l’humanisme traditionnel faisait son miel.

Grâce à une ferveur créatrice restée constante et appuyée sur une réflexion critique d’une grande justesse, Beausoleil est certainement l’un des rares poètes, aujourd’hui, à épouser le combat de toute la poésie, celle de tous les temps et de tous les pays, celle du Québec d’aujourd’hui comme de jadis, sans compter la sienne propre, avec une générosité et une intelligence qu’appréciait un Gaston Miron et que reconnaissent les vrais amateurs de la chose littéraire.