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L’observation d’une cellule en division conserve pour le spécialiste un caractère saisissant, comme ces spectacles dont la force tient à la fois à la manière dont se développe l’action et à la maîtrise de l’occupation de l’espace. À partir de figures de mitose observées dans des cellules fixées, les premiers biologistes de la cellule parlaient du « ballet bien réglé » ou de la « chorégraphie » de la mitose. Que diraient-ils des observations vidéomicroscopiques d’aujourd’hui? Leur matériel favori était alors les oeufs à segmentation d’origine variée. La régularité d’horloge avec laquelle se divisaient ces oeufs forçait l’attention. Ne pouvant observer la division cellulaire que de très « haut », ils purent en saisir les principes essentiels. En observant la formation du premier fuseau mitotique dans l’oeuf après fécondation, après que le centrosome apporté par le spermatozoïde ait dupliqué, Theodor Boveri imagina que la coordination entre division nucléaire et division cytoplasmique était assurée par le centrosome. Et que l’absence de centrosome dans l’ovocyte évitait un développement parthénogénétique.

La division cellulaire comme objet d’étude connut ensuite une éclipse de près d’un siècle. Ce n’est que récemment que son déroulement a pu être solidement cartographié par l’analyse génétique de systèmes modèles comme les levures, et que les mécanismes biochimiques gouvernant les grandes transitions de l’interphase à la mitose ont pu être identifiés dans des modèles de divisions synchrones comme les oeufs d’amphibiens ou d’échinodermes. On sait combien fut fructueuse la conjonction de ces deux approches dans la mise au jour, au cours des années 1980-1990, de l’horloge biochimique universelle qui sous-tend la division des cellules eucaryotes. Emmenée par Marcel Dorée, l’École du CRBM (Centre de recherches en biochimie macromoléculaire) de Montpellier (France) participa très activement à cette aventure et joua un rôle important dans l’identification du MPF (mitosis-promoting factor). Les deux articles de M. Dorée et A. Castro et al. (p. 299 et p. 309 de ce numéro) proviennent de spécialistes de premier plan.

Sous forme concise, ils nous donnent l’état de l’art dans les deux transitions essentielles de la mitose, l’entrée de la cellule dans l’état mitotique et la sortie de métaphase. Chacun des deux articles détaille en particulier la manière dont la transition devient irréversible. C’est en effet l’une des caractéristiques essentielles du contrôle du cycle de division cellulaire que sa progression soit assurée par une série de décisions « tout-ou-rien » au niveau de la cellule entière. Contrairement à d’autres voies ou cascades métaboliques dans lesquelles la production des métabolites peut être modulée continûment, il s’agit là de la « mise à feu » d’un processus biochimique qui va gagner toute la cellule et faire basculer tous les compartiments cellulaires, sans exception, d’un état dans l’autre. Voir un extrait d’oeuf de xénope transiter, par un mécanisme entièrement post-transcriptionnel, de l’état interphasique à l’état mitotique est pour un biochimiste une expérience inoubliable. Le retour à l’état antérieur, par destruction de la cycline, est constitutif du mécanisme de « mise à feu » dans un cycle embryonnaire simple à deux états, par le jeu de boucles de rétroactions. Il est au contraire sous étroite surveillance dans les cellules somatiques, grâce à un système de frein d’une remarquable ingéniosité. C’est ce que décrit le second article. La survie des cellules dépend en effet de leur capacité de rester en mitose aussi longtemps que toutes les paires de chromatides appariées ne sont pas correctement orientées par rapport aux deux pôles du fuseau mitotique, une condition nécessaire à leur séparation en deux chromosomes indépendants. Tout se joue entre les kinétochores par lesquels les chromosomes s’attachent au fuseau mitotique et les pôles du fuseau où se concentre le système biochimique de sortie de mitose qui est essentiellement un système de dégradation irréversible de la cycline mitotique et de la « colle » interchromatinienne. Ce système reste inhibé tant qu’un nombre suffisant de microtubules n’est pas associé à chaque kinétochore et que la tension qui peut, grâce aux microtubules, s’exercer sur chaque paire de kinétochores enfin bi-orientés entre les deux pôles n’est pas équilibrée. Outre son importance pour la viabilité des cellules, ce « mécanisme de surveillance de sortie de mitose » ou mitotic checkpoint, dont la dissection occupe encore de nombreux laboratoires, reste l’une des illustrations les mieux connues du concept de checkpoint dû à L. Hartwell. Il introduit deux notions importantes: l’une, que les complexes protéiques assurant la transition mitotique ou son inhibition sont con-centrés dans des sites stratégiques, aux extrémités opposées des microtubules du fuseau, et le long desquels s’effectue le « dialogue » biochimique qui permet de suivre en temps réel les progrès dans la mise en place du fuseau; l’autre, que la tension exercée par les microtubules est « mesurée » à leur bout (+) par l’effet qu’elle exerce sur des activités enzymatiques associées aux kinétochores. Cette notion, alors très nouvelle, est mieux admise aujourd’hui. Remarquons cependant que si les microtubules exercent une tension sur les kinétochores, il faut qu’ils « s’appuient » pour le faire sur quelque chose. Il faut donc imaginer que la tension s’exerce aussi au bout (‑) des microtubules aux pôles du fuseau. Chaque pôle est relié à la membrane de la cellule par un aster de microtubules organisé par le centrosome, autour duquel s’accumule le complexe protéique assurant la transition mitotique. On doit donc imaginer les centrosomes également « sous tension » et accepter l’éventualité que le mécanisme du checkpoint mitotique ne soit pas encore complètement compris dans tous ses aspects.

D’autres systèmes de surveillance existent dont les mécanismes pourraient être équivalents. Ainsi, la « mise à feu » irréversible de l’entrée en mitose dans les cellules somatiques est également sous contrôle. C’est ce qu’analyse le premier article en détaillant les différents freins connus à ce jour. En montrant comment se produit l’étape irréversible, l’activation de Cdk1/cycline B1, Marcel Dorée propose, sur une série d’arguments, qu’elle se produise d’abord aux centrosomes; une démonstration directe de cette possibilité vient d’être publiée par le groupe de J. Pines à Cambridge (Royaume-Uni) [1]. Une conclusion semblable est actuellement proposée pour la levure S. pombe par le groupe de Iain Hagan à Manchester (Royaume-Uni), dans un article sous presse. On retrouve donc l’idée que les complexes biochimiques d’intérêt sont concentrés et activés en des sites stratégiques, les centrosomes assurant à ce stade la mise en place du fuseau mitotique.

Une fois la sortie de mitose décidée, la cellule peut-elle terminer sa division sans contrôle supplémentaire? Il n’en est rien. La caryocinèse n’est qu’une étape. Il faut encore assurer que chacune des cellules-filles hérite d’un noyau, c’est-à-dire que le sillon de division passe entre les deux noyaux-fils. Il faut donc que le fuseau soit correctement orienté par rapport au sillon de division. Cette opération, qui paraît la suite évidente et inévitable de la caryocinèse, est en fait un processus long et complexe, qui est l’occasion de beaucoup d’erreurs. Elle est donc également sous stricte surveillance. Parmi les gènes initialement identifiés dans la levure sur un crible visant le checkpoint mitotique, certains n’interviennent que dans les étapes postérieures à la sortie de métaphase. Dans les deux types de levure, il existe ainsi une cascade conservée de kinases (le MEN [mitotic exit network] dans la levure bourgeonnante et le SIN [septum initiation network] dans la levure fissile) qui est contrôlée par une petite GTPase (Tem1 et Spg1, respectivement) dont la fonction est de contrôler l’orientation du fuseau ou la position des noyaux. De manière remarquable, on retrouve là encore l’un des principes d’organisation de ces mécanismes de surveillance: la machinerie biochimique est concentrée sur la structure stratégique pour l’orientation correcte du fuseau, le centrosome. Mais, plus remarquable encore, c’est sur l’un des deux centrosomes, et pas sur l’autre, que se recrute le complexe de régulation de cette étape, suggérant une asymétrie con-stitutive du fuseau mitotique. Ainsi, par delà sa géométrie bipolaire dont la parfaite symétrie est la condition sine qua non d’une caryogenèse réussie, le fuseau mitotique serait en fait une structure fonctionnellement polarisée pour la cytocinèse. Cette polarité pourrait reposer sur le mécanisme de reproduction du centrosome. On comprend facilement les implications qu’aurait une telle situation si elle s’avère générale, puisqu’elle indiquerait que toute division est constitutivement asymétrique.Cette propriété pourrait être exploitée dans les divisions asymétriques qui gouvernent tant d’étapes de différenciation durant le développement de l’embryon, par exemple à partir de cellules souches.

Il existe des arguments expérimentaux, encore dispersés, qui suggèrent que les cellules animales pourraient aussi posséder des mécanismes de surveillance gouvernant les étapes finales de la cytocinèse. Nous avons pu observer au laboratoire [2], dans des cellules en culture, que le temps séparant la sortie de mitose de la coupure entre les deux cellules-soeurs était très variable (de 90 minutes à 5 heures). Et que la coupure n’intervenait qu’après que le centrosome de l’une des deux cellules ait migré dans le pont intercellulaire jusqu’à la pièce intermédiaire et soit revenu au centre de la cellule. La signification de cette étape est loin d’être comprise, mais il semble qu’elle permette d’intégrer, dans la décision de coupure, des con-traintes liées à l’adhérence au substrat ou aux cellules voisines, ce qui pourrait être nécessaire pour éviter que la division d’une cellule ne mette en péril l’intégrité du tissu auquel elle appartient. Il est possible que le déclenchement du mouvement du centrosome implique aussi la « mesure » de la tension exercée entre les cellules-soeurs par l’intermédiaire du pont qui les relie, et que les centrosomes, qui conservent à ce stade la position réciproque qu’ils ont en métaphase, soient avec la pièce intermédi-aire le lieu de la mesure. Récemment, l’équipe de S. Doxsey aux État-Unis a annoncé avoir identifié sur ce centrosome une protéine montrant une homologie avec l’une des protéines du MEN ou du SIN des levures. Mais on n’a pour l’instant aucun équivalent chez les cellules animales des GTPases Tem1 ou Spg1.

Ainsi, toutes les étapes de la division proprement dite semblent placées sous des contrôles qui reposent sur un asservissement mutuel entre régulations biochimiques et contraintes physiques. L’outil morphogénétique largement responsable de la physique de la division est le réseau microtubulaire (en interaction évidemment avec le système des microfilaments d’actine associé à la membrane plasmique). Il n’est donc pas étonnant que le centrosome, en nucléant les microtubules et en gouvernant le dédoublement du réseau microtubulaire par sa duplication, soit une structure où s’intègrent ces contrôles. Proposé sur des arguments encore légers dans le passé [3] - encore que la parthénogenèse induite chez le xénope par injection dans l’ovocyte d’un centrosome hétérologue avait de quoi nous convaincre que l’intuition initiale de T. Boveri était la bonne - cette possibilité devient lentement réalité, mais selon des modalités beaucoup plus ingénieuses que ce que l’on aurait osé imaginer. Rappelons aussi à l’appui de ce rôle du centrosome que l’inhibition de la synthèse d’ADN dans l’oeuf d’étoile de mer après fécondation [4], ou son énucléation par micro-aspiration [5], conduit à la formation de cellules embryonnaires dépourvues de noyau et que ces cellules énucléées se divisent régulièrement, jusqu’à épuisement des constituants maternels de l’oeuf, grâce à la duplication des centrosomes issus de celui du spermatozoïde.

On sait que la division se prépare longtemps à l’avance, pendant l’interphase. M. Yanagida avait coutume de comparer la division cellulaire à la cuisine japonaise, dont la préparation est très longue comparée à sa consommation. L’intégration du processus de division est certainement nécessaire depuis la décision initiale d’entamer un nouveau cycle cellulaire. Rappelons que dans la levure de boulanger, où l’analyse génétique permet de précisément ordonner les étapes de la progression du cycle cellulaire, la cellule a déjà formé le satellite qui donnera naissance au deuxième centrosome alors que la phase S n’a pas encore commencé, comme si la cytocinèse était anticipée avant la caryocinèse. Il y a encore beaucoup à comprendre de la logique de cette intégration et de ses modalités. Les biologistes cellulaires vont devoir développer de nouvelles approches expérimentales pour saisir les modes d’asservissement entre biochimie et physique de la cellule. C’est seulement à ce prix que l’on pourra comprendre comment la formidable complexité moléculaire qui sous-tend à la fois l’horloge biochimique des Cdk et la dynamique des modules morphogénétiques peut se résoudre en cette mécanique de précision qu’est la division cellulaire. Précision très réelle puisqu’à tout moment dans notre organisme, 2,5x108 cellules environ sont en division. De tels nombres, expliquent en même temps qu’en dépit d’un taux très faible d’erreurs, on observe trop souvent l’apparition de cellules irréversiblement transformées.

L’enjeu de ces recherches est en effet de comprendre l’origine de maladies comme le cancer.

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Cellule humaine en prophase observée après un quadruple marquage.

Cellule humaine en prophase observée après un quadruple marquage.

On peut observer les centrosomes dupliqués (en jaune) qui ont migré de part et d'autre du noyau, les microtubules (en gris) qui sont organisés en deux asters symétriques par les centrosomes, l'enveloppe nucléaire (en vert) qui est en cours de rupture et de désassemblage, et l'appareil de Golgi (en rouge), qui est redistribué en deux domaines par les asters de microtubules. C'est durant cette étape que les chromosomes commencent à se condenser à l'intérieur du noyau (Échelle: le diamètre du noyau est d'environ 10 micromètres).

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