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Il y a quelques semaines, sans que je les aie même sollicitées, certaines images de la transcendance se sont glissées dans ma vie. Sans bruit, par la porte d’en arrière, comme on dit, alors que j’ouvrais coup sur coup les trois ouvrages qui font l’objet de cette chronique et que j’en commençais la lecture. Il ne s’agissait pas exactement de Dieu, car il n’était pas souvent nommé, mais plutôt, selon les mots de Cioran, d’une « éthique immanente du devenir [1]  » qui, exilée parmi les choses du présent et portée paradoxalement par la fragilité de ces trois écritures, ne laissait de cimenter les existences disparates.

Certes, je le savais parfaitement bien, j’avais été façonné moi aussi, comme tant d’autres, par un fort mouvement de « déréglementation » religieuse qui, avant tous les autres mouvements du même genre, nous avait laissés quelque peu désabusés et orphelins. Du même souffle, je restais convaincu qu’une grande part de notre lexique et de nos modèles critiques continuait de puiser sans honte dans ces figures du divin que nous avions cru mettre à l’écart et qui habitaient les moindres articulations de notre discours. « Tous les chemins, constatait encore Cioran dans Le crépuscule des pensées, mènent à cette Rome intérieure et inaccessible — l’homme est une ruine invincible [2]  » : il fallait comprendre que l’espace de nos revendications était soumis à la réversibilité du temps. Et là où affleurerait la transcendance, il resterait en nous le goût amer de la dépossession et de la ruine, comme si nous ne pouvions nous défaire d’une histoire vacillante, entachée par le déclin et par une inutile nostalgie.

Le dernier essai de René Lapierre est habité par la référence au divin. Figures de l’abandon [3] se présente à première vue comme une série de fragments et de notes de lecture sur les notions d’identité, de différence et de perte. Mais l’identitaire ne peut être retracé que dans le « désaisissement » de soi, car il faudra précisément que la « mienneté » de la quête se dissolve dans la négativité de ce qui constitue le sujet en tant que tel. Déplaçant la critique de la pensée capitaliste qui a nourri jusqu’ici toute sa réflexion, Lapierre s’en prend aux définitions faciles qui marquent la littérature contemporaine. Dans Figures de l’abandon, cette condamnation de l’objet consommé évoque un profond imaginaire de l’anorexie dans lequel la nourriture, symbole de l’aliénation du sujet dans le consommable, doit être dénoncée, repoussée, refusée. Il ne suffit pas de convoquer l’Autre, d’exhiber triomphalement le motif de sa différence pour que le sujet se recompose dans la plénitude de son origine. Au contraire, ce sujet ne se donne à penser que dans son « identité résiduelle », à la limite de la scène où se joue sa marginalité : l’identité « que nous avons n’est jamais la bonne, jamais la nôtre (Qui serions-nous, au fait, pour prétendre savoir qui nous sommes ? Seigneur, mais pour qui se prend-on ?) » (p. 33). Jamais dans son oeuvre antérieure l’essayiste n’a osé rester si près de l’absence, laissant aux autres tout l’espace du livre. Aux trois quarts constitué de citations, Figures de l’abandon, contestant l’autorité du sujet écrivant, en arrive à marginaliser à l’extrême la voix auctoriale. Car l’auteur, René Lapierre, celui à qui le livre que nous lisons est nommément attribué, s’est placé en situation de minoritaire dans son écriture même. Ne lui revient en propre que le résidu, alors que s’imposent et prennent toute la place les citations et les notes de lecture de toutes provenances.

Dans le fragment s’intitulant « Appalachian Trail », Lapierre reprend l’emblème de la route qui, striant l’Amérique, dessine la migration éperdue du sujet dans l’espace anomique qui est devenu le sien. Déjà en 1995, dans un très beau passage d’Écrire l’Amérique, l’essayiste avait suggéré l’urgence pour l’écrivain québécois de se définir par rapport à l’espace américain, sans pour autant réduire cet espace à ses conventions les plus évidentes [4]. Par son extravagance, l’Amérique finissait par attirer le sujet hors de ses frontières naturalisées et l’engageait nécessairement dans un processus créateur et libérateur : « Intuition d’une esthétique, donc, plus encore que d’une identité ; une esthétique au sens exact du terme, c’est-à-dire une démarche qui ne se résout pas dans le politique et qui relève plutôt du créatif : implication de tout l’être, de sa capacité d’aimer, de sentir, de s’émouvoir et d’être transcendé » (ÉA, p. 70). La piste des Appalaches imite assurément un mouvement dans l’espace, mais elle déclenche également le morcellement du sujet politique et son surgissement éventuel dans le champ artistique. L’acte créateur se nourrit des débris du discours de la consommation. Dans les salles d’attente des gares routières, humbles et poussiéreuses, des voyageurs fatigués font les cent pas et désespèrent. D’autres, en route pour un ailleurs encore à inventer, s’abolissent dans la folie des paysages en transit et se prennent à prier.

Plus que jamais, René Lapierre est fasciné par le mysticisme chrétien qu’il retrouve, assez curieusement, au détour de sa lecture de Heidegger et de Benjamin. Comment, en effet, contester de manière fondamentale une culture de la production illimitée des objets sans en évoquer la dissolution dans le néant de la contemplation ? Seul l’« abandon », pouvant conduire à l’éviction pure et simple du sujet, saurait enrayer l’identité « ectoplasmique » de l’objet. Dans le livre de Lapierre, cette disponibilité de l’être pensant devant l’évanescence possible de son monde emprunte largement au lexique chrétien du pardon et de la rédemption, tout en s’inspirant des philosophies plus contemporaines de l’infini. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, d’y voir juxtaposées les citations de Heidegger et de Teilhard de Chardin. À la recherche d’un discours qui puisse ligaturer l’identité en dérive, Lapierre en arrive à transformer la détresse, qui lui semble définir le sujet postmoderne, en élan créateur et à faire de cette négativité le ferment de toute perception identitaire.

À ce titre, il est étonnant de ne pas retrouver un article de René Lapierre dans le recueil collectif Imaginaire et transcendance, publié par le Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, dans le cadre de la série « Figura [5]  ». En effet, la plupart des textes réunis dans cet ouvrage épousent largement la perspective morale adoptée par Lapierre, dans la mesure où ils cherchent à convoquer l’idée de la transcendance dans la négativité des figures hiératiques de la modernité. Ainsi, c’est dans un article d’Emmanuelle Jalbert sur La tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert qu’on peut découvrir une définition extraordinairement précise du mysticisme chrétien, à la fois faille du sujet pensant et recouvrement de son identité par l’épreuve consentie de l’altérité : « Le mystique est sans doute celui qui se maintient au plus près de cette vive étrangeté, ne parlant, n’écrivant que pour faire résonner l’éclat de sa propre fracture par la frappe divine d’une Autre voix, transcendante, qui lui est adressée du lieu d’une extériorité qui ne l’admet pas, tout en l’agissant paradoxalement de l’intérieur » (p. 41). Pour Jalbert, le sujet fait donc oeuvre de sa « défaillance » devant le désir d’anéantissement qui l’anime. Le saint, mis en scène par Flaubert, aura cherché dans le désert symbolique de son identité la source d’une pureté toujours compromise par l’action métamorphique de l’« Autre voix ».

L’essai d’Emmanuelle Jalbert et les autres rassemblés dans ce recueil font suite à un colloque d’une journée, tenu en avril 2002, sur le même sujet. Certaines études, comme celles que proposent Patrick Cady et Alexis Lussier, s’attardent à la représentation du sentiment religieux chez Freud et, indirectement pour Lussier, dans les écrits de Jacques Lacan. D’autres portent explicitement sur des oeuvres littéraires marquées par la recherche du divin. Jean-Pierre Vidal, par exemple, nous offre une analyse intéressante de Moby Dick, le roman de Melville, « fable du signe et de sa monstruosité » (p. 79). Dans ce cas, l’univers sémiotique produit un foisonnement engloutissant dont les causes sont la détresse du capitaine Achab et sa quête acharnée de la rédemption. La « métaphore océane » renvoie au « lieu sacré » où se produit la suture du sujet dans la transcendance de sa perte. Stéphane Inkel, quant à lui, retrace le « lieu emblématique de la voix » (p. 97) et de son amuïssement dans les romans de Samuel Beckett. Encore une fois, les figures de la transcendance s’agglutinent à ce qui les menace : elles travaillent le silence et trouvent domicile en lui. Enfin, si l’essai d’Anne Élaine Cliche ne porte pas immédiatement sur le divin, il tourne et retourne en tous sens l’écriture en tant que lieu de la « culpabilité transcendantale » (p. 143). Relisant Louis-Ferdinand Céline, Cliche voit dans la dissolution des idéaux l’envers du transcendantal, ce qui permet de penser la marginalité apocalyptique, presque haineuse, dans laquelle s’est enfermé l’auteur du Voyage au bout de la nuit et de Féérie pour une autre fois. Bien que très inégal et trop vite fait (les coquilles y abondent), cet ouvrage a le mérite de confirmer la complicité de la notion de transcendance avec celle même de modernité, puisque celle-ci ne peut être comprise que par le prisme de la perte et de la détresse fondamentale de l’être.

Mille fois plus simple est l’écriture de Gilles Marcotte dans Les livres et les jours (1983-2001) qui, comme son titre l’indique, rassemble des notes quotidiennes de lecture, des impressions musicales, des sentences et des commentaires socio-politiques, notamment sur l’avenir du Québec [6]. Les fragments de cet ouvrage ne sont pas datés, bien que l’on puisse assez aisément déceler en filigrane les événements qui en ont été les éléments déclencheurs. Aucune organisation thématique ne vient, du reste, réduire l’impression de désordre et d’agitation qui accompagne la lecture de ce livre.

Dans les écrits de Gilles Marcotte, la période de la Révolution tranquille fait souvent l’objet d’une critique discrète. On sent qu’au discours enthousiaste des intellectuels québécois à partir de 1960 s’oppose une autre vision, marquée par la circonspection et le doute. Cette époque de transformation a-t-elle entraîné la « genèse d’une nouvelle société moderne, ouverte sur le monde et empreinte de ces grands idéaux que sont la démocratie, le pluralisme et la raison [7]  » ? Rien n’est moins sûr aux yeux de Marcotte. Cependant, l’écriture de cet acteur important de l’institutionnalisation de la littérature québécoise ne cesse d’être animée par le regret d’une époque ayant précédé les mutations de la société civile québécoise : une époque plus raffinée, plus portée aux classements et plus respectueuse de la hiérarchie.

Dans Les livres et les jours, les formes de la fragmentation ne permettent pas de saisir pleinement ces tensions. Mais on sent qu’elles pénètrent le jugement moral et le justifient. On y retrouve un homme curieusement désengagé des discours critiques contemporains, dont les « propos et confidences » rappellent justement ceux d’une époque oubliée. Lecteur boulimique, Marcotte reste très proche de l’activité littéraire au Québec et en France, mais ses allégeances les plus profondes le ramènent plutôt à Paul Ricoeur, Sainte-Beuve, l’abbé Mugnier, Bossuet, Jean Lemoyne et surtout Paul Claudel à qui il consacre de très nombreux fragments. C’est à l’aune de ces écrivains et des textes évangéliques que Marcotte juge implicitement les oeuvres plus récentes, très souvent vouées selon lui à la folie et à l’irrationnel. La musique punk, célébrée par René Lapierre dans Figures de l’abandon, fait place chez Marcotte à celle de Schubert et Brahms. Les diverses notes de lecture sont entrecoupées de remarques sur la foi, sur la messe dominicale et sur la nécessité du divin, où s’affirme un fort sentiment de la présence et de la vérité.

Cette reconnaissance de l’antériorité du Verbe divin, Marcotte l’attribue en grande partie à l’Évangile de saint Jean où se donnerait à lire une théorie chrétienne de la filiation et de la délégation : « Cette double idée, de filiation divine et de délégation, est à la fois saisissante et obscure. Croyez-moi, croyez en moi, parce que ma parole ne m’appartient pas, parce qu’elle vient d’ailleurs, d’une source infiniment lointaine. […] Moi, le Fils, parce que je suis le Fils et parce que la Parole ne m’appartient pas, je viens vous proposer un lien de confiance, un lien de foi » (p. 131). Il me semble que toute l’oeuvre critique de Gilles Marcotte est déterminée par cette appartenance, à la fois personnelle et culturelle, au domaine du fils, dont le langage bienveillant (« J’aime beaucoup le mot “bienveillance” », p. 173), renvoie inévitablement à l’autorité antérieure du Père. Dans ses jugements sur la littérature et la culture, le critique fait donc oeuvre de filiation. Son langage fait appel à l’humilité et à l’ironie. Il n’est pas étonnant que Marcotte aie vu dans le Journal de Paul Claudel l’un des grands textes du siècle passé, car celui-ci n’a-t-il pas voulu rendre compte de l’« extrême fragilité de l’édifice chrétien » (p. 127) et de la participation des êtres condamnés au discours de la rédemption ?

Dans un fragment autobiographique, Gilles Marcotte raconte ses vacances à Saint-Fabien-sur-Mer. Il est en retrait, plongé dans ses lectures. Devant lui, la carrure du fleuve s’offre à son regard distrait. Cet homme fatigué tourne le dos à la terre et aux « déprédations » qui assaillent ses monuments de pierre. Comme Valéry Larbaud, qu’il cite à la dernière page de ses notes de lecture, il regarde déjà tout ça de loin, convaincu maintenant de la nécessité de ne plus s’attacher aux paysages et aux choses.