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Organisation de l’expérience et dimension imaginaire du timbre-poste

Ainsi l’Imaginaire est-il de l’ordre catégoriel de la Priméité ou Originalité […] Lacan, introduisant l’Imaginaire, élargit le domaine dont il vient d’être question en posant l’élément relationnel sous l’angle de l’Originalité.

Balat, 1992 : 105

À l’instar des analyses novatrices de Scott (1997a, 1997b) portant sur l’organisation sémiotique du timbre-poste en tant que signe social, l’analyse que je développerai dans cet article s’appuiera sur les dimensions ontologiques du signe mises en œuvre lorsque l’on considère le timbre-poste comme artéfact sémiotique, mais aussi sur la structure catégorielle, c’est-à-dire sur la base phénoménologique, de la sémiose, en un mot sur la phanéroscopie. Car c’est cette logique fondée sur l’expérience qui permet de rendre compte de la genèse de la signification des timbres-poste aux yeux de ceux qui s’en servent, de ceux qui les collectionnent ou de ceux qui prennent simplement plaisir à les contempler. Considérons à ce propos une des définitions de la signification les moins connues de Peirce, à savoir la référence à la capacité des symboles de « stimuler des rêves » (CP 4.56)[1]. Cette définition permet de démontrer le lien étroit qui existe, principe présupposé par la théorie peircienne du signe, entre les images et les signes conventionnels, tels des mots, rattachés à quelque situation concrète, comme ils le sont tous deux par un lien existentiel, à savoir le troisième type de signe, l’indice. Dans le présent article, je ne me limiterai pas au rapport qu’entretient le timbre-poste avec le pays émetteur – son adresse légale, pour ainsi dire –, sa valeur purement indiciaire en tant que signe et sa dimension iconique qui représente quelque aspect pertinent du pays ; je compte également décrire et expliquer l’adresse imaginaire ou onirique du timbre-poste que l’on infère à partir de l’analyse sémiotique.

Je prendrai comme corpus un échantillonnage documenté de la production de timbres commémoratifs uruguayens des années 1995-96, parmi lesquels j’en ai retenu un qui me paraît particulièrement éclairant à cet égard. C. Castoriadis parle de « royaume de l’imaginaire », ou encore d’« imaginaire social ou radical » (1988, 1989), pour rendre compte de la manière dont une communauté souhaite être ou rêve d’être (Debrock, 2001 : 51-55), contribuant à déterminer en outre les influences géopolitiques brutes de la communauté, ses normes et ses lois aussi bien explicites qu’implicites. En ce qui concerne cette dimension particulière du timbre-poste, on ne peut qu’adhérer à la description concise de Scott :

[...] en dépit de sa taille réduite et son support plutôt discret […] le timbre-poste présente une plus grande densité idéologique par centimètre carré qu’aucune autre expression culturelle.

1997b : 305

En effet, si l’on compare les dimensions réduites du timbre-poste à des exemples du domaine plus visiblement idéologique et spectaculaire des drapeaux nationaux ou des cérémonies officielles organisées par un État (événement sportif, réunion politique, célébration historique, etc.), on se trouve devant ce qui constitue presque un texte « subliminal », qui se présente au seuil de notre attention. Mais, en même temps, tout timbre nous raconte une histoire ; ou plutôt, en ce qui concerne plus particulièrement notre objet d’étude, le timbre nous raconte une portion visualisée de l’histoire, selon l’expression de Mattos (1997 : 5) qui, dans le prologue au catalogue raisonné littéraire et informatif des timbres-poste uruguayens, Historia estampada, dresse l’inventaire partiel du contenu des émissions de ce petit pays latino-américain pendant la période 1995-96.

Je développe ici l’idée que ces petites fenêtres chargées d’idéologie que sont les timbres-poste ne présentent pas seulement une vision du passé lointain ou proche de l’Uruguay[2], elles nous offrent aussi une excellente perspective de ce royaume qu’on peut indexer dans le temps et dans l’espace, dont l’essence n’est pas matérielle mais plutôt une image ou un miroir onirique que les membres de la communauté peuvent au jour le jour, dans leur vie quotidienne, contempler afin de déterminer qui ils voudraient être et ce qu’ils voudraient devenir. Tel est le domaine qui, dans notre société fortement réglementée, coïncide avec la dimension esthétique de la sémiose. En termes catégoriels, il s’agit là de la Priméité de la Tiercéité, ou « mentalité », comme le note Peirce (CP 1.533), et que le logicien illustre au moyen des termes plutôt curieux mais entièrement adéquats de « goût » et de « couleur ». L’imaginaire social est la qualité unique des idées hégémoniques de notre monde social envahi par des « tendances » en développement permanent, dont l’effet consiste à nous les rendre attractives, convaincantes et tout à fait adéquates ; en d’autres termes, il crée en nous l’impression d’être, de nous comporter et de nous sentir normaux – normaux dans l’acception statistique et morale, durkheimienne de ce terme ô combien ambivalent[3].

Pour résumer, le timbre-poste commémoratif d’une fête populaire offre une représentation construite du réel de la société, où réside cette qualité « qui dans sa présence immédiate est [ressentie comme] kalós » (CP 2.199), à savoir « un idéal défini [reconnu] comme universellement et absolument désirable » (CP 1.586). La science normative de l’esthétique, qui n’a pas connu le développement théorique qu’on aurait souhaité, et que Peirce ne reprend que tardivement, est susceptible de nous aider à comprendre cette dimension significative du timbre-poste. En plus de sa fonction d’indice de la conformité du pays émetteur au règlement international des communications (le prix d’envoi du courrier a été acquitté) et d’une représentation symbolique du pays aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, le timbre-poste présente[4], au sens théorique d’appartenir au Signe ou Representamen, le pays dans sa dimension esthétique – concept à ne pas confondre avec sa portée artistique, et qui se définit analytiquement par une qualité de sentiment qui colore la loi de la société. Il s’agit en l’occurrence du pouvoir sémiotique qui unifie la population, les hommes et les femmes, et qui fait que ceux-ci se représentent comme partenaires dans un lien intangible mais réel, l’unique saveur de la nationalité. C’est ainsi que la structure sémiotique du timbre-poste favorise l’étude minutieuse de cette qualité de sentiment, qui relève de la loi sociale gouvernant la vie en commun comme une « communauté imaginée », terme utilisé par Anderson (1993) pour désigner le mécanisme par lequel les nations modernes se construisent. Cela est un tour de force quand on garde à l’esprit le type d’artéfact qui nous intéresse ici, dans lequel commerce, culture et mythe sont forgés par un mélange spécifique d’artisanat individuel commandité par l’État et un désir collectif et non conscient.

Fenêtres peirciennes sur l’expérience : timbre-poste et analyse catégorielle

La Priméité est ce qui est présenté à l’oeil de l’artiste

CP 5.44, cité par Parret, 1994 : 183

Dans un article récent et enrichissant, A. De Tienne (2001) explore le rôle central joué par la phénoménologie dans le développement de la théorie sémiotique de Peirce, depuis ses premières formulations sur le sujet jusqu’à la fin, ou presque, des activités du philosophe et du sémioticien. De Tienne cherche principalement à mettre de l’ordre dans la confusion qui règne dans ce domaine théorique spécifique, plus particulièrement dans le cas de la fusion peu justifiée du phanéron, unité de ce type de phénoménologie particulière développée par le logicien Milford, et du signe. Ce n’est qu’en tenant compte des différentes contributions qu’apporte une étude systématique des « paraître », terme pris dans le sens de ce qui se présente à l’esprit et qui n’est qu’une apparence (CP 2.197), ainsi que de la contribution des signes eux-mêmes, que nous parviendrons à comprendre la vraie nature de leur rapport. Ainsi De Tienne échafaude un argument solide en faveur du maintien d’une distinction entre ces deux classes d’éléments, phanéra et signe, le premier étant la base expérientielle de la représentation triadique, à laquelle nous accédons de façon non cognitive par notre « conscience immédiate » des choses et non par inférence, comme nous le faisons pour tout type de représentation qui est le résultat de la sémiose, base de n’importe quel type de connaissance humaine.

La qualité, le fait et la loi sont trois façons de décrire les domaines des trois catégories ordinales de Priméité, Secondéité et Tiercéité, qui sont si « intangibles que ce sont plutôt des tons ou des nuances de conceptions » (CP 1.353). C’est là la description que Peirce fait de notre expérience vécue qui consiste non seulement en faits réels, mais aussi dans l’essor de notre imagination et dans la généralité des tendances. Plus loin dans cet article, je m’inspirerai de la façon dont De Tienne rend compte du passage de l’intrusion brutale du monde extérieur en nous – le choc de l’extérieur (« the outward clash », CP 8.41) –, vers son organisation progressive, afin de décrire, d’une part, la métamorphose sémiotique à l’œuvre dans la création du timbre-poste uruguayen que nous allons analyser, d’autre part, la source photographique de ce dernier, telle qu’elle est présentée dans le livre de timbres considéré.

Les catégories constituent l’accès unique et fondamental à l’architectonique de la sémiotique, aux taxinomies et aux nombreux recoupements des classifications de signes de Peirce[5]. De l’application récursive de l’analyse catégorielle aux catégories elles-mêmes, je veux retenir celle dans laquelle le caractère premier de l’expérience prédomine, car elle va dans le même sens que l’approche esthétique et collective de l’analyse des timbres. C’est dans ce contexte que Peirce propose un terme spécial pour la Tiercéité pure, catégorie de la généralité, de la loi, de l’action symbolique, considérée dans sa manifestation la plus essentielle :

Pour exprimer la Priméité de la Tiercéité, le goût ou la couleur particuliers de la médiation, nous n’avons pas vraiment de terme adéquat. Nous devrons nous contenter de « mentalité », malgré ses limites. Il y a donc ici trois types de Priméité, la possibilité qualitative, l’existence et la mentalité qui résultent de l’application de Priméité aux trois catégories. Nous pourrions créer de nouveaux noms pour eux : primité, secondité et tertialité.

CP 1.533

Comme exemple de cette saveur ou couleur de la loi, c’est-à-dire de la « mentalité » sémiotique, le logicien propose une œuvre littéraire célèbre : « La tragédie du Roi Lear a sa Priméité, sa saveur sui generis » (CP 1.531) . Mon exemple, pris dans le monde de la philatélie, se rapproche de celui de Peirce : c’est une représentation quasi littéraire d’un protagoniste célèbre du carnaval uruguayen dans le cadre d’un timbre commémoratif. Peirce n’essaie pas de donner un nom particulier à cette saveur pénétrante ou « couleur de la médiation » de la tragédie shakespearienne à laquelle il fait référence. Pour ma part, je propose, en ce qui a trait à la Priméité de la Tiercéité, présente dans le timbre que j’analyserai, le nom de « mésocratique » ou sentiment de juste milieu[6], puisque telle a été et continue d’être la mentalité hégémonique de ce trop précoce État providence venue du cône sud de l’Amérique du sud depuis le début du xxe siècle.

Dans son étude de la dimension esthétique peircienne, H. Parret suggère une affinité plausible entre l’utilisation de la notion de kalós chez Peirce et le « sublime » kantien : « à la place du beau, du bien proportionné ou de l’harmonique, c’est le sublime tel que le concevait Kant qui incarne ce qui est admirable » (1994 : 183). La « passion» pour la retenue, qui gouverne la société dans tous les domaines, publics ou privés, depuis plus d’un siècle, ou encore le désir ardent d’un contrôle permanent et inflexible du corporel est, en Uruguay, l’idéal esthétique et collectif, ou le « sublime ». Et c’est cela qui soulève un défi fascinant, sur un médium totalement inattendu, dans un signe censé représenter, de façon iconique, le type même des excès corporels du carnaval. Bakhtine (1984) décrit cet événement culturel comme étant, depuis toujours, la scène cachée de la civilisation occidentale.

Comment un timbre peut-il réconcilier la célébration du « principe du corps matériel » (Bakhtine) avec la passion du « juste milieu » qui est l’idéal « mésocratique » de vie ? Tel est le défi technique et sémiotique que je vais tenter de décrire. Dans son étude des tableaux et des réflexions esthétiques de Magritte, Everaert-Desmedt donne comme clé de l’approche de l’art chez l’artiste belge sa notion de « la pensée de la ressemblance » (1994 : 116). Elle soutient, de façon convaincante, que cette notion correspond à « une sorte de Priméité de la pensée ». Un processus sémiotique similaire est à l’œuvre, me semble-t-il, bien que ce soit dans une dimension inverse à celle qui existe dans l’œuvre de Magritte, dans le processus de création du timbre que j’ai choisi d’étudier. Tout commence avec un document photographique montrant une danseuse de carnaval afro-uruguayen, spécialisée dans le candombe, qui est utilisé comme modèle du timbre commémoratif et qui aboutit au timbre « Rosa Luna » – nom célèbre d’une danseuse noire. Ce timbre peut être analysé comme l’incarnation de la Priméité (nationale) de la Tiercéité, ou mentalité, qui allie a priori le rôle des trois composantes du signe, iconique, indiciaire et symbolique, autrement dit le visuel, le contextuel et la signification régulière de cette représentation particulière du carnaval.

Double métamessage dans l’univers du timbre-poste

Le timbre commémoratif est un cas particulier de cette classe de signes en opposition (partielle) avec la fonction principalement indiciaire des timbres des séries permanentes. Si le premier implique la production iconographique « d’un mémento, d’un souvenir, l’icône d’un événement, l’anniversaire d’un objet d’importance nationale ou internationale » (Scott, 1997a : 303), alors l’ouvrage intitulé Historia estampada, retenu pour mon étude, fonctionne comme une sorte de macrosigne commémoratif d’une série de timbres commémoratifs (ill. 1). Le but avoué de cet élégant petit volume, publié par la poste uruguayenne en 1997, est de nous rappeler la valeur artistique et culturelle et l’effet de souvenir des timbres sélectionnés[7]. Ainsi, le livre Historia estampada[8] est un message contextualisant, qui renferme une série d’autres messages spécifiques ; autrement dit, il est un acte de métacommunication globale pour le métamessage individuel que chaque timbre véhicule.

Illustration 1

Page couverture, Historia estampada, 1997

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G. Bateson définit la « métacommunication » comme la fonction de « messages qui en rendent un autre intelligible en le mettant en contexte » (1980 : 128). En ce qui concerne le timbre que j’analyserai plus en détail dans cette section, je voudrais remplacer le terme « intelligible », employé par Bateson, par « moins ambigu ». Dans ce cas précis, la métacommunication devrait être comprise comme le moyen de traiter ce que la psychanalyse freudienne appelle la « surdétermination » (Überdeterminierung)[9] de ce timbre. Cette notion est utilisée pour justifier les diverses couches de sens qui entrent en jeu dans notre activité onirique ; je la trouve particulièrement appropriée pour parler de la « saveur » inconsciente des représentations collectives qu’un pays donne de lui-même en tant que communauté.

On retrouve dans ce livre philatélique onze textes métacommunicatifs qui, sous des angles différents mais complémentaires – allant de l’humour à l’érudition en passant par la nostalgie et la dévotion –, proposent de présenter autant de séries de timbres commémoratifs uruguayens. L’auteur du prologue, romancier bien connu, nous prévient, ou plutôt prévient le philatéliste que les spécimens représentés ne constituent pas un inventaire exhaustif, ni même un vrai catalogue de tous les timbres qui ont été émis au cours de ces deux années (1995-96) en Uruguay[10]. Ainsi un autre métamessage, implicite ou elliptique, est adressé au lecteur : les onze séries de timbres doivent être considérées comme les plus intéressantes ou les plus précieuses d’un point de vue technique, historique ou artistique. Il semble que certains des timbres, également émis dans le pays au cours de la même période, n’aient pas été retenus dans cette collection, probablement parce qu’ils n’atteignaient pas le (haut) niveau de qualité philatélique, fixé par les éditeurs de ce recueil, des meilleurs timbres commémoratifs.

« Carnaval, miroir du peuple » (Carnaval espejo del pueblo) est le titre du seul essai signé par un pseudonyme – Guruyense –, comme pour mieux illustrer la qualité populaire de cette fête annuelle que l’auteur présente de façon ouvertement festive et même jubilatoire[11]. Il y a trois timbres commémoratifs dans cette série (ill. 2) : l’un montre la photographie d’un joueur de clarinette noir, prise contre un fond de rideau rouge, semblable à celui d’un studio traditionnel ; le deuxième représente l’image d’un clown, chef d’une célèbre murga, groupe composé normalement de chanteurs et de musiciens blancs dans des costumes burlesques ; enfin le troisième représente la superbe Rosa Luna, la plus célèbre diva noire de candombe, ce mélange de danse et de percussion inspiré de la culture africaine et qui joue un rôle clé dans la partie la plus traditionnelle du Carnaval pendant l’été uruguayen (généralement à la fin février) : l’appel insistant des tambours (llamadas). La danseuse est représentée devant un groupe de joueurs de tambour noirs appelés candomberos.

Illustration 2

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Dans cette série du Carnaval, je me concentrerai sur l’étude du timbre qui évoque la légendaire Rosa Luna, morte il y a plus de dix ans. Elle fut la première, et à ce jour la seule femme de sa condition, danseuse de carnaval et noire, à avoir sa propre chronique dans l’un des journaux de la capitale uruguayenne. Elle signait des textes controversés sur la vie, la question raciale et sur tout ce dont elle avait envie de parler. La liberté de ses propos dans cette rubrique était aussi inhabituelle que le fait qu’elle ait sa propre chronique dans un monde professionnel majoritairement masculin, dans une société au racisme discret mais avéré, dans laquelle la minorité noire (moins de 5 % de la population) ne peut aspirer qu’aux tâches inférieures et où foisonnent des rumeurs au sujet des bars ou restaurants dans lesquels les noirs ne seraient pas les bienvenus. Le style ouvertement familier de Rosa Luna se reflétait bien dans le titre de sa chronique : Sin tanga ni tongo, jeu de mots impossible à traduire qui nous renvoie de façon picaresque et avec une franchise brutale aux choses de la vie[12]. Si un parallèle était nécessaire, elle aura été la Joséphine Baker et la Carmen Miranda de l’Uruguay, fondues en un seul être humain, doté d’une parole claire et lucide et d’une personnalité puissante.

L’art de glorifier l’excès d’une façon modérée : cadre verbal du timbre commémoratif

Considérons à présent la description que fait le journaliste Guruyense de cette danseuse noire de candombe. Derrière les paragraphes élégiaques, attendus et remplis de clichés qu’il consacre à cette femme véritablement remarquable, on peut toutefois discerner une partie du problème sociosémiotique que la collection du timbre « Rosa Luna » a dû affronter et résoudre. Nous devons garder présent à l’esprit que l’objectif du texte de Guruyense, qui est le même que dans les dix autres du volume, est de métacommuniquer sur le propre métamessage du timbre, c’est-à-dire de développer le sens réel de ce dernier :

Cette inoubliable noire [morena] promenait sa silhouette, le feu de son candombe et sa tendresse sans limites dans toutes les « comparsas » [groupes musicaux de carnaval] de Montevideo […], le quartier sud et Palermo, la rue Anzina, qui n’existe plus, sous la houlette et la direction de Pedrito Ferreira et son groupe Black Fantasy, des nuits entières, où régnaient tambours, vins et roses [...] ; cela eut pour résultat de tremper encore plus le caractère de cette impressionnante femme noire qui, selon [un célèbre chanteur populaire], « abritait mille tendresses dans ses hanches parcheminées comme une peau de tambour ».[13]

Fait remarquable, les termes les plus carnavalesques du passage, à savoir l’expression « sans limites » (sinlímites), et la synecdoque qui décrit son corps sensuel – ses hanches (partie du corps la plus évidente dans sa danse érotique) – sont placés à côté d’un sentiment maternel, ce qui atténue la sensualité et l’érotisme que l’on associe habituellement à Rosa Luna. Il y a là le début d’un intéressant processus de transformation sémiotique – que j’appellerai la régulation « mésocratique » du carnavalesque –, qui se retrouve dans le timbre conçu par Eduardo Salgado (ill. 3).

Illustration 3

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Si le texte de Guruyense fonctionne comme un procédé métacommunicatif sur cette série de trois textes inspirés par le Carnaval, je considère que la photographie de Rosa Luna (ill. 4) fonctionne dans notre expérience selon la catégorie de la Priméité de la Secondéité, que l’on peut observer, écrit Peirce,

[...] quand on oppose la compulsion aveugle dans un événement de réaction considéré comme quelque chose qui se produit mais qui par nature ne peut plus se répéter.

CP 1.530

Illustration 4

Photographie tirée de l’ouvrage Historia estampada, 1997

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Ce genre d’expérience est précisément ce qui est à l’oeuvre dans l’intrusion de l’altérité dans Historia estampada, causée par la présence forte et indéniable de ce que l’on perçoit comme une manifestation de distinction, au sens phonologique[14]. J’aimerais montrer que la sensualité féminine explicite, clairement visible sur la photographie, n’est admise qu’à regret dans la commémoration officielle. De fait, la saveur prédominante de médiation, ou Tiercéité, est cet effet totalement homogène qui est absent de cet événement extraordinaire lorsque les opprimés, les laissés-pour-compte deviennent, pendant les quelques jours des festivités populaires du Carnaval, maîtres de la danse et de la joie. De la même façon que les immigrants européens trouvèrent plus propice d’abandonner leurs différences et leurs particularités culturelles et ethniques pour devenir les citoyens égaux du soi-disant État Providence de l’Amérique latine (dans la première moitié du xxe siècle, l’Uruguay était appelé la Suisse de l’Amérique), il a été jugé nécessaire d’« apprivoiser » l’image d’une femme noire – en en banalisant l’image –, qui étale ses charmes physiques aussi ouvertement et professionnellement pendant cette période particulièrement libérée de l’année, en fonction du signe qui est censé être la commémoration de sa gloire. Aussi, le côté purement excessif de liberté corporelle dont Rosa Luna est l’incarnation prodigieuse est atténué ou partiellement déguisé dans le timbre.

Tout se passe comme s’il existait une résistance discrète mais réelle au plein kairos, ou « saison significative » (Kermode, 1967 : 46), du règne permissif du souverain Momo[15]. N’oublions pas que c’est le seul moment de l’année où, traditionnellement, la société donnait la permission « officielle » aux esclaves africains d’afficher leurs différences en société au son de leur musique traditionnelle. Par le biais d’une stratégie sémiotique, il semble qu’un effort ait été fait pour ramener cette puissante intrusion rituelle et cyclique de l’altérité dans le monde paisible du chronos, où le commerce humain est réglé par la raison et la mesure. Le contraste entre l’élégie insipide de l’article de Guruyense et l’image crue de la « reine » des nuits du Carnaval ne pourrait pas être plus frappant. Et pourtant, dans le timbre réalisé d’après cette image, la tension sémiotique s’accroît encore. La photographie montre Rosa Luna dans toute la splendeur de sa sensualité débridée : monumentale reine païenne de l’appel des tambours (llamadas), par lequel les différents groupes noirs étaient appelés à se rassembler dans la rue pour accueillir et célébrer le Carnaval. À ce moment-là, chaque clan battait avec son style particulier les traditionnels tambours africains artisanaux. Ma tentative d’analyse doit maintenant rendre compte du retour discret du kairos du carnaval, ce temps hors du temps, vers le chronos monochromatique et tranquille de la représentation canonique de la vie, dans cette petite nation d’Amérique latine, par le biais d’une description muséale de ce monument vivant à la gloire du corps, dans tous ses excès et son emprise sur la raison quotidienne.

Dans son analyse de la poétique visuelle de Magritte, Everaert-Desmedt entreprend non seulement une analyse sémiotique de l’œuvre du peintre belge et de ses principes esthétiques, mais, de façon plus ambitieuse et suggestive, elle avance l’idée convaincante d’un parallélisme entre la démarche de l’artiste et la théorie des signes de Peirce. De son article soigneusement argumenté, je veux extraire ce que je considère être sa thèse principale, c’est-à-dire le cheminement sémiotique que parcourt une interprétation appropriée des œuvres du peintre surréaliste. Le signe se développe en trois étapes, qui correspondent à trois types de signe : le départ symbolique, l’objet peint comme un cliché éculé – plus mot qu’image dans son effet sémiotique ; ensuite le choc indiciaire du nouveau, qui témoigne d’un doute secret à cause de notre familiarité excessive avec, par exemple, l’image simpliste de la pipe dans la Trahison des images (1929) – la découverte commence ; enfin l’émergence de l’aspect iconique de la pensée, la « Priméité de la pensée » (Everaert-Desmedt, 1994 : 117). Ainsi, nous commençons par appréhender l’évidence, le sens littéral de l’objet représenté, et nous finissons par contempler « l’icône du mystère » (ibid.), qui est le fruit du principe de la « ressemblance », une version de l’iconique chez Magritte, et l’effet qui va bien au-delà de la simple similarité (physique ou imaginaire). Ne pouvant entrer dans les détails de cette fine analyse picturale, je me concentrerai sur le cheminement cognitif et esthétique qui mène de l’ordinaire à ce type particulier de « Verfremdunseffeckt » (Brecht), ou « ostranenje » pictural (Shklosvkj), que Magritte décrit ainsi :

Tous les êtres sont mystérieux. La puissance de la pensée se manifeste en dévoilant, en évoquant le mystère des êtres qui nous semblent familiers (par erreur, par habitude).

Cité dans Everaert-Desmedt, 1994 : 120

Tel est l’itinéraire sémiotique qui, écrit l’auteur, se termine « toujours [par] la restitution des objets au Mystère » (ibid.). La création du timbre commémoratif « Rosa Luna » semble suivre un tout autre itinéraire : il commence par le Mystère des choses, tel qu’il est représenté indiciairement et iconiquement dans la photographie de la diva du Carnaval (ill. 3), et finit par produire un signe symbolique, de l’ordre de l’illustration d’un dictionnaire encyclopédique du symbole, qui se présente en position verticale à gauche de l’image et qui occupe la totalité du champ visuel sur le timbre, c’est-à-dire le nom en lettres d’or de la danseuse noire. Bien que l’hypoicône qui représente la danseuse de carnaval sur le timbre n’ait pas le même statut de cliché que l’image de la pipe chez Magritte, ou que ses nombreux autres artéfacts ordinaires, par comparaison avec ce que donne à voir la photographie en noir et blanc, je soutiens que le timbre tend à fonctionner logiquement comme une réplique du légisigne symbolique (Everaert-Desmedt, 1994 : 101).

Nous devons à présent analyser la métamorphose sémiotique qui commence avec le mystère de la vie saisi dans sa dimension de kairos (les festivités populaires du Carnaval), et qui se termine avec un genre de signe plutôt conventionnel, du moins rendu plus conventionnel : un objet familier qui deviendra pour finir un « déjà-vu », ou peut-être devrais-je dire un « déjà-connu », quelque chose qui suscite une simple reconnaissance associée aux éléments familiers de notre propre culture. Mais, auparavant, je dois faire un petit détour par le monde du Carnaval.

Quel est l’élément essentiel ou, en termes de catégories, la qualité qui détermine la façon dont le carnaval a de tout temps organisé les choses, depuis les saturnales romaines consacrées au renouveau, en passant par la Renaissance et relaté dans l’œuvre de Rabelais, jusqu’aux llamadas de Montevideo, capitale de l’Uruguay, en février ? Bakhtine parle de la « renaissance » et du « renouveau du monde » dans le cadre du seul empire des « lois de la liberté propres » au carnaval (1984 : 7). Pour qu’une telle renaissance générale puisse avoir lieu, il faut que tout ce qui relève du corps devienne central, notamment en « acquérant un caractère cosmique [et] généralisé » (ibid.). Cependant, ce n’est pas simple affaire de physiologie, encore que celle-ci occupe une grande place dans les passages de Pantagruel analysés par l’érudit russe. Ce que Bakhtine appelle le « principe du corps matériel » (1984 : 19) transcende l’individu, parce qu’il participe au développement permanent de tout ce qui vit sur terre. Sa description du genre de réalisme grotesque, tel qu’il est représenté dans l’œuvre de Rabelais, vaut d’être citée, parce qu’elle nous servira d’introduction à l’image photographique du Carnaval uruguayen qui sert de modèle au timbre commémoratif « Rosa Luna » :

Le principe du corps matériel est contenu […] dans le peuple, un peuple qui se développe et se renouvelle en permanence. C’est pour cela que tout ce qui a trait au corps devient grandiose, exagéré, incommensurable. Cette exagération a un caractère positif et assertif.

Bakhtine montre également comment certaines parties du corps semblent plus aptes que d’autres à illustrer les festivités carnavalesques :

L’accent est mis sur les parties du corps qui ouvrent sur le monde extérieur, c’est-à-dire celles par lesquelles le monde entre dans le corps ou en ressort, ou par lesquelles le monde sort pour rencontrer le monde. Ce qui signifie que l’accent est mis sur les ouvertures ou les convexités, ou encore sur les ramifications ou appendices : la bouche ouverte, les organes génitaux, les seins, le phallus, la panse, le nez.

1984 : 26

Cette brève incursion dans l’univers coloré et indiscipliné du carnavalesque nous a fourni les éléments nécessaires pour décrire l’hiatus qui existe entre, d’une part, le signe indiciaire visuel qui sert de modèle pour le timbre que j’analyserai en détail, et, d’autre part, le résultat visible dans ce timbre commémoratif du Carnaval.

Aplatissement « mésocratique » dans un timbre commémoratif de la sensuelle Rosa Luna

La riche description que donne Bakhtine de cette unique célébration annuelle du corps correspond précisément à ce que montre fidèlement la photographie en noir et blanc reproduite dans cet article (ill. 4) : une femme noire, exubérante et rayonnante dans ses atours de carnaval. Non seulement ses seins évidents et pleins, que les minuscules goussets arrondis de son armure dorée et très réduite ont bien du mal à contenir, mais aussi tout son corps opulent, accentué par la plume claire au sommet du casque de lamé qui lui emboîte étroitement la tête, tout donc dans la splendeur du corps à demi nu de Rosa Luna évoque l’héritage africain, que la société uruguayenne a fait de son mieux pour ignorer ou pour minimiser pendant presque un siècle. La seule exception à cette tendance nationale qui consiste à réguler les excès, surtout ceux qui ont à voir avec le corps public ou même privé, a été faite au moment du Carnaval. J’analyserai maintenant le timbre qui, de toute évidence, est né de ce témoignage visuel.

Je tiens à signaler le rôle important d’un document du livre Historia estampada, reproduit sur la même page que la glose du timbre « Rosa Luna », et qui en occupe plus de la moitié. Je pense que l’on peut montrer un parallélisme entre cet indice iconique spécifique qu’est la photographie et le timbre qui en découle, qui constitue une sorte de commentaire ou d’interprétation de cette célébration nationale[16]. La photographie fonctionne comme percept ou fait brut qui interfère avec ma lecture du texte, que cela me plaise ou non, en occupant une grande partie de mon champ visuel, et qui, en tant que percept, se limite à enregistrer la présence d’une figure populaire, presque légendaire et morte à présent, du Carnaval uruguayen. Ce timbre, retenu dans ce livre pour philatélistes, se trouve aussi reproduit dans un trio de timbres commémoratifs inspirés par le Carnaval. Il fonctionne sémiotiquement en relation avec la photographie, comme son jugement perceptuel, dont De Tienne (2001) décrit ainsi la visée : « [il] met en relief l’un ou l’autre trait du percept ». Entre l’élément brut de l’expérience, dont on n’a pas encore fait l’expérience et qui est donc inconnu, et l’élément qui va construire les couches de notre expérience, il y a un élément intermédiaire, le « fait perceptuel », dont le fonctionnement est qualifié par De Tienne comme « un compte rendu faillible des percepts ». Le timbre que je soumets à mon analyse fonctionne comme une abduction fragile et révélatrice de ce qui est la « saveur » de la loi qui fédère ce pays d’Amérique latine : le sentiment « mésocratique » qui emplit tous les événements de la société, qu’ils soient triviaux ou historiques.

Devant cette fête éminemment unheimlich, parmi toutes les fêtes récurrentes qu’est le Carnaval d’été uruguayen, le timbre accomplit une prouesse de conception technique qui consiste à aplatir, à neutraliser, en un mot à transformer en litote cette hyperbole rituelle vivante et vibrante, cet impressionnant « principe du corps matériel » (Bakhtine, 1984 : 19), incarné par Rosa Luna, doté d’un style puissant d’écriture populaire, dans un pays peuplé de gens homogènes, raisonnant de façon mesurée, qui font de leur mieux pour ne pas se différencier, comme s’ils voulaient tous sauter dans l’une de ces peintures de Magritte peuplées de bourgeois ternes, interchangeables et anonymes sous leurs chapeaux melon.

Bien que sur la photographie originale la taille des goussets dorés de l’armure scintillante laisse deviner l’ampleur des seins de Rosa Luna, lorsque ceux-ci sont représentés sur l’image du timbre, on ne les voit pas réellement. La même chose est vraie de son corps monumental, qui a été aplati dans sa représentation sur le timbre. Un effort semble avoir été fait par l’artiste pour purger ce modèle de sa célébration provocante et jubilatoire de la chair, et l’image qui en résulte sur le timbre apparaît comme une sorte de Jeanne d’Arc à la fois noire, libérée, à l’allure de matrone qui, au lieu de partir en guerre pour la plus grande gloire de Dieu et de la France, savoure agréablement sa danse en l’honneur de Momo, roi du Carnaval. Comment s’effectue cet effet sémiotique, comment « l’icône du Mystère » est-elle culturalisée et rendue compatible avec la qualité nationale de pensée, ou Priméité de la Tiercéité, de l’Uruguay ?

Il est vrai que les jambes lourdes de Rosa Luna, bien que jolies et bien galbées, occupent le premier plan du timbre. Cette partie du corps de la diva a passé « le poste de contrôle de la mentalité » sans trop d’ennuis, peut-être en raison du fait que l’Uruguay est un pays de plages où, en été, hommes et femmes se promènent en maillot de bain. Ainsi les jambes font partie du paysage visuel social, et ce depuis longtemps. Montrer ses seins est une autre affaire cependant. Ce n’est que très récemment, et encore dans une partie très limitée et exclusive du pays consistant en deux stations balnéaires huppées de la côte est à quelque deux cents kilomètres de Montevideo, que la mode de la baignade seins nus s’est développée sur ces plages traditionnellement couvertes de personnes aux formes généreuses. Plus qu’une question de censure, autocensure inconsciente, ou censure institutionnelle et explicite, la transformation de la diva dans sa représentation sur le timbre relève de la « qualité totale de sentiment mésocratique » qui colore toute représentation normale, dans l’art comme dans la vie, de ce pays d’Amérique latine. 

Ce qui a été enlevé de cette commémoration philatélique, c’est l’élément picaresque et transgressif, qui est une composante quintessencielle du carnaval noir afro-uruguayen, particulièrement lors de l’appel des tambours. L’attrait érotique des danseurs homosexuels ou travestis et des danseuses, qui agitent les hanches de façon provocante à la barbe des (faux) grands-pères et à côté des (fausses) grand-mères, est totalement absent de ce timbre commémoratif. Cet effacement partiel a été accompli au moyen de deux qualisignes, la couleur et la texture utilisées sur le timbre. Au premier plan, nous voyons Rosa Luna se déplacer gracieusement en dansant vers la gauche du champ visuel ; ses bras sont représentés dans le mouvement typique d’une candombera. Certes, sa silhouette reste impressionnante. Mais, en raison de la teinte d’ocre brun utilisée pour représenter son corps noir, et de l’ombre qui semble l’entourer et s’accrocher à sa silhouette comme une mandorle, ce qui était un corps exubérant prêt à dévorer le monde est devenu une élégante silhouette découpée. Nous sommes passés du monde chaud et tactile de l’empire du corps au cadre froid et digne d’un objet de musée ethnographique. Cette image de Rosa Luna et de ses candomberos semble être un objet d’observation et d’étude, mais, pour cette raison même, elle est aussi détachée d’une scène sociale dans laquelle il n’y a pas de séparation entre spectateur et acteur, où même la naissance et la mort se confondent, adorées qu’elles sont de façon frénétique sur l’autel des corps exacerbés. Cet effet régulateur est complété par la représentation d’un groupe de joueurs de tambours candombe, étrangement dépourvus de vie, qui jouent pour la diva à l’arrière-plan du timbre. Tout signe de vie a été retiré à ce qui est en fait un ensemble chaud, compact, en sueur, de mains vibrantes et de visages épuisés ; sur le timbre, les personnages ressemblent à un groupe de fantômes fanés : le contraste de couleurs entre l’ocre brun de Rosa Luna et le gris spectral des silhouettes de l’arrière-plan se résout en un effet général d’aplatissement. La pulsation des tambours s’est éteinte ; les musiciens de rue occupent un autre présentoir dans ce musée imaginaire des rythmes populaires afro-uruguayens. La danseuse elle-même a été figée dans cette étrange gangue d’argile. Si je devais choisir un terme pour décrire la transformation sémiotique de la photographie exubérante qui fut de toute évidence à l’origine du timbre, je dirais que c’est un tribut rendu à cette façon particulière que la société uruguayenne officielle a d’appréhender et de vivre les choses : le timbre est un bel exemple d’excès maîtrisé ou de démonstration de joie corporelle contrôlée par la raison. Ce genre d’oxymore social se trouve au coeur de cette saveur « mésocratique » qui pénètre la vie publique et privée de cette communauté hyper intégrée. Le choses ont donc été remises à leur place correcte et « mésocratique ». La confusion grotesque et débridée du carnavalesque a été spiritualisée, idéalisée ou rendue abstraite.

Pour terminer mon argumentation, je voudrais brièvement parler d’un autre timbre qui figure dans Historia estampada. Également l’œuvre de l’artiste philatélique E. Salgado, nous passons maintenant des excès nocturnes et chauds du Carnaval uruguayen aux ballades populaires gauchistes, ballades douces-amères qui sont un riche mélange de l’esprit contestataire de Bob Dylan et du héros populaire que fut Carlos Gardel. Tel était le style de musique et d’interprétation du chanteur compositeur populaire Alfredo Zitarrosa, en scène et à la ville. C’est probablement l’artiste uruguayen qui représenta le mieux l’esprit anti-dictature pendant les années de plomb du régime de ce pays (1973-1985). Il devint célèbre dans les années 1960, mais c’est dans son exil politique forcé en Europe qu’il atteignit une célébrité légendaire.

Il fut l’image d’une résistance idéologique intransigeante. Sérieux jusqu’à en être formel – en dépit de ses chansons inéluctablement contestataires et gauchistes, ses vêtements de scène ressemblaient à ceux d’un employé de banque –, il était profondément mélancolique à la manière dont le mode de vie urbain uruguayen s’est représenté sur le plan artistique pendant des décennies.

Le timbre commémoratif de Zitarrosa (ill. 5) s’organise en champs séparés horizontalement. À gauche, le dessin rougeâtre et sombre d’une guitare partiellement éclairée sert en quelque sorte d’épitaphe à l’artiste : au-dessus de la touche de l’instrument, nous pouvons lire la date de la naissance et de la mort du chanteur. Placé symétriquement, l’indice de la nation émettrice se trouve sous la partie inférieure de ce sombre instrument. Le profil du chanteur célèbre occupe les deux autres tiers du champ visuel du timbre. Il est peint du même ocre brun que le visage de l’artiste, choix chromatique surprenant qui aplatit l’ensemble et lui confère un air mélancolique. Il y a également les lignes d’un pentagramme qui traversent horizontalement la totalité du timbre afin d’iconiser l’art de cet homme. Le chanteur de ballade a l’air triste, presque funèbre, en accord avec les choix chromatiques de cette hypoicône. Un rapide coup d’oeil à deux des trois photographies (ill. 6) en noir et blanc qui figurent dans l’essai consacré au chanteur populaire suffit à nous convaincre du genre de travail indiciairement fidèle qu’a fait l’artiste du timbre commémoratif de Rosa Luna dans le timbre de Zitarrosa : la profonde mélancolie, le sérieux du musicien ainsi que son air d’homme de la ville sans sophistication attestent des qualisignes dans le timbre. Ce que je veux mettre en lumière ici, à l’aide de cet autre timbre de l’artiste E. Salgado, c’est que les qualisignes utilisés dans ce second cas, en particulier la couleur, mais aussi la disposition des icônes, symboles et indices (guitare, nom, emplacement du pays émetteur et image du visage de l’artiste) concourrent à atteindre le but visé par ce timbre commémoratif : montrer de façon aussi fidèle et complète que possible quelque chose d’existant. Dans ce cas, c’est la musique profonde et triste de ce chanteur de ballades gauchistes qui finit par incarner la mélancolie d’une très grande partie de la société uruguayenne, de ceux qui se sentaient opprimés par le régime militaire qui détruisit tant d’institutions chères à leur coeur par un usage autoritaire et meurtrier du pouvoir de l’État.

Illustration 5

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Illustration 6

Illustration 6 (suite)

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Les qualisignes et les indices, qui font du timbre commémoratif de Zitarrosa un signe existentiel si fidèle et si admirable – véritable témoignage artistique auquel s’ajoute un élément iconique attrayant, si nous pensons à quelqu’un qui n’a jamais entendu parler de ce chanteur et à l’interprétant possible qu’il pourrait retirer de la contemplation de ce « sinsigne indiciaire dicent » –, sont précisément ceux qui manquent pour remplir cette même fonction sur le timbre « Rosa Luna ». Autrement dit, tandis que l’art raffiné de Zitarrosa s’inscrivait bien dans la Priméité de la Tiercéité, c’est-à-dire qu’il faisait partie de la saveur de la médiation nationale, ou de la mentalité uruguayenne, la diva noire sortait de ce cadre par ses excès et incarnait tout ce qui est difficile à « accepter », sans parler de sa commémoration dans une communauté de l’Amérique latine. Plutôt que de parler de l’échec technique ou sémiotique du timbre commémoratif de la danseuse de carnaval, j’en donnerai une interprétation qui en fait le symptôme véritable d’une société « mésocratique ». Une société qui ne savait trouver un autre moyen de réconcilier l’irréconciliable, à savoir l’absolue liberté corporelle en matière d’expression et de mouvement, avec l’idéal d’une modération raisonnable dans toutes les choses de la vie. Le timbre « Rosa Luna » est un oxymore qui représente l’interprétant sémiotique de cette tension culturelle.

Des timbres capables de susciter des rêves

[Il y a le genre de Priméité qui est] l’idée d’une qualité qui consiste en la manière dont quelque chose est pensé ou représenté, telle que la qualité d’être manifeste.

CP 1.534

Une des nombreuses leçons que Peirce nous a enseignées sur la façon dont nous acquérons notre connaissance du monde est que ce que nous apprenons nous vient le plus souvent de l’observation des icônes, ou plutôt de leur incarnation matérielle dans un support.

Étant donné un signe conventionnel ou général d’un objet, pour en déduire toute autre vérité que celle qu’il signifie explicitement, il est nécessaire, dans tous les cas, de remplacer ce signe par une icône. Cette capacité à révéler une vérité inattendue est précisément ce en quoi consiste l’utilité des formules algébriques, de sorte que le caractère iconique soit dominant.

CP 2.279

Ce que Peirce affirme à propos des formules algébriques peut également s’appliquer au monde restreint mais idéologiquement riche des timbres-poste. Conclusion à laquelle Scott (1997b : 305) arrive dans son travail novateur sur ces riches artéfacts sémiotiques, et qui a été l’un des points de départ de ma propre recherche. Il soulève une question pertinente : quel type de signe est vraiment un timbre. L’équilibre délicat, sans cesse remis en question, qui existe entre les trois genres de rapports liant entre eux le representamen et l’objet dynamique – iconique, indiciaire et symbolique –, trouve un terrain d’étude idéal pour la sémiotique contemporaine, dans le petit monde des timbres-poste, particulièrement ceux de type commémoratif. La tension entre le ton officiel d’une communauté imaginée, et ses tendances ou ses lois, trouve une grande variété d’expressions dans ces images incarnées que sont les timbres d’un pays.

Mon approche a présupposé la nature indiciaire du timbre-poste et sa classification en tant que « signe qui existe réellement, [qui] indique un endroit et une valeur […] et qui suggère une proposition » (Scott, 1997b : 193). Et, sur cette base sémiotique, j’ai exploré la dimension imaginaire de ce signe existentiel. Un spécialiste qui écrit sur la théorie peircienne de l’assertion (partie de la grammaire spéculative) soulève un point intéressant à propos de la nature méta-communicative du timbre commémoratif : « Le terme “ assertion ” peut être utilisé aussi bien à propos de l’acte d’assertion que de la proposition assertée » (Brock, 1975 : 125). L’acte d’asserter, ou la dimension performative de l’assertion, remplit la fonction contextualisante du message. Ainsi, dans nos sociétés, le timbre commémoratif sert à établir un cadre léger, mais efficace et rituel, dans lequel nous pouvons adorer nos divinités contemporaines (athlètes, artistes) et nos lieux sacrés (stades et monuments naturels ou architectoniques).

Peirce cite deux ingrédients de base permettant de faire une assertion : « C’est le lien unissant un terme désignatif à un autre symbolique qui fait l’assertion » (CP 4.56, cité dans Brock, 1975 : 126). Si nous acceptons avec Peirce que le sens réel n’existe pas hors du cadre d’une proposition, nous pouvons alors conclure que l’espace assertif fourni par les timbres, et de façon plus évidente par les timbres commémoratifs, est un espace social fondamental, dans lequel nous pouvons observer l’imagination sociale à l’œuvre quand « tout le monde a le dos tourné ». C’est pour cela que peut exister cet oxymore incroyable qu’est le timbre commémoratif « Rosa Luna ». Dans ce dernier, un effort sémiotique impossible mais irrésistible a été fait pour glorifier l’excès de façon modérée, une qualité propre à la mentalité uruguayenne.

Je voudrais seulement ajouter, à la façon dont Brock caractérise la théorie peircienne de l’assertion, ce que le père de la sémiotique décrit d’une manière presque poétique comme le fonctionnement du sens au niveau du mot, et que l’on peut facilement étendre au niveau supérieur de complexité, à savoir l’assertion : « Une signification est l’association de mots avec des images, sa capacité à induire des rêves. Un indice n’a rien à voir avec des significations » (CP 4.56). En explorant cette dimension imaginaire des timbres, et non pas seulement les images matérielles et les répliques de symboles qu’ils renferment dans leur petit format traditionnellement rectangulaire, mais également tous les éléments qualitatifs qui s’y trouvent, nous pouvons avoir accès à cette « saveur ou couleur de médiation » générale et universelle ; dans le cas présent, il s’agit de celle de cette communauté imaginée qu’est un pays, en plus d’être un espace géographique peuplé, avec sa longue histoire de faits glorieux et moins glorieux. Grâce à une analyse soigneuse de ces petites fenêtres bien éclairées que sont les timbres-poste, il y a beaucoup à explorer et beaucoup à apprendre sur le substrat primordial des sociétés, de leurs imaginaires, choses aussi réelles que d’autres aspects plus concrets.