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La régénération correspond à la reconstitution, morphologique et fonctionnelle, d’une partie vivante qui a été détruite ((→) m/s 2002, n° 10, p. 917). Chez la plupart des vertébrés adultes, la capacité de régénérer est limitée à quelques tissus, comme par exemple le foie, la peau, les os et les muscles squelettiques. Il est toutefois possible d’observer la régénération des appendices (pattes, queue, nageoire, etc.) chez certains amphibiens et poissons. Cette régénération s’accompagne d’une restauration complète de la forme, de la segmentation et des fonctions de la portion amputée. Ce phénomène implique un renouvellement coordonné de nombreux types cellulaires à partir d’un petit pool de cellules. Concernant l’origine des cellules qui vont participer à la régénération, les hypothèses et la nomenclature ont varié. Il peut s’agir aussi bien de cellules souches indifférenciées, recrutées dans le moignon et migrant vers l’épiderme de cicatrisation, que de cellules différenciées subissant une étape de dédifférenciation accompagnée d’un retour à la prolifération. Ce sont surtout les travaux fondés sur la seconde hypothèse qui en ont démontré définitivement l’existence [1, 2]. Pour désigner l’ensemble des cellules qui vont être mobilisées au cours de la régénération, nous utiliserons ici le terme de cellules de réserve qui paraît le plus commode, même s’il a parfois servi à désigner soit les cellules indifférenciées, soit les cellules subissant une dédifférenciation, soit les deux.

Régénération des appendices, phylogénie et ontogénie

En 1768, L. Spallanzani, qui le premier observa la régénération des pattes chez les salamandres, s’interrogeait déjà sur le fait que ce phénomène soit restreint à certaines espèces [3]. Le phénomène de régénération est très répandu parmi les métazoaires [4] et apparaît dans des branches éloignées chez les vertébrés (Figure 1). Le phénomène de régénération des appendices correspond-t-il à plusieurs émergences au cours de l’évolution ou bien à un processus ancestral qui a été perdu dans certains phylums? S’il correspond à un mécanisme ancestral, ce qui est le plus probable [5], la comparaison des circuits moléculaires impliqués dans le recrutement de cellules de réserve doit permettre de comprendre pourquoi cette faculté est perdue dans certains phylums, en particulier chez les mammifères [6].

Figure 1

Régénération des nageoires et des pattes chez les vertébrés.

Régénération des nageoires et des pattes chez les vertébrés.

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Chez certaines espèces, la capacité de régénérer décroît avec le développement de l’individu pour disparaître complètement chez l’adulte. Ainsi, chez les anoures comme chez le xénope, la capacité de régénérer les pattes est totale avant la métamorphose mais décroît ensuite progressivement depuis la partie distale vers la partie proximale [7]. Il a été montré, par des expériences de greffes de pattes de larves sur des xénopes adultes et vice versa, suivies d’amputation, que la capacité de régénérer est intrinsèque à la patte et ne dépend pas de l’âge de l’animal qui la porte. Chez les amniotes (sauropsides et mammifères), il semble que la capacité de régénération des membres soit perdue encore plus tôt au cours de l’ontogenèse, puisque celle-ci est observée in utero pour des stades de développement qui précèdent la condensation du cartilage chez la souris [8, 9]. Chez les oiseaux, la régénération des pattes n’a lieu in ovo que si l’amputation porte sur l’extrémité non différenciée et si la voie FGF (fibroblast growth factor) est stimulée artificiellement; en effet, il semble que la re-formation de la crête ectodermique apicale ou AER (apical epidermal ridge) ne soit pas possible [10, 11]. Chez les souriceaux nouveau-nés, il est possible d’observer une régénération de la dernière phalange des doigts [12-14]. Chez l’homme, ce phénomène est restreint aux sept premières années et dépend de la présence des cellules souches de l’ongle qui fournissent un ensemble de cellules aptes à proliférer [15] ou - de manière plus générale - stimulent la croissance osseuse [16]. Des expériences récentes, réalisées sur des myotubes murins en culture, montrent qu’ils sont capables de se « dédifférencier » et d’entrer dans des cycles cellulaires prolifératifs sous l’effet d’une fraction protéique d’un extrait de blastème de régénération de pleurodèle [17], ce qui montre que les cellules de mammifères n’ont pas perdu cette capacité de dédifférenciation. L’entrée de cellules dans des cycles de division cellulaire semble être un élément essentiel à la régénération; cela implique la présence et la réponse de cellules aux signaux que provoque l’amputation. Il semble que la perte de ces cellules (absence ou non-réponse à un signal) se fasse à des moments différents de l’ontogenèse, d’une espèce à l’autre. Chez l’adulte, la régénération des appendices est restreinte aux urodèles et aux poissons (Tableau I).

Tableau I

Régénération des appendices et ontogenèse.

Régénération des appendices et ontogenèse.

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Les différentes étapes

La régénération des appendices a été étudiée à l’échelon cellulaire chez le pleurodèle adulte, le xénope juvénile et, plus récemment, chez le poisson zèbre pour lequel la régénération des nageoires passe par les mêmes étapes que la régénération des membres chez les amphibiens (Figure 2). Le phénomène de régénération inclut des étapes de cicatrisation, de dédifférenciation et/ou de recrutement de cellules souches, de migration et de prolifération cellulaire, de différenciation cellulaire et d’organogenèse [19].

Figure 2

Les différentes étapes de la régénération.

Les différentes étapes de la régénération.

Chez le poisson zèbre maintenu à 28 °C, la régénération d’une nageoire partiellement amputée se fait selon la séquence suivante. A. Structure de la nageoire avant amputation. B. Cicatrisation. C. Recrutement des cellules de réserve. D. Formation du blastème de régénération. E. Différenciation et morphogenèse. La régénération est complète au bout de trois semaines (d’après [18]).

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La cicatrisation est très rapide et se caractérise par la migration de cellules épidermiques à la surface du moignon; chez l’amphibien Xenopus laevis, en moins de 12 heures, ces cellules forment une couche mono- ou bicellulaire qui recouvre la surface amputée. Les cellules ne commenceront à se multiplier qu’après la fermeture de cette couche superficielle [20, 21]. La régénération va dépendre de la présence de cet épiderme de cicatrisation pendant toute la période de prolifération cellulaire. On a récemment montré que cet épiderme exprimait différents FGF, dont les signaux, relayés dans le blastème de régénération par FGFR1 (fibroblast growth factor receptor 1) étaient indispensables à la multiplication des cellules du blastème [18, 22]. Ainsi, l’expression, dans la nageoire, de la forme mutée dominante négative du récepteur du FGF (facteur dans lequel le domaine tyrosine kinase intracellulaire a été supprimé) n’a aucun effet sur la cicatrisation mais bloque la formation du blastème (Figure 3B) ou son développement (Figure 3D).

Figure 3

Rôle de FGFR1 (fibroblast growth factor receptor 1) dans la formation du blastème de régénération.

Rôle de FGFR1 (fibroblast growth factor receptor 1) dans la formation du blastème de régénération.

L’ADN codant pour une forme mutante dominante négative de FGFR1 a été introduit par électroporation dans les cellules de la nageoire avant (B) ou après (D) amputation partielle de la nageoire caudale de poisson zèbre. Le blocage de la voie de signalisation FGF inhibe la formation du blastème et sa croissance.

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Formation du blastème

La prolifération cellulaire est précédée d’une phase de mobilisation des cellules de réserve [1]. La dédifférenciation cellulaire est la première hypothèse qui ait été avancée sur la base d’observations en microscopie électronique [23]. D’autres auteurs ont ensuite envisagé la présence de cellules souches recrutées après amputation [24], ces deux possibilités n’étant pas exclusives l’une de l’autre. David Stocum suggère que la formation du blastème se fait à partir d’un mélange de ces deux catégories de cellules: les cellules souches dont la prolifération est activée par l’amputation, et des cellules matures qui se dédifférencient et retournent dans des cycles de division cellulaire mais conservent une information de position acquise au cours du développement embryonnaire, qui sera utilisée lors de la régénération de l’appendice [25]. Sur cet aspect de la régénération, les travaux les plus importants on été réalisés par le groupe de Jeremy Brockes, qui s’est focalisé sur la dédifférenciation des myotubes chez le pleurodèle [1, 26]. Ce groupe a récemment démontré que les myotubes plurinucléés se transformaient en cellules mononucléées indifférenciées par bourgeonnement des myotubes, sans division cellulaire [2]. Un extrait protéique du blastème de régénération de pleurodèle est capable d’induire également la dédifférenciation de myotubes murins et leur retour vers des cycles cellulaires prolifératifs [17].

Au niveau de l’extrémité amputée, la matrice extracellulaire se désorganise et libère des cellules mésenchymateuses. L’activation de plusieurs protéases favorise la dégradation de la matrice. Chez le poisson zèbre, les cellules mésenchymateuses des deux segments de nageoire sous-jacents à l’amputation se désorganisent ((→) m/s 2002, n° 2, p. 193). Certaines subissent une histolyse, d’autres migrent vers l’épiderme de cicatrisation. Ces cellules mésenchymateuses vont rentrer dans des cycles de division cellulaire et former rapidement un amas de cellules indifférenciées appelé blastème de régénération. L’hypophysectomie inhibe la formation du blastème, ce qui montre que le système endocrinien est impliqué dans ce processus [27]. Cet aspect est toutefois peu documenté.

Différenciation et morphogenèse

Chez les batraciens, le signe initial de la différenciation est la formation de cartilage autour de l’extrémité osseuse préservée, alors que les cellules les plus distales du blastème continuent de se diviser. Cette phase aboutit à la formation d’un ensemble de tissus structurés et fonctionnels dans un laps de temps relativement court (quelques jours), et dans des conditions qui permettent une intervention aisée de l’expérimentateur. Chez le poisson zèbre, ce processus aboutit en deux ou trois semaines à la régénération d’une nageoire caudale amputée. Il est intéressant de noter qu’une information de position est conservée par les cellules du blastème de régénération. La partie reconstruite correspond exactement à la partie amputée quel que soit le site (proximo-distal) de l’amputation; l’orientation dorso-ventrale de l’appendice régénéré est également conservée. Enfin, la taille finale de la partie reconstruite correspond à la taille de l’appendice avant l’amputation.

À l’échelon moléculaire, ce sont essentiellement les étapes de croissance du blastème et de morphogenèse qui ont été étudiées. L’expression de plusieurs types de gènes a été testée au cours de la régénération: gènes impliqués dans la multiplication cellulaire, comme les proto-oncogènes c-myc ou c-ras, facteurs de croissance (FGF, BMP ou bone morphogenic protein), facteurs de transcription HOX (homeobox), MSX, RAR (retinoic acid receptor) [28]. Dans tous les cas, il a été montré que des gènes exprimés au cours du développement dans la patte ou la nageoire en formation étaient ré-exprimés au cours de la formation de l’appendice par régénération. Cependant, les chronologies d’expression entre le développement et la régénération peuvent différer. C’est le cas, par exemple, des gènes HoxA9 et HoxA13 qui sont exprimés ensemble dans les cellules mésenchymateuses du moignon juste après amputation et dont l’expression ultérieure est différente de celle observée lors du développement embryonnaire du membre, tant d’un point de vue spatial que temporel [29]. L’expression de certains gènes est spécifique de la morphogenèse de la patte par régénération, comme par exemple HoxC10 [30].

Rôle du système nerveux dans la régénération des appendices

La formation du blastème est dépendante d’une innervation correcte de l’appendice. Une section des fibres nerveuses de la moelle épinière bloque la régénération à cette étape [31, 32]. Marcus Singer a montré une relation directe entre le nombre de fibres nerveuses innervant l’appendice et l’efficacité de régénération, aussi bien chez les urodèles [33] que chez les poissons téléostéens [34]. Par ailleurs, il semble que la nature des fibres nerveuses (motrices ou sensorielles) ne soit pas importante [35]. Il avait été postulé qu’un facteur mitogène (que M. Singer proposait malencontreusement d’appeler neurotrophic factor ou NTF) sécrété par les nerfs stimulait la prolifération des cellules de réserve et la formation du blastème de régénération [31]. Le rôle de différents membres de la famille des neurégulines (NRG) a été testé au cours du processus de régénération, par exemple le glial growth factor (GGF) [35] et, plus récemment, une NRG-1 [36]. Il a également été montré que l’axone sécrétait de la transferrine dans le blastème, ce qui pouvait stimuler les divisions cellulaires [37]. En 1930, de très élégantes expériences de greffes réalisées par E. Guyénot sur le triton avaient montré que la greffe d’un nerf brachial sur un territoire compétent induisait la régénération d’une patte. Ainsi, lorsque le nerf brachial était dévié vers une incision de la région de l’épaule, un membre accessoire apparaissait. Si le nerf était dévié loin du membre, il n’y avait pas d’induction du membre surnuméraire sauf si du tégument appartenant au territoire du membre avait été préalablement greffé [38]. Une dénervation après la formation du blastème réduit l’activité mitotique au sein du blastème de régénération, mais n’empêche pas la différenciation et la morphogenèse de l’appendice qui est toutefois plus petit.

Il est possible également d’induire la régénération d’une patte de lézard ou de xénope adulte par une greffe préalable de nerfs dans la patte [39-41]. Une patte d’opossum (étude réalisée sur Didelphys virginiana) amputée après la naissance dans sa partie tibiale régénère seulement (8 cas sur 30) si une greffe préalable de cortex cérébral a été réalisée dans la patte [42]. Cela indique que, chez les marsupiaux comme chez les squamates, la capacité de régénérer les pattes n’est pas complètement perdue et peut être stimulée par l’apport de fibres nerveuses.

Ces résultats suggèrent que la présence des fibres nerveuses est indispensable au recrutement des cellules de réserve, à leur entrée dans des cycles cellulaires prolifératifs, et au maintien de la prolifération cellulaire, mais pas aux étapes ultérieures de la régénération.

La compréhension du rôle du système nerveux dans la régénération des membres doit également permettre d’expliquer le développement des membres dépourvus de fibres nerveuses. Si l’on retire une partie du tube neural chez un embryon d’axolotl, on observe le développement de pattes non innervées ((→) m/s 2003, n° 3, p. 290). Ces pattes sont capables de régénérer (en l’absence de système nerveux) [43]; toutefois, si ces pattes sont transplantées sur un receveur et sont innervées par le nerf brachial du receveur, leur régénération devient dépendante de l’innervation [44]. Tout se passe comme si l’innervation apportait une empreinte aux cellules, qui ensuite ne peuvent plus modifier leur programme génétique (dédifférenciation et prolifération cellulaire) en l’absence de fibres nerveuses. Ainsi, après une première innervation, la patte devient dépendante de la présence de nerf pour sa régénération.

Comment l’étude de la régénération des appendices peut-elle permettre de caractériser les cellules souches?

Les cellules de réserve sont potentiellement de deux types: (1) des cellules différenciées qui vont perdre leurs caractères de différenciation et entrer dans des cycles cellulaires prolifératifs; (2) des cellules souches indifférenciées, recrutées au niveau du moignon, qui vont migrer vers l’épiderme de cicatrisation et participer à la formation du blastème de régénération. Le poisson zèbre semble être un bon modèle pour identifier des marqueurs moléculaires qui permettront de caractériser les cellules de réserve dans la nageoire amputée. En effet, la génétique et la génomique sont très étudiées sur ce modèle animal [45] ((→) m/s 2002, n° 4, p. 448) et différents outils permettent d’altérer l’expression des gènes: morpholinos pour bloquer sélectivement l’expression [46], ARN cagés pour induire l’expression d’un ARN [47], mais aussi marquage sélectif de sous-populations de cellules in vivo par électroporation de vecteurs d’ADN [22].

Conclusions

L’origine et la nature des signaux qui induisent la régénération sont encore à définir. On ne sait pas notamment si ce sont des facteurs permissifs qui ont été perdus au cours de l’ontogenèse chez certaines espèces, ou bien des facteurs inhibiteurs acquis au cours du développement. S’il paraît évident qu’une meilleure connaissance de la matrice extracellulaire et du cytosquelette va permettre de répondre à un certain nombre de questions, le rôle du système nerveux dans le maintien des structures biologiques et dans le remplacement de celles-ci est un élément clé de la compréhension du phénomène de régénération.