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Économie et résistance : essence, perception, langage

Économie et résistance, voilà deux mots qui pourraient résumer les réactions des critiques aux premiers recueils de Gilles Cyr : Sol inapparent [1], Ce lieu [2], Diminution d’une pièce [3]. Lexique dépouillé, brièveté du vers et du poème, syntaxe elliptique ; paysage restreint à quelques éléments et presque dépeuplé, à un promeneur près qui dit je, tu ou nous. Une telle parcimonie résistait à la lecture — au commentaire psychologique, sociologique ou historique — ainsi qu’aux étiquettes — aux catégories à l’aide desquelles on a coutume de dresser le cadastre et de narrer les annales de la poésie québécoise. Pourtant, et curieusement, la fermeté de cette économie aura eu pour effet de canaliser la réflexion dans des voies assez convergentes, celles d’un « retour aux choses mêmes ». Tel le phénoménologue, le promeneur des premiers livres de Cyr affronte le sol, la terre, la montagne, le vent, le froid ou l’arbre en se délestant de tout concept ou préjugé, pour les laisser apparaître dans la nudité de l’expérience perceptive, de la conscience pré-réflexive, ce creuset de la parole parlante dont Merleau-Ponty affirme qu’elle est la seule à faire apparaître des aspects de notre être-au-monde autrement inaperçus. Comme le disait Pierre Nepveu, « [t]oute cette écriture cherche à saisir, d’une manière presque philosophique, le moment premier d’un rapport au langage et au monde [4]  ».

Une telle saisie ne semble pas aller de soi, car les commentateurs doivent multiplier les paradoxes pour la décrire. François Hébert hésite à qualifier d’abstrait ou de concret ce que révèle Sol inapparent, se décide finalement pour une abstraction intelligente, celle des formes, « qui sont l’abstrait du concret [5]  ». Certains disent cette poésie soucieuse de ce qui est là immédiatement, d’autres la croient préoccupée de l’ineffable, et l’on peut voir les deux positions cohabiter, par exemple dans une chronique de Roger Chamberland : « Rarement est-il donné de lire des poèmes qui interrogent, avec une telle acuité et une concision extrême, la “nature des choses” telle qu’elle apparaît au poète. Du réel on oublie la présence pour sonder les racines de l’indicible [6]. »

Certains traits de l’écriture peuvent justifier ces paradoxes. J’en évoquerai quelques-uns, à partir de Sol inapparent. Les éléments du paysage, déterminés généralement par l’article défini, sont souvent sujets de notations nominales ou d’assertions avec le verbe être. Nulle toponymie ne vient leur conférer une localisation situable dans notre monde historique ou dans un monde imaginaire : « Le seuil/et tout de suite c’est/la journée//Paille, paille au front/Le seuil, rien pour nous, est paille. » (SI, 9) Pour un peu, ici le seuil et la journée, là le vent, la montagne, la terre ou l’arbre seraient des « idées platoniciennes [7]  » : « L’arbre là-bas : des arbres/ Mais l’arbre seulement » (SI, 59). Cependant, ces essences deviennent, dans certains passages, des existences ou présences singulières, alors qu’elles sont orientées par rapport au sujet (les déictiques voisinent les définis généralisants) et que leurs prédicats les mettent en relation avec autre chose, les font agir dans un environnement en transformation, pour en montrer des qualités sensibles, perçues par l’observateur (couleur et inclinaison de la lumière, froidure, fermeté ou rugosité de l’air, etc.) — au point qu’on se demande parfois si l’observateur ne les provoque pas.

Le traitement de l’isotopie du langage engendre aussi un paradoxe. Le paysage et le langage sont ici et là identifiés, ou présentés dans une interaction directe, par la métaphore : « Par la voie infime du froid, elle rentre/ dans ses herbes accrue de famine,//parole toujours autre. » (SI, 66) Des croisements semblables s’opèrent entre le paysage et le corps, de même qu’entre le corps, la marche et la parole : « Le vent,/la volée de pierres.//Je ne peux pas aller plus loin,/parler plus loin — » (SI, 51). Comme l’observait Robert Melançon, ce jeu donne l’impression qu’un rapport d’immédiateté noue le paysage et le discours : « on peut être tenté de lire l’allégorie qui figurerait l’écriture du poème dans la traversée du paysage, et de lire du même coup une sorte de transparence paradisiaque qui laisserait l’illusion que le poème dit le monde sans intermédiaire [8]  ». Mais le poète n’est pas dupe de cette illusion : « Je ne mets pas sur la même ligne/l’horizon du poème/et la ténacité de la terre. » (SI, 84) D’ailleurs, il y a des moments où le langage et la perception semblent s’exclure l’un l’autre : « Je nomme/ce que je ne vois pas. » (SI, 38) Ce sont sans doute de tels passages qui suscitent des commentaires sur l’indicible. Il y a, dans la tentative que mettent en scène ces textes, une tension fondamentale, que Pierre Nepveu décrivait ainsi :

Sol inapparent se construit comme le journal de bord d’une conscience en route entre « l’horizon du poème et la ténacité de la terre » (p. 84), une conscience dont le « sol » a tantôt la proximité du contact physique avec les choses, tantôt la distance de ce qui est au-delà de toute apparence, sol qui se dérobe sous le pas, sous la voix [9].

Nepveu emploie justement le mot de « résistance [10]  » pour qualifier la difficulté inhérente au projet : une résistance qui cette fois s’interpose entre le sujet, son dire et son monde, celui-ci se dérobant aux assauts de ceux-là.

Le poète de Sol inapparent n’est pas dupe de quelque illusion d’immédiateté, n’empêche, il persiste et signe quand même dans Diminution d’une pièce : « Je n’ai pas su dire, renoncer/J’ai quand même dit : terre//dans la maison, sur la table/et en sortant je l’ai dit//comme on sort pour voir : la terre » (DP, 10). Dans ce livre, l’autoréflexivité est plus présente que dans Sol inapparent. D’un côté, les rapprochements métaphoriques entre le langage, l’univers et le sujet se multiplient, alors que de l’autre, les écarts entre la sensation, la pensée et la parole se creusent : « Après parole on renvoie./Là, au bout de la terre/le froid,//celui que je ne rejoins pas. » (DP, 18) Les éléments composant le paysage sont encore moins nombreux, encore plus souvent présentés par l’article défini, et plus rarement par le démonstratif.

Il s’agissait là d’une expérience assez radicale, qui fut suivie d’un silence de sept ans. Les recueils qui viennent après [11]Andromède attendra [12], Songe que je bouge [13] et Pourquoi ça gondole [14] — restent fidèles à la concision des premiers : ils adoptent même une forme encore plus stricte, parce que les poèmes, qui continuent à ne pas excéder la mesure d’une page, se disposent désormais inébranlablement en distiques, plus ou moins brefs, plus ou moins nombreux. En revanche, la composition des livres change un peu : les suites ont une plus grande autonomie qu’auparavant, et de l’une à l’autre, ce ne sont pas les mêmes choses qui apparaissent. Des choses, justement, il y en a davantage maintenant. Le vent et le froid sont encore là, mais il y a aussi de la neige avec ses flocons, et des gens qui se boutonnent, s’arment d’une pelle ou d’un escabeau pour l’affronter [15]. La plaine et la montagne n’ont pas disparu, mais le promeneur y trouve des piquets, des boyaux de plastique, des bonbonnes. À l’occasion, il tombe sur un village, parle aux habitants ou rentre dans une courette, voit un tas de bois, éprouve l’envie d’ajouter une bûchette [16]. Il arrive même à ce promeneur de circuler en ville [17], dans les rues, les parcs, les cafés, de se heurter aux travaux de la voirie, à un camion aux essieux bruyants, à une moto pétaradante (SB, 117), ou à quelque pylône qui rouille (PG, 19). La chambre fait place à des habitats dispersés (SB, 93), plus peuplés, plus meublés ou plus fertiles : une chaise et son gardien dans l’eau de la mer ; un verre d’eau, une radio, une table de jardin ; des ronces, une barrière de métal, des éventaires, une poire ou une courge. L’arbre se multiplie en conifères, feuillus, grenadiers et autres genévriers, qui finissent par se regrouper en forêts où sont tapis des chasseurs immobiles (SB, 65). La terre s’entoure de galaxies qui reculent (SB, 28) visitées par des patrouilles sidérales (PG, 30), et reçoit peut-être le neutrino que le soleil fabrique peut-être (SB, 82).

Tous ces distiques forment-ils bien encore le « journal de bord d’une conscience en route » ? Peut-on encore, ici, parler d’une tentative de retour aux choses mêmes, de saisie d’un réel toujours dérobé ? Il me semble plutôt que, dans les recueils de Cyr deuxième manière, les écarts qui faisaient les tensions des premiers livres — écarts entre un ici et un là-bas, entre le langage et l’espace — sont traités d’une autre manière et se chargent de tout autres valeurs, et que cela ne tient pas seulement à la transformation des thèmes. La relation entre observation et parole change de statut, c’est ce que j’essaierai d’expliquer en examinant d’abord la représentation des lieux, du temps, des choses et de l’action, pour aborder ensuite la représentation de la parole.

De l’économie : l’ellipse et l’indéfini

Bien que leurs référents se soient diversifiés, les poèmes, économie oblige, doivent exercer un certain tri. On ne s’étonnera pas, dès lors, que l’ellipse soit de rigueur : pas question de se perdre en circonlocutions. Ainsi, il ne semble pas toujours nécessaire de préciser la visée de l’acte perceptif : « Et ce n’est pas/la première fois//qu’un trait fort/sépare//qu’on prétend/qu’on a vu//quelque part/dans le paysage//depuis la colline/où l’on monte » (SB, 74). Ce que le « on » prétend avoir vu, c’est peut-être le trait fort qui sépare, mais pour affirmer cela, il nous faudrait être bien certains que la proposition « qu’on prétend » est une relative de « trait fort », plutôt que d’être une deuxième complétive de « Et ce n’est pas la première fois ». Quant à la visée des actes cognitifs, se concentrer, apprendre, s’impose-t-elle plus que celle des actes perceptifs ? Rien n’est moins sûr : « Cette fois/je me concentre//en terrain plat/c’est malaisé » (SB, 20) ; « Adroitement/je bouge//j’avais appris/la dernière fois//des flocons/quelques-uns//maintenant/d’autres encore//descendent/sans me trouver » (SB, 15). Ce qui avait été appris ici, est-ce l’adresse du mouvement, ou sont-ce « des flocons » ? C’est peut-être tout ça, auquel cas la formulation est très économique : pourquoi répéter « j’avais appris » si le verbe a deux compléments, ou pourquoi répéter « des flocons », si, judicieusement placé, le syntagme peut à la fois servir de complément d’objet du verbe qui le précède et de sujet de celui qui le suit ? Un coup parti, il n’est peut-être pas de première importance de préciser systématiquement l’objet des actions. Ici : « au grenadier sauvage/nous prenons en passant//pourquoi des feuilles/et sous des pierres ? » (SB, 29) s’agit-il de prendre des fruits, un chemin ou bien des feuilles ? Le but des déplacements n’est pas toujours non plus un renseignement vital, et à vrai dire, on peut même se demander si la mention de la teneur de l’action, sous forme d’infinitif complément, ne constituerait pas, dans certains cas, un alourdissement inutile de la phrase : « Ils sont plusieurs/je recommence//bientôt juché/sur l’escabeau […] » (SB, 10).

Dans les exemples que je viens de donner, il arrive que des éléments du texte permettent de rétablir l’ellipse, mais pas toujours. Et souvent, un tel rétablissement n’est que conjecture : soit que plus d’une inférence est possible, soit que trop de liens logiques manquent entre les distiques pour confirmer la pertinence de celle qui aura été esquissée. Et si l’on supposait, étant donné le principe d’économie, que l’essentiel a bien été dit dans le texte, en quoi consisterait donc cet essentiel ? Autrement dit, qu’est-ce que les ellipses mettent en relief ? L’absence de complément d’objet ou de lieu après un verbe fait ressortir l’acte perceptif, cognitif ou pragmatique lui-même : le fait de voir ou de ne pas recevoir, d’avoir appris ou de se concentrer ; de changer, de prendre, de vendre, de déplacer ; de revenir, de s’arrêter, de traverser, de serpenter, d’obliquer, d’aller, de se rapprocher. L’omission des infinitifs compléments, ou des compléments de ces infinitifs accentue l’aspectualité de certains gestes (itératifs, parfois inchoatifs) : « Je recommence » (SB, 10), « ressaies-tu » (SB, 18) : « j’entreprends/de traverser » (SB, 51). Ces constructions mettent en relief l’attitude et l’action du sujet, plus que les choses qui l’entourent : il est attentif, il guette, il entreprend, il se démène, il persévère. Pourtant, il y a des objets, du paysage, et eux aussi agissent. Leurs prédicats subissent à l’occasion des ellipses, mais on peut voir en contexte que l’action désignée par les verbes affecte le sujet (ou un autre humain) pour stimuler ou entraver ses gestes : « Raide la montée/mercredi//les euphorbes à épines/ au début ralentissent//[…]» (SB, 32) ; « Quand je m’avance/dans cet espace//un autre vent/opprime//qui fut support […] » (SB, 54). Reste dans tout cela, pour le lecteur, un hiatus entre les deux pôles que la prédication tente de nouer, celui du sujet, celui de son environnement. Des lacunes, des trous, un écart : encore lui ? On y reviendra.

L’usage fréquent d’agents, de patients ou de circonstants indéfinis accuse, en un sens, l’effet des ellipses. J’entends ici les noms déterminés par l’article ou l’adjectif indéfinis, les pronoms de la même famille, mais aussi d’autres éléments qui, comme certains pronoms indéfinis, ne peuvent être interprétés en l’absence d’un antécédent ou hors de la situation d’énonciation : pronoms démonstratifs, adverbes comme « trop », « beaucoup », « ainsi ». Il arrive, certes, qu’on puisse leur retrouver un antécédent. Mais dans l’ensemble, ces inconnus nous signifient que ce qui compte, c’est que des personnes ou des choses apparaissent, agissent ou se meuvent, quelque part : « À un endroit/les arbres ôtés//pour une maison/de bois non peint//on a des graines/dans des enveloppes//ça ne va pas/pour une autre raison//la maison tombe/le chemin part » (SB, 71). C’est aussi que cela ait un impact sur le cours des événements : « […] une flèche sur un piquet/montre la direction//nous la suivons/que faire d’autre//mais alors quelqu’un/avait fait pivoter » (SB, 32) [18].

Cette brève excursion grammaticale nous aura permis de constater que notre promeneur des premiers livres est toujours là, en route ou en train d’observer, et même qu’il est encore plus actif. Déjà dans Sol inapparent, il arrivait que l’observateur provoque les éléments d’un paysage « résistant », notamment quand se succédaient des perspectives incompatibles entre elles. Toutefois, le promeneur n’était pas aussi souvent le sujet d’un verbe conjugué ; son attitude et son action étaient moins souvent représentées par des participes et des substantifs. Et ce n’est pas seulement ça, surtout ça, qui change. Si l’ellipse paraît servir le principe d’économie instauré dans les premiers recueils, cela est moins vrai des indéfinis — qui d’ailleurs y apparaissaient peu. Le moins qu’on puisse dire de ces indéfinis, c’est qu’ils occupent, dans des poèmes dont les mots sont comptés, leur content d’espace, et qu’ils ne semblent pas exactement destinés à préciser de quoi il en retourne quant aux « choses mêmes ». Les articles indéfinis étaient également beaucoup plus rares dans les premiers livres. Dans les plus récents, c’est le défini à valeur généralisante qui se fait rare : cette raréfaction nous éloigne des essences, pour nous mettre en contact avec des singularités et des événements. Si l’on en croit Grevisse, « [l]’article indéfini indique que l’être ou l’objet désigné par le nom est présenté comme un certain être ou un certain objet distinct des autres êtres ou objets particuliers de l’espèce, mais dont l’individualisation reste indéterminée [19]  ». Et ce n’est pas tout, il y a aussi les autres éléments indéfinis qui, s’ils ne précisent pas tout, indiquent des propriétés : les adjectifs indéfinis « se joignent au nom pour marquer, en général, une certaine idée de quantité ou de qualité, ou une idée d’identité, de ressemblance, de différence [20]  » ; quant aux pronoms, ils « servent à désigner avec des valeurs sémantiques diverses les personnes ou les choses dont l’idée est exprimée ou non avant ou après eux [21]  ». Dans les poèmes de Gilles Cyr, des éléments indéfinis séparent l’unique et le pluriel, le partiel et le total : « ils sont plusieurs » (SB, 10) ; « c’est au sol/que tout s’expédie » (SB, 20) ; ils marquent des seuils dans les mesures : « au-delà de telle densité/l’univers se referme//en deçà c’est ouvert/ou quelque chose comme ça » (SB, 84) ; ils établissent des distinctions permettant la succession : « des flocons/ quelques-uns//maintenant/d’autres encore […] » (SB, 15) ; ils signalent des différenciations dans le visible : « Ceci, cela, ou quoi/ou quel contre-//but touché/on gardera […] » (SB, 47) et dans l’audible : « puis oubliant les autres bruits/tu vas à celui-là » (SB, 73), ainsi que dans la manière : « comment aller/sinon ainsi » (SB, 62) et dans la cause : « ça ne va pas/pour une autre raison » (SB, 71).

De la résistance : les lieux, le temps, l’action

Les propriétés, les singularités, les événements, cela conduit parfois au seuil du récit. Dans certaines suites (par exemple : « La connaissance », « Myrthios », « Dans cette zone [22]  »), des récurrences permettent de pressentir la présence d’une quête, d’un objet ou d’un univers qui la motivent ou l’encadrent, d’un ensemble de « performances [23]  » qui en relatent quelques jalons. Dans « La connaissance », la conjonction de l’isotopie de la neige, de ses mouvements, avec celle des gestes du sujet (sortir, ralentir, changer, recommencer, lancer, se boutonner, s’apprêter à pelleter, s’exécuter, avancer, emporter, bouger, marcher, arriver, ressayer, obliquer, poursuivre, sortir, passer) procure au lecteur l’impression que la neige représente un enjeu, un objet de valeur (mais en quoi ?), ou encore un opposant ou un adjuvant dans l’effort d’atteindre un autre objet (lequel ? la connaissance ?). Dans « Myrthios », on retrouve constamment l’isotopie de la marche, et il est fait plusieurs fois allusion à un endroit difficile d’accès ou introuvable. La plupart des verbes des suites « narratives » sont au présent, quelques-uns au passé composé, au plus-que-parfait, au futur. Les indications temporelles paraissent donc à l’occasion vouloir ordonner les événements. Mais le repérage reste lacunaire. Le présent d’énonciation et le présent historique peuvent être confondus. Aucun lien n’est fait entre le moment d’énonciation et quelque point précis dans le temps calendaire ou l’espace géographique (exception faite de Myrthios et de la rue Saint-Laurent). Les antécédents font presque toujours défaut aux anaphoriques. Ceux-ci peuvent par exemple se trouver au début d’un poème, qui semble alors faire suite aux précédents, mais semble seulement : « Plus tard/je suis là » (SB, 21) ; « Ensuite/il y a ça […] » (SB, 30) ; « Vers le soir/un silence » (SB, 35). Car plus tard que quoi, à la suite de quoi, et de quel soir s’agit-il, on peut chercher longtemps.

Ces éléments montrent malgré tout que, dans de tels textes, une histoire existe pour le sujet d’énonciation. Mais pour le lecteur la coréférence ne se fait pas, les événements ne se disposent pas en un ceci après cela et à cause de cela vers cela. Les suites où l’on peut percevoir une narration embryonnaire ne sont d’ailleurs pas nombreuses. À l’échelle du poème, on trouve cependant pas mal de petites intrigues, mais alors, elles sont tellement elliptiques que l’action demeure trouée ou tronquée. On aura par exemple un motif (« quelqu’un avait fait pivoter ») sans sa conséquence : « Raide la montée/mercredi/les euphorbes/ralentissent//une flèche sur un piquet/montre la direction//nous la suivons/que faire d’autre//mais alors quelqu’un/avait fait pivoter. » (SB, 32) On peut toujours induire ici que la conséquence aura été l’égarement des promeneurs (il y a ici une sorte de « performance principale » manquée). Mais ce n’est pas dit, et le motif (dont on ignore l’agent) est lui-même présenté sous forme de conjecture. Dans certains cas, on a une transformation d’état explicite, une vraie performance, mais on ignore tout de ses causes ou de ses fins : « J’ai détaché d’un bouleau, moi/une assez grande plaque d’écorce//que non sans embarras/j’ai installée sur ma tête//pendant une heure environ/avant de venir au village » (AA, 72). Parfois, tout ce qui nous reste, ce sont quelques impressions ténues formant la trame d’une expérience quasi instantanée : « Chez moi je me penche/me rattrape de justesse//ensuite des affaires/me mettent en retard//au plafond je reviens/ admirer une fente//quand je fais une pause/il est temps de courir » (AA, 70). On lira peut-être dans ce dernier poème le danger de tomber lors d’un geste quotidien, sûrement la situation de retard et la distraction du personnage. On ne saura pas quelles affaires mettent celui-ci en retard, ni ce qu’il doit faire, ni pourquoi il doit courir.

Il y a un paradoxe entre le fait que le texte présente des apparitions, des actes, des événements contingents, situés pour quelqu’un, et en même temps, les présente de façon tellement lacunaire qu’il n’en retient que des articulations, des mouvements, des détails sans le cadre qui en expliquerait les tenants et aboutissants. Le lecteur a l’impression que pour l’énonciateur, le propos renvoie à des expériences uniques, attestées, alors que pour lui, elles restent opaques, floues, ou alors banales, anodines. Quelque chose paraît exister réellement (à preuve, l’obstacle, l’effort) pour celui qui dit, mais n’arrive pas à se représenter tout à fait pour celui qui lit. On est, en un sens, dans l’incongru : y aurait-il là une forme de solipsisme ? on est pourtant aussi dans le familier : y aurait-il tout simplement de la description, de l’anecdote et de la réflexion, mais arrêtées, qui tournent court [24]  ?

Les amorces de narration contiennent quelques-uns des termes de ce que Ricoeur appelle « le réseau conceptuel de l’action [25] » : du faire, des agents, des patients, des interactions, des motifs, des buts, des circonstances. Ce réseau « distingue structurellement le domaine de l’action de celui du mouvement physique [26]  » et donne son premier ancrage à l’intelligibilité d’une intrigue. La production d’intelligibilité dépend toutefois « de notre compétence à utiliser de manière significative le réseau conceptuel [27]  », à en conjoindre les divers termes, à les agencer en une syntaxe, ce qui suppose une logique et une diachronie. Or, dans nos distiques économes, il n’y a pas assez de termes (agents, patients, motifs, buts, etc.) qui se conjoignent, certains d’entre eux restent indéfinis, et la syntaxe narrative est pour le moins problématique. Plusieurs poèmes se situent, en fait, à la frontière entre la représentation du mouvement physique et celle de l’action.

N’y aurait-il pas là quelque chose de semblable à la quête « phénoménologique » des premiers recueils ? Dans l’organisation elliptique, se marqueraient les tentatives de saisie du réel tel qu’il surgit pour un « être-au-monde », et surtout la difficulté d’une telle tentative. Les inachèvements, les indéfinis et les actes qu’ils mettent en évidence manifesteraient la « résistance » qu’oppose la réalité au sujet comme à son discours. À ceci près, bien sûr, que l’effort de saisie se serait déplacé, aurait changé d’objet et de lieu : il ne s’agirait plus de confronter des essences et une perception de l’élémentaire, mais d’appréhender le caractère anecdotique, fugitif et aléatoire de l’ici-maintenant, à la frange de l’action et du dehors physique perçu.

Mais plusieurs poèmes ne s’attachent guère à l’action, et une telle explication reste trop partielle, vu la diversité des modes de signification de Songe que je bouge, Andromède attendra et Pourquoi ça gondole. Cette lecture ne vaut que si l’on s’accroche, de toute force, à l’énoncé, à ce que le sujet pris comme un personnage fait ou voit, et que l’on se bouche les oreilles pour ne pas entendre le sujet d’énonciation en train de parler. Par rapport aux premiers recueils, ce n’est pas seulement le lexique qui s’est diversifié dans les plus récents, mais aussi les formes syntaxiques, les registres de langue, les actes de parole et les genres de discours.

De la prodigalité : commentaires, actes de paroles, genres de discours

Le sujet qui parle dans les textes ne semble pas s’illusionner sur la possibilité de faire apparaître un monde, encore moins de savoir « ce qu’il est » : « qu’est-ce que c’est/la neige ?//je ne vais pas/voir de si près » (SB, 13) ; « Quelque part/arc-bouté//j’appelle ceci/le monde//créant chaque fois/un choc//non chaque fois/un monde » (AA, 39). Que cherche-t-il, alors ? À provoquer des chocs, certes, mais de quoi ?

La représentation n’est pas seulement lacunaire, elle est parfois franchement tordue. Plus encore que les ellipses, ce sont les ruptures énonciatives qui brisent la phrase et la cohésion textuelle. Quelques poèmes contiennent une phrase coupée en deux parties disposées aux extrémités du texte. Cette phrase emboîte un autre propos qui n’entretient aucun lien syntaxique avec elle : « La table actuelle/un peu plus haute//le joint du milieu/garde les miettes//tire avec moi/vers l’extérieur//ne devrait plus/beaucoup monter » (AA, 79). Admettons ici que dans les deux premiers distiques on décrive la table ; dans le troisième on demande de l’aide à une autre personne pour corriger le problème des miettes évoqué dans le deuxième, qui apparaît alors à rebours comme faisant aussi partie des paroles adressées au « tu » ; le dernier arrive comme un cheveu sur la soupe, il faut tout relire pour y voir la suite de la description du début : « La table actuelle un peu plus haute ne devrait plus beaucoup monter ». Ces emboîtements rapportent deux événements simultanés, appartenant vraisemblablement à la même scène, mais qui ne sont pas du même ordre, un acte de pensée ou de parole s’insérant par exemple au milieu d’un geste pratique : « Après plusieurs répétitions/me voilà enjambant//une sorte de grosse racine/cassée, sale, si//dès lors il s’agit de foncer/le chemin est à qui ?//sur une drôle de distance/en guettant les buissons » (AA, 91). Dans cette dernière histoire, le complément du dernier distique, « sur une drôle de distance », se rattache soit à « me voilà enjambant une sorte de grosse racine », soit à « dès lors il s’agit de foncer ». « Si » peut faire partie de la question qui suit : « si dès lors il s’agit de foncer, le chemin est à qui ? », ou être un commentaire de « grosse racine, cassée, sale, si » (au sens de « parfaitement ! », avec allitération en prime…), le « dès lors » apparaissant alors comme une conséquence du fait d’avoir enjambé la racine et le vers. La versification contribue donc à créer les chocs et à brouiller les cartes. Dans ce poème : « Avec les provisions/je prends le raccourci//au-dessous du village/des buissons sort un bougre//les boyaux de plastique/sont pour l’irrigation//qui tend des olives/dans du papier journal//à la fin il veut vendre/il a raison et l’âne » (SB, 31), la coupure strophique sépare « je prends le raccourci » de « au-dessous du village », pour donner à lire : « au-dessous du village, des buissons sort un bougre » ; le bougre en question est probablement celui qui tend les olives dans du papier journal, mais il faut enjamber une strophe, prendre un raccourci, pour le savoir ; cette strophe rapporte peut-être une parole du bougre : « les boyaux de plastique/sont pour l’irrigation », mais ce n’est pas certain, elle peut aussi relater une autre perception du sujet dans la même scène. Le lecteur fait donc régulièrement face à des discordances perceptives et énonciatives, il arrive même qu’il ne puisse reconnaître la source du point de vue ou du discours.

L’énonciateur marque pourtant beaucoup sa présence, disant constamment qu’il intervient, qu’il voit, qu’il parle, usant de verbes modaux ou de verbes déclaratifs. Il se manifeste encore plus en rompant le fil descriptif, informatif ou narratif par divers commentaires et actes de paroles : questions, interjections, exclamations, apostrophes, injonctions, etc. Tout d’un coup, ce qui apparaît ou ce qui se passe devient secondaire, s’estompe derrière les mouvements d’humeur du sujet : appréhension, incertitude, inquiétude : « j’entends l’appel/hanté/ou pire » (SB, 60) ; épuisement, découragement ou exaspération : « Le champ pourrait/monter un peu//quelque chose/fait l’opposé//aux arbres/d’une fois//je vais de ce côté/avec mon langage//c’est loin/avec mon langage » (SB, 52), satisfaction : « sur les plus gros troncs/des encoches//pas très récentes//trop espacées//soudain s’interrompent/c’est d’importance » ; « Soit, les insectes composent/les trois quarts de la faune//que voilà un bon démarrage […] » (AA, 50). Malgré le souci d’économie manifeste des poèmes, c’est fou ce que le sujet est bavard. Il ne recule pas devant quelques ruses rhétoriques, car il se trouve souvent en situation d’interlocution. Il sait, au moment opportun, glisser une précaution oratoire : « Avec joie/une oie de la ferme/que je n’ai pas connue/excusez-moi//un matin se fourvoie/de l’autre côté de la rue » (AA, 43) ou une question rhétorique : « On se lève/qui l’eût cru//puis la gorge/assez pour//inquiéter/sur l’exemple//éraillé/exécute » (AA, 59). Certains poèmes sont de véritables dialogues, dans lesquels un commentaire expressif ou argumentatif intervient après chaque constituant de phrase, avant même qu’une proposition à commenter ou à réfuter ne soit énoncée : « Le vent/c’est impossible !//pousse/elle est bonne !//des saletés/non mais quand même !//dans les yeux ?/c’était donc ça » (AA, 48).

Cette manie de commenter, de revenir sur ce qui a été dit, participe du nouveau rapport entre observation et parole que j’évoquais dans la première partie de cette étude. Dans Andromède attendra, Songe que je bouge, Pourquoi ça gondole, l’isotopie du langage est rarement en rapport de métaphorisation réciproque avec les choses du monde extérieur ou avec le sujet. La parole se représente plutôt dans la mise en évidence de la situation pragmatique. On trouve encore une dimension métapoétique dans les textes, mais celle-ci prend souvent la forme de commentaires d’humeur dont on ne sait pas toujours s’ils visent le référent décrit ou la description qui vient d’être faite : « Parfois/j’ai des noisettes//dans le sac que j’emporte/par les rues longues//d’un seul monde/réussi » (AA, 57) ; « Le vide/n’était pas nécessaire//dans les broussailles/les ruches bleues//l’univers vient du vide/le vide nécessaire//voici/le pommier avec l’eau//de mieux en mieux !/je parviens à brusquer//cette année/il y aura beaucoup//dans les sacs/du jardin qu’on arrache » (PG, 69). La distance entre le langage et la vérité perd de sa gravité, quand elle n’est pas tournée en dérision : « Pas de monde, dit l’un/seulement des mots//et l’autre en joie/un moment s’abandonne//n’est-ce pas idiot ?/surtout la première fois » (AA, 54). Un poème décrit la démarche d’observation de manière ironique, sous forme de consignes remplies d’indéfinis : « Mets-toi quand tu peux/derrière un machin quelconque//mais assez gros, de ceux qui d’un mouvement/prennent rarement l’initiative//ne bouge plus, note pourtant/ce qu’isole l’attente » (AA, 66). Ce qui compte pour le ou les sujets qui parlent ici, ce n’est plus seulement d’extorquer au réel incompréhensible ses secrets, d’essayer de lui coller à la peau malgré ses résistances ou de coller aux résistances mêmes, mais tout autant de réagir, de dire quelque chose.

Le texte représente quelqu’un qui observe et agit, mais aussi bien quelqu’un qui parle, donc. Et ce n’est pas tout. Ce sujet écoute ou lit d’autres paroles, qu’il rapporte, mime ou parodie. Les derniers recueils, surtout Pourquoi ça gondole, emploient une grande variété de genres de discours — ce qui, vu l’économie, relève du tour de force. À côté des descriptions de la nature ou de la ville et des variétés de narration embryonnaire (anecdotes quotidiennes ou absurdes, excursions, journal de voyage, fables), on trouve des dialogues, des discours informatifs (consignes, texte d’un carton d’emballage, inscription sur une enseigne), publicitaires (petites annonces, réclame), scientifiques (calculs, cosmologie, météorologie), sapientiaux (quelques formules et sentences) ou poétiques (citation déformée d’un poème d’Oktay Rifat, d’un vers de Mallarmé, etc.) Les genres se mêlent aussi dans une même page, l’espace de quelques distiques.

Il y a quelque chose de commun entre le traitement qui est fait au paysage et à la fable dans la description et la narration et celui qui est réservé aux discours rapportés, dans la citation, la pseudo-citation ou la parodie : les discours sont tout aussi déformés, tordus et lacunaires que ne le sont la perspective visuelle et les séquences d’actions. Les passages « scientifiques » à cet égard sont exemplaires. Les fragments de cosmologie, d’astronomie ou de météorologie ne me semblent pas être d’abord convoqués pour élargir l’expérience sensible et mieux en représenter le surgissement. Ils sont eux aussi pleins d’ellipses et d’indéfinis, et constamment interrompus par des commentaires du locuteur. Je ne sais pas ce que dirait le physicien, l’astronome ou le cosmologiste quand Gilles Cyr cite ou fait dialoguer, de loin en loin, Shapley, Kapteyn, Hoyle, Copernic et Newton. Mais nous, lecteurs, nous recevons les bribes de science de ses poèmes comme des paroles, prises dans l’intersubjectivité et les rapports de force, liées peut-être à des histoires de gros sous : « Savais-tu que l’orbite du soleil/autour du centre de la galaxie//n’a qu’un rayon de 24 000 années-lumière ?/c’est une valeur de 20 % inférieure//à celle adoptée jusqu’ici/tu juges de la légèreté !//on dit qu’ils planchent déjà/sur de nouvelles instructions//pour nous qui sommes sur d’autres pistes/nous n’allons pas nous arrêter//voyons seulement ce qu’on peut faire/du premier solde embarrassant » (PG, 25). Archimède serait surpris de voir son point d’appui servir à la réclame : « Après quelque tâtonnement/j’ai maintenant un point d’appui//qu’on me procure un levier neuf/de préférence fabriqué//dans ce produit de synthèse/et je soulèverai le monde//pour un tout petit supplément/je peux aussi remettre en place » (AA, 74). La science ne nous parvient pas comme un discours explicatif (à preuve : les indéfinis remplacent les données précises…), ni même, en fait, sous la forme d’une véritable polémique entre savants, mais plutôt du point de vue de l’énonciateur du texte, d’un quidam qui lui-même la reçoit comme une rumeur (les « on dit » abondent…), une nouvelle, quelque chose d’étranger, qu’il essaie d’accommoder à son point de vue, à son existence, à son savoir. Il confronte les discours reçus avec ses propres expériences, menées au petit bonheur et sans l’arsenal du savant, mais avec attention et scepticisme : « L’infiniment grand/mettons que c’est vulgaire//je vais approfondir/le pétrin supputé//de nuit à l’endroit convenu/j’écoute mes spécialistes//ils content qu’à l’autre bout/plusieurs pointes s’effritent//les organes de commande/ne rassurent qu’à demi//où enfin se tourner ?/où dire qu’on habite ? » (PG, 14)

Qu’est-ce à dire ? L’écriture de Gilles Cyr ne se laisse pas aisément systématiser. Que retenir ? On a encore ici un promeneur, aux prises avec une réalité qui lui résiste. Cependant, il apparaît moins comme le sujet cherchant à remonter aux sources de son être-au-monde, que comme un quidam qui doit se dépatouiller dans un univers de forces sur lequel il a un point de vue limité et peu de pouvoir, mais qui a pris acte de cela et essaie de « faire sans » (PG, 49). Ce quidam, ou plutôt ces quidams, car il y en a sans doute plusieurs, n’en sont pas moins curieux, mais ils sont surtout méfiants, sceptiques et ironiques, parfois inquiets, et ils essaient « de prendre/sans [s]e faire coincer » (AA, 78). Les chocs de perspective et de langage donnent une valeur roborative et corrosive à ce qui pourrait sembler, à force de s’attacher au détail ou à l’anecdotique, n’être que balivernes, calembredaines et autres billevesées. Le granola du dimanche et le marchand de bonne santé ne seraient pas contents de voir railler leur infusion miracle ou leur pain qui garantit la forme : « alors ce pain/aux douze céréales//dis-m’en un peu/les principaux dangers » (PG, 63), mais quiconque est sensible à la nature se rappellera les excès de certains pique-niqueurs beaufs quant il lira ceci : « montagne quand je bute/j’arrive presque en haut//je peux considérer/l’intrusion comme acquise ?//je ne sais pas/que j’avance dans les pierres//c’est un carton d’emballage/“égouttoir avec plateau” » (PG, 66). Tant le sens commun que le sérieux à prétention de vérité de toute sorte (moral, métaphysique, scientifique et poétique) en prennent pour leur rhume quand ça se met à gondoler.