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La voix est un corps sonore qui voyage dans le temps et dans l’espace. Les « transports » de la voix ne sont pas seulement des élans spirituels, émotifs ou pulsionnels, ils sont aussi des combinés téléphoniques, des écrans télévisuels, des haut-parleurs, des radios : les « milieux » de la voix se diversifient et se multiplient avec les médias et les formes de télécommunication, mais si la technologie hante nos imaginaires contemporains, elle reste en prise tant avec la question du sujet et du corps qu’avec celle du collectif ou de la machine elle-même et de ses résistances. Entre la voix de l’âme, du coeur, du peuple (des régions, des femmes, des hommes, des jeunes, des minorités), la voix-radio ou la voix-cinéma, le spectre va s’élargissant. Dans cet entrecroisement des voix, on peut constater un mouvement d’atomisation à tous les niveaux [1]. La voix du sujet se dissémine, la voix collective se localise, la voix médiatique se diversifie. Sans doute est-ce là le point de départ de ces imaginaires de la voix. Il s’agit ici de faire travailler des transports et des transferts imaginaires qui relèvent précisément des métamorphoses de la voix moderne et contemporaine en littérature ainsi qu’en théâtre et en cinéma.

Ces imaginaires se croisent sur deux axes : le sujet et la technologie. Du côté du sujet, la voix oscille entre intériorité et extériorité, entre émotion/sensation et sens, entre chant et parole, entre corps et langage. Souvent associée à une irréductibilité du sujet et à un corps jamais pleinement dicible, la voix est aussi le lieu de l’altération : voix étrangère, voix de l’autre, voix brouillée, voix empruntée. Dans le creuset entre la présence et l’étrangeté à soi, la matérialité de la voix nous permet d’imaginer ce qui, dans le sujet, ne se laisse pas contenir  : « La voix est subversion de la clôture. Qu’elle nomme ou qu’elle appelle, la voix traverse la clôture sans pour autant la rompre [2]. » Avec sa capacité de vibration et de circulation, la voix nourrit déjà un imaginaire qui déroute les frontières du sujet en en marquant toutefois la singularité : avec Roland Barthes, « Le “grain”, c’est le corps dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute [3]  ». La voix, écrit Henri Meschonnic, est « de tout le corps [4]  ». Mais entre l’aspiration à la voix d’avant le langage, à la voix immédiatement fusionnelle, et la médiation du langage qui sans cesse compose le sujet dans un rapport à l’Autre, ce corps n’est décidément pas simple. Pour Denis Vasse, la voix n’est pas tant le corps que « l’entre-deux du corps organique et du corps de la langue ou, si l’on veut, du corps social [5]  ». Cette posture entre-deux, cette double recherche de la clôture et de l’ouverture, fait de la voix un milieu conducteur riche de tensions qui travaille (entre autres) la littérature. Qu’on l’expérimente dans la perte ou dans l’exaltation d’une présence essentielle, la tendance à idéaliser la voix dans l’écrit n’en épuise pas plus la mobilisation intermédiaire que ne le fait le repérage des discours, des affects, des « sources ». Michel Leiris, dans Langage tangage, exemplifie le déchirement de la voix du sujet qui ne peut se donner (à entendre) qu’en s’excommuniant [6]  :

Cette voix vivante et vulnérable, ardente et blessée que devrait laisser deviner mon écriture de quelque façon qu’elle se tourne ou se chantourne, cette voix avec la particularité de son timbre qui fait qu’imbibée d’ombre et teintée par les ambres qui s’imbriquent en moi elle est elle-même et diffère des autres, est-ce dans mes jeux de mots, à peu près sans syntaxe et tels que les vocables y sont, peut-on dire, libres de tout alignement, que je la donne le plus clairement à entendre ? Pour porté que je sois à valoriser ces bricoles, j’en doute [7].

Cet aveu incertain, qui marque bien le fantasme de la voix vive dans l’écrit [8], est intéressant dans la mesure où c’est aussi l’échappée de la voix qui se dessine. Leiris en vient par la suite à opposer, entre parenthèses, la voix idéale pressentie dans l’écrit à la voix lourde, ordinaire, presque trop physique, de l’enregistrement :

Car une voix est une voix, reconnaissable en toutes circonstances et jusque dans le murmure ou le cri, à moins qu’on ne la déguise. Or pourquoi la mienne (ma voix d’entre les lignes, double épuré de ma voix ordinaire, celle lourde et hésitante qui m’apparaît comme un portrait cruel s’il m’arrive de l’entendre enregistrée) serait-elle plus manifestement mienne qu’ailleurs dans les variations alertes que j’annexe au lexique et — antipodes de ce que j’étais prêt à croire — n’est-ce pas dans ces acrobaties, sortes de vocalises, qu’elle est le plus artificiellement tendue, si ce n’est déguisée [9].

Si je cite cet extrait in extenso, c’est que dans les torsions (syntaxiques aussi) de la prose se révèle la tension d’une voix qui dépasse le désir nostalgique d’un corps vocal « épuré ». L’on saute de la tautologie (une voix est une voix) à un dédoublement acrobatique (la voix non ordinaire, non déguisée, n’est jamais autant mienne que dans l’artifice, voire dans le déguisement mais aussi dans l’ordinaire du babil et les bricoles du jeu de mot), autrement dit, on transite d’une tautologie à une autre, mais la « voix mienne », impossible à atteindre, s’entend au passage, dans le tangage « entre les lignes » et les mots « libres de tout alignement », voix saisie au vol. Elle module, en cours de route, un autre dédoublement, celui de la voix enregistrée, double qui, bien que le « je » s’en dédise, préfigure la voix écrite tant dans l’incise de la parenthèse que dans l’image intensive du déchirement (cette « blessure ardente »). Qu’il s’agisse de la bonne voix — désirée et désirable — ou de la mauvaise voix — miroir cruel —, le redoublement du dédoublement marque ce qui, de la « voix mienne » à la voix enregistrée, se scande : une altération, une dualité impossible à résoudre, une coupure constitutive. Le chaudron, oui, est fêlé, mais dans la tension vers l’impossible, une voix passe et se passe.

Du côté des technologies, leur prolifération dans la modernité transforme nos imaginaires. S’intéresser à ces phénomènes, c’est prendre la mesure critique de leur impact sur le corps (détachement et extériorité de la voix, diversification des corps sonores, humains ou inhumains), sur la temporalité (la voix enregistrée est à la fois présence et archive, elle est « anachronique »), sur la spatialité (j’entends dans le creux de l’oreille la voix d’un absent), sur la communication (réseaux, effacement de la distance, « accessibilité » [terme bien contemporain] en tout temps et en tout lieu [public ou privé]), sur la mémoire (la voix de Malraux, c’est une diction, une intonation, une déclamation, de la « friture » aussi, qui datent) [10].

Les disjonctions et la « fêlure » du sujet ne sont pas sans rapport avec les mutations technologiques modernes et contemporaines. Ce numéro vise entre autres à montrer en quoi les imaginaires du sujet et de la technologie sont reliés, sans perdre de vue que la matérialité de la voix « nue » ne cesse elle aussi de hanter nos machines vocales les plus sophistiquées. Franc Schuerewegen l’a bien compris :

Dire que les supports dont nous nous servons pour diffuser l’information sont autant d’extensions de nous-mêmes, c’est affirmer qu’il y a de la machine en nous, […] et que les technologies de l’information […] ne font qu’extérioriser cette technicité qui nous habite et dont nous sommes peut-être le produit [11].

L’altérité de la voix n’a pas attendu « l’ère médiatique » pour se faire entendre ; la fable d’Écho et sa fortune poétique sont là pour nous le rappeler [12].

La critique littéraire n’échappe pas à ces imaginaires, jusque dans son fantasme d’objectivité ou son souci du ton. Le seul fait de parler des « Poétiques de la voix [13]  » ou de « Bande sonore [14]  » implique une autonomie de l’objet typiquement moderne ; les concepts relativement récents de « voix narrative » ou de « voix énonciative » relèvent d’un détachement d’avec la figure (originaire) du narrateur que l’on peut associer à l’impact des technologies sur nos représentations de la parole [15]. Plus largement encore, l’imagination critique ne laisse pas de réinventer la voix. À l’instar de Roland Barthes, Michel Foucault joue de la dynamique conceptuelle des imaginaires ; on le voit dans son article sur Jules Verne :

Depuis que de nouveaux modes de la fiction ont été admis dans l’oeuvre littéraire (langage neutre parlant tout seul et sans lieu, dans un murmure ininterrompu, paroles étrangères faisant irruption de l’extérieur […]), il redevient possible de lire, selon leur architecture propre, des textes qui, peuplés de « discours parasites », avait été pour cela même chassés de la littérature. […]

Les récits de Jules Verne sont merveilleusement pleins de ces discontinuités dans le mode de la fiction. […] Le texte qui raconte à chaque instant se rompt ; il change de signe, s’inverse, prend distance, vient d’ailleurs et comme d’une autre voix. Chez Jules Verne, une seule fable par roman, mais racontée par des voix différentes, enchevêtrées, obscures, et en contestation les unes avec les autres. […] Des voix sans corps se battent pour raconter la fable [16].

Ce qui se mobilise dans ce passage, c’est le pouls d’une écriture qui parle de la voix dans des images épiques (« discours parasites » « parlant tout seul » ; « voix enchevêtrées » ; « voix sans corps [qui] se battent ») étrangement radiophoniques. Les imaginaires sont aussi question de lecture critique, du retentissement qu’elle peut donner au texte de la voix comme à la voix entendue.

Les articles réunis dans ce numéro abordent les imaginaires sous deux angles : 1) Comment les romans et les récits modernes et contemporains figurent-il la voix ? (Chassay, Fortier/Mercier, Rabaté) ; 2) Comment saisir ou imaginer les voix écrite, narrative, critique, théâtrale, hors-champ ? (Huglo, Martin, Rocheville, Ruffo, Villeneuve). De là se recoupent et se répondent des réflexions sur la subjectivité, la collectivité, la littérature, les médias, les technologies, le ton. « Au passage » s’imposent des voix critiques fortes dont les diverses tonalités exemplifient en elles-mêmes, d’un article à l’autre, l’étendue du spectre de la voix dans l’espace contemporain. Au lecteur de tendre l’oreille…