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Dans cette biographie très fouillée avec ses 371 pages ses 635 notes infrapaginales, Éric Leroux trace un portrait passionnant et alerte de Gustave Francq (1871–1952), un syndicaliste influent de son époque mais peu connu jusqu’à maintenant en dehors de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ). Le personnage dont on nous trace le portrait est à première vue celui d’un ouvrier intellectuel cherchant toujours à combiner l’adhésion à des principes avec les exigences de l’action. Gustave Francq réussit à remplir, simultanément la plupart du temps, des rôles parfois perçus par plusieurs de ses contemporains comme contradictoires : syndicaliste et homme d’affaires, typographe, journaliste, intellectuel et propriétaire d’une imprimerie, progressiste et libéral, défenseur de la démocratie et du capitalisme, catholique et anticlérical, anti-duplessiste, fédéraliste centralisateur et ardent promoteur des unions américaines de métier. Gustave Francq est un personnage influent et dynamique et sa longévité lui a permis de participer à tous les débats syndicaux, politiques, sociaux et nationaux au Québec pendant un demi-siècle.

Entre 1916 et 1952, Francq rédige plus de mille éditoriaux dans le Monde ouvrier, le journal officiel du regroupement montréalais des syndicats de métier qui deviendra le journal officiel de la FTQ. Il en sera, simultanément jusqu’en 1941, le principal rédacteur, le gestionnaire, le propriétaire et l’imprimeur, et tout cela en plus d’obtenir les contrats pour l’impression des conventions collectives et des journaux syndicaux ! Ses multiples statuts profes- sionnels suscitent parfois des débats au sein des rangs syndicaux, mais son influence et sa contribution à l’évolution du mouvement syndical sont incontestables. Hormis les interludes plus ou moins longs où on le retrouve comme haut-fonctionnaire nommé par les gouvernements libéraux de Louis-Alexandre Taschereau et d’Adélard Godbout, il représente l’archétype d’une forme du syndicalisme pragmatique incarné par le fondateur de la Fédération américaine du travail (FAT) Samuel Gompers dont Francq est un admirateur et un allié inconditionnel : en politique, on récompense ses amis et on punit ses ennemis ; dans les relations du travail, il voit plus d’avenir pour l’amélioration de la condition ouvrière dans la collaboration patronale-syndicale que dans la lutte des classes. Les échecs électoraux que rencontrent les partis ouvriers qu’il appuie activement au début du siècle, y compris comme candidat, le persuade qu’il n’y a pas d’avenir pour un parti de classe ; il en conclut qu’il est préférable d’agir à l’intérieur des partis traditionnels et il mettra en pratique ce principe en appuyant le parti libéral.

Si sa carrière reflète sa capacité d’adaptation politique et idéologique, on retrouve des revendications récurrentes qui illustrent pendant toute sa vie une cohérence dans sa pensée et dans son action : amélioration des conditions de vie pour les ouvriers au travail et en dehors de celui-ci, lutte contre les monopoles, démocratisation des institutions et de l’éducation, droit de vote des femmes et sécurité du revenu des travailleurs. Il manifeste néanmoins son indépendance en appuyant des mesures législatives combattues par les syndicats internationaux mais appuyées par les syndicats catholiques : l’incorporation des syndicats ; l’extension juridique des conventions collectives aux entreprises non syndiquées de certains secteurs ; les allocations familiales. Malgré le sentiment anti-conscription dominant au Québec lors des deux guerres mondiales où il voit les Allemands envahir son pays natal (la Belgique), il se sert ainsi en 1916 du Monde ouvrier pour promouvoir l’enrôlement national.

Comme le sous-titre l’indique avec raison, il est une figure marquante du syndicalisme québécois, particulièrement des unions américaines de métier affiliées à l’ancienne Fédération américaine du travail (FAT). La création en 1921 par le clergé d’une centrale syndicale, la Confédération des syndicats catholiques (aujourd’hui la CSN), et surtout le schisme produit au milieu des années 1930 au sein du mouvement syndical nord-américain avec le départ des syndicats industriels de la FAT, convainquent Francq que, dans un tel contexte de concurrence inter-syndicale, les unions nord-américaines de métier doivent mieux s’organiser et parler d’une seule voix provinciale, d’où son implication dans la fondation en 1938 de la Fédération provinciale du travail du Québec, dont il deviendra le premier secrétaire-trésorier et qui se fusionnera en 1957 avec la Fédération des unions industrielles du Québec (FUIQ) pour ainsi créer la FTQ actuelle.

Né en Belgique d’une famille relativement aisée, il arrive au Québec à l’âge de quinze ans et commence comme apprenti typographe. Même devenu plus tard propriétaire de l’imprimerie Mercantile jusqu’à 1949, il demeure un typographe fier de son métier, de son union internationale et de son secteur d’activités industriel qui ont permis à un immigrant comme lui d’abord de faire partie d’une aristocratie ouvrière et ensuite de devenir un homme d’affaires prospère dont le train de vie lui permet d’avoir une bonne à la maison et un chauffeur privé. Malgré les multiples chapeaux qu’il porte comme syndicaliste, comme patron et à certains moments comme haut-fonctionnaire, il ne module pas ses principes et son discours en fonction du forum auquel il s’adresse. Fidèle à l’idéologie du syndicalisme de métier, il privilégiera d’abord cette forme d’organisation mais il se rendra progressivement compte, à la lumière de l’expansion de la production de masse, que le mouvement syndical doit mettre sur pied des structures et des modes de regroupement adaptés aux besoins des travailleurs oeuvrant sur des chaînes de production. Toutefois, particulièrement suite à la grève générale de la One Big Union à Winnipeg en 1919, il abhorre la tendance des syndicats industriels à privilégier le recours à la grève générale plutôt qu’à l’arbitrage.

Ce volume passionnant, présentant un personnage aussi complexe, polyvalent et influent, comble un besoin criant d’une historiographie qui a toujours eu tendance à privilégier les syndicats catholiques et canadiens. Les syndicats nord-américains ont pendant plus de cinquante ans regroupé la majorité des travailleurs québécois et l’oeuvre de Leroux illustre éloquemment combien, à travers par exemple la contribution d’un leader syndical comme Gustave Francq, le syndicalisme nord-américain de métier a contribué à sa façon et dans des conditions historiques spécifiques, à la promotion des intérêts des travailleurs et à la réforme du cadre institutionnel et juridique des relations du travail.