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La mort nous surprendra toujours. Surtout quand elle survient. Bernard Arcand fut pris par cette surprise. Et nous sommes encore là, mais plus lui. Voilà que simplement, il échappe à notre champ de mire, anéanti peut-être, parti assurément, à l’âge trop jeune de 63 ans.

Il était grand et robuste, carrure de débardeur. Je l’ai connu en 1974, je me souviens de notre première rencontre. Lui aussi s’en souvenait, il en avait gardé la date exacte et me la rappelait parfois, comme pour me surprendre et me confirmer que cette date était importante pour nous deux. J’étais jeune encore, en quête d’un directeur de thèse pour mon doctorat. Lui, déjà, avait une belle réputation de chercheur. Dans son bureau de l’Université McGill, il représentait l’anthropologie naissante au Québec, une anthropologie fraîche, riche de tous les possibles. Bernard arrivait du Danemark où il avait débuté sa carrière de professeur. Il parlait le danois, ce qui est bien original, mais l’affaire est assez facile à comprendre. À Cambridge, où il avait fait ses études doctorales, il avait rencontré une étudiante danoise, Ula Hoff. Qui n’aurait pas appris la langue dans ces circonstances-là ? L’amour rend ingénieux. Et Bernard avait, du renard, l’intelligence rebondissante.

J’étais absolument impressionné car je l’avais d’abord connu au cinéma, oui, au grand écran, dans le cadre d’un cours sur le cinéma ethnographique que j’avais suivi à l’Université Laval. La BBC, je crois, avait réalisé un documentaire sur une population amérindienne de chasseurs en Amazonie où séjournait un jeune anthropologue parmi les Indiens Cuivas. Très beau documentaire en vérité, l’anthropologue était nul autre que Bernard. J’allais donc à la rencontre d’une vedette, un authentique jeune professeur qui s’intéressait aux sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui avait étudié en Europe, dans une université prestigieuse, Cambridge, qui avait vécu à Copenhague, fait du terrain en Amazonie, et qui revenait au pays en occupant un poste à l’Université McGill. De quoi rendre jaloux.

Et jaloux, je le fus forcément. Apprenant à mieux le connaître, j’en vins à tout envier de lui. Il était né dans un des plus beaux villages du Québec, Deschambault, son père avait été un pilote sur le Saint-Laurent, il parlait magnifiquement l’anglais avec un accent british, il avait fait son cours classique chez les Jésuites, au collège Sainte-Marie, il était grand, il avait des cheveux, il avait même joué un rôle de jeune premier dans un court-métrage de l’ONF. Moi, j’avais la calvitie précoce, j’étais un batailleur de l’Est de Montréal, élève des Frères des Écoles chrétiennes, enfant du Mont-Saint-Louis. Mon père avait conduit des camions, ma mère était une athée, anticléricale avant la lettre, je n’avais rien d’un enfant des Jésuites. Mais, comme Bernard, l’anthropologie me consumait. J’étais un jeune ethnographe des Innus sur les terrains du Moyen Nord. Mon Amazonie à moi avait été le Labrador. Et parlant de camion, je venais, lors de cette première rencontre, lui demander de diriger ma thèse portant sur « la culture et le mode de vie des camionneurs au long cours ». Franchement, ce n’était pas donné, mais il avait vu ma passion des nomades et ma fascination pour les imaginaires.

Il fut un maître formidable. Malgré sa jeunesse, nous avions presque le même âge, il s’installa dans son rôle de professeur et il s’intéressa à ma démarche comme si c’était la sienne. Il avait ce sens de l’écoute et de la répartie, mélange de doute et d’enthousiasme qui faisait avancer les choses. Dans les années qui ont suivi ma soutenance devant un jury très conservateur à l’intérieur des murs graves et sérieux de l’Université McGill, notre relation s’est poursuivie ; nous étions devenus des amis. Devant les académiciens rébarbatifs à mon type de créativité, Bernard avait aussi fait « ma défense de thèse », avec une finesse que je n’ai jamais oubliée. La loyauté est une pierre précieuse.

Il a quitté Montréal pour Québec, devenant professeur au Département d’anthropologie de l’Université Laval. C’était la belle époque et l’équipe de Québec avait de très bons joueurs. Moi, je suis parti sur les routes, tournant le dos à une carrière universitaire, dans l’intention naïve et avouée de pratiquer de par le monde « un métier qui n’existait pas ». Je « gagnai » ma vie en me présentant sur les places publiques comme un anthropologue. Pendant quelques années, nous nous sommes observés l’un et l’autre, lui dans son Département d’anthropologie, moi dans mes courses folles. Le dialogue entre nous se nourrissait de la distance qui nous séparait. Il était riche de notre différence.

Bernard publia un livre en collaboration avec une de mes grandes amies, Sylvie Vincent : L’image des Amérindiens dans les manuels scolaires du Québec. Malgré le titre assez technique, l’ouvrage est fondamental et précieux, une grande contribution dans le monde académique. Bernard avait un vif intérêt pour le monde amérindien. Jeune étudiant, il avait connu un faux départ dans le Nord canadien, d’abord menacé de mort au Yukon par un Indien Dènè ivre, passant proche ensuite de se noyer en Ungava. Cela vous refroidit les ardeurs et cela explique peut-être son goût de s’éloigner plus encore, d’aller vers le soleil, jusqu’en Colombie. Mais en Amérique du Sud, parmi les Cuivas, les affaires avaient été sérieuses et dramatiques. Les Indiens se faisaient tuer à vue, dans les années 70. La thèse de doctorat de Bernard fut mise sous scellé pour cette raison précise, cacher l’information pour ne pas qu’elle tombe dans les mains des malfaisants. Bernard fut très actif dans l’élaboration d’une dénonciation internationale de cette grande tragédie.

Puis, il publia un essai remarquable : Le Jaguar et le Tamanoir, un voyage intemporel et culturel dans l’univers de la pornographie. Dans cet ouvrage poussé et travaillé, Bernard donne sa pleine mesure. La publication de son essai lui valut le prix du Gouverneur général du Canada, elle lui valut aussi une certaine notoriété dans ce qu’on appelle le « monde des médias ». Le sexe est un sujet puissant. Documentaristes, journalistes, recherchistes commencèrent à mander ses services. Et l’on vit sa « bonne bouille » apparaître sur nos écrans, c’était nouveau et divertissant. Dans un monde qui fait peu de cas de ses penseurs, personne n’a vu en Bernard l’apparition d’un intellectuel d’envergure, auteur d’un essai qui allait être traduit dans plusieurs langues. Ce qui fut surtout retenu, c’était l’universitaire facile à insérer dans des clips de 20 secondes. Bernard était original et il avait le sens du punch. Il passait bien à l’écran.

Nous échangions beaucoup à cette époque. Bernard me confiait ses déceptions au sein d’un Département d’anthropologie, cloître de faux combats entre collègues. Rien n’est pire que d’enfermer des anthropologues dans un bocal. Bernard étouffait et nos échanges continus furent en quelque sorte sa planche de salut. Mes misères dans le monde cruel de la « consultation et du conseil », mes tentatives pour exister, brelin-brelan, le faisaient rire, l’interrogeaient et le fascinaient. Je n’étais pas dans le bocal, j’étais dans l’océan et cette allure sauvage qui me définissait, mes problèmes financiers, mes revers, mes fatigues et cicatrices, mes voyages et mon rire en face de tous les malgré, le fascinaient. Nous discutions sans cesse de mille et un sujets et nous le faisions dans la plus saine des bonnes humeurs. Deux ironistes, voilà ce que nous étions. Nous n’arrêtions pas de nous relancer dans l’ordre de la consolation mutuelle.

De mon côté, je me lançai dans l’écriture, pulsion oblige. Je publiai un ouvrage inclassable en 1991, Le moineau domestique, recueil de petits textes sur des sujets improbables, tels Le gazon, La calvitie, La condition physique et ainsi de suite. Bien sûr, ce livre passa totalement inaperçu dans le milieu littéraire, dans le milieu culturel, dans le milieu tout court. L’oeuvre d’un inconnu au genre nouveau ne saurait retenir l’attention de personne. Mais Bernard, lui, était intarissable, il avait sur chacun de mes textes, des commentaires à faire. Notre dialogue augmentait en intensité ; il avait cette qualité rare, il poussait la pensée plus avant. L’art de la conversation est un art perdu, Bernard savait dire mon contraire sans jamais simplifier, sans jamais polariser, il dansait avec mes images et mes idées. Il ironisait sur mon ironie. Quel plaisir quand j’y repense !

François Ismert, réalisateur à la chaîne culturelle de Radio-Canada, avait lu Lemoineau domestique. C’était à l’époque où les réalisateurs de radio avaient encore une marge de liberté dans la grande maison. Ayant pris contact avec moi, il me suggéra d’écrire des textes pour ses émissions ; qui plus est, entendant ma voix, il m’offrit un micro. Rapidement, après une année de collaboration, François me proposa une émission en bonne et due forme. Je craignais de me lancer seul dans l’aventure, c’était trop de travail. C’est alors que je proposai un duo : faire à la radio ce que Bernard et moi faisions constamment depuis des lunes, nous relancer et nous répondre dans une sorte de dialogue continu. Ismert donna son accord et cela donna l’émission Les lieux communs.

L’émission connut un beau succès et nous avons tenu l’antenne pendant six ans. Il est impossible de rendre compte de l’impossible : encore aujourd’hui, je réalise à peine le plaisir qui nous entraînait ensemble dans la création des Lieux Communs. Il enseignait à l’université, dirigeait des thèses, faisait partie d’une Commission environnementale dans le Grand Nord québécois, il était sollicité de gauche et de droite pour des documentaires ou des collaborations variées, et, à chaque semaine, il écrivait ses vingt feuillets sur des sujets que je choisissais toujours, sujets qui le décourageaient joyeusement, le béton, les grosarbres, le pâté chinois, les étoiles ou les portes. Belle époque, profonde amitié, heureuse folie, force de l’âge, nous nous retrouvions une fois par semaine, dans un studio radio, pour découvrir les textes de l’autre, puisque nous ne nous consultions jamais pendant nos rédactions. Lui, l’habile, l’érudit, l’ironiste aux démonstrations claires et intelligentes, à l’aise au quatrième degré du sens ; moi, l’intuitif, l’imagé, le paradoxal, le délinquant ; nous deux, à la recherche de tous les sens.

Six recueils des Lieux communs furent publiés par la maison d’édition du Boréal, plus un autre faisant la synthèse des Meilleurs lieux communs. Nous étions devenus inséparables, un véritable couple dans la création, faisant la promotion de nos livres ensemble, des conférences ensemble. Puis il y eut d’autres projets communs, des expositions au Musée de la civilisation, un livre, Cow-boy dans l’âme. Bernard donnait sa pleine mesure, il exerçait son regard et exprimait son « anthropologie » en explorant tous les domaines. Il publia, seul, un petit livre qui fut très populaire, Abolissons l’hiver.

L’espace manque qui rendrait quelque justice à un pareil cheminement. Bernard Arcand a finalement beaucoup écrit. Il savait rire, mais surtout, il savait déconstruire, examiner et reconstruire. C’était une sorte de structuraliste impénitent qui observait et commentait. Ensemble, pendant des années, nous avons contribué à vulgariser l’anthropologie. Le temps de Bernard était universel, son espace était immense, derrière les infinies diversités des genres et des cultures, il savait retrouver le fil élémentaire. Pour un nouveau lien dans les motifs de la pensée, il aurait donné son âme. Sur le soir d’une vie qu’il ne voyait pas s’écourter de façon aussi abrupte, il avait l’ambition d’écrire son plus gros ouvrage, l’édition finale de sa thèse de doctorat sur les Cuivas. Mais la mort l’a démenti.

Au-delà du divertissement, il y avait cet homme sérieux, de formation classique, dont chaque expression était fondée et travaillée. L’ironie est une forme mal connue de l’esprit. La belle ironie n’est jamais méchante, elle rend justice à la gravité qu’elle combat. Un jour, quelqu’un verra dans l’héritage anthropologique de Bernard Arcand tout le sérieux de l’intention. Bernard était un homme d’habitude, un routinier, un homme de famille ; c’était aussi un tenace ; il connaissait les vertus du travail et du travail bien fait. Il admirait les oeuvres magistrales, les travaux savants, le beau et le réussi. Il savait la différence entre un bon livre et un mauvais livre, entre un bon film et un mauvais film, entre une bonne et une mauvaise conversation. Dans les circonstances de notre monde, il est facile de comprendre que c’était ce qu’on appelle maladroitement un « inadapté ». Qui se soignait bien. Car son esprit de finesse était un baume sur l’âpreté de notre temps.

Bernard Arcand avait un style. Il détestait la petitesse, l’étroitesse, la méchanceté inutile, l’intolérance et la gratuité des opinions. L’humour fut son arme de prédilection, un humour créateur, protecteur et consolateur, un humour philosophique. Ce fut aussi sa dernière douille. Car la maladie foudroyante qui l’a emporté l’aura bel et bien pris de court. Un mois avant qu’il n’entende l’effrayant diagnostic de la bouche de son médecin, nous rédigions notre chronique pour la revue Québec Science sur les notices nécrologiques dans les journaux, leur nature, leur évolution, leur signification. Plus tard, se sachant condamné, il trouvait l’affaire assez drôle et il n’en revenait pas. D’ailleurs, au fil des années, nous avions tant écrit sur la mort, pour conclure, à l’instar de Jankélévitch, que sur ce grand sujet, il n’y avait rien à dire. Mais, sur ces « rien à dire », nous avons tant dit. Notre collaboration à la chronique « Bien Vu » de la revue Québec Science fut aussi une grande et dernière chevauchée commune. Dieu sait que nous avons souri, de sujets en sujets. Et ce sourire commun nous était si précieux.

Il eut la délicatesse de me faire rire jusqu’aux adieux. Tant de gens nous confondaient en nous prenant sincèrement l’un pour l’autre : Bernard se faisait régulièrement féliciter pour sa belle voix à la radio et pour son émission des Remarquables oubliés ; moi, sur la rue, les gens m’appelaient Arcand et me parlaient du livre Abolissons l’hiver, qu’ils avaient trouvé bien bon. Selon Bernard, la mort s’était simplement trompée. Il y a, dans les pires moments des dernières conversations, une espèce de beauté qui transcende le mal et qui défie l’absurde. Cela reste un mystère. Je connaissais toutes ses faiblesses, et je croyais connaître toutes ses forces ; mais il en a révélé une à la fin, que seule la vraie perspective de la mort peut nous révéler : le courage sacré en face de l’irréversible. Je savais l’ours fort, mais il l’était plus encore.

Comme tous les grands, il nous laisse un héritage. Pour bien en prendre la mesure, il faudra travailler, il faudra prendre au sérieux l’oeuvre qu’il laisse dans son sillage. Arrêtons de télécharger, passons outre aux clips et aux clics, abandonnons les étiquettes et les jugements à la sauvette, lisons plutôt chacune de ses phrases dont chaque mot fut pesé. Il faudra de l’étude, ce qui n’est plus dans l’air du temps.

Montaigne disait : philosopher, c’est apprendre à mourir. Mais Montaigne s’y connaissait aussi en amitié. Je n’attendrai plus un appel téléphonique de Bernard pour me réprimander amicalement à propos d’une de mes performances à la radio ou pour me pousser plus avant dans un sujet qu’il croyait prometteur. Il n’est pas bon de perdre son ami, mais cela se trouve, le plus simplement du monde.