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À travers sept textes, François Ouellet éclaire une trame affective qui se joue et se rejoue. Elle est repérable tant dans l’histoire que dans la littérature québécoise. Il s’agit de la non-accession à cette place où le symbolique travaille en construisant les clivages requis pour qu’une société advienne. Au Québec, l’accès à la paternité se brise sur le mur d’un régime colonial que les Québécois n’arrivent pas à rejeter et sur l’exaltation de plus en plus prononcée d’un économisme apolitique.

Dans un premier texte, l’auteur explique le référent psychanalytique dont il va faire usage dans son analyse. En s’appuyant sur Sigmund Freud et Jacques Lacan, il fait ressortir l’importance pour le sujet placé sur le seuil du vide de trouver un sens nouveau, ce qui suppose le père. Or, il n’y aura d’accès du sujet au langage signifiant que par le double processus structurant du meurtre du père et de la reconnaissance de la loi. En définitive, le père n’est pas réductible à une figure d’autorité parce que celle-ci concerne aussi la construction d’un univers symbolique.

L’auteur aborde divers champs d’interprétation pour situer le sujet québécois. Dans le deuxième texte, il interroge l’histoire. Si l’histoire s’énonce comme un discours, elle n’en demeure pas moins un outil d’interprétation premier pour le sujet. F. Ouellet fustige l’historien Jocelyn Létourneau parce qu’il demeure aveugle sur le point de la colonisation. En effet, sous deux régimes coloniaux successifs, le français puis le britannique, l’accès à la paternité a été bloqué et le sujet a été rejeté systématiquement vers la position du fils. Les errances du xixe et du xxe siècle illustrent ce point. Et la figure signifiante qu’a été Pierre-Elliott Trudeau n’a fait que reconduire cette situation piégée.

Or, écrire en tant que fils peut produire une fiction tout à fait intéressante. Le troisième texte fait état d’une littérature inquiète « qui se cherche un lieu d’ancrage » (p. 82) et qui n’émerge pas des ombres mystiques qui l’habitent. Dans cette littérature, la reconquête du pays passe par un pouvoir clérical qui, même laïcisé, conserve une valeur à ses référents religieux. L’univers fictif québécois traduit surtout l’échec de ces référents à fonder une vie. Il éclaire la tragédie de quelques parcours qui veulent s’en sortir.

Le court texte qui suit porte sur la pensée québécoise. Il prolonge le propos de l’auteur en éclairant les assises tourmentées d’une pensée qui vise tout de même à déprendre le sujet de sa position bloquée, mais sans prendre une distance par rapport au mystique.

Poser la question de l’écriture et de la culpabilité permet à l’auteur de produire le texte le plus fort du livre. L’opposition entre 1) une écriture qui s’enferre dans la culpabilité et 2) l’institutionnalisation du politique qui ne renverrait plus dos à dos le père et le pays marque ce texte. Cette opposition structurale expose que la défaillance du nom-du-père exclut le sujet québécois sans possibilité de remiser la conscience malheureuse de l’échec. Celui-ci est systématiquement reconduit en dépit même des succès. Cette défaillance découle directement de ce que la figure de père s’inscrit dans un lien religieux plutôt que dans la démocratisation du politique et du social. La complaisance victimaire qui s’étend actuellement au Québec serait un dérivé de cette opposition : nous reproduisons la posture du fils… orphelin !

L’exaltation de la posture du fils marque aussi ce que F. Ouellet désigne comme l’aliénation postmoderne. Elle trouve de nouvelles assises dans la normalisation technique et la néantisation. Dans l’avant-dernier texte, l’auteur suggère que l’économisme actuel est déshumanisant parce qu’il nie la pluralité (rapport à l’autre) et consacre le règne du je. Or, l’incidence structurante de l’indépendance du Québec pourrait contrecarrer la dérive aliénante et ouvrir la possibilité d’une invention par le politique.

Le dernier texte ramasse le tout en faisant retour sur la figure de J. Létourneau dont les écrits projettent l’infantilisation québécoise et reproduisent l’incapacité à devenir père. Passer à autre chose au Québec ne peut se faire par le repli mais suppose de sortir de la panne d’imagination politique. Si nous avons à inventer « quelque chose qui tienne lieu de père » (p. 141), une fonction symbolique, un croyable qui permette à tous et toutes de faire sens, cela passe par un commencement, un degré zéro de l’éthique et de l’histoire.

Voici donc un livre provocant dont le propos est d’analyser le renvoi dos à dos des problématiques de la paternité et du politique dans l’histoire et la littérature québécoises. Chez le fils québécois (de l’un ou l’autre sexe), la trame affective de l’échec est couplée à la recherche d’un croyable. Or, comme l’énonce clairement l’auteur, c’est en créant le pays, donc par l’appropriation du politique, que les Québécois vont pouvoir instituer la fonction symbolique leur permettant de faire sens de leur vie. Cette perspective, habituellement exclue des discussions de salon ou de cuisine à propos de l’indépendance, devrait pourtant constituer le point de départ d’une recherche, notamment en problématisant ensemble, sur le sol de la langue, la fonction parentale et la fonction citoyenne.

Dans la mesure où, au Québec, des dispositifs canadiens placent la paternité en extériorité comme l’ont bien démontré Jean Bouthillette ( Le Canadien français et son double ) et maintenant F. Ouellet, un clivage ancré dans les discours et les pratiques n’arriverait pas à colmater les dommages symboliques qu’une telle position suppose. Or, le déblocage par le politique n’a pas à passer par le croyable mais plutôt par le savoir. Il faudrait pour cela délaisser la prémisse d’une identité telle que posée par F. Ouellet, laquelle tend à essentialiser le propos sans possibilité de déboucher sur un changement. Ce serait en problématisant une intersubjectivité en vue d’une responsabilisation des Québécois par eux-mêmes, qu’on pourrait travailler autrement la question de l’accès du sujet politique à un projet.