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C’est au cours des deux premières décennies du xxe siècle que le Canada connaît les plus hauts niveaux d’immigration de son histoire. On retrouve parmi les centaines de milliers de personnes qui affluent de l’étranger durant cette période un nombre important de femmes voyageant seules. Elles viennent parfois rejoindre un parent ou un mari, mais, la plupart du temps, elles viennent travailler, et ce, principalement comme domestiques. Cette mouvance qui provient majoritairement de la Grande-Bretagne, en raison principalement des restrictions imposées par la loi sur l’immigration, n’est pas un phénomène nouveau. En effet, les différentes vagues d’immigration qui ponctuent l’histoire canadienne ont toujours comporté un nombre important de femmes venues s’engager comme domestiques. Cependant, avec la progression de l’industrialisation et la montée de la bourgeoisie dans la seconde moitié du xixe siècle, la pénurie déjà existante pour ce type de main-d’oeuvre s’accentue à un tel point que des actions concrètes sont entreprises, notamment par certaines femmes des classes aisées qui se regroupent en associations afin d’encourager et de superviser l’immigration féminine en provenance des îles britanniques.

Avant les années 1920, la participation du gouvernement fédéral dans le cas des domestiques immigrantes demeure partielle. Cependant, après la Première Guerre mondiale, comme les femmes britanniques ne montrent que peu d’empressement à émigrer au Canada comme domestiques, l’État crée la Division des femmes du ministère de l’Immigration et de la Colonisation (MIC) afin, dit-on, « que les femmes et les enfants émigrant au Canada puissent recevoir les conseils, le soin et la protection nécessaires (MIC 1926[1]).

Si à première vue nous pouvons constater le ton paternaliste de cette notion de protection, qui doit s’appliquer aux femmes seules et aux enfants par l’entremise de la Division des femmes, force est d’observer également que cette nouvelle structure bureaucratique, en parfait accord avec les exigences du gouvernement canadien déjà inscrites dans la loi sur l’immigration[2], préconise certaines mesures restrictives quant aux conditions d’admission de ces femmes : « Afin d’assurer un choix convenable des immigrants, la Division des femmes a signalé au ministère la nécessité d’un système de permis d’émigration à accorder à toute femme non accompagnée qui désire venir au Canada, déclare avoir une bonne santé et a des motifs satisfaisants pour venir » (MIC 1922).

À la lumière de ces observations, nous pouvons nous questionner sur le processus de mise en place d’une telle politique qui comprend, entre autres, la nouvelle Division des femmes et le règlement propre aux femmes non accompagnées. Nous pouvons ainsi nous interroger sur la raison d’être de cette politique particulière et examiner ce qui a motivé les principales personnes intéressées dans cette question. En effet, outre le besoin très réel d’un type particulier de main-d’oeuvre, pourquoi mettre en place une politique aussi complexe, dont l’objet n’était pas uniquement de recruter des domestiques mais également d’encadrer ces dernières en les protégeant ? S’agissait-il alors de mesures à caractère philanthropique ou bien était-ce plutôt une forme de contrôle ? Et si cela permettait d’exercer un contrôle, à qui cela servait-il principalement et jusqu’où cela allait-il ? Se limitait-on à des restrictions sur le choix des immigrantes qui désiraient venir au Canada, ou bien procédait-on à une prise en charge complète incluant une supervision, ou une surveillance, de ces femmes une fois celles-ci arrivées au Canada ?

En fait, il semble tout à fait probable qu’un réel souci de vouloir aider ces immigrantes ait concouru à favoriser certaines actions concertées du gouvernement canadien et d’associations de femmes. Par contre, lorsqu’on regarde plus attentivement l’encadrement imposé aux immigrantes, de leur sélection en Grande-Bretagne à leur façon de s’intégrer à leur nouveau pays et à leur nouvel emploi, nous pouvons penser que ces femmes étaient l’objet d’un contrôle qui permettait à la fois de les protéger et de les surveiller, et qui progressivement est devenu de plus en plus centralisé et institutionnalisé.

La question du travail domestique au Canada a donné lieu à un certain nombre d’écrits, d’abord dans les années 70, c’est-à-dire dès les débuts de l’histoire des femmes. Ce nouveau champ de recherche, qui a comme objet principal d’intégrer les femmes à l’histoire, s’intéresse alors rapidement aux aspects entourant la domesticité, car il s’agit d’un domaine où il est possible de retrouver les femmes : d’une part, le travail domestique est envisagé dans le contexte de l’économie domestique comme étant le lieu de « la femme » par excellence ; d’autre part, le travail domestique est considéré dans la production sociale comme un métier féminin[3].

Dans le présent article, nous aborderons principalement le service domestique en tant qu’emploi rémunéré durant les années 1920 au Canada. Si les conditions de vie et de travail de celles qui occupaient ce type d’emploi sont bien documentées (Leslie 1974 ; Lacelle 1987), il reste néanmoins que tout n’a pas été écrit, notamment en ce qui concerne les domestiques immigrantes pour la période ici à l’étude. Ainsi, les historiennes canadiennes-anglaises Marilyn Barber et Barbara Roberts ont principalement étudié la question des immigrantes venues s’engager au Canada comme servantes en concentrant leurs recherches sur la période 1880-1920. D’après Patricia M. Daenzer (1993 : 3), « The nineteenth-century domestic worker’s movement as a part of Canada’s process of social and economic expansion is well documented ». Cependant, s’il est vrai que la période de transition des années 1880 à 1920 a donné lieu à quelques analyses, la période qui suit la Première Guerre mondiale a toutefois été peu étudiée et elle correspond, à notre avis, à une époque charnière dans la centralisation et la bureaucratisation de l’immigration des femmes, particulièrement en ce qui concerne les domestiques[4].

Qui plus est, outre les études sur les mouvements récents des domestiques immigrantes et les politiques d’immigration les concernant, il semble que la politique du gouvernement canadien en matière d’immigration féminine durant les années 1920 n’ait pas encore été envisagée sous l’angle du « genre ». Cela est peu surprenant, car non seulement la perspective du « genre » n’a été reconnue comme cadre d’analyse que récemment, mais son utilisation reste encore très inégale au sein de la discipline historique, en particulier lorsque nous regardons la production selon les pays[5]. Notre sujet aurait pu être traité selon différentes perspectives, notamment celle de race, mais nous avons décidé de l’envisager ici sous l’angle du « genre » (McPherson, Morgan et Forestell 1999 : 1).

Not so long ago, it seems, historians who placed the question of gender at the centre of their research did so from the margins of academic scholarship. But in more recent times, the analysis of how femininity and masculinity shaped and were shaped by specific historical contexts fuels the research of a wide range of scholars, using diverse theoretical and methodological approaches. The proliferation of articles, books, and even journals devoted to gender history reflected the new intellectual and international importance given to gender as a « category of analysis ».

Dans un premier temps, pour comprendre la mise en place de la politique d’immigration du Canada relative aux femmes non accompagnées, il nous apparaît primordial de situer la question des immigrantes domestiques au pays en exposant les principales caractéristiques qui ont marqué ce phénomène à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Par la suite, nous devrions être en mesure de mettre en évidence certaines des motivations à l’origine de cette politique d’immigration, dont le coup d’envoi a été donné lors de la création de la Division des femmes. Puis, en analysant la mise en place de la procédure d’exercice de cette politique, nous verrons que cette dernière fonctionnait selon deux orientations principales fondées sur le « genre », soit selon une notion de protection et une notion de surveillance, qui étaient à la fois distinctes et imbriquées l’une dans l’autre. Ainsi, s’articulant à partir de considérations politiques, économiques et idéologiques, la politique en matière d’immigration féminine du gouvernement canadien a été élaborée en tenant compte du fait qu’elle concernait des femmes et qu’il fallait procéder d’une façon qui prenne en considération cet aspect.

The Servant Problem[6]

Le travail domestique au Canada au tournant du xxe siècle

Au cours du xixe siècle, en raison des nombreux changements qui modifient de façon radicale les conditions de vie et de travail des sociétés occidentales, notamment par les progrès de l’industrialisation, se développe une idéologie basée sur une apparente différence « naturelle » entre les sexes qui contribuera à confiner les femmes dans un univers bien défini, d’où elles auront bien du mal à s’extirper (Daigle 2000 : 69-70) :

S’impose alors la croyance en l’organisation d’un monde industriel séparé en deux sphères de vie distinctes déterminant les fonctions sociales suivant le sexe : une sphère dite publique (le monde extérieur, les activités salariées, la politique, l’organisation militaire, etc.) idéalement réservée aux hommes et une sphère dite privée (celles de la vie familiale, du « foyer », de l’éducation des enfants) jugée propre aux femmes. Les femmes et les hommes posséderaient un ensemble de qualités définissant l’identité de sexe qui les prédisposeraient à oeuvrer chacun dans « sa » sphère dans le respect de « sa » nature.

Ainsi se développe l’idée que la place de « la femme » se situe à l’intérieur du foyer familial, là où son rôle de mère et d’épouse peut le mieux s’exprimer. Pour celles qui ne peuvent se réaliser à travers ce modèle, ou en attendant de pouvoir le faire, peu de possibilités s’offrent. Les quelques métiers ouverts aux femmes sont, de manière générale, ceux d’ouvrière dans certaines entreprises, d’infirmière, d’enseignante et principalement de domestique (Collectif Clio 1992 : 212) : « Source première de l’emploi féminin, la domesticité se présente sous des formes multiples. La servante de ferme, la bonne à tout faire dans une famille de la ville, la cuisinière d’une grande maison bourgeoise ou d’un hôpital et la ménagère d’un presbytère ou d’un couvent sont toutes des domestiques. »

Selon Geneviève Leslie, en 1891, les domestiques comptent pour 41 % de toute la main-d’oeuvre féminine au Canada. En 1921, elles n’en représentent plus que 18 %, mais la domesticité constitue tout de même la deuxième catégorie d’emplois féminins. D’après Barber (1991 : 3), les femmes y ont été depuis longtemps prédominantes : « Ainsi, alors que dans les années 1820 un tiers au moins des domestiques coloniaux étaient des hommes, à la fin du xixe siècle, il s’agissait de femmes à plus de 90 %. » En fait, le nombre de domestiques augmente mais pas autant que celui des femmes qui entrent sur le marché du travail, pour qui un emploi dans une usine ou dans le secteur tertiaire, notamment dans les bureaux ou dans les magasins, est nettement plus attrayant qu’un emploi de servante. De fait, et nous le verrons plus loin, le manque de valorisation associé à ce type d’emploi sera l’une des raisons pour lesquelles les femmes déserteront ce secteur.

Au début du xixe siècle, la jeune femme qui s’engage comme domestique est encore très souvent considérée comme une membre de la famille chez qui elle travaille. En effet, le placement provient fréquemment de liens de parenté ou de réseaux de contacts, et la jeune femme ainsi placée est davantage vue comme une aide plutôt que comme une simple employée rémunérée (Collectif Clio 1992 : 214 ; Lacelle 1987 : 201-202 ; Leslie 1974 : 73-74). Tout cela change cependant avec la montée de l’urbanisation, alors que le nombre de foyers bourgeois vivant en ville et cherchant une employée pour faire l’entretien ménager augmente[7]. Selon Claudette Lacelle (1987 : 202), l’aspect de la fonction sociale du service s’estompe progressivement pour laisser place à une rationalisation que prouvent les nombreux traités d’économie domestique et manuels à l’usage des gens de service.

Au tournant du xxe siècle, les tâches liées au travail domestique varient selon qu’il s’agit d’un emploi en milieu rural ou en milieu urbain, ou encore d’un emploi dans une maison qui compte un ou une ou encore plusieurs domestiques. Cependant, peu importe le lieu ou l’employeur, une constante demeure : être servante signifie souvent des conditions de vie et de travail pénibles. Ainsi, en témoigne Leslie (1974 : 85) : « Many domestics worked sixteen or eighteen hours a day at exhausting physical labour, and lived in crowded, ugly, unhealthy attics or basements. »

L’industrialisation et le manque chronique de domestiques au Canada

Au cours du xixe siècle, le Canada se modifie profondément, passant d’une société préindustrielle et rurale à une société industrielle et urbaine. Toutes les provinces ne connaissent pas le même développement et ne vivent pas les bouleversements qui en découlent de la même façon. Les grandes villes comme Toronto et Montréal drainent une large partie des populations qui quittent les campagnes, alors que les provinces de l’Ouest attirent plusieurs fermiers venus participer au grand mouvement de colonisation. Dans les deux cas, nous retrouvons un nombre croissant d’immigrants et d’immigrantes qui alimentent ainsi la population grandissante du Canada.

Avec les progrès de l’industrialisation, un nouveau secteur d’emploi, avec cependant plusieurs limites, s’ouvre graduellement aux femmes, soit celui du travail en usine (Collectif Clio 1992 : 218) : « Tant dans l’ensemble du Québec qu’à Montréal, un nombre restreint d’industries embauche des femmes : industrie du vêtement, usines du textile (coton, laine et soie), manufactures de chaussures, de tabac et de caoutchouc. Ailleurs qu’à Montréal, on retrouve également des femmes dans des manufactures d’allumettes et des conserveries de poisson et de fruits et légumes. » S’il est vrai qu’il s’agit là de nouvelles possibilités, il faut cependant comprendre que ce type d’emploi ne signifiait pas pour autant une sinécure. Les heures de travail sont longues, en moyenne de dix à douze heures par jour, et ce, six jours par semaine, et les salaires sont bas, les femmes touchant en moyenne la moitié des salaires des hommes (Collectif Clio 1992 : 219 et 289).

Malgré ces conditions de travail, un nombre de plus en plus grand de femmes vont préférer s’engager comme ouvrière plutôt que comme domestique, notamment en raison du fait qu’une servante dispose généralement de peu de liberté et qu’elle demeure constamment chez son employeur. L’ouvrière, pour sa part, quitte l’usine à la fin de sa journée de travail et peut utiliser son temps libre comme bon lui semble, outre qu’elle profite d’une journée complète de congé par semaine. Selon ce que nous connaissons de la situation du service domestique à l’époque, les employeurs accordent généralement un après-midi de congé par semaine, pour autant que le travail à faire soit terminé (Leslie 1974 : 86-87).

Par ailleurs, l’industrialisation, outre le fait d’offrir une solution de rechange au travail domestique, a également contribué à faire diminuer le statut social lié à ce type d’emploi. En effet, avec la séparation nette qui s’installe entre les activités rattachées à l’économie marchande et celles qui se déroulent dans la sphère du privé, une hiérarchisation se met en place, reléguant ainsi le travail domestique et celles qui le pratiquent hors de la véritable économie de marché (Collectif Clio 1992 : 293) : « Ce type de travail, n’étant pas considéré comme partie intégrante de l’économie, est exclu des enjeux économiques et politiques. C’est un travail « non productif » se passant à la maison et dépendant d’une relation personnelle entre un employeur et une employée. » Le rejet social ainsi associé au travail domestique a accentué le peu d’intérêt grandissant des femmes nées au pays pour ce type d’emploi. De plus, elles étaient de moins en moins enclines à accepter les exigences des employeurs qui désiraient des servantes dociles (Leslie 1974 : 83) : « Submissiveness was considered an especially important quality in domestic servants. »

Devant le peu de valorisation associé au travail domestique et la demande croissante pour ce type d’emploi, peut-on s’étonner de la pénurie de main-d’oeuvre dans ce domaine ? En réalité, le problème n’est pas nouveau, et la façon d’y remédier non plus (Barber 1991 : 3) : « Depuis les débuts de la Nouvelle-France jusqu’à aujourd’hui, le Canada a attiré des jeunes femmes célibataires à titre de domestiques, un secteur où la demande a été persistante. Bien que la constante pénurie de domestiques ait facilité l’immigration des femmes vers le Canada, elle n’en a pas moins cantonné de nombreuses immigrantes aux métiers dont ne voulaient pas les Canadiennes, et ce plus particulièrement au xxe siècle. »

Un « problème » à résoudre

Les vagues d’immigration qui ont peuplé le Canada ont toujours comporté de nombreux domestiques, le manque chronique de ce type de main-d’oeuvre ayant favorisé leur entrée au pays. Cependant, comme nous venons de le voir, les effets de l’industrialisation et la montée de la bourgeoisie ont provoqué une accentuation de cette pénurie qui devient, dans les années 1870-1880, fort problématique. Afin d’encourager et de superviser la venue d’un plus grand nombre de domestiques immigrantes, de préférence des Anglaises mais à tout le moins des Britanniques, certaines femmes canadiennes des classes aisées, vont se regrouper en associations bénévoles[8]. Selon Roberts (1990 : 110-111), ces femmes, qu’elle qualifie de reformers et d’immigrationists, se sont engagées grandement en ce qui concerne l’immigration féminine pour deux raisons fondamentales : d’une part, leur intérêt provenait de la grande difficulté à trouver des domestiques pour leurs propres besoins ; d’autre part, elles avaient le sentiment de devoir participer à la construction de la nation canadienne qui, nécessairement en tant que dominion de l’Empire britannique, devait s’appuyer sur des valeurs morales et patriotiques (Roberts 1990 : 110-111). Dans ce contexte de construction identitaire, le travail de ces groupes de femmes engagés dans l’immigration féminine se voulait une participation importante à ce processus où la sélection des candidates allait de pair avec la réalisation du but visé. Ainsi, se sentant responsables de cette mission civilisatrice, des Canadiennes unissaient leurs efforts en vue de combler un manque de main-d’oeuvre, mais également de favoriser le peuplement de la jeune nation par l’entremise de ces immigrantes qui pouvaient espérer se trouver, outre un emploi, un mari (Roberts 1979 : 186-187) :

If the family were the cornerstone of the nation, the woman’s role as wife and mother was the cornerstone of the family and thus the key to building the nation. On her shoulders rested not only the nation, but the empire and the future of the race – or so thought the Canadian reformers involved in female immigration work. They were aware of the part played by women in the development of a country and thought that the best way to express their patriotism was to assist and encourage the « best classes » of British women to come to Canada[9].

De 1904 à 1914, plus de 90 000 immigrantes d’origine britannique sont arrivées au Canada pour s’engager comme domestiques (Barber 1991 : 2). Dans la plupart des cas, elles avaient vu des annonces de recrutement, pris contact directement avec un employeur, rencontré des agents d’immigration canadiens ou britanniques, parlé avec des femmes travaillant pour des sociétés d’immigration, ou encore elles avaient répondu à l’offre d’une agence privée. En fait, plusieurs moyens s’offraient à ces femmes pour faciliter leur venue au Canada, cependant, comme le mentionne Barber (1986 : 57), « they had to agree to work as domestics services ».

Outre les associations philanthropiques, plusieurs agences privées recevaient le mandat de recruter des jeunes femmes pour des employeurs canadiens. Cependant, certaines agences ont tenté de tirer profit de leur position d’intermédiaires auprès de ces immigrantes (Barber 1980 : 158) :

While the British Women’s Emigration Association and its Canadian associates, the Local Councils of Women and the Y.W.C.A., emphasized care in the selection and placement of domestics, all agencies were not so scrupulous. Because many prospective immigrant domestics could not afford the expense of the journey to Canada, a number of practices developed to overcome the difficulty. Sometimes the Canadian employer advanced the fare to an agent and then deducted a set amount monthly from the servant’s wage until the advance had been repaid. More frequently, the fare was advanced by one of the numerous societies or agencies which sprang up to deal with the trade in female domestic servants.

En ce qui concerne la participation du gouvernement canadien[10], nos recherches nous ont laissé voir que celui-ci finançait directement et indirectement le recrutement des domestiques britanniques. Par contre, s’il semble facile d’affirmer que l’État a effectivement pris part au recrutement de milliers d’immigrantes, il est toutefois plus ardu de préciser en quoi consistait exactement sa participation avant les années 1920.

L’État et l’immigration féminine au tournant des années 1920

La participation « réelle » du gouvernement canadien avant 1919

On peut dire que le Canada s’est toujours intéressé à la question de l’immigration, comme en fait foi la présence de cet élément dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (Barber 1980 : 159-160) : « Lorsque John A. Macdonald et son parti conservateur prirent officiellement en mains l’administration du Canada, en 1867, la question de l’immigration figurait au premier plan de leurs préoccupations […] Macdonald souhaitait lancer des agents recruteurs en Grande-Bretagne, en Europe du Nord et même aux États-Unis pour amener au pays des cultivateurs aisés, des ouvriers agricoles et des domestiques féminines. »

Par ailleurs, la demande pour des domestiques ne cessant de croître durant la période 1880-1920, le gouvernement fédéral fit de ce type d’emploi une catégorie particulière, incluse dans sa politique d’immigration (Leslie 1974 : 98) : « Through a selective immigration policy, the government encouraged the immigration of workers who could not be supplied by the native-born population. Two kinds of workers were in great demand during this period – farm labourers and female domestics – and they were allowed to immigrate when others were not. »

Cependant, malgré l’intérêt qu’il porte à la question, le gouvernement semble s’en tenir, à ce moment-là, à une politique plus ou moins interventionniste qui limite sa participation directe dans le cas de l’immigration des domestiques. Outre le fait d’ouvrir les portes du Canada à ces dernières, la participation du gouvernement semble se résumer à l’attribution de certaines subventions aux organismes privés, à l’embauche de quelques agents d’immigration et à une coopération avec les agences privées de recrutement.

Nous avons vu précédemment que des associations de femmes avaient été créées dans le but de faire venir des immigrantes britanniques au Canada, notamment pour combler un manque de main-d’oeuvre particulier et pour participer à la construction de la nation canadienne (Roberts 1980 : 27) : « They could work as domestics in the homes of Canadian Women, especially of the reformers who had a hard time getting good household help, then meet and marry good British men and become mistresses in their own homes. » La plupart de ces associations finançaient leurs activités par des fonds privés et par des subventions provenant du gouvernement fédéral[11]. Par exemple, dans le cas de la Women’s National Immigration Society, un montant de 1 000 $ a été accordé lors de l’ouverture de la première maison d’accueil pour les immigrantes, fondée à Montréal en 1882. Comme le souligne Roberts (1980 : 27) : « It was given a grant for several reasons, including the importance of its function as a cheap social service and social control agency for the government ; but the most likely immediate explanation for the grant was the close political, personal and social ties between the backers of the Home and the Minister responsible for immigration. »

Outre l’argent donné aux organismes engagés dans l’immigration féminine, le gouvernement fédéral avait également quelques agents postés en Grande-Bretagne qui s’occupaient de recruter des immigrants et des immigrantes, dont des domestiques, et de leur verser une allocation afin de diminuer leurs frais de déplacement (Barber 1991 : 10-11).

De 1872 à 1888, période pendant laquelle le régime des bons d’indemnité de passage a été en vigueur, ce sont les employées de maison et les familles d’agriculteurs qui ont payé leurs billets les moins chers et qui ont été les plus fortement subventionnés. Après 1888, en raison de l’opposition générale à cette immigration assistée, les domestiques n’ont plus été en mesure de profiter des tarifs inférieurs. Le gouvernement a commencé plutôt à accorder des bonus aux agents pour qu’ils encouragent la venue de domestiques au Canada.

Plusieurs associations féminines se sont élevées contre cette façon de faire, car, selon elles, les agences privées s’intéressaient davantage à leurs profits et ne procédaient pas à une sélection attentive des jeunes femmes recrutées. En effet, ayant toujours le projet de la construction d’une société canadienne fondée sur des valeurs du type WASP[12], la plupart de ces associations, tout comme la majeure partie des autorités gouvernementales, privilégiaient la venue d’immigrantes, d’abord britanniques mais également originaires des classes « respectables » de la société ; non seulement l’aide apportée ne concernait essentiellement que les femmes d’origine britannique, mais encore ces dernières ne devaient pas être des pauvresses ni originaires de la classe ouvrière.

Des pressions politiques, économiques et idéologiques

Le manque chronique de domestiques au Canada a incité certains groupes à prendre en charge le domaine de l’immigration féminine. Soutenus quelque peu dans leur tâche par le gouvernement canadien, beaucoup n’en attendaient pas moins une action plus significative de ce dernier, les pressions en ce sens venant même de l’intérieur. Ainsi, dans son rapport sur l’immigration pour l’année 1912, le commissaire Walker (1912 ) déclare : « Nous éprouvons encore de grandes difficultés à trouver des domestiques […] Je sais qu’il y a deux ou trois organisations qui travaillent sur des lignes indépendantes et qui amènent des domestiques dans ce pays. Ce qu’il faut cependant c’est une forte, influente et énergique organisation centrale absolument au fait de la question de la domesticité. »

Sans vouloir un contrôle total de la part du gouvernement sur l’immigration, les associations féminines, de leur côté, espéraient un meilleur soutien afin de pouvoir mener à bien leurs activités (Roberts 1979 : 194) : « Most groups felt that more government assistance was needed in order to increase their power and financial resources. » De fait, malgré le travail bénévole de la plupart des femmes au sein de ces associations, les besoins financiers étaient considérables. Les maisons d’accueil, où les nouvelles immigrantes pouvaient recevoir le gîte et le couvert pour une période de 24 heures ou plus, coûtaient cher à entretenir. En fait, le coût augmentait d’année en année, notamment en raison d’une affluence toujours plus grande, alors que la subvention annuelle du gouvernement fédéral ne s’accroissait pratiquement pas (Roberts 1990 : 116) : « The federal grant gradually increased over the years from the initial 1,000 $ annually to a high of 2,000 $ but it did not keep up with the increasing costs of the Home. »

Par ailleurs, certaines pressions provenaient également des politiciens eux-mêmes qui, en fait, étaient les maris, les pères et les frères des femmes engagées dans les associations féminines (Barber 1980 : 152-153) :

All those influential in the formation of immigration policy agreed that the immigration of domestic servants should be actively encouraged. As one Member of Parliament commented, nothing else he could do pleased his constituents as much as obtaining maids for their wives. Cabinet ministers, leading members of the civil service including those in the Immigration Branch, important business men, and socially prominent women had a personal as well as a community interest in the importation of domestic servants.

Ainsi, comme nous pouvons le voir, plusieurs personnalités importantes de diverses sphères d’influence faisaient pression pour que des mesures soient prises en vue d’augmenter le nombre de domestiques. Le gouvernement a acquiescé à ces demandes en 1919, en créant la Division des femmes du MIC.

La Division des femmes : un tournant majeur pour l’immigration féminine

La Première Guerre mondiale ralentit considérablement les entrées d’immigrants et d’immigrantes au Canada : de 400 000 qu’ils étaient en 1913, on n’en recevra que 37 000 en 1915 (Sévigny 1995 : 196). Une fois la guerre terminée, le gouvernement canadien a décidé tout d’abord de fermer ses portes au flot migratoire d’outre-mer et de modifier de façon encore plus restrictive que pendant la guerre la loi sur l’immigration[13]. Cependant, il avait toutefois envisagé la reprise éventuelle de l’immigration car, en 1917, le service d’immigration était devenu un véritable ministère.

Parmi les nouveaux arrivants et arrivantes de cette reprise, le gouvernement attendait un nombre important d’immigrantes, principalement britanniques[14], pour combler le manque de domestiques au pays. En effet, la situation dans ce domaine n’avait pas changé et les besoins restaient considérables. Les attentes initiales ne se matérialisant pas, le gouvernement a alors mis sur pied un service spécial qui devait se consacrer essentiellement au recrutement de domestiques féminines dans l’Empire : la Division des femmes du MIC. Ainsi, à partir de 1919, l’immigration féminine a été prise en charge par l’État qui pouvait, dès lors, mettre en place ses conditions d’admission et ses structures d’encadrement, le tout supervisé par son personnel.

À vrai dire, la création de la Division des femmes faisait en sorte que l’immigration féminine relevait entièrement de cette nouvelle structure gouvernementale. Cependant, il appert également que les premières années de fonctionnement ont correspondu à une période de transition où l’on a mis en place les éléments de la politique du gouvernement, et où l’on a collaboré étroitement avec les associations féminines d’avant-guerre.

Ainsi, malgré une brève mention de l’inauguration d’une « section des femmes » dans le rapport du ministre de 1921, il faut attendre celui de l’année suivante pour consulter le premier rapport de la surveillante de la Division, et celui de l’année 1923 pour constater que la Division fonctionne désormais avec un personnel permanent de quelques fonctionnaires[15]. Outre la nomination de ce personnel, le rapport de la surveillante nous apprend également que la mission de la Division, dans ses toutes premières années, semble principalement axée sur le bien-être des immigrantes (MIC 1923) : « Le but de la division des femmes est l’amélioration des méthodes touchant l’immigration des femmes. Grâce à la connaissance parfaite des conditions qui existent dans tout le Canada, cette division espère réussir à faire un meilleur choix, en Grande-Bretagne, d’immigrantes pour le Canada, leur venir en aide plus efficacement lors de la traversée et obtenir pour elles des conditions plus avantageuses d’établissement au Canada. »

Par ailleurs, l’aide apportée aux immigrantes devait se faire en collaboration avec le Conseil canadien de l’immigration féminine qui, lors de la création de la Division des femmes en 1919, avait été institué en tant qu’organe principal du secteur privé. Regroupant les associations féminines d’avant-guerre, ce conseil avait un rôle prédominant (Roberts 1990 : 125-126) : « A Council of Women, composed of representatives from the various women’s hostels, and women’s reform organizations and clubs active in immigration work, was established to manage and establish and carry out policy relative to female immigration. » Le Conseil était également chargé de gérer et de distribuer l’argent provenant du gouvernement et destiné aux foyers d’accueil, maintenant réunis sous la bannière des Canadian Women’s Hostel.

À la lumière de ces quelques renseignements, on peut se demander qui, de la Division des femmes ou du Conseil canadien de l’immigration féminine, possédait une compétence prépondérante au sujet de l’immigration des femmes. À la lecture du premier rapport de la surveillante de la Division, on sent bien le poids du Conseil à qui le gouvernement donne le mandat, en fait, de continuer les activités que les associations féminines menaient déjà avant la guerre. Toutefois, on voit également l’importance prédominante qu’est appelée à prendre la Division des femmes qui, pour sa part, est une organisation entièrement gouvernementale. Ainsi, alors que dans le premier rapport de 1922 on parle de « fondre le travail d’administration et de secrétariat du conseil avec celui de la Division des femmes » (MIC 1922), dans le rapport de 1923 on mentionne que le service des hôtelleries féminines est administré par des comités locaux mais qu’il est placé sous la direction de la Division des femmes.

En fait, si l’importance du Conseil est visible à l’intérieur des premiers rapports de la surveillante de la Division, celle-ci n’en fait même plus mention dans son rapport de 1924, si ce n’est des commentaires à propos des « organisations sociales et nationales qui s’intéressent aux colons nouvellement arrivés » (MIC 1924). Progressivement, la Division des femmes deviendra ainsi un outil et un exécutant de la politique d’immigration féminine du gouvernement, dont la procédure d’exercice sera claire et précise : recrutement, sélection, triage, embarquement, expédition, accueil, distribution et suivi.

Une politique d’immigration fondée sur le « genre »

La consultation des rapports de la surveillante de la Division des femmes du MIC, pour les années 1920, nous a permis de constater qu’il s’agissait là d’un tournant majeur dans la sécularisation, la professionnalisation, l’institutionnalisation, la bureaucratisation et la centralisation de l’immigration féminine au Canada. Par l’entremise d’une politique fondée sur le « genre », le gouvernement va ainsi se donner le pouvoir et les moyens d’exercer un encadrement de plus en plus serré des domestiques immigrantes, et ce, en procédant à une prise en charge de ces femmes de deux façons : ainsi, il s’agit de les encadrer pour les surveiller, d’une part, et pour les protéger, d’autre part.

Le contrôle et la surveillance

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le gouvernement canadien a décidé d’ouvrir à nouveau ses portes à l’immigration, mais toutes les personnes intéressées n’étaient pas les bienvenues (Sévigny 1995 : 197). Ainsi, non seulement la préférence a été donnée aux immigrantes et aux immigrants britanniques, mais le Canada n’a encouragé leur venue que s’ils correspondaient aux classes désirables (MIC 1992) : « Sauf l’exception mentionnée en dernier lieu [ouvriers d’élite], on a fidèlement observé la ligne de conduite tracée par le ministère chaque année, à savoir que les seuls besoins du Canada se bornaient aux ouvriers de ferme et aux domestiques de sexe féminin. »

Les femmes britanniques ont donc été encouragées à venir au Canada, dans la mesure où elles acceptaient, dans la plupart des cas, d’être domestiques. En fait, et il s’agit là d’un des points majeurs de la politique d’immigration féminine, il existait un règlement qui précisait que toute femme seule, c’est-à-dire ne voyageant pas avec un mari ou un parent, devait rencontrer une fonctionnaire de la Division des femmes en Grande-Bretagne afin qu’il soit déterminé si les motifs de cette femme pour venir au Canada étaient satisfaisants. À ce moment, elle pouvait se classer dans l’une des deux catégories suivantes (MIC 1925) : « 1. Les femmes qui s’en vont chez des parents ou des amis, soit pour prendre des situations assurées ou trouver de l’emploi comme servantes. 2. Les femmes qui viennent ici pour être placées comme femmes de ménage. »

Ainsi, les femmes britanniques non accompagnées devaient principalement se diriger vers le service domestique pour avoir une chance d’émigrer au Canada et, de plus, elles devaient posséder une certaine qualification ou, à tout le moins, certaines qualités morales (MIC 1924) : « Il est nécessaire que toutes les femmes immigrant en ce pays soient soigneusement interrogées par une Canadienne, afin de se procurer des femmes qui s’établiront au Canada et deviendront de bonnes canadiennes. » En fait, les exigences morales requises étaient liées à la représentation d’un idéal féminin (Daigle 2000 : 70) : « Dans les premières décennies du xxe siècle, l’identité féminine est tout entière associée à la notion de maternité (réelle ou symbolique). Cet idéal correspond à certaines qualités comme l’amour, la douceur, la patience, l’abnégation, la supériorité morale. » Ainsi, il n’était pas question de contaminer la société canadienne avec des femmes ne possédant pas ces « vertus féminines », d’autant plus que l’on espérait toujours que certaines d’entre elles se trouveraient un mari et fonderaient un foyer.

Si les femmes, de par leur nature, possèdent certaines qualités appréciables, il existe également un pan moins positif de leur personnalité (Daigle 2000 : 70) : « En contrepartie, les femmes seraient faibles, passives, impressionnables, illogiques, intuitives, incapables de vision d’ensemble et, sait-on pourquoi, coquettes. » Les femmes étant ainsi perçues, on ne peut guère s’étonner que les immigrantes non accompagnées aient fait l’objet d’une surveillance attentive de la part des fonctionnaires de l’immigration.

Par ailleurs, le MIC n’exigeait pas seulement de ces femmes qu’elles aient des qualités morales convenables, mais également qu’elles produisent un certificat médical attestant leur bonne santé avant de s’embarquer pour le Canada. Appliquée également aux personnes venant du continent européen, cette exigence se généralisera à l’ensemble des immigrants et des immigrantes mais seulement à la fin des années 1920 (Barber 1980 : 160) : « The medical examination was a source of controversy, because not only was the giving of a medical exam overseas a new procedure, but also it was initially required only for unaccompanied women. »

En 1923, le Canada voulant encourager davantage l’immigration britannique, principalement des fermiers mais aussi des domestiques, met en place un projet d’établissement impérial. Grâce à l’Empire Settlement Act, les femmes britanniques voulant émigrer au Canada comme domestiques recevaient une aide financière pour payer leur voyage. Cette pratique a aidé un bon nombre de femmes à venir s’établir au pays ; cependant, elles devaient obligatoirement se diriger vers le service domestique et se plier aux règlements du MIC : s’embarquer uniquement sur les navires où l’on retrouvait des « conductrices » engagées pour surveiller les femmes et les enfants voyageant seuls ; ne monter qu’à bord des trains où une fonctionnaire du MIC se trouvait ; et descendre dans un des hôtels de la Canadian Women’s Hostels (MIC 1928). Selon la surveillante de la Division des femmes, il s’agissait là « d’un système parfait pour surveiller les femmes venant prendre du service comme domestiques » (MIC 1928).

Cette surveillance s’appliquait également à celles qui ne demandaient pas une assistance financière ou qui ne se rendaient pas dans un des hôtels supervisés par la Division des femmes. En effet, une fonctionnaire se rendait à l’arrivée de tous les vaisseaux faisant escale aux ports de l’Atlantique et obtenait, de la conductrice engagée par les compagnies maritimes, le nom des voyageuses qui n’étaient pas accompagnées[16]. Les renseignements obtenus permettaient de faire un suivi de toutes les domestiques arrivées au Canada, et ce, pour voir si leur placement était satisfaisant (MIC 1928).

La surveillance des domestiques qui ne s’enregistrent pas aux hôtelleries mais qui viennent retrouver des parents ou pour entrer en service immédiatement, est faite par la division des femmes du ministère de l’Immigration et de la Colonisation. Des lettres circulaires sont envoyées aux patrons et aux amis leur demandant de faire rapport. Dans le cours du dernier exercice, 4,144 de ces lettres furent expédiées, et des réponses satisfaisantes ont été données dans la majorité des cas […] Par ces réponses à nos demandes notre division des femmes peut s’assurer de quelle manière les filles qui ne sont pas surveillées par les hôtelleries s’établissent au Canada.

Ainsi, à la lumière de ces quelques données sur le travail exécuté par la Division des femmes, nous pouvons constater que cette dernière avait notamment comme fonction de sélectionner et de surveiller les immigrantes destinées au service domestique. Cette forme de contrôle s’effectuait par un encadrement constant qui ne laissait guère de libre arbitre mais qui, d’un autre côté, procurait également une prise en charge qui paraît avoir été, à plusieurs égards, bienveillante.

La protection et le bien-être des immigrantes

Nous avons vu précédemment que l’on reconnaissait, au début du xxe siècle, certains traits de caractère particuliers aux femmes. Ainsi, de par leur nature, il convenait alors de les surveiller, particulièrement lorsqu’elles voyageaient seules comme c’était le cas pour plusieurs immigrantes. D’un autre côté, certaines caractéristiques féminines faisaient en sorte que les femmes avaient également besoin d’être prises en charge pour être protégées, notamment en raison du fait que leur place se trouvait normalement à la maison (Benoît 2000 : 68) « Indeed, following the war, many women saw their new-found employment transferred back to men, and the historic gender division – in which women were viewed as secondary wage earners and dependents of husbands and fathers – reinstated ». Ainsi, qui de mieux placés que les hommes pour s’occuper des femmes (Daigle 2000 : 70) : « La pierre angulaire de l’identité masculine est alors la virilité, entendue dans le sens d’un principe général en vertu duquel les hommes seraient « naturellement » actifs, forts, autoritaires, protecteurs, pourvoyeurs, logiques, raisonnables, froids et capables de vision d’ensemble. »

Dans le cas des immigrantes non accompagnées, qui n’étaient donc sous la garde ni d’un mari ni d’un parent, c’est l’État qui a joué le rôle de protecteur[17]. En effet, plusieurs renseignements contenus dans les rapports de la surveillante de la Division des femmes, pour la période des années 1920, révèlent la présence de cette notion de protection appliquée de façon générale à l’ensemble des immigrantes. De plus, outre cette protection, il était également question du bien-être de ces femmes et de l’aide qu’il était possible de leur apporter.

Ainsi, si le règlement propre aux femmes non accompagnées mentionnait que les fonctionnaires devaient sélectionner soigneusement les immigrantes, ces employées de la Division des femmes avaient également un rôle d’informatrices et de conseillères (MIC 1923) : « Les femmes demeurant dans la Grande-Bretagne qui désirent venir au Canada sont visitées par des femmes qui, grâce à leurs connaissances et à leur expérience, peuvent leur donner des renseignements exacts. Ces officiers (femmes) interrogent les femmes qui ont l’intention d’émigrer au Canada, écoutent avec patience tout ce qu’elles ont à raconter, leur donnent des conseils et des encouragements ».

Les rapports de la surveillante appuient régulièrement sur le fait que les fonctionnaires travaillant pour la Division des femmes sont des personnes d’une grande compétence. Outre leurs qualités « naturelles » en tant que femmes, elles possèdent souvent une expérience appréciable et des compétences professionnelles qui peuvent être fort utiles pour les immigrantes (MIC 1925). « Toutes ces femmes [conductrices] ont eu une expérience considérable comme infirmières ou dans l’oeuvre du service social et elles peuvent résoudre les divers problèmes qui se présentent, avec tact et jugement. » De plus, les conductrices à bord des trains étaient en relation avec l’« agent-femme », qui accueillait les immigrantes à leur débarquement et qui avait reçu, des conductrices à bord des navires, toute information sur les femmes non accompagnées qui requéraient des soins particuliers. À bord des trains, un wagon était réservé à l’intention des groupes de femmes voyageant seules ou avec des enfants, et placé sous la responsabilité d’une conductrice engagée par le MIC (1929) : « Leurs devoirs consistent à aider les femmes et les enfants au port, à coopérer avec les agents du train pour veiller au chargement du train et à voyager sur le train en s’occupant des femmes et des enfants aussi loin qu’il est jugé nécessaire. On leur recommande d’avoir un oeil vigilant sur les filles, d’aider les mères fatiguées, de donner les premiers soins aux malades, et d’assurer le bien-être général des voyageurs. »

Outre la prise en charge lors des déplacements en bateau et en train, les foyers d’accueil pour immigrantes représentaient également un élément majeur pour l’encadrement des femmes seules. Bien entendu, une surveillance active y était exercée ; cependant, ces lieux étaient souvent le premier endroit où les nouvelles arrivantes pouvaient prendre du repos. Les Canadian Women’s Hostels étaient même utilisés comme centre social par les domestiques pendant leurs congés (MIC 1928) :

Dans chaque province où arrivent des immigrantes il y a une hôtellerie portant la désignation de « Canadian Women’s Hostels », où les domestiques nouvellement arrivées cherchant de l’emploi sont logées et nourries gratuitement pendant 24 à 48 heures […] Le nombre de repas servis est une bonne indication de l’usage fait des hostels par les domestiques pendant leurs après-midi et soirées de congé. Des réunions sont préparées et des conférences données. Il y a un jeu de badminton à la disposition des jeunes filles.

Par ailleurs, comme nous l’avons vu précédemment, l’encadrement des immigrantes ne s’arrêtait pas après leur séjour au foyer d’accueil. En effet, un suivi était fait pour s’assurer que les nouvelles domestiques donnaient satisfaction, mais également que leur nouvelle situation leur convenait. En réalité, plusieurs ont dû se retrouver chez un employeur peu amical ou trop exigeant, même s’il était clairement indiqué dans la politique d’immigration que l’on cherchait pour chaque domestique la meilleure situation possible[18]. L’extrait suivant, tiré de l’Empire Settlement Passage Agreement, nous fait connaître une des obligations du MIC à l’égard des domestiques (MIC 1929) : « Faire des arrangements en rapport avec la situation des domestiques qui doivent être individuellement conduites sur les vaisseaux en partance pour être rencontrées par les agents-femmes du gouvernement du Dominion, et demeurer sous la tutelle et la surveillance gouvernementale jusqu’au moment où l’on trouvera des places convenables pour elles, et aussi longtemps que des soins subséquents seront nécessaires. »

Le fait de protéger les immigrantes non accompagnées et de voir à leur bien-être ne s’opposait pas au fait qu’elles étaient également surveillées très étroitement. En effet, comme nous venons de le voir, les notions de surveillance et de bienveillance étaient souvent utilisées conjointement à l’intérieur d’une même procédure d’exercice de la loi sur l’immigration. Ainsi, le fait de prendre en charge les immigrantes, par exemple lors des voyages en bateau ou en train, permettait à la fois de les surveiller et de leur apporter une aide particulière en cas de besoin.

Conclusion

Notre étude nous aura permis d’entrevoir quelques aspects de la procédure d’exercice de la politique d’immigration féminine canadienne durant les années 1920. En créant la Division des femmes, le gouvernement a d’abord voulu établir une structure pour centraliser les ressources humaines et matérielles. L’établissement d’un personnel permanent se déployant de la Grande-Bretagne au Canada, et à qui les associations privées devaient rendre des comptes, a permis à l’État d’imposer une bureaucratie efficace et présente à tous les niveaux de l’immigration féminine.

Nous avons également vu que le sujet de notre recherche se situait en quelque sorte à la croisée des chemins qui a mis en présence, d’une part, l’idéologie dominante qui faisait de la sphère privée l’endroit par excellence où la femme pouvait et devait exprimer sa féminité et, d’autre part, le mouvement irréversible de l’industrialisation qui a permis aux femmes d’entrer, de façon partielle, dans la sphère publique par l’entremise du travail en usine. Toutefois, malgré ce contexte qui allait provoquer des bouleversements dans les façons de vivre et de travailler, nous remarquons que l’État a favorisé le maintien des femmes dans leur rôle traditionnel de ménagères, notamment par sa politique restrictive d’immigration qui dirigeait les femmes immigrantes non accompagnées essentiellement vers des emplois domestiques.

Cette politique, fondée sur le « genre », s’est donc employée à maintenir une séparation ferme entre les activités dites « masculines » et les activités dites « féminines ». Les deux catégories d’immigrants et d’immigrantes constamment favorisées durant les années 1920 ont été les hommes venus s’établir sur de nouvelles terres à cultiver ainsi que les femmes seules venues s’engager comme domestiques. Et cela se reflétait même dans l’immigration juvénile, alors que les garçons étaient placés comme garçons de ferme et les filles, comme apprenties-servantes.

Dans notre article, nous croyons avoir montré quelle était la place du « genre » dans la politique d’immigration féminine du gouvernement fédéral. Toutefois, nous aurions pu envisager notre recherche selon d’autres perspectives, notamment celle de la race. En effet, les nombreuses restrictions contenues dans cette politique sur l’immigration montrent bien à quel point le racisme était omniprésent à l’intérieur de la loi sur l’immigration, femmes ou hommes confondus. Si la création de la Division des femmes correspond, selon nous, à la mise en place d’une politique d’immigration fondée sur le « genre », elle correspond également au développement d’un racisme institutionnalisé en vue de catégoriser les domestiques immigrantes non seulement selon leur origine géographique mais également selon leur couleur de peau, leur appartenance religieuse et leur scolarité.

Le phénomène de l’immigration féminine dans les années 1920 est, somme toute, une étape importante dans la construction d’une identité de « genre », en raison de l’idéologie domestique dominante et de l’association domesticité-métier féminin ; de classe, en raison du statut social peu élevé des domestiques et de la relation hiérarchique employée/employeur ; et de race, en raison de l’exclusion dont font l’objet plusieurs pays étrangers à l’Empire britannique. Précisons que la politique d’immigration concernant les femmes non accompagnées mise en place dans les années 1920 se modifiera rapidement après la Seconde Guerre mondiale, alors que l’immigration britannique va chuter, obligeant ainsi le gouvernement à ouvrir ses portes aux pays « non préférés ». Des études récentes ont mis en lumière la dégradation progressive de la domesticité du fait qu’elle a été associée à des femmes de classes ou de races considérées comme inférieures[19]. Cependant, outre ces notions de classes et de races, on ne peut oublier le fait qu’il s’agissait de femmes, pratiquant un « métier de femme ».