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Depuis maintenant près de vingt-cinq ans, l’oeuvre de Monique LaRue se déploie avec une cohérence certaine et une intelligence jamais démentie. De La cohorte fictive en 1979 jusqu’à La gloire de Cassiodore, son dernier roman (prix du Gouverneur général en 2002), en passant par des nouvelles publiées dans différents collectifs, la production a été constante et chaque livre, étonnant, même s’ils faisaient circuler des motifs semblables, posaient des questions récurrentes. L’obsession pour certains sujets revenant comme des leitmotive, repris sous des angles sans cesse différents, sous des formes changeantes, est un phénomène qu’on retrouve chez tout écrivain important et Monique LaRue n’y fait pas exception.

Si ses deux premiers romans (La cohorte fictive et Les faux fuyants) ont eu un très grand succès critique, c’est en 1989, avec Copies conformes, que l’auteure va atteindre un large public. Outre ses qualités intrinsèques, on peut dire que ce roman, qui s’inscrit dans la filiation du roman noir (notamment par ses références à l’oeuvre de Dashiell Hammett) et s’interroge sur l’originalité d’une oeuvre arrivait au bon moment. Car la diégèse de Copies conformes concerne les droits d’un individu sur une création à l’ère de l’informatique. Alors que l’arrivée massive des ordinateurs sur le marché à la fin de cette décennie provoquait des modifications importantes dans le rapport des Occidentaux à l’information, ce roman avait l’intelligence — nous dirions : l’intelligence littéraire — de souligner avec subtilité, sans didactisme mais plutôt à travers une trame narrative solide, certains effets de l’informatique sur la conscience des individus. Copies conformes proposait, à travers la voix singulière d’une narratrice, une sorte de mise en crise sociale à l’ère de L’utopie de la communication, pour reprendre le titre d’un essai de Philippe Breton, publié à peine quelques années plus tard (sur Copies conformes, on lira en particulier dans le dossier l’article de Véra Lucia dos Reis).

Une des grandes qualités de l’oeuvre de Monique LaRue tient justement à sa capacité de s’attaquer à des questions qui sont dans l’air du temps, sans jamais appuyer de manière lourde sur des données sociologiques qui feraient en sorte que le texte romanesque viendrait redoubler ou calquer ce qui s’écrit dans d’autres domaines (en sciences humaines, par exemple). La coalescence entre le texte littéraire et le discours social dans lequel il baigne ne signifie d’aucune façon une parfaite adéquation entre la diégèse romanesque et la « société réelle ». Au contraire, on pourrait dire que le travail de Monique LaRue, comme celui de tout bon romancier, toute bonne romancière, consiste à attirer l’attention sur de l’étrangeté, des inconséquences, des contradictions dissimulées, faisant surgir des lignes de force, des lignes de tensions sociales, mais de biais en quelque sorte, en attaquant de manière périphérique une situation, en la faisant vivre à travers des personnages singuliers et une forme particulière.

Ainsi, La cohorte fictive, son premier roman, publié à une époque où le discours féministe occupait une place importante au Québec, entre en résonance avec celui-ci, mais de manière particulièrement originale. En discourant sur la maternité, en inscrivant la naissance au coeur du roman, la romancière se trouve en porte-à-faux avec le discours féministe, qui, dans les années soixante-dix, tendait à évacuer cette question. Mais la maternité, qui fonctionne dans ce roman fragmenté selon une habile mise en abîme, se pense dans le cadre d’interrogations existentielles de personnages féminins qui réfléchissent sur leur condition, et dans une structure narrative qui superpose la naissance de l’enfant et la naissance de l’oeuvre, abolissant le cliché manichéen qui place les femmes du côté de la nature (la naissance) et les hommes du côté de la culture (l’oeuvre en cours). La maternité est ainsi repensée dans un cadre discursif qui prend en compte les effets idéologiques du discours féministe. Sur la maternité dans l’oeuvre de Monique LaRue, qu’on voit se manifester dans l’ensemble de ses romans à des degrés divers, on lira dans le dossier le très intéressant article de Susan Ireland.

Les faux fuyants, son deuxième roman, publié en 1982, est une manière de penser la génération X et l’éclatement de la cellule familiale québécoise traditionnelle. Mais au-delà d’une opposition psychologique entre les membres d’une famille dysfonctionnelle, le roman met en scène une fuite, course folle sans objet sinon celui d’atteindre ses limites : limites de soi, de ses capacités, mais aussi d’un territoire. Le point de vue narratif adopté ici, omniscient (à l’inverse de ce qui se passe dans les autres romans), évite le psychologisme et inscrit les personnages dans un réseau social qui fait d’eux des machines, des systèmes entièrement programmés. « Étions-nous programmés, automatiques ? » (p. 76), se demande justement Zella, la mère, alors que son fils voit les idées passer dans son cerveau « comme sur un écran cathodique » (p. 115). Trois ans après La cohorte fictive, Les faux fuyants revient sur l’inscription à la fois familiale et sociale des individus, sur le rapport à la filiation ; sept ans avant Copies conformes, ce deuxième roman impose déjà, en filigrane, une réflexion sur la cybernétisation de la société occidentale, à travers son discours.

La démarche du crabe, en 1995, à travers la crise existentielle d’un personnage, permet de repenser la question nationale (ou, si l’on préfère, la société québécoise postréférendaire). Là encore, c’est de biais, sans aucun didactisme, que cette question est abordée, à travers les pérégrinations de ce dentiste, « le plus moche des dentistes de la ville la plus insignifiante du pays le plus insipide du monde » (p. 14), car la quête de l’origine a ici un statut universel qui dépasse (et déplace) le propos politique local.

Les cinq romans de Monique LaRue situent tous leurs lecteurs au coeur d’une crise, crise existentielle qui a souvent des échos sur le plan social. L’intérêt tient aussi à cette manière intelligente de mettre en scène des « héros problématiques » (pour reprendre le concept de Georg Lukács), vivant soudain une vive rupture, ou une adéquation de plus en plus difficile avec le monde dans lequel ils évoluent. Un monde qui est le nôtre, un monde occidental dont on peut suivre les difficultés auxquelles sont confrontés ceux qui y vivent. On pourrait à son propos reprendre un terme fréquent dans une partie importante de l’oeuvre de l’Autrichien Peter Handke, qui est celui de seuil. Les personnages de LaRue sont au bord de quelque chose, risquent de basculer (et parfois, d’ailleurs, basculent). Il y a des frontières à franchir et il ne faut pas s’étonner sans doute que cela se reflète au plan diégétique par une présence importante des voyages. C’est à ce thème très riche dans l’oeuvre que s’est intéressé ici Robert Dion.

Mais une des questions essentielles que soulèvent ces romans porte sur la filiation. Monique LaRue y revient souvent dans l’entretien qu’elle nous a accordé, et il est vrai qu’elle apparaît de multiples façons. La filiation est génétique, c’est une transmission, à la fois à travers la biologie et à travers l’éducation. Cette filiation passe par les femmes souvent, mais aussi par les hommes, comme cela se produit lors de la crise existentielle du narrateur de La démarche du crabe (position du narrateur masculin que Katri Suhonen analyse en détail dans son article). Mais elle passe également, à un autre niveau, par la littérature. Car les références littéraires abondent, directement (Dashiell Hammett) ou indirectement (les traces du road book, de la Beat Generation dans Les faux fuyants ), dans l’oeuvre de Monique LaRue. Penser le passé, pour une romancière, c’est aussi penser la mémoire littéraire, la nécessité que les signes de nos prédécesseurs servent à penser et à repenser le texte.

À l’heure actuelle, cette réflexion culmine dans le dernier roman en date, La gloire de Cassiodore, brillante, ironique et émouvante fable sur le savoir et la connaissance, d’autant plus émouvante que la fragilité des personnages qui l’incarnent est manifeste. La gloire de Cassiodore est une riche réflexion sur le savoir, à une époque où on ne cesse de s’interroger (souvent en tournant dramatiquement en rond) sur la perte des valeurs. On a beaucoup lu ce roman comme un texte sur l’éducation, peut-être encore plus précisément sur le système d’éducation au Québec, parce qu’il se passe dans un collège et parce que l’auteure est elle-même professeure dans un cégep. Cette antienne qui consiste à lire une fiction peu ou proue à travers la biographie de l’auteur a, on le sait, de cruelles limites. On chercherait ainsi en vain dans ce roman un récit à clés ou une étude sociologique sur la vie quotidienne dans les collèges aujourd’hui, comme le rappelle Monique LaRue dans l’entrevue qu’on lira dans les pages de ce dossier. Pour Lucie Joubert, l’essentiel du texte — comme dans toute bonne satire — est dans le commentaire social, qui va au-delà des détails sur le milieu collégial. On y verra plutôt aussi une synthèse, réalisée d’une manière nouvelle pour elle, des principaux motifs qui traversent les ouvrages de la romancière : les rapports générationnels, la question de la filiation et de la transmission du savoir, les crises provoquées par les contingences de la vie qui parfois font basculer celle-ci, la question du relativisme et de la vérité dans les sociétés postindustrielles (postmodernes, si l’on préfère), qui sont les nôtres, où la dé-hiérarchisation des valeurs conduit souvent à une crise du sens.

L’importance de la filiation, Monique LaRue l’a aussi exprimée dans un essai, L’arpenteur et le navigateur, qui a provoqué un vif débat où les dérapages ont été légion. François Dumont revient sur ce texte qu’il analyse en profondeur pour expliquer comment la polémique a pu se produire. Une bibliographie établie par Richard Raymond complète l’ensemble.

Oeuvre intellectuelle, intelligente, foisonnante que celle de Monique LaRue. Le dossier que nous proposons dans ce numéro de Voix et Images tente d’en dresser les contours et d’en proposer une lecture contrastée qui conduira, espérons-le, à bien d’autres analyses.