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Un « Désir de France » à réinventer

En énumérant les destinations de vacances de ses « collègues » européens, le ministre français des Affaires étrangères constatait non sans fierté que l’écrasante majorité de ses pairs choisissaient l’Hexagone comme lieu de villégiature[1]. Dans la foulée, Hubert Védrine poursuivait son argumentation visant ainsi à démontrer l’existence mondialement répandue d’un irrépressible Désir de France[2] selon une terminologie à la mode. Souvent présupposé, ce désir soulève, pour peu que l’on s’attache à définir son profil, un certain nombre de questions sur sa caractérisation culturelle et historique. Le politique désigne-t-il par là une attirance étrangère pour un lustre culturel dont on feindrait d’ignorer le ternissement ? Ou entendrait-il un irrépressible engouement pour une création contemporaine française qui, pour le cas du théâtre, est régulièrement mise à mal par certains médias[3] ? Considère-t-il le magnétisme de telle ou telle culture savante ou l’appétit d’une conception française de la culture qui, depuis les années Lang, s’est étendue au point de se voir reprocher l’inflationnisme d’un « tout culturel » ?

On l’aura compris, ce désir de France hésite entre ces alternatives au point de ne plus désigner grand-chose mais bien de stigmatiser une pensée politique extraordinairement hexagonale des échanges culturels. Il est effectivement a priori handicapant d’élaborer une réflexion à l’aide d’une notion qui essentialise tantôt l’attrait suscité par le patrimoine architectural de notre pays, tantôt le singulier succès populaire de Philippe Candéloro au Japon.

Ce flou notionnel rend les orientations politiques de l’action culturelle extérieure difficilement déchiffrables, au point d’être sérieusement remises en question par le rapport de la commission des Affaires étrangères[4].

En effet, le domaine des échanges culturels internationaux possède la particularité paradoxale d’être l’objet d’un discours politique volontariste sans pour autant être le sujet d’une pensée et d’une compréhension détaillées des mécanismes sociaux, économiques, stratégiques et artistiques qui le sous-tendent. À l’heure où la construction européenne semble peiner à trouver un énième souffle, où le spectre incertain d’une mondialisation et d’une globalisation des échanges s’immisce dans le débat public, on comprend aisément que la dimension culturelle de ces mouvements, initiés par des vecteurs essentiellement économiques, trouve dans le marché des discours sur les politiques culturelles une pondération remarquable. Ainsi, rien n’est plus « tendance » dans les projets de développement culturel que ceux dont le profil se décline autour de notions comme le multiculturel, l’interculturel, le multilatéral, la coopération culturelle... Pourtant, rien n’est moins étudié, analysé que ce pis-aller conceptuel qui persiste, tant le domaine dont il relève oppose sa complexité et son étendue à la persévérance du chercheur. Pris entre les feux croisés de l’esthétique, de l’économie, des sciences sociales et politiques, ce dernier peine, le plus souvent, à trouver le point de vue adéquat au lieu d’où il parle – pour reprendre De Certeau[5] – et à la temporalité dans laquelle il inscrit son travail.

Pour sortir de cette impasse, peut-être est-il nécessaire de revenir à la notion centrale de l’objet et de s’attacher à analyser la dimension communicationnelle de l’échange ? Si l’on s’attache à analyser leurs conditions de production et leurs contenus, les documents de communication d’un projet d’échange culturel permettent une lecture et une compréhension détaillées des enjeux esthétiques, politiques et économiques dont il est l’objet. En se penchant sur ces pratiques et ces discours qui rendent compte du montage des projets, de leur conception jusqu’à leur mise en œuvre, le travail de recherche gagne sans doute à être plus synthétique tout en étant plus global. L’analyse de la communication d’une troupe de théâtre (sa correspondance, ses comptes de gestion, ses statuts) laisse par exemple apparaître un ensemble d’indices qui induit une meilleure compréhension des échanges culturels dans lesquels elle inscrit son action. Nous présenterons dans ces quelques pages un travail de recherche qui entend souscrire à ce projet et qui vise à analyser, à travers le cas du metteur en scène André Antoine, certaines formes d’échanges culturels liées au spectacle vivant au tournant du XXe siècle.

Les échanges culturels d’André Antoine : diffuser et traduire

Procéder à une analyse communicationnelle des échanges culturels menés par André Antoine offre l’occasion d’élaborer une typologie empirique qui s’articule autour des notions de diffusion et de traduction. Ces modèles descriptifs de traduction et de diffusion, construits sur la base d’analogies avec les travaux de Bruno Latour[6] en sociologie des sciences, permettent de scinder en deux types de projets les expériences d’Antoine à l’étranger.

On pourrait a priori s’étonner de convoquer des notions relatives à l’activité des sciences et techniques dans une démarche qui s’attache à mieux comprendre les échanges culturels en matière de théâtre. Pourtant, il ne faudrait pas oublier la nature même de ce qui est diffusé ou de ce qui est traduit. Quand on s’intéresse à la vie des sciences et techniques, les matériaux que l’on manipule, que l’on travaille sont, la plupart du temps, des manifestations d’un échange, ici entre deux chercheurs, là entre un ingénieur et un technicien. Tous communiquent, font circuler leurs idées, leurs savoirs, leurs inventions, leurs expériences ou leurs projets. Or, une telle perspective est au principe de notre volonté d’analyser les expériences d’Antoine à l’étranger. Les objets scientifiques, au sens large du terme, en tant que matière à communiquer, ne sont donc pas si éloignés de nos objets d’étude.

Bruno Latour présente deux façons de considérer les activités des sciences et techniques. L’une, qui adopte un point de vue diffusionniste, élabore une compréhension des faits et des processus une fois qu’ils sont établis, inscrits et résolus. Quand un chercheur consulte la démonstration d’un théorème mathématique, il est confronté au raisonnement qui a trouvé la solution et non aux difficultés que l’énonciateur du théorème a rencontrées lors de son travail de recherche. Le modèle descriptif de diffusion fonctionne selon le point de vue qui consiste à décrire le monde des sciences et techniques sur la base de résultats déjà acquis en raisonnant sur des propositions qui font l’objet d’un consensus. L’efficacité de ce consensus se traduit par une sorte d’inertie qui suscite l’adhésion sans avoir besoin de convaincre.

Le modèle de traduction possède en lui une dynamique descriptive plus forte puisqu’il envisage les processus quand ils sont en train de se faire, lors de ces nécessaires ajustements qui sont le résultat de multiples allers-retours entre, par exemple, l’expérimentation et la formulation théorique. Il s’intéresse aux adaptations, aux petites stratégies machiavéliques qui façonnent un objet, une idée, un énoncé, une technique, afin de les rendre plus performants.

Si Bruno Latour critique de manière assez insistante le modèle diffusionniste, nous envisagerons ces deux modèles non dans la perspective visant à disqualifier l’un par rapport à l’autre, mais plutôt dans le but d’analyser leur pertinence descriptive pour notre propos.

Après avoir resitué l’importance d’Antoine dans l’histoire de la création théâtrale et avant d’expérimenter l’efficacité de ces modes descriptifs, nous rendrons compte sommairement du rôle des tournées théâtrales à l’étranger au sein de l’économie du spectacle vivant au tournant du siècle dernier.

Le cas Antoine

André Antoine, dit Antoine (1858-1943), est considéré aujourd’hui par les historiens du théâtre comme l’inventeur de la mise en scène moderne. Il est le tenant du théâtre naturaliste – il préférait le terme de réaliste –, proposant des représentations conformes à la réalité – le théâtre doit être à l’image de la vie sociale. Ce courant esthétique, directement inspiré de Zola, s’incarne à la fois dans le jeu des comédiens et dans une mise en scène doublement évidente. D’une part, elle est évidente car elle fait l’objet d’une monstration explicite (un procès est scénographié dans une copie conforme d’un tribunal). D’autre part, le rapport entre le jeu et le lieu s’instaure de manière naturelle ; il n’est jamais question de l’utilisation d’un décor à contre-emploi, tout indice d’artificialité étant proscrit. Ces quelques éléments constituent les principales lignes du pacte esthétique qu’Antoine a formulé dans sa théorie du « quatrième mur » : l’interaction scène-public est inexistante, la représentation se passe comme si le public n’était pas présent et qu’un quatrième mur le remplaçait. On ne sera pas surpris alors de noter qu’au terme de sa carrière d’acteur/metteur en scène, Antoine se soit consacré au cinéma en réalisant quelques longs métrages.

L’empreinte d’Antoine dans l’histoire de la mise en scène peut ainsi paraître relativement paradoxale. Il participe essentiellement à l’instauration de la mise en scène en tant qu’acte de création artistique – aujourd’hui les grands noms du théâtre sont souvent des metteurs en scène[7] – tout en assignant à la représentation une fonction d’illusion du réel, comme une « non-mise en scène ». La trace d’Antoine réside également dans la dimension référentielle de son héritage. Jacques Copeau, Louis Jouvet – pour ne citer qu’eux – ont défini leur proposition artistique par rapport à l’œuvre d’Antoine même si, quelquefois, ils l’ont fait contre les théories du fondateur du Théâtre-Libre. L’importance d’Antoine dans le paysage théâtral français tient également à son parcours institutionnel. On ne trouvera pas d’articles traitant la vie d’Antoine sans que soit mentionnée sa condition initiale : « André Antoine, employé du gaz ». À une époque où l’économie du spectacle vivant ne disposait pas encore du statut associatif et reposait sur le droit privé qui, d’une certaine manière, trouva son prolongement dans le régime de la concession[8], l’assise financière du directeur de la structure théâtrale était primordiale. Le professionnalisme, tel que nous l’entendons aujourd’hui, avait peu cours, si ce n’est dans les théâtres nationaux subventionnés. Toute sa vie, avant son deuxième passage à la direction de l’Odéon (1906-1914), Antoine dut rechercher des fonds pour faire fonctionner son théâtre.

Dans un document tenant lieu de rapport d’activités qui était diffusé auprès des « Membres honoraires du Théâtre-Libre », Antoine, en faisant état de l’exercice 1893-1894, précisait :

On voudra bien reconnaître une fois de plus, qu’il ne s’agit pas d’une affaire, que toutes les ressources sont employées aux dépenses de la saison et que, si le Théâtre-Libre disparaissait demain, son directeur aurait le légitime orgueil d’en sortir aussi pauvre qu’il y est entré.[9]

Outre la coquetterie verbale relative à son désintéressement, Antoine montre clairement que l’entreprise théâtrale et la personne physique de son directeur font caisse commune. Cette situation que l’on peut encore rencontrer aujourd’hui dans le théâtre amateur traduit l’investissement moral et financier des « porteurs de projets » et laisse imaginer le profond engagement d’Antoine à diriger son théâtre, qu’il s’agisse de mettre en scène ou de partir à la recherche de financements.

Cette quête de moyens financiers, vitale et incessante, rejoint l’objet d’étude qui nous intéresse. En effet, les tournées nationales et internationales représentaient des occasions importantes de recettes.

L’invitation au voyage comme voie de développement

En 1888 et 1891, le Théâtre-Libre entreprend quelques voyages à l’étranger : il effectua dix représentations à Londres et cinq voyages à Bruxelles. On dispose de quelques données budgétaires relatives à ces « tournées » qui permettent de mieux comprendre les mécanismes de la circulation des œuvres théâtrales à la fin du XIXe siècle et de mieux percevoir l’intérêt que les directeurs de troupe et les comédiens trouvaient à de telles expéditions.

Les exercices financiers de cette période révèlent tout d’abord l’importance des « voyages » à l’étranger dans la comptabilité des recettes. Sur ces deux saisons théâtrales, le budget reste stable au niveau de 56 000 francs. Si en 1888-1889, la tournée à Londres semble avoir été de très courte durée (une semaine), les recettes ainsi générées n’en sont pas moins appréciables, puisque 4 931 francs sont récoltés grâce aux droits d’entrée aux spectacles, ce qui représente 8,6 % du montant annuel des profits du Théâtre-Libre. La saison 1889-1890, avec son passage à Bruxelles, est encore plus significative. Près de 10 500 francs sont encaissés à Bruxelles au titre des « recettes de représentations payantes » en janvier et en mars 1890, soit 18,4 % des profits annuels du Théâtre-Libre, et cela en deux semaines (un séjour d’une semaine pour chacun des deux mois).

Il est donc essentiel de retenir que, pour une troupe comme le Théâtre-Libre, un séjour assez court à l’étranger était susceptible de générer des recettes importantes. On pourrait objecter que l’analyse de la ventilation des profits n’a pas grand sens si, en parallèle, on n’effectue pas la même démarche concernant les dépenses de la troupe d’Antoine. Une telle objection ne peut être retenue qu’avec précaution. Certes, toute entreprise culturelle (théâtrale ou non) qui élabore un projet comme celui de se présenter à l’étranger doit s’assurer que cette opération ne sera pas (trop) déficitaire. Il est légitime, dans ce sens, d’examiner le volume des dépenses engagées pour ces voyages londoniens et bruxellois. Se cantonner à cette simple confrontation recettes-dépenses serait toutefois un peu sommaire et écarterait une dimension essentielle de l’action culturelle qui n’a pas, au moins pour le spectacle vivant, vocation à générer systématiquement des bénéfices. Des éléments comme le volume d’activités d’une compagnie, la diversité de son répertoire, l’étendue de sa circulation en tournée ou la couverture médiatique dont elle fait l’objet rentrent directement en ligne de compte pour évaluer le dynamisme et la santé d’une troupe.

Même si la période qui nous intéresse est bien antérieure à celle de Jean Vilar, il faut avoir vu les rapports d’activités du Théâtre national populaire (TNP) pour comprendre à quel point il lui importait de rendre compte de l’incessante activité de sa troupe. Le soin apporté à la « mise en statistique » de représentations, qui se comptaient par centaines chaque année et dont l’audience s’évaluait en millions de spectateurs, est tout à fait frappant, et l’on retrouve dans la correspondance qu’Antoine entretenait avec ses « membres honoraires » un souci assez comparable. Si, dans le premier cas, les subventions étaient publiques et une transparence comptable était consubstantielle à l’éthique vilarienne, dans l’exemple qui nous intéresse, une même transparence était entretenue avec ceux qui seraient aujourd’hui les membres du conseil d’administration.

Partir à l’étranger constituait donc la possibilité d’augmenter le volume d’activités[10] de la troupe, par là d’augmenter la crédibilité financière de cette entreprise, ce qui, au moment de contacter des mécènes ou des banquiers, permettait d’asseoir le statut semi-professionnel de la troupe.

Quelques années plus tard, en 1894, lors de son passage à Bucarest, Antoine confirmait l’importance de ces tournées dans une lettre au ton familier adressée à son ami et auteur Georges Ancey :

Nous quittons Bucharest [sic] samedi et après avoir traversé le Danube, nous prendrons sur la mer Noire à Varna un bateau qui nous entrera à Constantinople lundi matin par la Corne d’or. [...] Il y a une telle différence entre cette vie large et pittoresque avec les misères et les emmerdements de Paris que ceci me dégoûte de plus en plus du Théâtre-Libre actuel. Je me demande si la sagesse ne serait point de gagner 50 ou 60 000 francs par an pendant deux hivers en quatre ou cinq mois de voyage et chasser le reste du temps paisiblement les alouettes à Camaret.[11]

Le dessein d’Antoine apparaît ici clairement. L’exploitation exclusivement à l’étranger des créations du Théâtre-Libre permettrait de faire fonctionner la compagnie dans des conditions financières plus que satisfaisantes. On remarquera au passage qu’un certain nombre de productions françaises sont conçues aujourd’hui pour l’exportation et ne circulent que très rarement en France, présentant ainsi la situation paradoxale d’être plus connues à l’étranger. Toutefois, Antoine n’entend pas se couper radicalement du territoire hexagonal, car son projet artistique consiste entre autres choses à développer, à renouveler la création dramatique française. Un Théâtre-Libre exilé n’aurait pas incarné le rôle militant que son créateur lui assignait.

S’exporter offrait aussi l’occasion de se confronter à une critique étrangère (au plein sens du terme) dont le regard était peu habitué à des spectacles français. Nous y reviendrons, mais notons déjà que cette « rencontre » ne se passait pas toujours bien ; on note en particulier qu’à Londres, où le Théâtre-Libre présente Les Revenants d’Ibsen, la presse parle d’« obscénité révoltante ». À tous ces titres, les « voyages » à l’étranger constituaient des étapes importantes dans le développement institutionnel de la troupe et de son théâtre.

La prépondérance de la puissance invitante

L’économie du spectacle vivant de l’époque engageait tout de même le directeur de la compagnie – ici Antoine – à faire en sorte que de telles opérations, à défaut d’être rentables à court terme, soient financièrement équilibrées. L’examen de la (non) rentabilité de tournées à l’étranger à partir des cas londoniens et bruxellois met en lumière le rôle essentiel de la force invitante. Un regard rapide sur les dépenses du Théâtre-Libre à l’occasion de son passage à Londres et à Bruxelles est à cet égard tout à fait instructif.

Les frais relatifs au déplacement à Londres, composés essentiellement des cachets des comédiens, s’élevèrent à 3 140 francs (pour 4 931 francs de recettes). Ce voyage est donc bénéficiaire, soit 57 % des dépenses engagées – ce qui ferait rêver n’importe quel administrateur de théâtre. Les dépenses liées à la tournée bruxelloise sont plus élevées, la période étant deux fois plus longue. Elles s’élèvent à 10 457 francs, soit le montant quasiment exact des recettes encaissées par la même occasion, autant dire que le projet bruxellois s’est équilibré financièrement. La ventilation des dépenses est beaucoup plus précise que dans le cas londonien : y figurent des cachets mais aussi des frais de voyage et d’hébergement.

Cette comparaison montre clairement que certaines dépenses engagées à Bruxelles ne l’ont pas été à Londres pour la simple raison qu’elles ont été prises en charge par une autre structure. En l’occurrence, et comme cela était souvent le cas, il est plus que probable que le voyage et l’hébergement ont été payés par l’ambassade de France à Londres. Les représentations diplomatiques (en particulier celles de la France et du Royaume-Uni) avaient en effet pour habitude d’inviter dans leurs murs des troupes prestigieuses issues de leur pays d’origine. Par exemple, pour citer le cas de la Turquie, les ambassadeurs de France convièrent, à partir du XVIIe siècle, de nombreuses troupes de théâtre pour des représentations dans la salle de l’ambassade[12]. Ce type d’invitation est donc une tradition diplomatique. S’il n’existe pas de trace écrite attestant de la prise en charge du voyage et de l’hébergement de la troupe du Théâtre-Libre par l’ambassade, il est établi qu’Antoine eut des rapports fréquents avec cette représentation diplomatique lors de la préparation de cette tournée.

On l’aura compris, une troupe de théâtre relativement importante avait plusieurs motivations pour se produire en Europe à la fin du XIXe siècle. D’une part, elle trouvait là l’occasion, pour peu que son tourneur lui fasse une publicité convenable, d’augmenter son volume d’activités et de renforcer son statut professionnel. Elle développait également sa notoriété en se confrontant à une critique avec laquelle elle n’était pas familiarisée. Enfin, elle pouvait espérer, en cas de très gros succès ou si le poste diplomatique local l’aidait financièrement, obtenir de tels voyages des bénéfices financiers non négligeables.

« Gagner ailleurs ce que l’on perd à Paris »

Ce rôle prépondérant des tournées présente même un côté paradoxal dans la mesure où le Théâtre-Libre a, dès ses débuts, contracté des dettes dont il n’a jamais pu s’acquitter et n’a pu fonctionner que par la programmation régulière de tournées :

Le Théâtre-Libre, mon cher Arquillère, ne s’est jamais suffi. La principale cause était que les débuts qui avaient été terribles, une année sans abonnements qui avait tout de suite créé un arriéré et une atmosphère, un fonctionnement impossibles. Quand, au bout de trois ans, les ressources ont été à leur maximum, elles ne pouvaient que faire face au présent et non supporter un amortissement nécessaire. J’ai donc supporté depuis quatre ans une dette qui a monté ou baissé selon les années entre vingt ou trente mille francs ; ç’a été chaque saison une série de déplacements, d’emprunts et de combinaisons qui m’ont torturé sans que j’en puisse souffler mot à personne sous peine de compromettre la solidité littéraire du Théâtre-Libre.

C’est par les tournées et un enjambement sur les ressources de la saison suivante que nous avons marché. Aucune économie de mise en scène n’était possible : adversaires et partisans avaient donné à nos soirées une signification particulière.[13]

Une troupe rivale de celle d’Antoine, dirigée par Lugné-Poe, tenant du théâtre symboliste, se produisait fréquemment à l’étranger. En fait, à cette époque, toute compagnie jouissant d’un minimum de renommée cherchait, pour reprendre l’expression d’Antoine, à « gagner ailleurs ce qu’elle perd à Paris ».

On pourrait s’étonner de ce paradoxe qui réside dans le fait qu’une proposition artistique doive trouver à l’étranger les moyens de subsister dans la ville où elle a été conçue. Qu’on ne se méprenne pas : le Théâtre-Libre n’était pas boudé par le public parisien, le volume des recettes et des abonnements était plutôt flatteur pour un théâtre non subventionné. En revanche, on comprendra mieux la formule d’Antoine en tenant compte des charges inhérentes à la gestion annuelle d’une salle de théâtre, qui permettait à cette compagnie de passer du statut modeste d’itinérant à celui plus prestigieux de résident. En effet, le projet d’Antoine, par son ambition institutionnelle, appelait une reconnaissance symbolique forte qui devait nécessairement s’ancrer dans un lieu physique marquant son indépendance et son identité, à savoir un lieu unique et permanent. Cette contrainte engageait le Théâtre-Libre à des frais considérables de loyer et d’entretien qui ne pouvaient être compensés par les profits liés à l’exploitation du lieu. On notera d’ailleurs que, pendant les tournées de la compagnie à l’étranger, Antoine louait sa salle à d’autres troupes afin de générer des revenus supplémentaires.

L’obsession des recettes et de la Presse

La correspondance d’Antoine laisse assez clairement deviner ce qui préoccupait le directeur qu’il était lors de ces tournées. Il est saisissant de constater à quel point la grande majorité des lettres qu’il envoie depuis l’étranger aux personnes intéressées au sort du Théâtre-Libre[14] mentionnent de manière prioritaire les recettes des spectacles et les réactions de la presse locale. Ainsi, à l’automne 1894, il décrit à Georges Ancey son passage à Bruxelles, à Amsterdam et à Berlin : « Pas trop mal commencé à Bruxelles, grosses recettes »[15]. Et ajoute : « Nous nous sommes cassés [sic] les reins ici (à Amsterdam) avec Les Tisserandes et La Faillite »[16]. Le compte rendu de Berlin est plus prolixe :

Tout marche bien ici. La Dupe est passé de travers devant le public mais la critique a été fortement impressionnée… L’École des veufs a marché avec l’hypocrisie habituelle des pays protestants. En attendant, tu as fait deux des plus fortes recettes ici : entre 1900 et 2000. Nous avons un énorme succès littéraire : toute la presse allemande marche et déclare qu’on n’a jamais vu en Allemagne une sensation de vie pareille sur la scène.[17]

De manière générale, on ne peut suspecter Antoine d’amplifier ses succès dans sa correspondance. Les témoignages de natures diverses que nous avons pu recueillir confirment ses dires en Allemagne, en Belgique et en Hollande. En revanche, il ne mentionnait qu’exceptionnellement, dans ses lettres ou ses mémoires, ses revers (qui restent relativement rares) ; comme nous le verrons, son premier passage en Turquie en 1894 fut un échec financier qu’il passa sous silence.

Cette obsession médiatico-financière indique de manière extrêmement forte la polarisation des objectifs qui jalonnent les tournées d’Antoine. Il ne faudrait toutefois pas en déduire que, pour lui, l’activité théâtrale n’avait pour enjeu que le confort matériel et la quête de notoriété. Il était porteur – et nous verrons qu’il en était le passeur – d’un véritable projet artistique qu’il a servi de manière désintéressée. Toute sa vie, il fut en quête de ressources financières lui permettant de concevoir une nouvelle proposition artistique qui s’incarna dans cet idéal de Théâtre-Libre, et qui consistait à donner un nouveau souffle à la création contemporaine en mettant en scène de nouveaux auteurs et en formant de nouveaux comédiens. Au reste, il faut noter que les talents révélés par Antoine au sein de sa troupe étaient régulièrement débauchés par les théâtres nationaux subventionnés – plus pérennes –, ce qui posait de nombreux problèmes dans la distribution des rôles et dans la préparation des représentations. On peut donc considérer que le projet d’Antoine s’est révélé être une pépinière pour la création de l’époque, dont le chef de troupe ne profita guère.

Les tournées à l’étranger : des moments-clés de la vie théâtrale hexagonale

Si l’on saisit intuitivement l’importance des tournées en termes de visibilité à l’étranger de la création française, on risque en revanche d’ignorer combien ces voyages constituent des enjeux politiques et artistiques au sein même de la société théâtrale française.

En premier lieu, la destinée d’une compagnie peut être directement liée à la réussite d’une tournée. Ainsi, en 1894, le Théâtre-Libre, monté en 1887, connaît des difficultés financières sans précédent. Antoine, n’ayant guère d’autres choix, espère qu’une longue tournée en Europe pourra renflouer substantiellement les caisses de son entreprise. Il fait alors appel à un impresario, M. Schurmann, qui, pourtant, ne semblait pas avoir la meilleure réputation, pour organiser et gérer ce qui apparaît comme la dernière chance du Théâtre-Libre.

Antoine reporte sine die les trois représentations qu’il doit encore à ses abonnés parisiens en espérant que Schurmann opère un montage financier ultra-rentable, permettant ainsi à son théâtre de se remettre à flot. Tout au long de l’automne 1894, Antoine parcourt l’Europe, remporte des succès incontestables, mais sans pour autant être persuadé que les accords que Schurmann a négociés dans les villes d’accueil puissent sauver son théâtre. L’enjeu est de taille, les relations entre le directeur et l’impresario sont tendues au point que Schurmann disparaît un matin à Rome, laissant la troupe sans un sou, sans hébergement et sans moyen de regagner Paris. Cette bérézina romaine sonne le glas du Théâtre-Libre. Cette anecdote montre d’abord la singulière communauté de destins entre une tournée et son organisation ; l’échec de ces voyages à l’étranger peut conduire à la ruine d’une compagnie.

On saisit aussi le rôle essentiel de l’impresario, du « tourneur » qui possède des relais dans les principales villes européennes, qui prend en charge toute la compagnie par délégation de son directeur et qui monte un budget prévisionnel des dépenses de transport et d’hébergement et des recettes envisageables qui, dans le cas présent, étaient réparties entre la structure d’accueil et la compagnie.

Si l’enjeu financier inhérent aux tournées déterminait de manière forte l’écologie théâtrale française, les représentations à l’étranger étaient l’objet d’une pondération symbolique extrêmement forte dans le microcosme culturel parisien. L’existence d’un hebdomadaire comme Le Monde artiste témoigne, à travers l’ampleur de sa rubrique « Étranger », de l’attention que les médias portaient au déroulement de ces tournées. Doté d’un solide réseau de correspondants dans toute l’Europe, ce journal rendait compte chaque semaine des étapes des différentes compagnies tentant l’aventure étrangère. Autant dire qu’Antoine, en parcourant la Hollande, l’Allemagne ou la Turquie, ne se dérobait pas pour autant à la surveillance de ses homologues ou concurrents. S’il était suivi à distance, il pouvait aussi l’être sur le lieu même de ses spectacles. C’est en effet à Berlin, quelques semaines avant le crépuscule de son théâtre, qu’Antoine reçut une proposition de contrat qui lui permit de vivre de son métier après la fermeture du Théâtre-Libre :

Et enfin, comme bouquet final, j’ai reçu ici des propositions de Carré et Porel pour entrer à mon retour au Vaudeville et au Gymnase aux conditions que je fixerai [le rôle principal de la pièce de Lemaître, L’Âge difficile]. Il y a là-dessus deux hypothèses : « ou Madame de Loynes [célèbre courtisane qui tenait un salon littéraire et politique de droite dont le mentor était Lemaître] qui s’est mis en tête de me protéger, me fait ouvrir du coup un théâtre pour m’éviter, si j’en ai besoin pour vivre, d’y frapper moi-même ; ou les deux accolytes [sic] de la Chaussée d’Antin veulent me chambrer et tout le Théâtre-Libre avec de peur que je ne recommence à les emmerder au retour. Évidemment, il serait bien tentant de faire mon étoile en gagnant 25 ou 30 000 francs par an sans avoir à m’occuper des accessoires, mais il serait impudent de se presser et cette proposition insolite montre qu’il se mitonne quelque chose à Paris ; dans ce cas, je veux voir venir et je préférerais employer l’influence de Madame de Loynes à emporter l’Odéon d’assaut. Ici, je suis dans la gloire et je suis même dans les toasts un personnage politique.[18]

Quelques semaines plus tard, on offrait effectivement à Antoine, en tant que comédien, un contrat de deux ans, avec un salaire de 1 000 francs par mois, plus 100 francs par représentation, autant dire bien plus qu’il n’eût jamais touché.

On se rend ainsi compte que l’influence des réseaux parisiens ne se limitait pas aux frontières françaises mais s’exerçait peut-être de manière encore plus libre à l’étranger quand la situation s’y prêtait. Dégagés des pressions politiques et d’une partie des pressions médiatiques inhérentes à la capitale, un séjour outre-Rhin ou outre-Manche représentait, pour des comédiens ou des directeurs de troupes, l’occasion d’élaborer plus sereinement des projets, des choix artistiques, de négocier de nouveaux engagements.

Artistiquement, symboliquement et financièrement motivé par l’étranger, Antoine déploie donc des registres d’exportation assez divers. Certes, il part le plus souvent en tant que directeur de troupe, mais c’est lors de deux « exceptions » à cette règle que se caractérisent avec le plus d’acuité les travaux de diffusion et de traduction, respectivement lors d’une tournée frénétique en Europe et lors d’un court séjour de trois mois à Istanbul en 1914.

Le prêt à diffuser

En 1897, Antoine, qui vient de quitter la direction de l’Odéon[19], est sans ressources. Il est appproché par l’impresario Glaser pour entreprendre, en tant que comédien, une vaste tournée (du 22 janvier au 10 mai 1897) dans toute l’Europe avec la compagnie de Marcelle Josset. En quatorze semaines, il va parcourir des dizaines de milliers de kilomètres en train et en bateau. Il va jouer dans dix-neuf villes et dans onze pays (Belgique, Allemagne, Russie, Ukraine, Moldavie, Roumanie, Turquie, Grèce, Égypte, Italie et Hongrie). La troupe s’arrêtait dans chaque ville environ quatre à cinq jours pour y jouer un programme extrêmement riche : Les Amants de Maurice Donnay, L’Été de la Saint-Martin et Marcelle de Victorien Sardou, Les Dernières Vierges de Marcel Prévost, L’Âge difficile de Jules Lemaître et Frou-Frou de Ludovic Halevy et Meilhac, soit six pièces. On saisit ici la démesure de ce projet de tournée qui cherchait une rentabilité maximale, mais qui devait mettre les organismes à rude épreuve.

Dans de telles conditions, aucun ajustement de la mise en scène, de l’interprétation par les comédiens, aucun filage, aucune adaptation à l’espace scénique n’étaient évidemment envisageables. Pour élaborer un tel projet, il fallait réunir certaines conditions. D’abord, en faisant appel à Antoine, la compagnie de Marcelle Jousset et son impresario Glaser savaient qu’ils auraient là un comédien reconnu, ayant une expérience éprouvée. Cette expérience se traduisait aussi par sa connaissance du répertoire contemporain, ce qui limitait le temps de préparation et de répétitions. Antoine mentionne d’ailleurs dans ses mémoires que cette tournée fût extrêmement rémunératrice (10 000 francs par mois) « pour un répertoire qui ne me donnera pas grand travail car il se compose de rôles que j’ai joués » ; Antoine était accompagné dans cette tournée de comédiens reconnus et en qui il avait confiance (Dumény et Coquelin).

On remarquera aussi qu’une pièce n’était jamais jouée deux fois dans la même ville. Ces six pièces représentées en cinq soirs voulaient solliciter un public qui devait cumuler deux caractéristiques indispensables : être francophone et avoir les moyens financiers de s’acheter des places. Cela limitait tout de même sensiblement[20] le spectatorat potentiel.

Des spectacles identiques du premier au dernier jour d’une tournée menée selon un rythme imperturbable (il n’est jamais question de reporter une représentation ; elle se joue ou elle est annulée), des comédiens reconnus et expérimentés, un répertoire assez commun pour l’époque, une mise en scène minimaliste, peu ou pas de décors, quelques costumes : telle était la formule efficace qui permettait d’organiser une tournée dans des villes desservies par le réseau ferré ou naval. On l’aura compris, ce projet, sans doute à vocation alimentaire pour tous ses acteurs, était une machine à « avaler des kilomètres » que rien n’arrêtera. Tout est conçu depuis le début pour en faire du « prêt à diffuser ».

La notion d’inertie qu’a élaborée Bruno Latour apparaît assez clairement dans ce projet. Les choix artistiques (distribution, répertoire) font l’objet d’un consensus et le programme est ainsi fait qu’un des très rares échecs est vite oublié au profit d’un franc succès ; les représentations se suivent de ville en ville devant un public francophone, voire francophile, les mêmes effets comiques ou dramatiques fonctionnent aussi bien à Budapest qu’à Smyrne.

Mais on peut alors se demander sur quoi repose cette inertie qui, de par ses caractéristiques, va à l’encontre même de la définition du spectacle vivant. Une représentation théâtrale, censée être unique chaque soir, n’est pas sans risques, devant se confronter à un public chaque fois nouveau, non préparé, à une critique de mauvaise humeur, à des protestations indignées concernant l’obscénité de telle ou telle réplique. Pour la tournée qui nous intéresse, rien de tel ne semble poindre. Ce répertoire sans nouveauté, su préalablement de tous les comédiens, ne comporte « rien de choquant ou de déroutant » pour des spectateurs très diversement préparés.

Le principe d’inertie d’un projet de diffusion limite considérablement l’intervention effective d’instances critiques. Il sollicite donc l’existence et l’efficacité d’un pacte de confiance liant le public autochtone aux porteurs de la proposition artistique qui lui est faite. Pour l’exemple que nous traitons, il apparaît clairement que le public lettré turc, majoritairement francophile, voyait, à la fin du XIXe siècle, toute création venue de France comme étant digne de confiance. Félix Prince montre également combien, en matière de théâtre, le public hollandais est friand de la production française, et ce, au détriment de la production locale. Le demi-siècle qui précède la Première Guerre mondiale semble être une période où le label « culture française » suscite, à tout le moins, une curiosité certaine. C’est sans doute cette curiosité, vieille de presque cent ans, que les politiques nomment aujourd’hui désir de France.

De la spontanéité du succès public à l’étranger

Il ne faudrait cependant pas imaginer une Turquie ou des Pays-Bas conquis, sans réserve aucune, par les offres françaises. Durant sa première tournée européenne, celle de 1894, Antoine s’était rendu une première fois en Turquie avec son Théâtre-Libre. Si les comptes rendus de la presse locale laissent croire à un franc succès, il n’en est rien en réalité ; la fréquentation est assez catastrophique. Le soir de la première, la salle est aux trois quarts vide. Une réduction du tarif de 50 % dès la deuxième soirée n’arrange rien à cette désaffection. En revanche, la presse est enthousiaste :

M. Antoine tient en effet l’emploi de Rousset avec une maestria au-dessus de tout éloge et une vérité saisissante qui révèle un grand observateur. Attitude, démarche, intonation, il ne néglige rien et sait utiliser avec talent les moindres nuances de ce rôle caractéristique. M. Antoine, très apprécié par le public, a été continuellement applaudi et rappelé à deux reprises à la fin de chaque acte.[21]

Malgré la faible fréquentation, des spectateurs de marque sont présents dans la salle, comme l’ambassadeur de France, ses secrétaires d’ambassade, l’ambassadeur de Roumanie, ainsi que le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères de Turquie. L’image d’une salle occupée au seul quart, mais remplie par des officiels de haut rang et des journalistes enthousiastes, démontre le caractère équivoque de la situation qui, pourtant, peut s’expliquer, si on compare cette configuration à la tournée de 1897, montée par Glaser, qui fut beaucoup plus populaire et qui fit même salle comble.

Cette évolution rapide appelle une interprétation qu’il faudra corroborer par d’autres sources, mais qui, en l’état, s’impose comme étant assez crédible. Le pacte esthétique d’Antoine était résolument neuf – y compris en France – à l’aube des années 1890. Lors de ses premiers passages dans les pays qu’il a visités, Antoine a reçu un accueil du public relativement mitigé. Les presses locales ont, en revanche, toutes adhéré à la nouvelle proposition artistique du Théâtre-Libre. S’est ainsi révélé, au moment des tournées postérieures, un pacte de confiance tangible qui s’était construit entre-temps par le travail des médias autochtones et surtout par la confirmation du statut que prenait l’entreprise d’Antoine dans le monde théâtral français. Si le renouveau du spectacle vivant en France passait à Berlin ou Istanbul, l’amateur de théâtre allemand ou turc, lecteur attentif de la critique théâtrale, devait aller voir ce qu’était cette révolution. Souvent, comme le souligne Félix Prince, les spectateurs en sortaient surpris par la correction des répliques, eux qui s’attendaient à des échanges plus ou moins obscènes, stigmatisés par la presse française et relayés par les journalistes locaux.

Antoine, homologue des géographes de l’Empire britannique

Pour illustrer ce qui relèverait davantage du modèle de traduction évoqué plus haut, nous analyserons d’abord l’exemple singulier des arpenteurs autochtones servant les géographes britanniques chargés de cartographier les colonies des Indes au XIXe siècle, traité par Kapil Raj[22], en nous demandant s’il peut être transposable au cas qui nous occupe. Ce projet scientifique, admirablement restitué par l’auteur, démontre, par l’analyse communicationnelle de la transmission et de l’usage des savoirs, que cette forme de coopération scientifique s’articule autour d’un certain nombre d’opérations, de transformations, d’adaptations qui constituent une forme de traduction singulière rendant possible la réussite de l’entreprise et reposant sur l’intervention incessante des instances fédérées autour du projet.

Dans les années 1860, les Britanniques devaient assurer la stabilité de leurs colonies des Indes, ce qui, pour des raisons stratégiques, appelait une bonne connaissance des régions de l’Asie Centrale au nord de la chaîne himalayenne, qui appartenaient pour l’essentiel à l’Empire chinois. Les Britanniques ne se risquaient pas, pour des raisons de sécurité, dans ces territoires. Un géographe écossais nommé Montgomerie eut l’idée d’utiliser des autochtones – qui, eux, étaient autorisés à pénétrer cette terra incognita – pour effectuer secrètement, au sein de caravanes de voyageurs et de marchands, les relevés nécessaires à la réalisation des cartes de l’Asie transhimalayenne. Il dut d’abord former son premier apprenti arpenteur pour valider ce protocole auprès de sa hiérarchie scientifique et militaire, en s’assurant par exemple de l’exactitude de la longueur de ses pas afin qu’il règle deux milles pas pour une longueur d’un mile. Cette formation reposait sur un dispositif d’une grande ingéniosité technique puisque l’utilisation d’instruments de mesure spécifiques (un sextant, un horizon artificiel, une boussole) fut minimale – tous les outils des géographes contemporains n’étant pas transportables discrètement dans une caravane. Des chapelets bouddhiques furent détournés de leur fonction initiale pour devenir des compteurs de pas, bref nombre de stratagèmes furent inventés d’abord par les Britanniques, puis par les arpenteurs eux-mêmes afin de garantir précision des mesures et discrétion. Montgomerie dut aussi convaincre ses pairs de laisser à des colonisés le soin de faire des mesures capitales pour l’Empire, et ce pendant des voyages de plusieurs années.

Montgomerie apparaît ici comme un traducteur entre, d’une part, une volonté politique et, d’autre part, des conditions, des compétences locales. Il faut former des arpenteurs, s’adapter à leur outillage, à leur savoir-faire pour justement leur en inculquer un autre. Il faut percevoir les difficultés éventuelles des arpenteurs, il faut prévoir leurs marges de manœuvre dans le cheminement de la caravane où ils peuvent être observés ou espionnés. En un mot, il faut comprendre dans quelles conditions matérielles, temporelles et psychologiques ces arpenteurs devront travailler. Nous suivrons George Steiner – « comprendre c’est traduire » – en considérant que le travail de Montgomerie, travail de stratège, d’ethnologue, de technicien, peut être posé en termes de travail de traduction. Enfin, il faut négocier, rassurer des politiques et des scientifiques qui, sans trouver l’idée de Montgomerie saugrenue, peinent à la penser réalisable.

Ce projet de coopération scientifique incarne donc particulièrement bien la subtilité de l’observation correspondant au modèle de traduction que nous évoquions précédemment.

Trouve-t-on, dans une expérience particulière d’André Antoine à l’étranger, un travail de traduction comparable à celui analysé par Kapil Raj ? Deux des trois séjours d’Antoine en Turquie sont en rapport avec sa direction de l’Odéon. Par deux fois, en 1897 et 1914, Antoine quitte la direction de ce théâtre subventionné ; il a besoin de gagner sa vie. Nous avons vu qu’il était parti dans une grande tournée en 1897. En 1914, son statut institutionnel s’établit à un niveau encore plus prestigieux que dix-sept ans auparavant ; il sort de dix ans de direction d’un des quatre théâtres nationaux. Même s’il en est mis sur la touche, il possède une stature incontestable dans le paysage théâtral de l’époque.

Ayant conservé une réputation flatteuse à la suite de son passage en 1897[23] à Istanbul, il est appelé en juin 1914 à fonder le théâtre et le conservatoire[24] de la ville sur l’invitation du préfet Cemil Pacha, après le vote du conseil municipal.

Antoine doit non seulement apporter un savoir-faire « d’ingénieur culturel », mais doit surtout le modeler sans cesse, selon la configuration des conditions sociales, ethniques, juridiques, économiques, religieuses et politiques. En clair, il doit traduire ce savoir-faire de manière qu’il soit assimilable par l’ensemble de la société ottomane de l’époque. Il doit comprendre comment configurer ce projet – saugrenu pour certains – afin que sa formulation soit recevable par la société ottomane de 1914, sans pour autant trahir la conception qu’il se fait de sa mission. Bien qu’interrompue par la déclaration de la Première Guerre mondiale, cette expérience turque s’est avérée fondatrice d’une formidable dynamique culturelle, puisqu’elle est fondamentalement à l’origine de l’apparition d’une écriture dramatique turque, et de l’émergence de nouvelles professions artistiques (comédiens, techniciens et metteurs en scène). Mais revenons au détail de son séjour et à son travail de traduction.

À quelques mois de la Première Guerre mondiale, la situation était sensiblement tendue dans toute l’Europe. La Turquie, ou plutôt l’Empire ottoman, subissait deux types d’intervention extérieure. L’Allemagne avait une forte emprise sur l’économie, tandis que la France était plus présente d’un point de vue culturel. La position turque était donc plutôt inconfortable : entre deux futurs belligérants toujours enclins à vouloir accroître leurs relations avec des pays qui pouvaient encore basculer dans leur camp.

Le séjour d’Antoine débute donc dans des conditions incertaines, sans d’ailleurs que l’on sache s’il avait reçu l’aval de Paris pour entreprendre à ce moment-là le chantier d’un théâtre à Istanbul.

Aussitôt arrivé, il rencontre les pouvoirs publics et tente de faire un rapide état des lieux du théâtre en Turquie[25]. Il forme sept classes spécialisées : lecture, prononciation, déclamation, histoire et littérature, tragédie, drame, comédie. Une section de danse, mime, maintien et escrime est formée. Antoine fait passer des auditions en turc sans le parler et en se faisant assister d’un interprète. Un comité de lecture est constitué afin de découvrir et d’encourager de nouveaux talents d’écrivain.

Conscient que la présence d’Antoine peut présenter un caractère subversif, le préfet lui adjoint Bédy-Bey, un fonctionnaire supposé l’assister, mais qui, en réalité, doit surveiller cet « ingénieur culturel ». Il va effectivement être sollicité de manière extrêmement diverse. Des Arméniens et des Grecs le contactent pour dénoncer le sort dramatique de minorités ethniques, écrasées culturellement. Des femmes essaient d’accéder par l’intermédiaire d’Antoine à des carrières de comédiennes, stéréotypes de l’affranchissement et de la liberté. Mais elles sont néanmoins en nombre insuffisant lors des auditions. Ce déficit aurait pu être comblé quelques semaines plus tard par l’initiative zélée de Bedy-Bey qui avait fait opérer une rafle chez « les plus belles et les plus intelligentes » prostituées de Galata afin de les proposer en audition. Antoine, qui n’imagine pas un seul instant accepter cette offre, doit convaincre ses interlocuteurs que comédienne ne rime pas avec péripatéticienne. Mais ces épisodes signalent un travail de négociation entre parties qui ont du mal à s’accorder. Une partie de la presse subit des pressions extérieures afin de réserver un sort particulièrement difficile à l’entreprise d’Antoine, mais celui-ci demande à rencontrer les rédacteurs des quotidiens récalcitrants et obtient qu’ils se montrent moins offensifs. Aux conditions inhospitalières dans une perspective d’échanges culturels répondent les stratégies d’Antoine pour contourner ces sollicitations inamicales. À la fin de cette période, on lui demande de monter à Istanbul ce qu’il a fait à Paris en 1888 et 1896 avec le Théâtre-Libre et le Théâtre Antoine. Il transforme ainsi son savoir-faire franco-français en un contenu transposable dans l’empire ottoman. Contraint et forcé, Antoine effectue un important travail de traduction afin que son projet voie le jour.

En définitive, la manière dont une partie du public est sollicitée par un projet de traduction semble plus complexe que ne le laisse penser la référence au pacte de confiance dont nous parlions plus haut. Le processus même de traduction implique, s’il s’effectue avec succès, une prédisposition de la part des ses initiateurs à interpeller une fraction influente du public autochtone et à anticiper les réserves des récalcitrants pour les neutraliser[26]. Plus précisément encore, durant la période de négociations qu’il entame, Antoine comprend qu’il s’agit de convaincre et d’associer à son entreprise l’élite qu’il interpelle tout en lui faisant jouer un rôle d’informateur privilégié. Il nous faudrait encore décrire de manière plus détaillée la façon dont ces journalistes, responsables politiques, mécènes et autres personnages occupant le devant de la scène culturelle ont contribué au travail d’adaptation et de traduction qu’Antoine appelait de ses voeux.

Il reste néanmoins que les deux styles d’intervention d’Antoine coexistent et se conjuguent. Par quels processus et selon quels cheminements ? La question reste entière, mais elle mérite une investigation plus poussée qui déborde largement notre propos liminaire. On retiendra toutefois qu’une analyse sociologique et communicationnelle de la destinée de ces échanges culturels souligne l’hétérogénéité des processus en œuvre. Face au vent de contestation qui souffle sur la politique culturelle extérieure de la France, le politique et les acteurs culturels peuvent peut-être trouver dans le prolongement de ce type d’approche de nouveaux matériaux pour penser leurs actions et conduire leurs projets.