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Comment les féministes débattent-elles de la question du trafic des femmes ? Poser la question en ces termes, en employant l’expression “ trafic des femmes ”, c’est déjà se situer dans l’arène du débat.

Le “ trafic des femmes ” : une expression controversée

“ Trafic des femmes ” est la formulation employée par l’un des camps pour signifier “ trafic sexuel et prostitution ”. Dans ce camp, on considère la prostitution et toute migration aux fins de prostitution comme du trafic de femmes ; l’expression équivaut strictement à “ trafic sexuel ”. Le trafic des femmes représente un aspect du fléau plus général qu’est la prostitution.

L’autre camp parle du même phénomène en termes de violation de droits dans les conditions de travail et de migration des femmes. Selon ce camp, l’expression consacrée “ trafic des femmes ”, serait trop identifiée au trafic sexuel et, surtout, n’engloberait pas toutes les formes modernes d’exploitation où sont violés les droits des travailleuses migrantes. Restreinte au domaine de la prostitution, volontaire comme forcée, l’expression “ trafic des femmes ” aurait de plus pour effet, selon ce camp, de stigmatiser toutes les travailleuses du sexe, de restreindre leur mobilité et leurs droits fondamentaux ainsi que de rendre suspecte toute migration de femmes.

L’expression “ trafic des femmes ” connote en effet tout un mode de représentations de ces dernières – les “ innocentes victimes ” – à l’intérieur duquel plusieurs femmes ne se reconnaissent pas. Par exemple, ces travailleuses du sexe qui ont participé à une étude de Condition féminine Canada sur les travailleuses du sexe immigrées de l’Europe de l’Est, et pour qui “ le mot trafic [est] inapproprié, car il dépei[nt] toutes les travailleuses du sexe comme des victimes sans défense, qui n’ont pas choisi de faire ce travail ou d’immigrer au Canada, ce qui, à leur avis, n’était pas toujours le cas. Il s’agit d’une perception partagée par de nombreuses femmes de l’industrie du sexe qui tentent de modifier la vision “ paradigmatique ” du trafic de “ victimes ” ” (McDonald, Moore et Timoshkina 2000 : 10).

L’expression “ trafic des femmes ” ne fait donc pas l’unanimité dans la documentation produite par celles qui luttent pour l’éradication de la violence et de la coercition envers les migrantes. En réalité, le débat sur la question du trafic des femmes se superpose au débat sur celle de la “ prostitution[1] ” : l’emploi même du terme “ prostitution ” nous situe en effet dans un camp du débat, alors que celui de “ travail du sexe ” nous place dans l’autre. Nous sommes ici face à un différend fondamental sur la définition d’un phénomène, et donc sur sa compréhension, ce qui entraînera inévitablement un même différend dans les stratégies à adopter pour l’éradiquer.

Dans le présent article, nous donnons un aperçu de l’argumentation qui identifie et différencie les principales coalitions internationales féministes luttant contre ce qui est couramment appelé le “ trafic des femmes[2] ”. L’argumentation mise en évidence ne touche que leur définition du phénomène et leurs stratégies respectives pour l’éradiquer. Nous terminons en soulignant certains aspects du féminisme radical qui, exprimés à l’occasion du débat sur les migrations des femmes, se voient désormais remis en question par l’irruption, sur la place publique, de la parole de travailleuses du sexe et d’associations qui les représentent ; ce débat entraînera-t-il, à son tour, la “ migration ” de certaines tangentes du féminisme radical ?

Grosso modo, deux coalitions internationales anti-trafic s’opposent dans ce débat : la Coalition Against Traffic in Women (CATW), de tendance abolitionniste[3], pour qui la prostitution en soi est un esclavage et la figure emblématique de la domination des femmes par les hommes, et la Global Alliance Against Traffic in Women, (GAATW), à laquelle sont affiliées certaines associations de travailleuses du sexe, qui reconnaît la “ prostitution ” comme une activité génératrice de revenu, un travail, qualifié de “ travail du sexe ”. Leurs deux lobbies se sont dernièrement affrontés lors de la préparation et de l’adoption du nouveau protocole de l’Organisation des Nations Unies (ONU) sur le trafic des personnes, des femmes et des enfants[4]. Ces lobbies portent les noms suivants : Human Rights Caucus (regroupant notamment la GAATW et des représentantes d’associations de travailleuses du sexe)[5] et International Human Rights Network (dirigé par la CATW)[6].

Pour comprendre le débat actuel sur la question du “ trafic des femmes ” et l’existence des coalitions internationales aux perspectives divergentes, nous croyons utile de remonter dans l’histoire récente en vue de donner quelques points de repère concernant la mobilisation internationale sur le sujet. Le moment de la formation de ces coalitions sera l’occasion d’esquisser les perspectives qui les animent. Nous verrons d’abord le fond de scène juridique, soit la convention des Nations Unies de 1949 sur le trafic des femmes, appelée Convention sur la répression et l’abolition de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui.

Le fond de scène : la Convention de 1949 et la perspective abolitionniste

Cette convention internationale, ratifiée par plusieurs pays en 1949, intègre et remplace les précédents accords en la matière, signés dans la foulée de la question de la “ traite des Blanches ” qui a remué l’opinion internationale au début du xxe siècle[7].

La Convention de 1949 circonscrit le trafic des femmes en l’identifiant à la prostitution. Sa condamnation morale du phénomène est inscrite dans son préambule : “ [L]a prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté[8] ”. Cette convention entend punir ceux que l’on identifie comme proxénètes et tenanciers de bordels. Elle élimine aussi la possibilité d’une prostitution volontaire, car on parle de toute personne “ même consentante ”.

Dans cette optique, le trafic des femmes apparaît comme le “ volet international ” du “ mal ” plus général qu’est la prostitution. Lutter contre le trafic c’est donc lutter pour abolir la prostitution. Il s’agit d’une perspective “ abolitionniste ”, ou encore “ prohibitionniste ” (Coomaraswamy 2000 : paragr. 22), deux termes qui désignent un même paramètre juridique : la criminalisation[9]. On criminalise les actes associés au commerce du sexe et les tierces parties (intermédiaires), mais pas les prostituées, perçues comme étant toutes des victimes à protéger. La réalité sera hélas tout autre.

De l’après-guerre jusqu’aux années 80, la Convention de 1949 ne semble pas avoir fait l’objet de grandes contestations. C’est à la faveur des débats autour de la question de la pornographie et du développement du tourisme sexuel durant la décennie 80 que les milieux féministes internationaux se mobiliseront sur la question du trafic des femmes, et que la Convention de 1949 sera remise sur la sellette et contestée. Le phénomène qu’elle était censée juguler prenait même des proportions alarmantes ; en plus, elle passait à côté des formes contemporaines de trafic de femmes. Certaines dates agissent à cet égard comme points de repère dans la mobilisation féministe.

La création des coalitions et les points de vue sur le “ trafic des femmes ”

C’est à l’intérieur des activités du Forum des organisations non gouvernementales, mises sur pied en marge de la Conférence de la mi-décennie des femmes de l’ONU à Copenhague en 1980, que se sont tenus cinq ateliers sur “ l’esclavage sexuel des femmes, sur la traite des femmes et sur le tourisme sexuel ”. Ces ateliers étaient dirigés par Kathleen Barry, qui avait publié aux États-Unis l’année précédente un essai remarqué sur le sujet : Female Sexual Slavery (Barry 1982), et par Uri Kondo, de l’Association des femmes d’Asie (Bunch et Castley 1984 : 13).

Vers la création de la CATW

Dans la foulée de ces travaux, se tiendra, trois ans plus tard, à Rotterdam, aux Pays-Bas, un “ Atelier féministe international contre la traite des femmes ”, à l’instigation de Kathleen Barry, Charlotte Bunch et Shirley Castley. C’est à cette occasion qu’est créé l’International Feminist Network Against Sexual Slavery and Trafficking in Women, ancêtre de l’actuelle Coalition CATW (qui sera fondée en 1991), d’approche abolitionniste. Charlotte Bunch (1984 : 71) décrit ainsi la perspective qui allait animer les premières actions de ce réseau :

Les premières actions de ce réseau seront dirigées contre la prostitution, la traite des femmes, le tourisme sexuel et les rapports avec la violence comme dans le viol, les mutilations sexuelles, l’inceste, les sévices, les mariages imposés, la dot et l’achat d’épouse, la pornographie et la torture des prisonnières politiques[10].

La prostitution est identifiée à une forme d’exploitation sexuelle de même nature que le viol, les mutilations génitales, l’inceste, la violence envers les femmes. Des militantes ajoutent maintenant à la liste des comparaisons “ le commerce du sang et des organes humains ” (Louis 1999 : 13 ).

Dans cette perspective, la prostitution constitue donc en soi une violation des droits de la personne, semblable en cela à l’esclavage. Elle est même tenue responsable de la subordination des femmes comme groupe. De ce fait, elle ne pourra jamais être considérée comme un acte “ volontaire ”. Il ne peut y avoir de “ choix ” en la matière (Barry 1984 : 35).

Estimer que la prostitution est un choix pour la femme revient à réduire toutes les femmes au plus bas et au plus méprisable statut dans une société dominée par les hommes. Ce sont ces idées qui produisent la justification de la prostitution en tant que “ métier ” pour les femmes. On déclare que la plupart des femmes sont exploitées dans leur travail et qu’elles ne subissent qu’une autre forme d’exploitation dans ce “ métier ”. Mais accepter qu’il s’agisse d’un métier veut dire que le corps de la femme est une marchandise. C’est dans cette manière de penser que réside la justification de l’exploitation sexuelle et de la violation des droits de toutes les femmes.

Dans cet univers de pensée, le trafic des femmes se réduit aux migrations aux fins de prostitution, laquelle perdure en raison des “ tierces parties ”, notamment les souteneurs et proxénètes, qui incitent les femmes à se prostituer. Ces abolitionnistes réclament donc l’abolition de la prostitution par la pénalisation non pas des prostituées, les victimes, mais des tierces parties. En ce sens, les mesures prévues à cet effet dans la Convention de 1949 ne sont pas assez sévères. Il faudrait, à cet égard, renforcer les mesures de contrôle dans un nouveau protocole (Leidholdt 1999 : partie 3).

La Convention de 1949 ne va donc pas suffisamment loin. On voudrait aussi qu’elle soit modifiée pour qu’il y soit spécifié que toute prostitution est une violation des droits de la personne et que, de ce fait, elle doit être complètement éliminée. La CATW propose même de remplacer dans la Convention de 1949 la notion de trafic par celle, globalisante, d’exploitation sexuelle au sens large.

Vers la création de la GAATW

Alors que la CATW voit le commerce sexuel comme une menace aux droits de la personne, un autre camp anti-trafic désignera, en lieu et place, la coercition sexuelle, comme on aura l’occasion de le constater (Chapkis 1997 : 56).

La formation de la CATW aura pour effet de provoquer, selon les mots de Gail Pheterson (1989 : 18), une “ avalanche d’alliances entre les femmes à l’intérieur et à l’extérieur de l’industrie du sexe ”.

Peu à peu, en effet, en lieu et place de l’abolitionnisme, d’autres voix vont dès lors se regrouper pour faire entendre d’autres discours dans la lutte contre le trafic des êtres humains. Ces voix vont promouvoir des réformes en vue du changement des conditions de travail et de migration des femmes, et cela, en empruntant une stratégie de défense de droits et d’empowerment des femmes objets de trafic. Ces voix provenant du mouvement de défense des droits des prostituées, allié à des groupes féministes anti-trafic, vont présenter un nouveau point de vue concernant le commerce du sexe : c’est la coercition et l’abus de pouvoir dont les travailleuses du sexe peuvent être l’objet au cours de leurs migrations qui sont à sanctionner, et non la prostitution comme telle, la prostitution volontaire s’entend.

En 1985, l’International Committee for Prostitutes’ Rights se forme. La même année, aux Pays-Bas, et l’année suivante, en Belgique, se tiendront deux congrès mondiaux de travailleuses du sexe, à la suite desquels une charte mondiale des droits des prostituées sera rédigée.

À l’opposé d’une approche abolitionniste, la Charte réclame plutôt de “ [d]écriminaliser tous les aspects de la prostitution adulte résultant d’une décision personnelle[11] ”. Une distinction entre prostitution volontaire et prostitution forcée est donc établie. D’autres initiatives du genre surgiront vers la même époque dans le Sud-Est asiatique.

En 1987 est créée la Fondation hollandaise contre le trafic des femmes (STV) qui remet en question l’approche abolitionniste de la prostitution. L’organisme ne cible pas, dans sa stratégie, la prostitution comme telle, mais plutôt la coercition et l’abus de pouvoir dont les travailleuses du sexe peuvent être l’objet à l’occasion de leurs migrations. La directrice de la STV, Lisa Hofman, explique ainsi l’optique de son organisme (citée dans Chapkis 1997 : 54) :

[...] le meilleur point de départ est d’améliorer les circonstances dans lesquelles la prostitution se déroule. Nous sommes évidemment là pour aider celles qui veulent quitter la prostitution, mais nous reconnaissons aussi l’importance de travailler avec celles qui décident d’y rester pour améliorer les conditions de travail dans ce commerce [traduction libre][12].

Parmi les principes qui sous-tendent la stratégie anti-trafic de la STV, mentionnons le suivant (Lap-Chew 1996 : 214) :

On privilégie les stratégies qui favorisent une prise de contrôle sur sa vie et des mesures positives plutôt que répressives, car ces dernières ont des répercussions négatives sur les femmes impliquées, et parfois sur les femmes dans leur ensemble.

En 1991, le Network of Sex Work Projects (NSWP) est créé. Il ne s’agit pas d’une autre coalition internationale anti-trafic, mais plutôt d’un réseau de travailleuses du sexe et d’organismes leur fournissant des services de soutien en matière de santé et de droits de la personne dans une quarantaine de pays. Ce réseau prendra cependant position au nom des travailleuses du sexe lors d’événements tels que la Conférence des femmes de Beijing, ou, comme on le verra, lors de la signature du Protocole de l’ONU sur le trafic en 2000.

C’est finalement en 1994, à Chiang Mai en Thaïlande, qu’un nouveau réseau international de lutte anti-trafic, la GAATW, est constituée. Formée de groupes de soutien aux victimes de trafic, de groupes de défense des droits des femmes, elle a l’appui de certaines associations de défense des droits des travailleuses du sexe. Le nouveau réseau “ faisait partie du mouvement international des femmes pour la reconnaissance des droits des femmes comme partie intégrante des droits de la personne ” (Lap-Chew 1996 : 211)[13].

La GAATW n’est pas abolitionniste. Elle adopte plutôt une perspective axée sur la décriminalisation/droits de la personne[14]. Les analyses qu’elle a dégagées des consultations auprès de ses groupes membres et alliés l’ont amenée à certaines conclusions : “ Accepter et reconnaître la prostitution comme un travail, c’est reconnaître et valider la réalité des femmes travaillant comme prostituées. ” (GAATW 1997 : 2) Aussi, la GAATW entend combattre activement toutes formes d’abus, de violence et de coercition présentes dans tous les contextes où s’exerce la prostitution.

On reconnaît par ailleurs que le terme “ trafic ”, dans son usage courant, lequel l’identifie à la prostitution internationale, ne convient pas pour décrire la gamme de violations de droits de la personne et d’abus qui sont infligés aux travailleuses migrantes. Les femmes peuvent en effet être l’objet de trafic dans l’industrie du sexe, mais aussi dans l’industrie textile et agricole (des hommes sont aussi objets de trafic dans ces secteurs). Elles le sont également comme travailleuses domestiques ou encore comme “ promises par correspondance[15] ”. Des enfants sont aussi objets de trafic dans le secteur de l’adoption internationale illégale, de même que dans l’industrie des jouets et la fabrication de tapis orientaux.

La GAATW entend, à cet égard, promouvoir une nouvelle définition du trafic. Alors que la plupart des gouvernements réduisent la question au recrutement et au transport aux fins de prostitution, sans considération de la présence ou de l’absence de contrainte ou de coercition, la GAATW, à l’opposé, entend lutter en faveur de l’adoption d’une définition qui lierait les deux phénomènes. Une nouvelle définition du trafic devrait à la fois “ incorporer autant les pratiques de recrutement et de transport que les conditions de travail, et cibler principalement les pratiques abusives ” (GAATW 1997 : 2), ce qui refléterait plus fidèlement les expériences où des femmes sont l’objet d’abus et dans le transport et sur leurs lieux de travail, rendues à destination, lesquelles constituent souvent de véritables violations de droits de la personne.

Le but de la nouvelle coalition est de veiller à ce que les droits des migrantes objets de trafic soient respectés et protégés par les autorités en place. On vise l’autodétermination des femmes (empowerment) plutôt que leur victimisation, spécifie-t-on dans le document de présentation[16]. On entend réinterpréter et redéfinir les lois et conventions anti-trafic dans le sens des intérêts des migrantes. La GAATW défend, entre autres, “ la création d’une structure de protection des droits pour analyser et intervenir stratégiquement dans le cadre de la lutte contre la traite des femmes ” (Lap-Chew 1996 : 212).

Ces quelques points de repère dans la mobilisation des féministes, dans la formation de coalitions pour combattre le trafic de femmes et dans leur façon d’appréhender cette question, établissent en quelque sorte les “ camps ” idéologiques en présence :

  • des militantes féministes radicales partageant une perspective abolitionniste regroupées dans la CATW ;

  • des militants et militantes féministes partageant une perspective axée sur la “ décriminalisation/droits de la personne ”, regroupés dans un autre réseau international, la GAATW.

Quant au NSWP, réseau représentant des travailleuses du sexe, il se situe dans l’orbite de la GAATW, dont il partage en bonne partie[17] les positions.

L’impact de la mobilisation sur l’évolution des perspectives à l’ONU

Ces coalitions ont, chacune à leur manière, exercé des pressions sur diverses instances de l’ONU pour faire modifier en leur sens la Convention de 1949 et la définition du trafic. Ces pressions se sont déployées durant la décennie 90 jusqu’à la signature d’un protocole sur le trafic, en marge de la Convention contre la criminalité transnationale organisée, signée à Palerme en décembre 2000.

Un indice de l’impact de ces pressions peut être décelé dans les changements que diverses organisations ou instances de l’ONU ont apportés à leur définition de la prostitution. Alors que l’UNESCO, entre autres, a conservé grosso modo la perspective abolitionniste qui est celle de la Convention de 1949 (Unesco 1986[18] ; 1995), certaines déclarations de l’ONU s’en écartent.

Mentionnons, à titre d’exemple, l’adoption en 1993 de la Déclaration sur l’élimination de la violence envers les femmes qui établit implicitement la distinction prostitution volontaire/prostitution forcée, lorsqu’elle inclut dans sa définition de la violence les éléments suivants : “ trafficking in women and forced prostitution ” (Coomaraswamy 2000 : paragr. 30). On en a déduit que la prostitution n’est plus considérée, en soi, comme une violence envers les femmes, conformément à la perspective abolitionniste (Doezema 1998 : 40). Cette déclaration est importante : elle doit agir comme standard de mesure des activités de la communauté internationale. La Vienna Declaration and Program of Action, issue de la Conférence mondiale sur les droits humains de 1993, pressera les États d’adopter la Déclaration sur l’élimination de la violence envers les femmes.

Le document final de la Conférence des femmes de Beijing de 1995 va, lui aussi, au-delà de la notion de trafic aux fins de prostitution et inclut d’autres formes modernes de trafic et de pratiques d’esclavage, tels les mariages forcés et le travail forcé. On en appelle à l’élimination du trafic des femmes et de la prostitution forcée, et non à l’élimination de la prostitution comme telle.

Une rapporteuse spéciale de l’ONU sur la violence envers les femmes, Mme Radhika Coomaraswami, est nommée en 1994. Elle commandera une enquête sur la traite et la prostitution sous contrainte à deux personnes de la GAATW et de la STV, organismes se situant à l’opposé de la perspective abolitionniste de la Convention de 1949.

Le rapport d’enquête sera déposé en 1997 (Wijers et Lap-Chew 1997) : la séparation entre trafic et prostitution sera clairement opérée et toutes les situations de trafic seront ciblées. C’est la coercition qui doit être l’élément central de toute définition du trafic, selon le document[19]. Cette nouvelle définition doit établir une distinction entre l’aspect du recrutement, d’une part, et l’aspect des conditions de travail, rendu à destination, d’autre part[20].

La définition à deux volets du rapport Wijers et Lap-Chew a été adoptée par la rapporteuse spéciale de l’ONU sur la violence à l’égard des femmes dans le rapport qu’elle a déposé en 2000 (Coomaraswami 2000 : paragr. 10-17).

Le Protocole de l’ONU sur le trafic et ses interprétations contradictoires

Le processus qui a conduit au Protocole de l’ONU sur le trafic à Palerme en 2000 apparaît à cet égard comme l’apogée du long processus de pressions exercées par les coalitions internationales pour faire valoir leur définition respective du trafic des femmes. Il s’agissait là d’un moment clé car aucune définition vraiment consensuelle n’existait à ce jour sur le plan international[21].

Pour la CATW, il fallait renforcer la Convention de 1949, en lui donnant de véritables dents et en insistant pour qu’il y soit spécifié que toute prostitution est exploitation sexuelle et violation des droits de la personne. Son réseau s’est donc notamment mobilisé (Raymond 2001 : 3) “ pour que la définition de la traite des personnes protège toutes les victimes, et non pas seulement celles qui auraient été en mesure de prouver la contrainte. Le Réseau a également oeuvré pour que soient assurés des mécanismes de protection pour les femmes et les enfants victimes de la traite, mais aussi pour que des mesures cohérentes soient intégrées dans la poursuite des trafiquants. ”

Du côté de la GAATW et ses alliés, il fallait veiller à ce que soient minimalement inscrites, dans une convention révisée, une définition du trafic qui englobe les aspects du travail forcé, de l’esclavage et de la servitude, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières, ainsi que la reconnaissance de droits aux personnes objets de trafic. La définition devait aussi être en mesure de répondre aux besoins de telles personnes (Jordan 2002 : 3).

La définition de la traite des personnes, spécifiée dans le Protocole de l’ONU sur le trafic, a donné lieu à des interprétations contradictoires, correspondant aux deux camps idéologiques. Après avoir exposé les buts de ce protocole et sa nouvelle définition de l’expression “ traite des personnes ”, nous donnerons les grandes lignes de ces interprétations. Nous ferons aussi état des commentaires formulés par le NSWP, représentant plus spécifiquement les vues d’associations de travailleuses du sexe.

La nouvelle définition de la traite des personnes

Signalons au départ que le Protocole de l’ONU sur le trafic, dont le titre exact est : Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, est un document “ additionnel ” à la Convention contre la criminalité transnationale organisée signée à Palerme en 2000. Ainsi associée en “ complément ” à la Convention, la perspective de ce protocole sera donc une perspective de contrôle du crime organisé d’abord, et non un instrument de défense de droits de la personne, comme le fera remarquer entre autres la haute commissaire aux droits humains de l’ONU, Mary Robinson (Robinson 1999 : paragr. 3).

Les objectifs de ce protocole sont de trois ordres. Il s’agit : de “ prévenir et de combattre la traite des personnes, en accordant une attention particulière aux femmes et aux enfants ” ; de “ protéger et d’aider les victimes d’une telle traite, en respectant pleinement leurs droits fondamentaux ” ; et, enfin, de “ promouvoir la coopération entre les États Parties en vue d’atteindre ces objectifs ” (article 2).

Qu’est-ce que la traite des personnes ? L’article 3 du Protocole de l’ONU sur le trafic précise la définition de cette expression, la première depuis la Convention de 1949. Comme cet article spécifiant le contenu de la notion de trafic sera l’objet d’interprétations contradictoires de la part de la CATW et de la GAATW, nous reproduisons ici les deux alinéas de cet article où est définie l’expression “ traite de personnes ”. Des “ notes interprétatives ” précisent le sens de certains termes[22].

  1. L’expression “ traite des personnes ” désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité[23], ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle[24], le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes.

  2. Le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé[25].

Les articles 4 à 6 concernent la protection des personnes victimes de trafic et les articles 7 à 11, la prévention, la coopération entre États et diverses autres mesures.

Ce protocole a donné lieu, comme nous l’avons mentionné plus haut, à des interprétations contradictoires, correspondant aux camps idéologiques, en raison notamment du fait que l’expression “ exploitation sexuelle ” n’est pas définie : les États sont donc libres de l’interpréter en fonction de leurs propres lois en la matière[26]. Cela a été, semble-t-il, l’ultime compromis auquel les camps opposés ont souscrit (Lepp 2002 : 92). Les interprétations contradictoires de la CATW et de la GAATW ont été énoncées dans les deux guides annotés du Protocole de l’ONU sur le trafic que les deux coalitions ont respectivement publiés à l’intention du public (Raymond 2001 ; Jordan 2002). Nous les résumons ici.

Suivront enfin les commentaires du NSWP au Protocole de l’ONU sur le trafic. Ce réseau avait proposé à ses membres, comprenant des associations de travailleuses du sexe, de s’opposer à son adoption, et cela, dès la parution de sa version provisoire. Les motifs à l’appui de ce rejet jettent un éclairage complémentaire sur la question.

Les commentaires de la CATW

La position de la CATW concernant la définition des termes a été exprimée dans le Guide du nouveau Protocole sur la traite des Nations Unies (Raymond 2001) et, notamment aussi, par Gunilla Ekberg, de la CATW-Canada, lors des Journées de formation sur la mondialisation de la prostitution et du trafic sexuel, tenues à Montréal en mars 2001 (Ekberg 2001a), et durant sa campagne d’information sur le sujet dans la métropole en novembre 2001 (Ekberg 2001b ; Guénette 2002).

La CATW estime que le Protocole de l’ONU sur le trafic s’inscrit entre autres “ dans la filiation de la Convention de 1949 ” et “ marque une étape dans l’affirmation de la protection des droits humains des femmes et des enfants ” (Raymond 2001 : 10). Concernant la nouvelle définition internationale du trafic, la CATW relève certains points essentiels, notamment les aspects suivants : “ Toutes les victimes de la traite des personnes seront protégées et non pas seulement celles qui devront prouver la contrainte ” ; “ Le consentement des victimes de la traite est hors de propos ” ; La définition du trafic englobe des moyens criminels “ moins explicites tels que l’abus de la vulnérabilité d’une victime ” ; “ L’exploitation de la prostitution et la traite ne peuvent être dissociées ” (Raymond 2001 : 4).

Soulignons ici que, dans la mise en évidence des points essentiels du Protocole de l’ONU sur le trafic, la CATW ne fait pas référence aux notes interprétatives qui précisent le contexte dans lequel certains termes y sont employés, tels ceux d’exploitation sexuelle, de consentement, si ce n’est pour en mentionner l’existence dans une note en bas de page, et signaler qu’il s’agit de “ clauses de compromis […] exigées en particulier par les pays qui ont légalisé/réglementé la prostitution ” (Raymond 2001 : 5).

Selon la CATW, un des enjeux majeurs du Protocole de l’ONU sur le trafic sera son interprétation : “ nous devons nous assurer que l’interprétation qui en est faite est fidèle et qu’elle est correctement utilisée comme base législative aux niveaux national, régional et multi-régional ” (Raymond 2001 : 6). Cet enjeu a de nouveau été énoncé en mars 2001 à Montréal par Gunilla Ekberg, de la CATW-Canada : “ Il est très important que nous, en tant qu’ONG [organisation non gouvernementale], suivions ce processus de très près et supervisions l’interprétation faite du Protocole au plan continental et au plan national ” (Ekberg 2001a : 68).

Le guide de la CATW donne pour preuve du bien-fondé de ces inquiétudes l’interprétation avancée par la GAATW et ses alliés. Pour la CATW, le lobby pro-travail du sexe a eu recours à une interprétation “ en parfaite contradiction avec la définition du Protocole ”, parce que “ [d]e toute évidence, après avoir perdu cette bataille cruciale, le lobby pro-travail du sexe cherche à interpréter désormais de façon tronquée la définition de la traite ” (Raymond 2001 : 7).

Selon Raymond (2002 : 6-9) la stratégie de la CATW sera désormais la suivante :

  1. “ Veiller à protéger l’interprétation du Protocole sur la traite des personnes ” ;

  2. “ Confronter la tendance croissante visant à séparer la prostitution de la traite ” ;

  3. “ Remettre la prostitution dans l’agenda politique ” ;

  4. “ Combattre le courant visant à légaliser/réglementer la prostitution comme travail ” ;

  5. “ Pénaliser les acheteurs de sexe ” ;

  6. “ Les femmes victimes de la traite ne doivent pas être traitées comme des migrantes criminelles ” ;

  7. “ Financer les associations de femmes qui luttent contre la traite et le système de prostitution ”.

Les commentaires de la GAATW

Le Human Rights Caucus, auquel participe la GAATW[27], a lui aussi publié son guide annoté du Protocole de l’ONU sur le trafic : The Annotated Guide to the Complete UN Trafficking Protocol (Jordan 2002). On y déplore au départ le fait que ce protocole se situe dans une perspective de contrôle du crime et non de protection des droits de la personne, avec pour résultat que les législateurs ont créé de ce fait un solide instrument d’application des lois, mais avec un langage très peu contraignant en matière de protection des droits de la personne et d’assistance aux victimes.

En ce qui concerne la définition du trafic toutefois, le guide de la GAATW estime que les deux grandes priorités qu’il voulait voir inscrites dans le Protocole de l’ONU sur le trafic ont été en bonne partie retenues dans le document final. Selon Jordan (2002 : 3), ces priorités étaient de s’assurer que ce protocole “ 1- définisse le trafic de telle sorte qu’il englobe le travail forcé, l’esclavage et la servitude, peu importe que ce trafic s’effectue à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières des pays, et 2- reconnaisse les droits et réponde aux besoins des personnes objets de trafic ” [traduction libre].

À cet égard, on estime que le premier but a été atteint : l’ONU est allée le plus loin qu’elle le pouvait dans un accord international. Dans son protocole, elle a adopté une définition large du trafic, laquelle englobe la plupart des aspects du trafic international et certains de ces derniers sur le plan national. Quant au second but, il n’a été que partiellement atteint, certains délégués gouvernementaux ne croyant pas opportun d’inclure des dispositifs de protection de droits dans un tel protocole. En l’occurrence, le langage employé est très peu contraignant.

Toutefois, du fait que le trafic comporte désormais une définition plus large, on pourra s’appuyer sur d’autres accords internationaux pour obliger les gouvernements à protéger les droits des personnes objets de trafic (par exemple, les conventions au sujet de l’esclavage et des pratiques s’apparentant à l’esclavage, concernant l’élimination de toute forme de discrimination envers les femmes, les conventions portant sur les droits de l’enfant, les conventions de l’Organisation internationale du travail, etc.).

En matière de protection des droits de la personne, la stratégie de la GAATW et de ses alliés a été de mettre au point un document destiné à suggérer aux divers gouvernements des mesures pratiques pour satisfaire à leurs obligations internationales en matière de droits de la personne envers les personnes objets de trafic. Ce document, Human Rights Standards for the Treatment of Trafficked Persons (GAATW 1999)[28], a été élaboré à partir de normes reconnues par le droit international en matière de droits de la personne. Il est aussi destiné à fournir aux victimes de trafic une protection légale.

Reconnaissant que près de la moitié des migrants aujourd’hui sont en réalité des migrantes, les normes incluses dans ce document “ mettent l’accent sur les droits et les besoins des adultes et portent une attention particulière aux problèmes et aux besoins des victimes féminines du trafic ”. Quant aux droits et aux besoins spécifiques des enfants, ils “ devraient être protégés selon les principes contenus dans la Convention sur les droits de l’enfant ” (GAATW 1999)[29].

En effet, les Human Rights Standards ne contiennent pas, à cet égard, de dispositions particulières concernant les droits et les besoins de “ l’enfant fille ou des enfants en général ”. On reconnaît que la situation des adultes, et particulièrement celle des femmes, ne doit pas être confondue avec celle des enfants. Le document remet même en cause ce “ lien historique entre “ femmes et enfants ” [car il] s’est avéré problématique de plusieurs façons ”. L’explication donnée est la suivante (GAATW 1999 )[30] :

Ce lien suppose souvent que l’on traite les femmes comme si elles étaient des enfants et leur nie les droits normalement dévolus aux adultes, tel le droit de contrôler sa propre vie et son corps. Ce lien sert également à souligner le rôle spécifique des femmes en tant que pourvoyeuses de soins aux enfants et nie la nature changeante du rôle de la femme dans la société, plus particulièrement celui, grandissant, des femmes en tant que seuls soutiens des membres dépendants de la famille et, par conséquent, en tant que migrantes économiques à la recherche d’emploi.

Les normes qui sont élaborées dans les Human Rights Standards, touchent les éléments suivants :

  • le principe de non-discrimination ;

  • la sécurité et le juste traitement ;

  • l’accès à la justice ;

  • l’accès aux actions privées et aux réparations ;

  • le statut de résident ou de résidente ;

  • la santé et les autres services ;

  • le rapatriement et la réintégration ;

  • la coopération des États.

Le document en appelle finalement aux États afin qu’ils adoptent des lois nationales ou modifient en conséquence celles qui sont déjà en vigueur.

Soulignons enfin que les Human Rights Standards ont reçu l’appui de la haute commissaire aux droits humains de l’ONU, de la rapporteuse spéciale de l’ONU sur la violence envers les femmes et, comme on le verra, du NSWP.

Les commentaires du NSWP

Le Network of Sex Work Projects, qui fournit des services aux travailleuses du sexe en matière de santé et de droits de la personne dans une quarantaine de pays, avait demandé à ses membres, dès la parution de la version provisoire du Protocole de l’ONU sur le trafic, de s’opposer à son adoption. Parmi les raisons évoquées, mentionnons le fait que ce protocole cible la catégorie des “ femmes et des enfants ”, ce qui ne refléterait pas de façon réaliste les réalités du travail international : les facteurs qui rendent les personnes potentiellement vulnérables aux trafiquants incluent aussi, outre l’âge et le sexe, l’ethnicité et l’orientation sexuelle.

Le NSWP s’oppose aussi à l’emploi même du terme “ trafic ”. Selon ce réseau, comme ce terme a le plus souvent été synonyme de prostitution, ou de migration (illégale) pour le “ travail du sexe ”, il a toujours été employé, historiquement, contre les prostituées/travailleuses du sexe migrantes (NSWP 1999 : 2) :

Au lieu de protéger les femmes de la violence et des abus de toutes sortes, les mesures anti-trafic ont souvent été utilisées par la police pour punir les femmes migrantes et les travailleuses du sexe et pour restreindre leur liberté de mouvement [traduction libre].

Le NSWP croit que l’emploi du terme “ trafic ” aura pour effet de cibler encore l’industrie du sexe et, de ce fait, d’entraîner une marginalisation toujours plus grande des travailleuses du sexe. Étant donné que les définitions du trafic sont contradictoires et que leur emploi peut être nuisible aux femmes, un effort est nécessaire, selon le NSWP, pour trouver d’autres définitions et d’autres termes en vue de décrire les abus de pouvoir survenant dans les migrations aux fins de travail et dans les conditions qui règnent dans l’industrie du sexe. Ces nouvelles définitions doivent être élaborées indépendamment des intérêts nationaux de protection des frontières.

Autre motif de s’opposer au Protocole de l’ONU sur le trafic : en maintenant le lien entre trafic et industrie du sexe, il détourne l’attention de la véritable nature des abus dont sont l’objet les travailleuses du sexe dans leurs droits. Pour le NSWP, la prostitution n’est ni un abus de droits de la personne, ni une forme d’exploitation sexuelle. On déplore à cet égard le fait que le Protocole de l’ONU sur le trafic ne définisse pas clairement l’expression “ exploitation sexuelle ”.

Le NSWP est par ailleurs d’avis que les conditions d’exploitation et d’abus au sein de l’industrie du sexe ne sont pas limitées au domaine de ce que l’on appelle communément le “ trafic ”. Les travailleuses du sexe qui n’ont jamais migré pour travailler demeurent sujettes, dans leur propre pays, à des violations de droits de la personne, notamment l’arrestation arbitraire et la détention (NSWP 1999 : 3) :

L’application systématique de normes en matière de droits de la personne et de droits du travail, plutôt que l’adoption de nouvelles mesures anti-trafic potentiellement nocives, devrait être la meilleure façon d’assurer, à toutes les travailleuses du sexe, leurs droits et leur dignité [traduction libre].

Le NSWP propose plutôt les stratégies suivantes :

  1. Que les États assurent aux travailleuses du sexe, peu importe comment elles sont entrées dans l’industrie, la gamme de protections prévues au titre des droits de la personne, de même que les protections reconnues dans les normes internationales du travail élaborées par l’Organisation internationale du travail pour d’autres industries ;

  2. Que les politiques d’immigration restrictives qui contribuent à l’exploitation des migrants soient revues. Les travailleuses du sexe devraient avoir le droit de voyager librement et d’obtenir des visas, peu importe leur pays d’origine et leur origine ethnique ;

  3. Que les pays de destination financent des programmes assurant soutien et information aux travailleuses du sexe migrantes. Dans le but d’atteindre une plus grande autonomie, les travailleuses devraient être soutenues financièrement pour former leurs propres groupes de défense ;

  4. Que les travailleuses du sexe qui ont été l’objet d’abus ou de violence dans leur recrutement ou leur travail se voient offrir soutien et services appropriés, ou d’autres possibilités de travail dans les pays de destination, ou encore le transport gratuit vers leur pays d’origine, si tel est leur désir, comme cela est prévu dans les Human Rights Standards.

Cet aperçu de la documentation féministe produite en marge du débat sur la question du trafic ou des migrations des femmes nous amène, en terminant, à réfléchir à l’univers explicatif du féminisme radical et à sa version abolitionniste.

Vers la “ migration ” d’un certain féminisme radical ?

Ne jamais oublier que les femmes gagnent leur vie de l’autre côté des cibles de nos luttes : pornographie, prostitution, métiers traditionnels, mariage, etc. Viser ceux qui les exploitent.

Agenda des femmes 1984. Montréal, Les éditions du remue-ménage (pensée du 17 novembre).

Les remises en question suscitées par l’irruption, sur la place publique, de la parole de travailleuses du sexe, plus précisément de celles qui entendent continuer à offrir des services sexuels contre compensation, posent à tout le moins un énorme défi au féminisme radical, par l’entremise de sa composante abolitionniste : ce système explicatif, à prétention universelle, est-il capable d’inclure, dans son univers de pensée et d’action, ces “ combattantes des rues ”, comme Ti-Grace Atkinson les qualifiait en 1974[31] ? En d’autres termes, ces travailleuses du sexe, migrantes comme non migrantes, vont-elles causer la “ migration ” de quelques postulats d’un certain féminisme radical ?

Le féminisme radical : le fruit d’une histoire

Précisons tout d’abord que l’expression “ féminisme radical ” n’a pas signifié la même chose partout depuis son apparition aux États-Unis à la fin des années 60. Être radicales aux États-Unis (Echols 1984) n’avait pas tout à fait le même sens qu’être radicales en France (Questions féministes 1977) ou au Québec (Saint-Jean 1983).

Ce que l’on entend aujourd’hui par “ féminisme radical ” est en fait le fruit d’une histoire : celle de la disparition de certaines composantes de départ (la tentative de lier la question des classes de sexe aux classes sociales et la déconstruction de la “ culture féminine ”, par exemple) et la prééminence de certaines autres qui ont réussi à s’imposer et à imprimer au féminisme radical le sens qu’on lui donne en règle générale maintenant.

Être féministe radicale de nos jours, c’est, généralement parlant (car il n’y a pas de bible en la matière[32]), croire que le patriarcat, ce pouvoir des hommes sur les femmes dans la famille et la société, est le système explicatif de la situation générale de toutes les femmes ; il a traversé et traverse tous les systèmes connus, toutes les classes, toutes les cultures ; sa manifestation première est le contrôle et l’appropriation du corps et de la sexualité des femmes par la classe des hommes. Il a créé deux cultures distinctes : l’une, masculine, dominante et dominatrice, et l’autre, féminine, dominée et opprimée. L’essai de Kathleen Barry, L’esclavage sexuel de la femme, document clé de la CATW, se situe dans cette ligne de pensée, théorisée, entre autres, par Kate Millet dans Sexual Politics en 1970. Par ses analyses de la prostitution et de la pornographie, Barry a contribué à imprimer une tangente “ abolitionniste ” au féminisme radical.

Très tôt, durant la décennie 70, le féminisme radical a été contesté aux États-Unis par des féministes noires puis, notamment à l’occasion de la tenue des premières conférences de l’ONU sur les femmes, par des femmes du Sud. Pour ces femmes, l’oppression de sexe n’était pas l’oppression première et unique qui mobilisait leurs énergies pour le changement social. Bien d’autres oppressions interagissaient simultanément dans leur vie. On a accusé le système explicatif de l’oppression des femmes du féminisme radical de surgénéraliser à toute la planète le problème de certaines femmes blanches occidentales hétérosexuelles[33].

Une généralisation abusive, la victimisation et l’exclusion

Cette pensée totalisante, incarnée ici dans le fait d’englober sous l’appellation “ trafic des femmes” toutes les migrations des femmes aux fins de prostitution, ferait fi, selon des associations de défense de droits de travailleuses du sexe, des multiples situations et conditions dans lesquelles se déroule le travail du sexe, dont les réalités sont tout aussi complexes que plurielles. Assimiler trafic et prostitution constituerait une généralisation non seulement abusive, mais aussi dangereuse : un tel amalgame empêcherait de voir à l’oeuvre les véritables trafiquants et empêcherait aussi les travailleuses du sexe de voyager et travailler en sécurité. La compréhension de la complexité des expériences migratoires des femmes serait ici complètement brouillée (Brock et autres 2000 : 88).

Autre objection au système de pensée du féminisme radical présentée par des associations de travailleuses du sexe à l’occasion du débat sur la question du trafic des femmes : cette pensée, dans sa version abolitionniste, ferait de toutes les femmes qui exercent une activité sexuelle rémunérée des “ victimes innocentes ” de l’appétit sexuel irrépressible des hommes.

Le féminisme radical abolitionniste se trouverait, par le fait même, non seulement à souscrire à “ une vision faussement “ naturelle ”, universelle d’une sexualité masculine brutale, irrépressible[34] ”, mais encore à placer toutes ces femmes “ dans le même état d’irresponsabilité que l’enfant, à sauver coûte que coûte ” (Stella 2002 : 2 et 4). Le féminisme abolitionniste, dont le système explicatif prétend à l’universalité, se trouverait ainsi à refuser à certaines femmes la capacité de s’autodéterminer et d’être les agentes de leur propre vie. Ce féminisme refuserait (Stella 2002 : 1) “ de [leur] reconnaître la capacité de choisir le sens à conférer à [leur] expérience des rapports sociaux, et les besoins et les stratégies de résistance qui en découlent. ”

En réalité, résume une travailleuse du sexe, le féminisme abolitionniste refuse aux femmes “ le droit de dire non, le droit de dire oui et le droit de dire je charge tant ”. Il refuse de “ reconnaître [qu’elles savent] ce qu’il [leur] faut ” (Nadeau 2002 : 2).

Cet aspect de la critique des associations de travailleuses du sexe rejoint une critique plus générale déjà formulée par Christine Delphy à l’endroit de toute théorie générale explicative. Elle parlait de ces “ risques du métier ” intellectuel, plus précisément celui du “ danger intrinsèquement contenu dans l’ambition de décrire un système : à force de montrer comment il fait système justement, et contraint les individus, et les dominés plus que les autres, à la fois on aplanit les individus – on ne comprend plus ni pourquoi ni comment même une personne échapperait à l’action de bulldozer du système –, et on sous-estime les forces de changement ” (Delphy 1994 : 96).

On peut, dans la même foulée, poser cette question au féminisme radical abolitionniste et à son analyse de la prostitution : quelle place y a-t-il, dans ce système explicatif, pour “ l’expression d’une conscience qui se révolte[35] ”, à part celle que le féminisme abolitionniste lui laisse soit celle de “ survivante ” qui doit nécessairement vouloir “ sortir de la prostitution ” et lutter pour abolir l’“ institution[36] ” ? Quelle place y a-t-il pour les autres, celles qui y restent, et qui entendent changer l’institution de l’intérieur ? Et, comme le demande Maria Nengeh Mensah (2002 : 5), quel “ espace citoyen ” est autorisé à ces femmes pour “ dire leur point de vue et, ce faisant, [pour] participer à la vie collective et sociale ” ?

L’interprétation moralisatrice et essentialiste des pratiques sexuelles

En plus de ces critiques portées à l’endroit du féminisme radical, version abolitionniste, concernant ses généralisations abusives, sa pensée totalisante, sa victimisation de toutes les travailleuses du sexe sans distinction et son exclusion de certaines de l’“ espace citoyen ”, il est un autre aspect plus général soulevé par les associations de défense des droits des travailleuses du sexe dans les débats sur la question du commerce du sexe : il s’agit de la “ moralité ” des relations sexuelles, des relations sexuelles “ correctes ” et “ incorrectes ”. Existe-t-il une seule interprétation, valable en tout temps et en tout lieu, de ce que sont et doivent être les relations sexuelles, demandent en substance les associations de défense des travailleuses du sexe ?

Comme le précise la présentatrice de l’anthologie intitulée : Global Sex Workers, Kamala Kempadoo (Kempadoo et Doezema 1998), l’une des remises en question les plus bouleversantes provoquées par la conceptualisation de la prostitution comme travail réside dans la relation qui existe dans la tête des gens entre actes sexuels et “ amour ”, et l’idée que, sans amour, les pratiques sexuelles sont nocives et abusives, voire “ dégradantes ” (Ekberg 2002b : 6)[37]. Une telle identification des actes sexuels à l’amour et au moi profond de l’être constituerait une interprétation essentialiste (Kempadoo 1992 : 5) :

In such perspectives, the sale of one’s energies is confused with a particular morality about sexual relations and essentialist cultural interpretations are imposed upon the subject. The conflation of sex with the highest form of intimacy presupposes a universal meaning of sex, and ignores changing perceptions and values as well as the variety of meanings that women and men hold about their sexual lives.

Si l’on en croit Michel Foucault, ce ne serait en effet que depuis deux siècles que la civilisation occidentale identifie de la sorte activité sexuelle et identité fondamentale de l’être (Foucault 1976 ; Parent 2001). Des témoignages de travailleuses du sexe “ non-victimes ” ont déjà souligné que l’objectivation des émotions, ainsi que la distanciation entre leur ego et leur travail, n’aurait pas nécessairement en soi le caractère destructeur et néfaste qu’on leur prête invariablement (Chapkis 1997 ; Delacoste et Alexander 1998). La variété de leurs expériences en la matière serait beaucoup plus complexe.

De la stigmatisation à la reconnaissance d’un travail

Autre remise en question posée au système explicatif du féminisme radical : le choix de l’expression “ travail du sexe ” pour remplacer le terme “ prostitution ”. L’“ invention ” de cette expression serait le fait de Carol Leigh (1997)[38]. Dans son esprit, avec l’expression “ travail du sexe ”, on passe d’une définition par son statut à la mise en évidence du travail exercé[39]. Cette nuance était ainsi expliquée par Claire Thiboutot, du groupe Stella de Montréal, défendant les droits des travailleuses du sexe (rapporté par Colpron 2001 : 12) :

Le travail du sexe n’est pas une pratique identitaire car les travailleuses du sexe refusent d’entrer dans cette catégorie binaire où l’identité “ travailleuse du sexe ” est une identité avec des caractéristiques psychologiques, individualisantes, et donne lieu à une catégorie morale ou légale particulière. C’est ce refus-là qui vient s’affirmer, en disant : ce n’est pas une identité, c’est un travail, c’est une activité génératrice de revenus.

Ce refus d’être assignée à une identité (“ C’est une prostituée, c’est une pute ”, etc.) est, selon nous, à mettre en parallèle avec la volonté de déconstruction – ou de “ désessentialisation ” – de l’expression “ la femme ” ou “ la ménagère ” opérée par des féministes quelques décennies plus tôt.

Au Québec, dès 1961, la journaliste Adèle Lauzon pressent tout le travail de déconstruction et de dé-naturalisation des femmes qu’il y a à faire à cette époque lorsqu’on parlait de “ la ” femme, comme une identité essentielle : “ La femme n’est pas une profession, ni un statut social ”, écrit-elle[40]. Quelques années plus tard, des féministes se sont attaquées à l’expression “ la ménagère ”. Jusqu’alors, le travail ménager se confondait avec l’identité même des femmes, et n’était pas appréhendé comme une construction sociale (Bélanger et Boyer 1990). Ces féministes l’ont alors sorti du domaine “ naturel ”, et donc invisible, où il était cantonné pour le présenter comme un travail, le travail familial ou travail au foyer.

Cette volonté d’appeler “ travail du sexe ” l’activité qui consiste en l’échange de services sexuels monnayés, et “ travailleuses du sexe ” celles qui pratiquent cette activité, en lieu et place de “ prostitution ” et “ prostituées ”, avec la référence identitaire et le stigmate qui leur sont sous-jacents, nous semble faire partie du même processus.

Les autres féminismes radicaux

Généralisations abusives et amalgames dangereux, pensée totalisante, victimisation et exclusion de travailleuses du sexe de l’“ espace citoyen ”, interprétation moralisatrice et essentialiste des actes sexuels : telles sont quelques-unes des contestations formulées par des associations de défense de droits de travailleuses du sexe à l’endroit du système explicatif du féminisme radical, version abolitionniste, faut-il le répéter.

Car il ne convient pas, non plus, d’“ essentialiser ” le féminisme radical, qui connaît bien des variantes dont certaines, plus matérialistes, s’éloignent complètement de l’approche abolitionniste. Mentionnons les travaux de l’anthropologue Paola Tabet, sur les échanges sexuels contre compensation (1987, 1989, 1991).

Se situant dans la lignée du féminisme radical matérialiste français (Questions féministes 1977) et de la théorie de l’appropriation des femmes de Colette Guillaumin (1992), Tabet place la question de la prostitution sur le continuum des échanges économico-sexuels entre hommes et femmes et de ses multiples variantes. Entre autres, elle étudie, dans diverses sociétés, comment, dans cette dynamique, “ on peut voir à l’oeuvre un processus qui conduit à dégager le service sexuel de l’ensemble des prestations dans lesquelles il est encastré, à séparer, pour la personne qui le fournit, le service de la sexualité, et à poser le service sexuel comme travail pur et simple ” (Tabet 1991 : 229-230).

Marie-Andrée Roy (1991 et 1996), que l’on peut situer dans la variante chrétienne du féminisme radical matérialiste, parle, elle aussi, en termes de continuum prostitutionnel lorsqu’elle énonce ce qui suit (2002 : 24) :

En élargissant la définition du concept de prostitution, on s’aperçoit que l’humanité partage, plus qu’on ne le pense de prime abord, des éléments du vécu prostitué. Il ne s’agit pas de gommer l’expérience spécifique des personnes qui offrent des services sexuels contre rémunération, mais de se savoir partie prenante de l’expérience humaine prostitutionnelle. Il n’y a plus les prostituées d’un bord et de l’autre celles qui savent et qui jugent. Il y a des femmes en quête de leur humanité qui peuvent s’écouter et s’entraider. L’écoute des personnes qui ont pratiqué ou qui pratiquent toujours la prostitution devrait constituer un aspect essentiel de notre démarche de réflexion féministe.

À l’heure des divisions séparant les féministes sur la question du trafic/migrations des femmes, qui se superpose à celle de la prostitution/travail du sexe, un appel à une telle démarche devrait être entendu, bien au-delà des rangs des féministes chrétiennes […] Écouter non seulement les “ survivantes ”, pour employer le terme des abolitionnistes, mais aussi celles qui, pour toutes sortes de raisons, continuent de gagner ainsi leur vie et, de la sorte, essayer de comprendre leur point de vue de l’intérieur. “ Et […] si elles étaient féministes ? Voilà un espace à découvrir ”, de suggérer Maria Nengeh Mensah (2002 : 5).

Ce continuum prostitutionnel devrait contribuer à nous inscrire, selon Roy, dans un continuum de solidarité féministe. Cet esprit ne devrait-il pas présider aux débats actuels et futurs ? Pour cela, il faut cependant, au départ, reconnaître que la dynamique prostitutionnelle existe, et qu’elle est au coeur même de la socialisation des petites filles depuis des lustres. Cette dynamique, la féministe française Madeleine Pelletier (1991 : 78) l’identifiait ainsi en 1935 :

Mais il faut se dire que toute l’éducation de la femme est placée sous le signe de la prostitution. Dès qu’elle se tient sur ses jambes, la fillette comprend qu’elle doit plaire. On lui apprend la coquetterie ; on soigne ses cheveux, sa mise, on éduque son geste. La spontanéité, le naturel sont bannis ; tout est recherché en vue de l’effet à produire.

Le féminisme radical, version abolitionniste, peut-il continuer à exclure certaines voix, en l’occurrence ces voix de “ combattantes des rues ”, de son univers de pensée et d’action ? Auquel cas, on peut se demander si le féminisme radical lui-même ne risque pas d’être emporté dans cette aventure par la vague abolitionniste… Il faudra, à cet égard, demeurer vigilantes et prendre garde d’identifier, comme le font des abolitionnistes (et aussi certaines travailleuses du sexe), tout le féminisme radical[41], ou même “ l’analyse féministe ”, à cette version exclusive qu’est l’abolitionnisme, dont certains accents ressemblent étrangement parfois, il faut le déplorer, à ceux de l’intégrisme. Si, par contre, ces voix, jusqu’ici non légitimes en ces lieux, arrivent enfin à être écoutées, certains postulats de base de cette variante du féminisme radical devront vraisemblablement effectuer une sérieuse migration …

Dans son Odyssée d’une amazone, Ti-Grace Atkinson écrit (1975 : 144) : “ La prostitution est de première importance pour une analyse économique des femmes. Elle est aussi de première importance pour toute analyse politique de la classe des femmes. Enfin, la prostitution est de première importance pour une analyse efficace de la structure des rapports de classe homme-femme. ” N’est-ce pas d’abord avec les travailleuses du sexe, “ survivantes ” et “ combattantes ”, que les féministes devraient solidairement réfléchir à ces questions ?