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Mère et modernité, deux mots mésalliés. La mère peut-elle être moderne ?

France Théoret, « La mère peut-elle être moderne ? »

Rattacher la mère à l’écriture est moderne. C’est une voie de la venue moderne des femmes à l’écriture. Car la maternité reste bel et bien, aujourd’hui, sans discours acceptable…

Monique LaRue, « La Mère, aujourd’hui »

Dans The Mother/Daughter Plot, Marianne Hirsch demande aux féministes d’écouter les histoires que les mères ont à rapporter et de créer un espace où elles pourraient raconter ces mêmes histoires[1]. En effet, quoique de nombreux romans et textes théoriques des années 1960 et 1970 aient comme sujet la mère et la maternité, ils privilégient surtout la perspective de la fille. Dans la plupart de ces livres, la mère constitue un modèle négatif que la fille rejette : « The mother stands for the victim in ourselves, the unfree woman,   the martyr[2]. » Adrienne Rich attribue cette « matrophobie » à la peur de la fille de vivre à son tour la vie de sa mère[3] ; se libérer de ce cycle implique ce que Rich appelle « la chirurgie radicale[4] », la rupture des liens avec la mère. Monique LaRue fait le même parallèle entre la maternité et la servitude lorsqu’elle explique pourquoi elle a rejeté la maternité pendant sa jeunesse : « Moi, quand j’avais vingt ans, je ne voulais pas avoir d’enfant. C’était radical. La maternité nous apparaissait comme un esclavage, comme une façon de réduire la femme[5]. » Cette dichotomie, qui associe la maternité à la tradition et à l’esclavage, et le féminisme à la modernité et à la liberté, crée une opposition entre les mères et les non-mères ; elle laisse entendre que les femmes doivent faire un choix : « sois “femme-libre-célibataire”, ou “mère attachée”. Paye ta liberté de la maternité[6]. » Ainsi, la mère s’est trouvée réléguée aux marges du discours féministe, et les textes « matricides » féministes où « on s’en prend à la mère comme relais du système patriarcal » ne font que renforcer les stéréotypes qui l’emprisonnent[7]. Le fait que beaucoup d’auteures de la modernité continuent à présenter la mère comme « le versant négatif et archaïque de la civilisation[8] » amène des écrivaines comme France Théoret à se demander si la mère peut effectivement être moderne[9]. Depuis les années 1980, cependant, des féministes des deux côtés de l’Atlantique ont commencé à examiner les forces sociales, culturelles et psychologiques qui ont façonné les représentations populaires et littéraires de la maternité[10] ; leurs écrits ont contribué à transformer la matrophobie des années précédentes en « une réflexion intensive sur ce que pourrait être une maternité enfin définie par les femmes (plutôt qu’imposée par la société)[11] ». En remettant en question l’opposition entre mères et filles, entre maternité et féminisme, ces écrivaines semblent répondre à une question posée par LaRue : « Mais, l’amour des femmes, que devrait nommer le mot féminisme, ne devra-t-il pas tôt ou tard inclure l’amour et la pensée de la mère réelle  ? » (MA, 54) Plutôt que de libérer la fille de la mère, l’objectif pour de telles auteures est de « nous libérer avec nos mères » et de chercher de nouveaux modèles pour les rapports entre femmes, des modèles basés sur la réciprocité « de femme à femme » et non plus sur l’opposition fille-mère[12]. Dans le contexte du Québec, Karen Gould affirme que cette nouvelle tendance pourrait bien être un des développements les plus significatifs du roman québécois de la dernière décennie[13]. En effet, à partir des années 1980, les écrivaines québécoises ont commencé à revoir les images traditionnelles de la maternité ; pour elles, la mère est un « sujet d’exploration » plutôt qu’« un objet de répression et de silence narratif[14] ». Les trois premiers romans de LaRue — La cohorte fictive (1979), Les faux fuyants (1982) et Copies conformes (1989) — constituent de bons exemples de cette tendance. LaRue insiste sur l’importance de revenir à la question de la mère qui, selon elle, n’a pas encore été traitée de manière satisfaisante : « Le problème avec la mère, aujourd’hui, demeure : qu’en faire ? Car où qu’on la fuie, dénie, refoule, elle revient. » (MA, 52) Ses premiers livres, qui présentent tous la perspective et les expériences quotidiennes d’une mère, créent un espace où la voix maternelle peut s’entendre et, en rattachant la mère à l’écriture, la font sortir des marges du discours féministe.

La mère fertile avec ses nombreux enfants est une figure traditionnelle de la littérature québécoise. Son statut mythique reflète l’idéalisation de la maternité pour des raisons démographiques et politiques — la survie d’un Québec francophone en Amérique du Nord[15]. Dans ce sens, la mère traditionnelle est « une création d’hommes[16] » ; à cause de son rôle de reproductrice dans « la Maison du Père[17] », son identité est entièrement définie par sa capacité de produire des enfants. Dans son analyse du rôle joué par la famille rurale et patriarcale dans la littérature québécoise depuis la parution de La terre paternelle de Patrice Lacombe en 1846, Mary Jean Green fait remarquer que les nouvelles figures maternelles fortes qui apparaissent dans les romans publiés après la Deuxième Guerre mondiale émergent à une époque où les valeurs auxquelles les mères sont associées sont devenues   problématiques[18]. Ce paradoxe se trouve au centre de l’oeuvre de LaRue : ses premiers livres remettent en question les valeurs et les mythes culturels associés à la maternité au moment où la famille traditionnelle est en train de disparaître, où l’urbanisation a amené beaucoup de gens à quitter la campagne et où le féminisme a transformé les attentes des femmes en ce qui concerne la famille et le travail. Comme le constate la narratrice des Faux fuyants, « Que de malentendus engendre cette notion de mère, de nos   jours[19] ». Pour cette raison, les mères créées par LaRue cherchent à se resituer par rapport aux valeurs du passé et proposent une nouvelle vision de leur vie. Elles contestent à la fois l’image mythique de la mère fertile mais invisible du roman de la terre et celle de la mère « omniprésente » mais « muette[20] » des romans féministes des années 1970.

En mettant en scène une protagoniste qui est à la fois mère et écrivaine, le premier roman de Monique LaRue, La cohorte fictive, aborde de manière très explicite la question des difficultés liées au fait d’écrire dans la Maison du Père. LaRue s’insurge ainsi contre la vieille opposition entre la création et la procréation, opposition qui associe les hommes à l’écriture (l’esprit) et les femmes à la reproduction (le corps)[21]. En effet, au Québec, comme ailleurs, « la non-maternité éta[it] pour nos aïeules une condition d’accès à l’écriture[22] ». Clothilde, la narratrice de La cohorte fictive, refuse d’accepter l’idée que la créativité artistique est incompatible avec la maternité et cherche à montrer que, à la différence de Virginia Woolf, elle n’a pas besoin d’une « chambre à soi » pour   écrire[23]. Mère d’un jeune enfant, Clothilde habite dans la Maison du Père, « son bungalow de banlieue[24] », et partage son temps et son espace avec son enfant : elle écrit lorsque l’enfant dort — « la longueur des chapitres sera très exactement et très aléatoirement fonction de la longueur de ses siestes » (CF, 46) — et elle pense aux personnages de son roman pendant qu’elle fait le lavage. Tout au long du roman, LaRue insiste sur l’apparente incongruité de la situation — « la femme mariée gardant son bébé » qui invente des histoires « debout entre la laveuse et la sécheuse Maytag automatiques » (CF, 84) — pour mettre en évidence le fait que cette mère au foyer n’est plus l’objet du discours d’un homme ou de sa fille mais a accédé au statut de sujet écrivant.

Le parallèle entre la naissance de l’enfant de Clothilde et l’achèvement de son livre souligne le double rôle de la protagoniste (mère et écrivaine) et crée la structure du roman[25]. En particulier, l’emploi du terme « accouchement » pour décrire le bébé et le livre (CF, 120) sert à contester la notion qu’une femme doit choisir entre les deux[26]. De plus, la transformation de la figure de l’écrivain-au-travail en celui de la mère-en-travail attire encore une fois l’attention sur la complémentarité des deux formes de creativité de la narratrice[27]. Cette dimension métafictionnelle, qui inscrit La cohorte fictive dans la lignée des romans sur l’écriture de romans, permet aussi de juxtaposer des extraits du roman de Clothilde à ses commentaires sur l’écriture, la maternité et la difficulté de trouver un équilibre entre les deux : « Rivée au corps, comment fictionner ? » (CF, 109) Les nombreuses références à la manière dont les deux domaines s’entrelacent dans la vie de Clothilde — « ça vient encore de se mêler, le livre et le bébé » (CF, 45) ; le bébé est « comme un livre mais de peau » (CF, 25) — renforcent l’idée que l’écriture n’est pas le terrain privilégié des hommes. Elle arrive ainsi à re-lier l’esprit et le corps, à échapper à la « décapitation » qui réduit de nombreuses femmes au silence[28]:   « tardive connection du corps et du langage. Premier enfant, premier récit » (CF, 120).

En même temps, Clothilde lutte contre l’idée que les expériences décrites par les femmes-écrivains n’ont pas de valeur littéraire. Comme le constate Lori Saint-Martin, le passage du Procès-verbal de Jean-Marie Le Clézio mis en exergue de La cohorte fictive évoque « la mentalité contre laquelle s’écrit le roman[29] » : « C’est ça qui me dégoûte chez les femmes…, écrit Le Clézio. C’est ça qui me déplaît. Le besoin qu’elles ont d’exprimer toutes leurs sensations. Sans pudeur. Et presque toujours faux. Comme si d’ailleurs, ça avait quelque importance pour les autres. » Dans son article sur la maternité, LaRue suggère que ce mépris des expériences des femmes concerne la mère en particulier : « Le réel de la mère écoeure. Le trivial de la mère choque. On ne doit pas parler de ça : trop réel. » (MA, 53) Clothilde s’en prend à de telles attitudes en racontant son expérience personnelle de la maternité, et ses allusions explicites à ceux qui n’aiment pas ce thème font ressortir sa volonté de présenter son point de vue : « Mais elle n’y renoncera pas, non, même si ça les emmerde, les femmes qui n’aiment pas les enfants ; même si ça les fait chier, les hommes qui détestent tellement les cris des bébés et leurs cacas dans les couches ; elle le dira. » (CF, 31)

Les commentaires de Clothilde servent aussi à remettre en question d’autres images stéréotypées très répandues. De cette manière, LaRue insiste sur la nécessité de démythifier les discours sur le maternel, que ce soit « la figuration de la mère en Vierge bleu pâle », la notion d’un « matriarcat castrateur et névrotique », le fameux « instinct » maternel ou l’« invention récente de l’insidieuse “bonne mère” » (MA, 52). La caractérisation de Clothilde dans La cohorte fictive reflète le désir de remplacer ces notions mythiques par l’image d’une « mère moderne », une mère réelle qui ne soit « [n]i déesse, ni vierge, ni sorcière », mais plutôt « envisageable, vivante » (MA, 54). Clothilde, un personnage vraisemblable, avec ses hésitations et ses préoccupations quotidiennes, a été influencée par les images idéalisées de la maternité propagées par les revues populaires — « Bébés roses, enfance printanière, puissantes images du neuvième mois de grossesse » (CF, 9) —, mais elle est consciente du fait qu’il s’agit de clichés et son récit souligne plutôt les réalités d’une vie de mère. De même, comme Rich, elle est hantée par le stéréotype de la mère dont l’amour est « inconditionnel[30] » et on la voit se débattre contre la voix de sa conscience qui lui dit qu’elle n’est pas une « bonne mère » : « “Et ton bébé, dans tout ça, mère indigne”, disait l’opinion publique qu’elle entendait gronder toute la nuit, insomniaque : “Que devient votre enfant, madame l’écrivain ?”, harcelait le censeur. Apprendre à désobéir. » (CF, 104)

De plus, LaRue traite le sujet du corps maternel. Comme Hirsch, elle sait que   « the figure of the mother is determined by her body more intensely than the figure of woman[31] ». Symbole traditionnel de la maternité, le ventre de la future mère évoque des images de fertilité et de bonheur. Pour LaRue, cependant, le ventre représente aussi le danger que les femmes soient réduites à la fonction de mère : « la mère aujourd’hui doit affirmer que son ventre ne l’attachera pas à la maison […] et tout faire pour que le ventre maternel ne réduise pas le corps de la femme au silence, ou aux cris, ou aux larmes » (MA, 54). Dans La cohorte fictive, le ventre — « ce ventre ballon grouillant, gonflé ; gage de servitude » (CF, 45) — symbolise cette maternité-esclavage qui relègue les mères à la périphérie en les enchaînant à leur rôle de reproductrices : « le corps de toutes ces mères […] ces milliers et milliers de matrices biologiques, de nourrices qui n’auront finalement vécu cette dure vie que pour que tout continue […] en marge » (CF, 45). L’attitude de Clothilde devant cette situation se caractérise par le « refus radical » (CF, 85) et représente le « NON radical des femmes modernes à l’invivable maternité » (MA, 52). Elle espère ainsi se distinguer de la masse de mères anonymes et silencieuses qu’elle voit autour d’elle : « foule grouillante et anonyme des femmes mangées, vidées d’enfants mâles et femelles. Figurantes sans révolutions de l’histoire. Choeur tragique des servantes joyeusement déchirées, déformées par les maternités, pompées par les nourrissons, à la fin allègrement abandonnées, amochées, ratatinées, ventre ronds et seins tombés. » (CF, 43-44) Ici, l’accumulation d’images corporelles négatives qui renversent le stéréotype de la mère épanouie renforce l’idée qu’il faut « aller contre le courant » (CF, 43) ; des mots évoquant le refus reviennent tout au long du texte. Puisque les mères du passé ont vécu « sans que rien ne s’incrive jamais, sans que rien ne soit retenu par des mots » (CF, 45), l’écriture en particulier est liée à la résistance à l’anonymat : « je refuse ce sort, envers et contre tous j’écrirai que j’existe » (CF, 45-46).

Le roman de Clothilde, qui raconte la vie de plusieurs générations de femmes de la même famille (la grand-mère, la mère et les cinq filles), présente une sorte de généalogie au féminin[32] et permet à Clothilde d’examiner la transformation du rapport mère-fille et l’évolution des attitudes envers la maternité depuis le début du siècle. La grand-mère, qui habite toujours en milieu rural, rappelle les mères traditionnelles du roman de la terre[33] et ne comprend pas « les jeunes femmes modernes » (CF, 49). Sa fille Flore aussi semble enracinée dans le passé : avec ses cinq filles, elle est la dernière des mères fertiles de la famille et a consacré sa vie à ses enfants. Ses filles, par contre, qui représentent la première génération urbaine, sont liées par leur désir de ne pas reproduire la vie de leur mère : « elles passeraient leur vie à rompre le reflet de celles qui les précèdent » (CF, 64). Cette rébellion, qui comprend la décision de Clothilde elle-même de « désobéir » (CF, 104), met l’accent sur la perspective des filles et évoque la matrophobie et la rupture des liens entre mère et fille décrites par Rich : « chacune aura à tout prix tenté d’échapper à son histoire. […] Generation gap among women. Désobéissance civile. » (CF, 84) Le suicide de Zette surtout, que Clothilde attribue au fait que Flore empêche sa fille de se séparer d’elle, met l’accent sur le thème de la libération et sur les rapports problématiques avec la mère. Dans son analyse de La cohorte fictive, Lori Saint-Martin constate qu’on n’entend aucune voix de mère dans le roman de Clothilde et suggère que pour cette raison il constitue une « rupture radicale » avec le projet de Clothilde[34]. Cependant, le roman est important dans le sens où il retrace l’histoire des différentes étapes de la représentation de la mère — la mère fertile mythique, la mère comme modèle négatif pour la fille et les circonstances qui mènent à l’émergence du point de vue de la mère dans le récit cadre. Cette perspective historique, aussi bien que l’alternance entre le roman de Clothilde (écrit à la troisième personne) et ses commentaires sur l’écriture (à la première personne), montre bien « la difficulté de faire entendre une voix de mère[35] » et fait ressortir la trajectoire qui a abouti à la venue à l’écriture de Clothilde en tant que mère.

Gayle Greene affirme : « To make a protagonist an “author” is to give her control over conventions that have traditionally controlled her[36]. » En effet, que Clothilde soit écrivaine lui permet de remettre en question les normes qui gouvernent la vie des mères et d’envisager de nouvelles possibilités pour l’avenir. À la différence de Zette, qui plonge « plus profondément, dans les abysses noires du silence » quand elle se noie dans le lac (CF, 119), Clothilde survit en trouvant un équilibre entre la réalité et la fiction, le bébé et le livre : « nager entre deux eaux et savoir s’y maintenir » (CF, 120). Malgré la difficulté de concilier ces deux domaines, son récit se termine de manière optimiste car elle se déclare prête à recommencer, à « supporter une fois encore le difficile parallèle » (CF, 120). Pour elle, donc, la décision d’« aller contre le courant » (CF, 43) en devenant mère-écrivaine s’est avérée positive. Dans ce sens, elle représente l’espoir de Monique LaRue que des voix de mère continueront à se faire entendre et que les mères ne resteront pas « en dehors du sens et de la représentation » (CF, 45).

Le deuxième roman de LaRue, Les faux fuyants, reprend le thème de la mère dans « le grand carrousel de la famille » (FF, 15), mais il s’agit cette fois d’une mère dysfonctionnelle au sein d’une famille éclatée. Comme la narratrice de La cohorte fictive, qui cherche à « faire  dévier le cours » de l’histoire des mères (CF, 85), Zella Tremblay souhaite elle aussi « modifier la direction du trajet » (FF, 200). Cependant, alors que la décision de Clothilde d’écrire constitue une rébellion tolérable, le refus de Zella, sa version du « NON radical […] à l’invivable maternité » (MA, 52), prend une forme que la société réprouve : l’abandon de ses enfants, Klaus et Élodie. LaRue aborde ainsi le sujet de la « mauvaise mère », celle qui néglige ses enfants et sombre dans l’alcoolisme « Pochée. Pochade. Leur mère imagoïque. Hypnagogique. […] Toujours le verre de scotch à la main » (FF, 37). À la différence des images stéréotypées de ce genre de mère, le portrait de Zella que peint Monique LaRue nous demande de compatir avec elle et de comprendre les circonstances qui expliquent sa conduite. Comme le dit à Klaus le psychiatre de Zella : « votre mère ne pouvait pas être votre mère. Elle n’en avait pas la possibilité. […] Elle n’avait d’autre choix que de penser à elle. Qui d’autre l’aurait fait ? N’essayez pas d’insinuer que cela ne serait pas dans l’ordre des choses. » (FF, 83)

La double perspective du roman, qui présente le point de vue de la mère et des enfants, permet à LaRue d’explorer à la fois les raisons de l’abandon et les effets sur les enfants. Le portrait de Zella met en relief les pressions familiales et sociales qui l’ont amenée à commettre son « crime » inconcevable (FF, 74). Premièrement, les paroles de son mari et de ses amis, intégrées dans le texte en italiques, mettent l’accent sur les stéréotypes qui ont influencé son comportement envers sa femme et transformé la vie de Zella en cauchemar : « Les femmes, Maurice, toutes pareilles. Surtout belles. Des hystériques, des folles, des guidounes, des catins, des putes, des vraies folles, toutes. » (FF, 106) De même, les images corporelles employées dans le roman servent à souligner l’horreur qu’inspire à Maurice la grossesse de sa femme. Tandis que le ventre symbolise la maternité-esclavage dans La cohorte fictive, dans Les faux fuyants il fait ressortir le refus de la paternité de la part de Maurice et le rôle que joue ce refus dans l’aliénation de Zella : « Il ne pouvait pas avoir fait un tel ventre hideux. […] Il était prêt à toutes les identités mais pas à celle-là. » (FF, 106) Puisque Maurice associe le corps de sa femme enceinte à un rôle qu’il ne veut pas assumer, il accuse les femmes d’avoir créé le concept de la paternité, accusation qui constitue le contraire du point de vue de Clothilde — que la maternité est une forme de servitude inventée par les hommes. La deuxième pression sur la vie de Zella, le souvenir de la naissance de sa fille — « Élodie coincée. Asphyxiée. Bleuie. Tuméfiée » (FF, 74) —, renforce son sentiment de culpabilité. En particulier, l’absence de la voix d’Élodie, « ce cri qui n’était pas venu » (FF, 74), constitue une image inversée de la voix moqueuse de Maurice, et Zella interprète le fait que sa fille continue à ne pas parler comme une autre forme de reproche.

Les descriptions de l’état psychologique de Zella, qui montrent bien pourquoi elle est incapable de s’occuper de ses enfants, suggèrent qu’au lieu de lui apporter l’épanouissement, la maternité l’a vidée du peu d’énergie qui lui restait et obligée à penser à elle pour survivre : « Pour le lait de la tendresse maternelle, repasser plus tard. » (FF, 38) En particulier, LaRue fait comprendre que Zella a recours à l’alcool et aux antidépresseurs pour faire taire les voix qui la tourmentent. La métaphore de la « désintoxication mentale » (FF, 49), l’image du « blanc », et l’emploi récurrent d’expressions telles que « se boucher les oreilles » (FF, 86), « chloroformer » (FF, 60) ou « endormir » (FF, 60) la conscience mettent en évidence la manière dont les voix des autres ont empêché sa propre voix de se faire entendre. Les mots employés pour décrire la fuite de Zella, surtout le terme « scalpel », suggèrent une forme de « chirurgie   radicale[37] » nécessaire à sa survie, une coupure où les liens avec ses enfants seront rompus une fois pour toutes :   « un geste qu’on veut définitif, irrévocable, tranché au scalpel comme le cordon — tranché trop tard » (FF, 74). Cependant, là où la métaphore de Rich se réfère au désir peu controversé d’une fille de se libérer de sa mère, l’emploi de l’image dans Les faux fuyants s’applique à la situation inverse, que la société trouve beaucoup moins acceptable.

La juxtaposition du point de vue de Zella à la perspective des enfants met en relief la dimension tragique de cette situation, où l’aliénation de la mère devient destructrice et pour elle et pour les enfants. Pour ces derniers, Zella est un monstre, une « sorcière » dont le lait, symbole traditionnel de l’amour maternel, est « empoisonné » (FF, 39). Plusieurs passages du roman décrivent leur Bad Trip (FF, 17) avec leur mère : « J’existe, ce n’est pas pour vous casser les oreilles que je crie, voyons, je vis, je suis LÀ, je pleure. Moi. Moâ. Moah-moah-moah. Si vous ne venez pas je vais mourir. » (FF, 39) Les reproches des enfants, qui sont aussi compréhensibles que les récriminations de leur mère, insistent sur la souffrance réciproque et renforcent l’impression que Zella et ses enfants apportent la mort l’un à l’autre. LaRue soulève ainsi une question fondamentale qui revient souvent dans les écrits de femmes : « Comment devenir soi-même sans tuer sa mère ? Inversement, dans quelles conditions une mère peut-elle assumer pleinement sa subjectivité sans que meure son enfant[38] ? »

Malgré ces rapports problématiques, le roman se termine de manière relativement optimiste. Après avoir subi divers traitements et thérapies, Zella parvient à retrouver sa voix, une transformation symbolisée par le « cri d’accouchée » (FF, 74) qui représente son retour à la vie. Dès lors, elle se sent enfin prête à reconnecter l’esprit et le corps, comme Clothilde — « reconnecter ce corps enfin supportable et ces mots qui viennent alors pour dire ELLE. Et JE. Vous. Ils » (FF, 144) — mais son accident de voiture, qui laisse son cerveau « débranché » (FF, 182), l’empêche de réaliser pleinement cette « tardive connection du corps et du langage » (CF, 120). Pourtant, bien que sa renaissance arrive trop tard pour qu’elle puisse rétablir ses liens avec ses enfants comme elle le souhaitait, sa trajectoire insiste sur la nécessité de permettre à la mère d’exprimer sa propre subjectivité. Cette notion est renforcée par le fait qu’Élodie retrouve sa voix quand elle devient mère. Le contexte de la maternité d’Élodie est très différent de celui de sa mère : Stie, son partenaire, est content d’être père, et l’ambiance simple mais affectueuse de la naissance de l’enfant, dans une région rurale loin des pressions de la ville, contraste fortement avec l’accouchement traumatisant de Zella. Tout permet de croire, donc, que les rapports mère-enfant deviendront plus vivables avec cette nouvelle génération, et l’image récurrente de la spirale, qui se caractérise par l’« éloignement progressif du centre » (FF, 201), symbolise cette possibilité de transformer la situation au cours des générations.

Le thème de la reproduction revient dans Copies conformes, où LaRue explore les notions de l’originalité et de la conformité par rapport à la littérature et à l’individu. En particulier, elle établit un parallèle entre sa redéfinition du rôle de la mère et sa réécriture parodique de deux textes célèbres écrits par des hommes, Le faucon maltais de Dashiell Hammett et La république de Platon. Ce faisant, elle examine la place de la mère dans la Maison du Père, à savoir dans la société, la famille et le canon littéraire traditionnel.

Puisque les oeuvres de Platon et de Hammett sont des classiques dans leurs genres respectifs — la philosophie occidentale et le polar —, ils représentent l’autorité paternelle et le canon littéraire composé d’oeuvres d’hommes ; dans ce sens, ils sont associés avec « la paternité d’une idée[39] ». Par contre, la nouvelle version de leurs textes proposée par LaRue met l’accent sur la maternité en les récrivant de la perspective d’une mère[40] : le personnage principal, Claire Dubé, assume le rôle d’un détective lorsqu’elle se trouve impliquée dans une histoire d’espionnage industriel et de disquettes volées. En choisissant comme détective la mère d’un jeune enfant, LaRue crée un contraste frappant avec l’enquêteur endurci de Hammett, le célèbre Sam Spade, contraste renforcé par des allusions ludiques à la tradition dans laquelle Claire s’inscrit — des références à Sherlock Holmes et à Miss Marple aussi bien qu’à Hammett. Tout au long du roman, des passages de La république et du Faucon maltais constituent des indices qui aident Claire à résoudre l’énigme, et LaRue se sert de la nature intertextuelle de l’enquête pour souligner l’importance de relire et de réinterpréter les textes « paternels » du passé. Parce que Claire se définit surtout comme mère, la parodie de Platon et de Hammett suggère « la maternité d’une idée » et place la créativité féminine au centre du texte, comme dans La cohorte fictive.

À l’instar du Faucon maltais, Copies conformes se déroule à San Francisco, mais contrairement à Hammett, LaRue met l’accent sur les aspects négatifs de cet environnement urbain afin de soulever des questions sur les valeurs contemporaines. Dans Copies conformes, la révolution technologique incarnée par Silicon Valley est associée avec la déshumanisation des rapports entre les gens. LaRue met en opposition les notions de l’originalité et du vrai chez Platon et la prolifération du faux, des copies et des clichés que Claire rencontre en Californie, afin de donner lieu à un questionnement sur les conséquences de la reproduction dans le contexte de la technologie et sur le rôle de la maternité, de la reproduction biologique. La « boucle » informatique en particulier représente les différentes sortes de copies qui ne font que reproduire le même et qui, selon Claire, mènent à la reproduction dans un sens négatif : « Copie conforme. […] la boucle était parfaite. » (CC, 52) C’est dans cet environnement postmoderne aliénant, présenté comme un modèle potentiel pour l’avenir, que Claire se demande quel rôle une mère doit jouer dans la société contemporaine : « il y a cinquante ans seulement, un enfant, un mari suffisaient à faire l’identité d’une femme. Et maintenant c’était le contraire. » (CC, 65)[41] Elle se demande surtout si elle est devenue une femme moderne, « une femme de [s]on siècle » (CC, 128), et craint qu’on ne la voie comme un cliché, « une mother-woman, comme on appelait, aux États-Unis, la catégorie dans laquelle on [l]’avait sans doute rangée » (CC, 43). Le cliché, comme les autres types de boucles que redoute Claire, n’est qu’une formule qui se répète sans se renouveler. Parce que Claire a renoncé à sa carrière de journaliste pour s’occuper de son enfant malade, elle suppose qu’aux yeux des autres elle représente la mère stéréotypée, la fille qui a reproduit la vie de sa mère sans parvenir à sortir de la « boucle » de la tradition : « Claire Dubé. Trente-cinq ans, mariée, un enfant. Profession perdue en cours de route » (CC, 10).

Les Californiennes que Claire rencontre semblent être enfermées dans un autre genre de boucle. En se consacrant à leur apparence physique, elles sont la personnification de la « civilisation de l’image » (CC, 99) dans laquelle elles vivent, et leur comportement mécanique renforce l’impression d’une société déshumanisée. Brigid O’Doorsey en particulier sert de contraste avec Claire : version stéréotypée de la Femme Libérée, elle est aussi une « droguée du scalpel » (CC, 74) qui veut que son corps proclame, « Qu’on me regarde. Je suis la plus belle. » (CC, 42) Quoique libérée et « moderne » en ce qui concerne sa vie sexuelle, Brigid perpétue des notions traditionnelles de la féminité et reste l’esclave de son corps, le corps objet-du-désir-des-hommes au lieu du corps maternel décrit dans La cohorte fictive. Le fait que Brigid soit aussi une « copie » du Brigid O’Shaughnessy de Hammett renforce l’idée qu’elle ne fait que reproduire une identité toute faite — les deux Brigid ont les cheveux roux et les yeux bleus, et la nature peu originale de l’identité de Brigid O’Doorsey se reflète également dans sa collection de poupées, des copies de Brigid en miniature qui suggèrent que le modèle pourrait se reproduire ad infinitum : « Une centaine de poupées, aux cheveux roux, aux yeux bleus, toutes habillées en bleu. » (CC, 21) Prisonnière de son corps et du modèle auquel elle a choisi de se conformer, Brigid est devenue le cliché par excellence, l’équivalent humain des boucles électroniques.

Iain Chambers fait remarquer que dans un environnement technologique sophistiqué comme celui de la Californie, « l’appel à l’authenticité sonne un peu creux, nostalgique et apparemment déplacé[42] ». Néanmoins, Claire rejette les attitudes fausses et impersonnelles qu’elle trouve à San Francisco en faveur des valeurs plus authentiques qu’elle associe à la maternité. Quand elle tente de se resituer par rapport à la culture californienne, elle commence par chercher des modèles elle aussi : les « grandes amoureuses » de la littérature — « La princesse de Clèves, Anna Karenine, Emma Bovary, Anne-Marie Stretter, Jeanne Moreau dans Moderato Cantabile » (CC, 104) — et même Brigid dont elle met les vêtements et le parfum pour séduire Diran Zarian. Cependant, elle a l’impression de devenir une copie à son tour et se sent inauthentique : « Faux. Archifaux. » (CC, 126) De même, alors que la société contemporaine lui dit qu’« [u]ne mère moderne devait savoir résister aux courts-circuits, aux nuits blanches » (CC, 126), Claire continue à se sentir coupable et se qualifie de « mère irresponsable » (CC, 63). Dans ce sens, elle ressemble plus à la mère de Diran qu’à sa femme, « une femme moderne » (CC, 112) qui a abandonné son mari et son fils pour poursuivre sa carrière. Sa mère, par contre, représente les valeurs authentiques que prise Claire ; comme Claire, elle est « traditionnelle sans doute, mais animée d’un authentique sentiment maternel » (CC, 112). En effet, Claire ne nie pas le côté traditionnel de son caractère, en particulier sa croyance dans l’importance de l’amour maternel : « Si j’avais vécu à une autre époque, pensai-je, j’aurais eu quatre, cinq, six enfants. Je les aurais aimés en toute légitimité. » (CC, 35) Quoiqu’elle soit consciente du fait que ces valeurs ne sont pas « conforme[s] aux valeurs de notre société » (CC, 129), elle les propose comme un contrepoids à la déshumanisation et rejette le type de modernité incarnée par Brigid et la femme de Diran.

La valorisation de la maternité, du « programme biologique » (CC, 172), crée une opposition entre le renouvellement (la création d’une nouvelle vie) et la stérilité, la reproduction mécanique associée à la boucle. Au lieu de produire une copie conforme, le programme biologique modifie la situation tout en maintenant un rapport avec le passé, comme la spirale dans Les faux fuyants. Le nom du fils de Claire, Phil, symbolise ce lien, le « fil » entre le passé et le présent. En valorisant les « liens anachroniques qui rattachent aux autres » (CC, 129) à une époque où il est très facile de « vivre chacun de son côté » (CC, 187), LaRue souligne encore une fois l’importance d’aller contre le courant et suggère que sans ces liens, « le monde ne serait plus qu’un enfer » (CC, 113).

Dans The Mother/Daughter Plot, Hirsch constate qu’« il faut que les féministes précisent leur position sur la maternité[43] ». Après avoir longuement réfléchi au cliché de la « mother-woman » pendant son séjour en Californie, Claire se rend compte que ses idées sur ce sujet sont « claires » — « Tout se clarifiait, tout se simplifiait. » (CC, 177) Quoiqu’elle emploie le mot « traditionnel » (CC, 112) pour décrire les valeurs maternelles, elle ne propose pas pour autant un retour aux mères invisibles et silencieuses d’autrefois. Sa vision de la maternité est profondément ancrée dans la société urbaine contemporaine et elle voit les valeurs maternelles comme une solution de rechange aux attitudes dominantes qu’elle voit autour d’elle. Le rapport mère-enfant représente ainsi une dimension plus humaine, un moyen de remédier aux courts-circuits dans le fonctionnement de la société : « Quand ce lien disparaît, il ne reste plus rien. La chaîne humaine est brisée. » (CC, 137) De cette manière, les liens familiaux (« le fil ») représentent la survie et la continuité dans une société fragmentée où tout « se sépare, se déconnecte » (FF, 99)[44]. LaRue nous demande donc de revoir nos modèles pour l’avenir et insiste sur le rôle que les mères peuvent jouer dans cette révision. Dans ce sens, les valeurs « traditionnelles » de Claire, comme la maternité elle-même, sont orientées vers l’avenir plutôt que vers le passé.

Pour les mères des romans de LaRue, être « moderne » ne signifie pas qu’il faille renoncer aux valeurs maternelles pour s’épanouir, comme les féministes des années 1970 l’avaient suggéré ; il s’agit plutôt de réévaluer la contribution éventuelle des mères au monde actuel. En même temps, ces mères tiennent à définir leur propre place dans la Maison du Père : à la différence des mères mythiques du passé, elles ont accédé à la subjectivité, elles ont pris la parole et elles s’interrogent sur la maternité dans toute sa complexité. En discutant de l’importance de rattacher la mère à l’écriture, LaRue fait remarquer que « [q]uand la mère a réussi à inscrire sa voix, l’automatisme qui a fait d’elle depuis toujours un cloaque ou une statue […] a été cassé » (MA, 55). Les personnages de LaRue, qui luttent contre les clichés, les copies et les stéréotypes de toutes sortes, jouent un rôle important dans la destruction de cet automatisme et dans la création d’un discours acceptable sur la maternité. Cette réécriture des paradigmes traditionnels fait partie intégrante de la conception de la modernité de LaRue et de sa vision d’un avenir qui donne une place centrale aux mères : « La mère pourrait bien alors être un de ces lieux où se rencontrent la modernité historique, le féminisme comme mouvement marquant de l’époque, et la modernité textuelle qui éprouve, comme la mère, le langage comme un corps. » (MA, 55)