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L’interprétation d’une oeuvre ressemble à l’enquête sur un crime dans la mesure où elle rappelle l’investigation menée par un détective à la recherche d’un coupable. Des perspectives se dégagent peu à peu à travers la quête d’un sens qui, à l’image de la vérité, ne peut jamais être cerné définitivement, puisque chaque lecture apporte de nouvelles possibilités d’interprétation. C’est la fascination de l’énigme qui attire notre attention. Dans cette mesure, on peut toujours relire un texte même s’il a été étudié sous plusieurs aspects, comme c’est le cas de Copies conformes[1] de Monique LaRue.

Écrit en 1989, ce roman, qui questionne les implications de la reproduction permise par l’informatique, continue à provoquer des réflexions. La lecture que nous proposons ici tient compte de l’enquête policière que mène la narratrice. L’histoire racontée est à la fois une sorte de rapport de mission, un journal intime et une confession. Mais malgré ce qu’un résumé rapide de Copies conformes pourrait laisser croire, on n’a pas affaire ici à un récit policier traditionnel, où la possibilité de la vérité se voit confirmée par la confiance dans le logos. Au contraire, ce roman montre l’échec du détective contemporain face à son désir de capter la réalité et d’y trouver la vérité. Et c’est justement parce que cette enquête, malgré tout, impose une énigme et provoque un crime qu’elle nous intéresse.

La première énigme à élucider dans le roman est celle du réel, objet de l’écriture. Si la réalité nous échappe, la fiction essaie de la cerner, proposant ce qu’on pourrait appeler une connaissance et une recherche de vérité, permanente mise en abyme des expériences. En tant que narratrice, Claire manifeste son admiration pour l’oeuvre de Dashiell Hammet, en particulier Le faucon maltais[2]. En même temps, elle observe le monde qui l’entoure, qui devient un réseau complexe, véritable labyrinthe fait des questions qu’elle se pose et pose au monde, avec le désir de comprendre comment un vol a été commis et pourquoi.

Cette importance accordée à l’enquête n’est pas du tout mineure puisque le récit policier (et nous utilisons ce terme de la façon la plus générale) présente toujours une interrogation sur la mort, sur l’énigme des innombrables tragédies de l’homme et sur ses affrontements, qui s’alimentent de l’ambivalence des êtres. Mais ici, la recherche de l’objet volé se superpose à une réflexion sur l’informatique et sur la « machine à traduire », donnant lieu à un questionnement sur le langage, le mensonge et la vérité.

Les fils du réseau

Claire Dubé, dont le prénom souligne la volonté de comprendre, écrit à son mari après le retour de ce dernier à Montréal, pour partager avec lui tout ce qu’elle a vécu pendant les huit jours au cours desquels elle est restée seule à San Francisco avec son enfant et un ami (Vasseur). Elle doit « payer les dernières factures, fermer le compte en banque, joindre les propriétaires de la maison, récupérer l’argent qu’ils [leur] devaient » (CC, 12) et aller chercher une macro-disquette qui contient tout le travail que son mari, chercheur en intelligence artificielle, a réalisé pendant son séjour californien.

En essayant de raconter ce qui s’est passé, et de faire part de ses sentiments et de ses sensations, Claire dévoile son inquiétude dans une narration qui passe continuellement du présent au passé. Ces allers-retours dans le temps servent à intégrer dans le récit des explications sur les actions des personnages et ce qui les justifie, provoquant chez Claire des remises en question identitaires.

Elle tient à décrire le malaise qui la saisit devant le soleil et le décor californien ; elle fait la critique des habitudes alimentaires des États-uniens ; elle décrit la maison qu’elle a louée, où le bleu prédomine, qui compte tout le confort que la technologie peut offrir. Mais il y a aussi cet autre malaise qu’elle sent et qui a rapport à sa condition de femme mariée dont la profession a été « perdue en cours de route », de femme plongée dans la solitude et qui ne sait pas grand-chose du travail du mari. Elle espère quand même pouvoir se libérer de cette étreinte, chasser l’angoisse dès qu’elle sera rentrée à Montréal : « Tout rentrerait dans l’ordre. Au foyer, l’épouse. Hors d’atteinte. » (CC, 13)

Il est intéressant d’observer avec Jean-François Chassay que le déplacement géographique de la protagoniste « provoque par la même occasion un déplacement de perspective qui vient ébranler ses plus intimes certitudes, jusqu’à la raison   même[3] ». Loin d’admirer le nouveau paysage auquel elle se trouve confrontée, Claire souffre devant les excès que la Californie étale, depuis la luminosité du ciel jusqu’aux démonstrations technologiques. « Ici, sur les bords du Pacifique, écrit-elle, on se trouvait un peu dans le futur. […] Et dans le futur, il n’y a pas la “patine du temps”. Cétait la luminosité insupportable de la science-fiction. » (CC, 29) Elle doit en plus affronter l’anglais, « langue étrangère et pourtant familière » (CC, 17), qui l’éloigne encore plus de la réalité et renforce le dépaysement.

En Californie, elle a l’impression de se trouver sur un plateau de tournage ; les gens lui rappellent des acteurs et des actrices dans les films. Cette impression se confirme lors de sa première rencontre avec la propriétaire de la maison bleue, Brigid O’Doorsey : « Ce regard. Celui de Kim Novak, dans Vertigo. Celui de Mary Astor, dans The Maltese Falcon. » (CC, 43) Dès cet instant, elle se laisse piéger par ses propres mots, tant elle se sent fascinée par « ce regard qui [l’]effaçait étrangement, comme une bombe à neutrons » (CC, 42). Décidément, non, elle ne travaillera pas en Californie, ce monde n’est pas pour elle. Elle a un enfant : handicap qui, à un certain moment, se retournera en sa faveur. Son fils Phil lui servira d’appui pendant la traversée du labyrinthe — tant géographique qu’affectif — qu’elle devra parcourir après avoir constaté la disparition de la disquette, quand elle se trouvera mêlée à une histoire qui la dépasse.

Brigid et son frère Ron O’Doorsey, propriétaires d’une compagnie d’informatique, The Maltese Falcon Inc., se disputent avec l’ingénieur Diran Zarian, mari de Brigid. L’enjeu est justement le travail du mari de Claire, qui sera repris et plagié au nom de la liberté d’information. La narration faite par Claire vise à démêler cette histoire embrouillée. Ron O’Doorsey accuse Diran Zarian, le mari de sa soeur Brigid, de travailler pour l’armée et d’avoir transformé sa femme en une poupée dominée par l’anorexie nerveuse. Zarian, quant à lui, voit chez Ron et Bob Mason, avocat collaborateur du mari de Claire, de grands pirates informatiques.

Dans la chambre 1219 du St. Francis Hotel, où l’ombre de Dashiell Hammett rappelle une affaire criminelle à laquelle il avait participé en tant que détective privé, Claire récupère finalement l’argent qu’on lui devait et la plaquette désormais inutile, puisqu’une copie parfaite en a été réalisée. Ron O’Doorsey pourra dorénavant tout recopier à un nombre infini d’exemplaires. C’est paradoxalement au coeur d’une histoire de reproductions et de simulacres que Claire Dubé affirme sa singularité, mettant en crise son identité dans un monde artificiel[4]. Et cela parce qu’il n’y a de connaissance de soi que dans la relation à l’autre.

Une enquête dans le miroir

Copies conformes présente une narration savamment construite mettant en scène la dramatisation des rapports entre histoire et récit, dévoilant ainsi la structure classique que le roman noir peut produire et qui pourrait métaphoriser la structure de tout récit, ainsi qu’une réflexion sur le fictionnel.

Dans Copies conformes, Claire sera tout à la fois victime, coupable et détective, jouant dans le registre du vrai et du faux, du juste et du mensonge. Sa quête passe par l’affirmation de sa condition de mère de famille et par une interrogation sur l’amour. Dans sa tentative de ramener le désordre à l’ordre, comme le veut le roman policier traditionnel, elle en vient à considérer comme une mission la récupération de la disquette sur laquelle son mari avait accumulé des mois de travail. Ce qui déclenche la mécanique de l’enquête, c’est le doute provoqué par la présence inattendue de Ron O’Doorsey dans la maison où elle vivait.

Pourquoi cet homme était-il là ? Que voulait-il au juste ? Ces questions ne sont-elles pas les mêmes que la narratrice se pose sur sa propre vie ? Ne sont-elles pas le signe que la vérité n’existe que de manière relative et que dans l’économie du roman d’énigme, les résultats de l’enquête n’aboutissent jamais à des réponses du point de vue de la vérité ? À ce propos, rappelons ce que dit Jacques Dubois du roman policier :

Le policier est une machinerie ingénieuse dont le démontage renvoie à une insistante ambiguïté, et même à une duplicité redoutable. De cette dernière émane un dispositif textuel tout à la fois rigide et souple, fermé et ouvert. En sorte que cette littérature peut produire de pures « mécaniques » aussi bien que des textes résolument inventifs, sémantiquement pluriels[5].

La dimension dite policière a été vue comme un aspect mineur, ou même secondaire, de ce roman, ce qui correspond à l’opinion répandue selon laquelle le roman policier serait le symbole de la littérature de loisirs, le contraire d’un « véritable texte ». En présentant le roman de LaRue, Réjean Beaudoin, par exemple, rappelle son inquiétude devant la place qu’occupe chez certains écrivains tels que Hubert Aquin et André Major cet aspect qu’il dit être plus proche du « scrabble intellectuel que de la littérature », ajoutant : « Mais qui pourrait soutenir sérieusement que Prochain épisode, Prochainement sur cet écran ou L’épouvantail sont des polars ? C’est cela plus l’“autre chose”, et nul doute, pour un esprit tourné comme le mien, que c’est l’“autre chose” qui importe. » Pour Beaudoin, le roman policier serait « une sorte de western urbanisé : c’est l’épopée de l’Amérique arrivée en ville et le grand-père adoptif du cinéma de Hollywood[6] ».

Pourtant, le roman policier est né dans trois pays simultanément — Angleterre, France, États-Unis — au moment où le capitalisme libéral ébranlait les certitudes d’un monde pour créer les conditions d’émergence d’une culture neuve : la modernité. Il naît de la ville, au confluent du populaire et du cultivé, faisant apparaître cet « homme des foules » dont parle Walter Benjamin, et qui devient le détective.

Selon Marc Lits l’« [é]largissement des notions de culture et de littérature, à la suite d’évolutions de l’environnement social comme du domaine de la réflexion scientifique et critique, a modifié très nettement les positions des différentes parties en  présence[7] ». Il faut encore préciser que la reconnaissance de cette catégorie spécifique ne signifie pas une acceptation inconditionnelle de n’importe quel produit, la notion de valeur pouvant parfaitement s’appliquer à ce type de récit.

Par ailleurs, il serait préférable d’utiliser l’expression plus englobante proposée par Marc Lits, soit « récit d’énigme » plutôt que « récit policier ». Le terme « récit d’énigme » relie une forme contemporaine à l’un des mythes les plus anciens, celui d’Oedipe, l’homme qui élucide les énigmes, coupable et victime en même temps, chercheur de vérité. Aujourd’hui, à la manière de Diran Zarian, nous dirions ceci de la possibilité de vérité et de questionnement face à la réalité : « Au coeur de la civilisation de l’image, comme vous dites si bien, comment pourrions-nous y voir clair ! » (CC, 110)

Même avant l’effraction de Ron O’Doorsey, l’attitude de Claire était déjà celle de l’enquêteur : elle fouille la maison, pense remarquer des événements suspects, lit le journal de Brigid, ce qui constitue un « crime » équivalent à la présence de Ron chez elle. Sa liaison avec Diran Zarian participe aussi de l’enquête, dans la mesure où elle expérimente la possibilité de se libérer des stéréotypes romanesques assimilés pendant les longues nuits d’hiver au Québec — « La princesse de Clèves, Anna Karenine, Emma Bovary, Anne-Marie Stretter, Jeanne Moreau dans Moderato Cantabile. Elles étaient en moi, les grandes amoureuses » (CC, 104) — pour fouiller sa propre identité. C’est ainsi qu’à l’enquête menée par Claire dans le but de récupérer la plaquette s’en superpose une autre, dont l’objet est elle-même. De manière similaire, les recherches scientifiques de son mari ne sont pas sans rappeler l’enquête policière (la traduction, l’interlangue, le langage comme une énigme à déchiffrer), au coeur de l’ère de la communication.

Si le livre de Hammett s’impose, ce n’est pas seulement à cause de Brigid O’Doorsey, lectrice de cet auteur, image double de Brigid O’Shaughnessy, ni du parallèle entre l’objet du vol et le faucon maltais — objet qui se révélera être un faux —, mais surtout parce que, chez Hammett, c’est l’ambivalence de la vérité qui est mise en scène, ainsi que les limites du langage.

Comme chez Hammett, l’amour, ici, est un mot vide qu’aucun discours n’arrive à cerner. Brigid O’Shaughnessy, reconnue coupable par Sam Spade, essaie de fuir sa condamnation en lui rappelant son amour dans un dialogue du dernier chapitre du livre. Ce dialogue apparaît dans Copies conformes découpé en trois épigraphes ouvrant les trois parties du livre. Chacune d’elles correspond à un moment du dialogue, mais dans un ordre différent de celui du texte du Faucon maltais. Dans le livre de Hammett, le premier argument de Brigid se fonde sur la possibilité du mensonge : « Tu mens si tu prétends que tu ne sais pas, dans le fond de ton coeur, que je t’aime. » Spade lui répond par le doute. Il ne peut pas lui faire confiance parce qu’elle a toujours menti. La deuxième réponse de Brigid joue sur la supposition : « Si tu ne m’aimes pas, il n’y a rien à dire. Si tu m’aimes, il n’y a pas de réponse non plus. » Finalement, face au doute inébranlable de Spade, elle insiste : « Tu dois savoir si tu m’aimes ou non, murmura-t-elle. » Ce « tu dois savoir » se brise contre la seule certitude de Spade : le doute, l’impossibilité de dire, sans ambivalence, la vérité.

Or, dans Copies conformes, la séquence des épigraphes se trouve inversée. Apparaît d’abord la troisième réplique, ensuite la deuxième, et finalement la première. Cette inversion brouille les pistes, indiquant une appropriation de la lecture par Claire qui, à la fin, peut considérer que si l’affirmation du mot « amour » est impossible, le sentiment qu’elle a découvert est indéniable.

Ainsi, les mots sont les véritables pièges auxquels il faut échapper. Cette affirmation se trouve d’ailleurs dans le dernier roman de Dashiell Hammett, The Thin Man, traduit en français sous le titre L’introuvable[8]. Dans ce roman, Nick, le détective privé, affirme ne jamais se laisser prendre au piège des affirmations, puisque la plupart du temps il n’a que des questions à poser. De la même façon, pour Monique LaRue, « ce qui fuit c’est le sens. Il faut au moins savoir que le sens fuit. Il faut au moins le dire. On ne l’attrape jamais, le sens. C’est pour ça qu’il faut toujours parler, qu’il faut toujours écrire[9] ».

Claire en est consciente. À la fin du livre, quand la boucle est bouclée, elle repense à ce que lui avait demandé Françoise, l’amie de Vasseur, à la veille du départ de Montréal : « As-tu déjà connu l’amour ? » (CC, 188) Elle répond de la manière suivante : « L’amour est un mot. Chacun d’entre nous est chargé de lui donner un sens. Mais personne ne sait ce qu’il veut dire ! Les vrais voyageurs sont ceux-là qui partent pour partir ! Savez-vous que nous allons six mois en Californie ? Pour nous retrouver. » (CC, 188)

Du point de vue de Claire, le but du voyage s’exprime dans la perspective de la quête et apparaît pendant le déroulement de la narration comme une révélation. Ce n’est effectivement qu’après avoir vécu en Californie que Claire peut donner un sens aux paroles échangées avant le voyage. Si elle n’était pas partie avec son mari, elle aurait fini par se considérer comme une femme qu’elle n’était pas (CC, 189). La construction du sens apparaît comme une énigme dont la clé n’ouvre pas toutes les portes. C’est une « clé de verre[10] », fragile, qui ne sert qu’à la poursuite individuelle, mais qui peut aider à dévoiler les mensonges masqués par l’illusion. Le miroir renvoie souvent une image déformée.

L’illusion du double

Claire se maintient accrochée à la moindre lumière de la raison, sans échapper pour autant à l’illusion. Clément Rosset écrit que « [d]ans l’illusion, c’est-à-dire la forme la plus courante de mise à l’écart du réel, il n’y a pas à signaler de refus de perception à proprement parler. La chose n’y est pas niée : seulement déplacée, mise   ailleurs[11]. » C’est ce qui se passe quand Claire se trouve devant Brigid O’Doorsey, fascinée par son visage, sa façon de s’habiller, sa prétendue supériorité ; elle discerne dans le visage immobile un mystère impénétrable.

Claire repère les transformations physiques de cette femme à travers les photos et constate qu’elle s’est composé un double tragique du personnage créé par Hammett dans Le faucon maltais, Brigid O’Shaughnessy, double projeté dans la collection de poupées soigneusement conservées. Des doubles en bleu.

Mais en copiant le personnage, Brigid s’est piégée elle-même. En voulant reproduire le modèle du corps parfait selon les modèles sociaux imposés, Brigid réalise une duplication qui remet en question sa réalité. Paradoxalement, elle se dévoile elle-même dans l’illusion qu’elle s’est créée. C’est ce que comprend Claire à la fin : « Elle s’était perdue en se vouant à la beauté. […] il me semblait comprendre mieux que personne la fatalité qui avait entraîné vers l’autodestruction la femme qui se tenait là, devant moi. Tirer l’épiderme, détendre les nerfs, modifier la peau du ventre : devenir une autre, dans ce cas, c’était devenir soi-même. » (CC, 176)

À son tour, Claire expérimente la copie en s’habillant de façon à ressembler à Brigid O’Doorsey, sans pourtant y parvenir. Zarian le lui dit sans détour : « What the hell do you want to know ? Avec cette robe qui ne vous va pas, qu’est-ce que vous cherchez ? » (CC, 105) Et encore : « Vous cherchez ce que vous n’êtes pas ? Mais ce que vous êtes est absolument précieux. Rare comme le sel. » (CC, 182)

Pendant leur rencontre, qui dure toute la nuit, leur conversation reprend les thèmes réitérés tout au long du livre : de la technologie à la ville, de l’amour à la recherche de la vérité. Claire approfondit son expérience de l’amour et de l’identité. Elle traverse San Francisco avec cet étranger qui s’exprime avec « la vraie mélancolie des exilés, le charme fatal des désespérés » (CC, 102), mais qui connaît et aime San Francisco, tandis qu’elle s’y sent dépaysée, parce qu’on lui présente une autre ville que celle qu’elle connaît.

Elle apprend à Zarian que Brigid vivait littéralement Le faucon maltais, incarnant elle-même la problématique du double, de la copie et de la ville. Elle retrouve la rue où Miles Archer, l’associé du detective Sam Spade, a été tué : « Lire la description en regardant les lieux leur donnait un deuxième degré de réalité. Ou de fiction. » (CC, 100) Et Claire souligne le rapport entre Hammett et Platon, entre la ville et la fiction, entre Brigid et Le faucon maltais, ce qui d’ailleurs lui a sauté aux yeux dès son arrivée, quand elle a vu la photo de Mary Astor et Humphrey Bogart, les acteurs qui ont joué les rôles respectivement de Brigid O’Shaughnessy et de Sam Spade dans le film de Huston. Zarian était-il dupe ? Ne savait-il pas qui était sa femme ? Pourquoi donc lui avait-il envoyé un enregistrement où il lisait un passage du mythe de la caverne de Platon ?

À San Francisco, qui a connu l’essor de l’informatique à travers le développement de Silicon Valley et la tentation de « l’utopie de la communication » (titre d’un livre de Philippe Breton), la fiction apparaît dans toute sa réalité urbaine. Dashiell Hammett a su percevoir la ville moderne et toute la violence de ses rues, mais aussi toute son humanité. C’est grâce à cela que la ville existe ; à travers la fiction, son histoire se refait et continue. « La ville existe par l’imaginaire qu’elle suscite et qui y fait retour, […] s’interroger sur la ville imaginaire, c’est donc, au bout du compte, se poser la double question de l’existence de la ville et de l’imaginaire[12] », écrit Marc Augé.

C’est par là que San Francisco serait aussi poétique que la ville de Montréal qu’habite Claire. Elle la porte dans son imagination ; elle l’a créée comme une énigme en se disant « Ce n’est pas tant cettte ville que j’aimais, mais ma vie, qui m’avait toujours été livrée à travers cette ville. » (CC, 126) De fait, paradoxalement, la ville est l’espace de la solitude et de la sociabilité possible, l’espace de la mort et des découvertes. San Francisco a été pour Claire l’espace d’une douloureuse étrangeté provoquée par les nouvelles habitudes acquises avec le développement technologique, habitudes qui figent le paysage et « mécanisent » la vie sociale (depuis les rues vides de Berkeley où personne ne se promène à pied, jusqu’aux maisonsready made sans personnalité). Mais elle y découvre aussi une ville d’Oakland étonnante, où habite Hawaiian Rainbow, la jeune monitrice immigrée, premier amour de Phil : « On découvrait là un tout autre visage de la Californie, africain, portoricain, barbadien, hawaiien, que nous n’aurions pas mieux connu que le visage yankee de San Francisco et de Silicon Valley. » (CC, 135)

Les codes visibles qui définissent un certain état d’une culture, tels ceux de la technologie, créent des effets de surface qui peuvent produire l’illusion d’une parfaite homogénéisation sociale. C’est ce que Dashiell Hammett savait déjà, comme nous le rappelle Claire au moment où elle négocie avec Ron la dévolution de la plaquette : « À mesure que les moyens de connaissance se développent, l’être humain sent la vérité lui échapper entre les doigts. […] Le problème de Silicon Valley n’est-il pas celui de la copie ? Qu’est-ce que l’original, n’est-ce pas, quand on vient d’inventer une machine à pirater ! » (CC, 163) Zarian, à son tour, en vient à accepter cet état de choses. Devant la capacité des machines de Ron à copier n’importe quelle disquette, il affirme : « Je renonce à la vérité. […] Je ne sais plus distinguer le vrai du faux. » (CC, 155)

Aujourd’hui, à l’ère de la vidéosphère, l’interrogation à propos de la copie ne semble plus provoquer de scandale. Le savoir que les groupes de Silicon Valley voulaient partager, en s’opposant à la centralisation sur laquelle les instances dirigeantes voulaient s’appuyer, s’est multiplié en des réseaux qui s’associent au nom de la technique et des pouvoirs politiques, bureaucratiques et économiques. En même temps, les nouvelles technologies de l’information s’accompagnent de la domination par l’image. Et dans un monde chaque jour davantage assujetti à l’image, qui, comme le rappelle Régis Debray, propose une équation selon laquelle le Visible = le Réel = le Vrai[13], faisant du produit populaire la seule vraie valeur, la résistance se trouvera dans l’approfondissement des possibilités de réflexion et de création. Le rapport des humains au réel a changé, provoquant un nouveau régime de fiction qui affecte la vie sociale « au point de nous faire douter d’elle, de sa réalité, de son sens et de ses catégories (l’identité, l’altérité) qui la constituent et la définissent[14] ».

Si la situation aujourd’hui diffère jusqu’à un certain point de ce qu’on retrouve dans le roman de Monique LaRue, les discussions possibles à propos des effets de cette « nouvelle certitude » apportée par les technologies demeurent : la « guerre des images » avance parallèlement à ce qui nous a toujours habité, à savoir que le doute est la seule certitude. Et si nous voulons nommer la vérité, ce sera par un seul mot : l’ambivalence.

La mort « parlée »

Dans ce récit d’enquête, il manque encore un élément indispensable : la mort. Dans le parcours de Claire, cette présence se fait sentir tout d’abord dans le vers du « Rondel de l’adieu » d’Edmond Haraucourt : « Partir, c’est mourir un peu. » Un lieu commun qu’il faut éviter, mais qui la hante quand même. Et cela à cause de son enfant qui va apprendre la mort par la séparation et par l’éloignement. Phil ne voulait pas rentrer, mais « [i]l fallait lui apprendre à rompre. Rompre avec son premier amour, une monitrice de vingt ans. » (CC, 8) De même qu’il lui faudra apprendre la mort de la grand-mère, là-bas, au Québec. De cette rupture viendra la conscience de la mémoire et du temps qui se dessine dans les histoires personnelles et dans la vie des groupes sociaux et qu’elle lui transmettra dans ses futures fictions, parce que chaque fois qu’on se raconte, c’est de la fiction qu’on fabrique.

Mais cette dernière (ou première) énigme, la mort, jointe à celle de la naissance, se trouve aussi chez Brigid O’Doorsey, dans son désir de ne pas vieillir. On a l’impression que, pour elle, la seule façon de triompher de la mort est de recourir à des techniques contre le vieillissement, au prix de chirurgies qui au bout du compte la transforment en un véritable monstre au visage figé. Rien n’empêche pourtant qu’elle appelle la mort, en disant « Nobody wants to kill me  » (CC, 46), dans une référence à la mort de Mason.

À la mort désirée, la mort qu’on se donne, et que Brigid incarne dans son désir de fuite de la réalité, s’ajoute la mort donnée par Joe à Bob Mason. Il est inutile de chercher les motivations qui ont provoqué cet événement. Joe, l’enfant arriéré, privé de raison, aime Brigid ; il s’appuie sur cette femme qui, malgré toutes les apparences, lui a donné un amour peut-être maternel. « Que s’était-il vraiment passé alors ? Le saurait-on jamais ? » (CC, 153)

Comment traduire les modulations des sentiments, des doutes et du mensonge, présentes sous une forme toujours précaire ? Ainsi s’explique le scepticisme de Claire devant la fameuse machine à traduire de son mari ou le détecteur de mensonges de Diran Zarian : « Je n’avais jamais été emballée par l’idée de cette montre polyglotte pour voyageurs. Fabriquer une machine pensante, parlante ou traductrice, n’est-ce pas l’affaire d’un poète plutôt que d’un linguiste sérieux ? » (CC, 145) Montre polyglotte et détecteur de mensonges : « Ce n’est pas si éloigné ! Traduttore traditore !  » (CC, 95), s’exclame Zarian. Pourquoi ? Dans la traduction, la fidélité au texte a comme résultat un brouillage, puisque la fidélité du traducteur est toujours provisoire. Elle dépend de l’écriture, d’une interprétation qui sera partagée avec les lecteurs qui, à leur tour, expérimentent l’épaisseur de la différence de l’autre langue et de la leur dans un permanent tâtonnement. La traduction porte la mort, comme un crime. Mais, comme l’écrit Louis-Vincent Thomas, la mort

avec laquelle tôt ou tard chacun de nous doit en découdre revêt trois visages. À la mort douloureusement vécue dans l’agonie et dans le deuil et à la mort subie que démographes et statisticiens dénombrent et mettent en courbes s’ajoute la mort parlée (la mort endiscourue comme on dit au Québec), prétexte depuis toujours à nos divagations. […] Il suffit d’enlever le « r » de mort pour avoir le mot (c’est toujours la mort qui en a le dernier)[15].

Et pour ce qui est des idées ? La copie serait-elle la mort de l’original ? « À qui appartiennent les idées ? […] Qu’est-ce qu’une idée originale ? » (CC, 37) Ces questions traversent les discussions de Claire avec son mari. Si les idées peuvent se copier, il n’y a pas eu de crime. Ron O’Doorsey n’a fait que ce qu’il croyait légitime : s’approprier la plaquette pour en faire des doubles. Mais alors nous serions dans le domaine de l’opinion, et pas dans celui de la valeur qui devrait être poursuivie en dépit des machines à copier[16], parce que tout n’est pas également vrai ou faux, comme le dit Zarian (CC, 169).

Ainsi, dans Copies conformes, l’énigme opère dans le corps du texte même. En rendant sa quête intelligible par l’acte de raconter, Claire plonge dans son humanité, au-delà de la pauvre artificialité de la machine qui ne pense pas la mort, les contradictions, les différences, l’ambivalence de la vérité et ses ombres exprimées dans les mots dont seuls les sujets peuvent chercher le sens. Elle découvre que le mensonge a partie liée avec la vérité et que c’est avec cette ambiguïté qu’il faut vivre.