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C’est en 1883 que le physiologiste anglais Francis Galton, cousin de Darwin, invente l’eugénisme scientifique qu’il définit comme la science qui étudie et met en oeuvre les méthodes susceptibles d’améliorer les caractères propres des populations humaines. Dans une vision positive, le programme eugénique a été développé, consciemment ou non, depuis le milieu du XIXe siècle par l’amélioration de l’hygiène et de l’alimentation, la médecine préventive et la vaccination, la réglementation des conditions de travail et de l’environnement. Dans une réalité plus sombre, ce programme a conduit à des campagnes de stérilisation des malades mentaux, en particulier aux États-Unis et en Scandinavie dans les années 1930, et aux crimes commis par les nazis « expérimentant » sans aucune base scientifique sur les déportés. Après Nuremberg, le mot eugénisme est synonyme de crime, et son objectif condamné explicitement. Ainsi les lois de bioéthique de 1994 - article 16-4 - indiquent: « Toute pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes est interdite ». Une sorte de réponse au Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, paru en 1932, où la procréation est gérée par l’administration de l’État mondial Utopia qui fixe les catégories dont elle a besoin.

La question des limites de l’eugénisme revient aujourd’hui avec l’examen de deux dispositions concernant l’article 18 des lois de 1994: l’interdiction du transfert d’embryon en cas de décès du père et l’adjonction d’un deuxième motif de dépistage, la compatibilité tissulaire, au cours d’un diagnostic pré-implantatoire (DPI).

Allant dans le sens du sentiment instinctif de rejet qu’évoque l’idée de faire naître un orphelin ou de concevoir un enfant pour les besoins thérapeutiques d’un autre, le texte de loi proposé à l’Assemblée Nationale interdit ces deux pratiques. Toutefois le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) avait rendu sur ces sujets deux avis favorables. En quoi la question de l’eugénisme est-elle posée ici? Les opposants du DPI ont toujours voulu y voir une pratique eugénique destinée à « améliorer » certains caractères génétiques. De fait, l’adjonction du diagnostic de la compatibilité tissulaire « améliore » la capacité de « donneur » de l’enfant à naître. Quant au transfert d’embryon post-mortem, il s’inscrit bien dans un contrôle social qui refuse le handicap moral prédit par l’absence du père dès la naissance.

Le diagnostic pré-implantatoire (DPI), qui cherche à mettre en évidence une anomalie génétique sur une cellule prélevée sur un embryon in vitro au stade 8 cellules, a été admis dans la loi de 1994, Article L. 162-17, 5e alinéa: « Le diagnostic biologique effectué à partir de cellules prélevées sur l’embryon in vitro n’est autorisé qu’à titre exceptionnel dans les conditions suivantes; […] forte probabilité de donner naissance à un enfant atteint d’une maladie génétique d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. Le diagnostic ne peut être effectué que lorsque a été préalablement et précisément identifiée, chez l’un des parents, l’anomalie ou les anomalies responsables d’une telle maladie [...] Le diagnostic ne peut avoir d’autre objet que de rechercher cette affection ainsi que les moyens de la prévenir et de la traiter ».

Ce résultat fut l’aboutissement d’une bataille épique. Les opposants avançaient l’argument de la « rupture de digue »: si l’on commence à distinguer des embryons sur leurs caractéristiques génétiques, il n’y aura plus de limite. Au contraire, les partisans du DPI proposaient une distinction claire entre un eugénisme négatif justifié - ne pas faire naître un enfant destiné à rapidement mourir d’une maladie grave -et un eugénisme positif - l’amélioration des caractéristiques génétiques de l’enfant à venir pour convenances personnelles des parents.

La rupture de digue a-t-elle eu lieu? Le DPI peut être réalisé en France depuis 1999 dans trois centres agréés (Montpellier, Paris, Strasbourg). En 2000, sur 260 dossiers ouverts, la mucoviscidose représentait 48 % des maladies autosomiques récessives, devant l’amyotrophie spinale (22 %). Pour les maladies dominantes, on observait une prédominance des maladies à répétitions de triplets comme la myotonie de Steinert et la maladie de Huntington. Dans les maladies liées au chromosome X, on notait une prédominance de la myopathie de Duchenne et du syndrome de l’X fragile [1]. Cette répartition des causes de DPI a été confirmée pour l’année 2001 [2]. Ces deux études montrent que l’utilisation du DPI reste limitée, difficile et son taux de succès faible.

La question de l’extension des tests génétiques effectués lors d’un DPI a été soulevée par René Frydman dans sa saisine du CCNE à propos de l’éventuelle recherche de compatibilité HLA dans un cas familial de maladie de Fanconi. L’objectif de ce dépistage supplémentaire était de venir en aide à un enfant gravement malade en lui greffant, par transfusion, des cellules souches provenant du sang du cordon de son futur frère (soeur). Un cas voisin vient d’être tranché positivement par la plus haute juridiction britannique, donnant raison à la HFEA (human fertility and embryology authority) qui avait autorisé en 2001 un couple, ayant un enfant atteint de β-thalassémie, à pratiquer un DPI avec diagnostic de compatibilité tissulaire. Entre-temps, les parents avaient eu un autre enfant, indemne, mais non compatible.

Comme le note le CCNE dans son avis n° 72 de juillet 2002 [3]: « Mettre en route une grossesse dans le seul but d’avoir un enfant HLA compatible,… apparaîtrait contradictoire avec le principe selon lequel l’enfant ne devrait jamais n’être qu’un moyen aux fins d’autrui, fût-ce pour le sauver. Cependant, dans le cas particulier posé au CCNE, il s’agit de l’adjonction de ce dépistage de compatibilité immunologique à celui qui devrait rester prioritaire: faire naître un enfant indemne de cette maladie ». En effet, compte tenu de la gravité de l’affection, un DPI serait de toute façon justifié pour éviter la naissance d’un nouvel enfant mortellement atteint. Par ailleurs, on peut mettre en avant que le choix d’un embryon sain compatible revient à optimiser l’espoir que l’on placerait naturellement dans l’effet du hasard, et qui serait considéré alors comme un bien. En outre, l’histocompatibilité est une caractéristique très générale qui ne porte aucune connotation particulière et donc n’attente en rien à l’autonomie future de l’enfant. Enfin, le risque d’un rapport dominant/dominé en relation avec la greffe entre l’aîné et le (la) cade(tte) dépendra de chaque cas et du contexte familial.

Le problème éthique majeur est donc celui du risque de détournement de l’aide médicale à la procréation (AMP) qui, de moyen de lutte contre la stérilité, devient moyen d’éviter une maladie grave puis moyen de la traitée chez un tiers. Le passage d’une nécessité à une contingence. Que faire si aucun des embryons sains obtenus n’est compatible? On voit émerger dans ce dilemme la question de l’instrumentalisation de l’embryon si le couple ne souhaite pas poursuivre le projet parental, le passage de la contingence à la liberté. En effet, une telle situation privilégierait de fait les intérêts de l’enfant malade plutôt que ceux de l’enfant à naître. Il conditionnerait la vie de l’enfant à naître à sa capacité thérapeutique pour l’enfant vivant. Mais cette éventuelle discussion éthique peut-elle conduire à tout interdire? La loi doit ici trouver une position d’ouverture pour permettre, au cas par cas, un exercice de la responsabilité des parents, dûment informés au préalable du risque par les soignants.

La loi ne devrait pas chercher à tout prévoir dans les moindres détails. Ainsi la question du transfert post-mortem ne semble s’être posée qu’une seule fois depuis 1994. De façon étrange, l’élément de blocage le plus fort n’a pas été éthique, mais juridique, le droit à héritage s’interrompant 300 jours après le décès du père. En réalité, cette interdiction renvoie au consensus social sur le contexte familial dans lequel un enfant doit naître. En effet, l’AMP « est destinée à répondre à la demande parentale d’un couple […] L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer, mariés ou en mesure d’apporter la preuve d’une vie commune d’au moins deux ans et consentants préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Article L. 152-2 ». Ainsi, la possibilité pour la femme de faire naître un enfant conçu in vitro cesse avec la disparition du conjoint. En revanche, l’embryon peut-être accueilli par un autre couple hétérosexuel. Dans son avis n° 60, le CCNE proposait: « Après décès du conjoint, le transfert d’un embryon congelé […] peut être effectué à la demande de la femme dans des conditions lui permettant de prendre sa décision avec toute l’indépendance nécessaire vis-à-vis de pressions psychologiques ou sociales. » Les délais de trois mois minimum et un an maximum étaient suggérés.

Le risque est aujourd’hui d’oublier qu’une loi de bioéthique doit fixer des règles mais se doit également de permettre la discussion au cas par cas afin d’établir la ligne de démarcation entre l’acceptable, en particulier à des fins thérapeutiques, et l, à des fins d’amélioration individuelle portant atteinte à l’autonomie de la personne. La confiance dans le sens des responsabilités et la compétence professionnelle des acteurs sociaux, couples, médecins, chercheurs, est essentielle.

On voit au contraire se préparer une bataille de principes entre un ordre moral défendant le consensus social dominant, et l’imposant éventuellement lorsque faire se peut, et un eugénisme libéral « qui laisse aux préférences individuelles des acteurs du marché le choix des finalités qui président aux interventions destinées à modifier les caractéristiques génétiques » [4]. Le premier feint de croire que la loi seule peut interdire la transgression. Le second résume les problèmes du Meilleur des Mondes à la présence de Big Brother.