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Quand une logique de la fuite ou de la quête se substitue au conflit d’espaces qui caractérise le théâtre de convention, l’espace scénique « n’est plus conçu comme une coquille à l’intérieur de laquelle certains arrangements sont permis[1] », mais comme un entre-deux, un sas entre deux espaces hors scène, évoqués ou racontés par les personnages. La dramatisation de cet espace prend fréquemment la forme du voyage, du déplacement. Le « retour » dans un espace antérieur sera ainsi un retour en arrière ; la fuite en avant vers un espace nouveau sera une projection dans l’avenir. L’auteur dramatique saisit alors le moment où se réalise le déplacement et il construit un lieu neutre, entre un ici révolu et un ailleurs qui n’est ni atteint ni même parfois déterminé. Du même coup, l’action dramatique s’inscrit dans un temps suspendu, entre un passé que l’on fuit et un avenir incertain.

Cette forme de spatialisation est généralement liée au travail de la mémoire, quand l’anamnèse menace, douloureuse. L’anamnèse survient tout de même parfois, soit sur le mode de l’objet qui resurgit, soit par l’aveu d’une faute trouble. Le voyage permet ainsi l’éclosion ou l’énoncé des désirs ou des fantasmes ; il manifeste une conscience en crise, qui privilégie le doute et l’incertitude de l’entre-deux plutôt que la vérité de l’Histoire et l’exigence du présent. La dramatisation du voyage a souvent pour effet premier de libérer les auteurs des entraves de la fiction. Le voyage devient un montage temporel ; il engendre un rapport flou à la vérité, en autorisant le mensonge et la création d’identités nouvelles, voire de mythes personnels, qui viennent contrebalancer les effets de l’anamnèse.

Ainsi la cantatrice Patricia Paquette a-t-elle quitté son Dolbeau natal pour faire carrière à Montréal, puis avant de quitter Montréal pour l’Europe, où selon ce que nous en dit sa mère, elle n’a jamais fait qu’une carrière de liste B, la carrière d’une cantatrice qui n’est guère une tête d’affiche, mais une remplaçante de qualité. C’est déjà une grande carrière, mais ce n’est pas la fin du monde. Devenue Patricia Pasquetti, elle a perdu une partie de son identité et de son âme. Elle ne retrouve son accent et sa langue que comme des jouets pittoresques, au cours de ses brèves visites à Montréal. Celle qui, dans les années 1970 et 1980, était une militante nationaliste, s’est peu à peu dépolitisée, dénonçant ce qu’elle juge désormais comme une vision « étroite », acceptant aussi bien l’Ordre du Québec que l’Ordre du Canada et méprisant les carrières « locales » de sa fille et de sa mère, toutes deux comédiennes, comme celle de son ex-mari, baryton à l’Opéra de Montréal. On croirait entendre la dernière entrevue télévisée de Robert Lepage, d’ailleurs évoqué dans la pièce en même temps que Céline Dion et le Cirque du Soleil. L’auteur n’a jamais craint la polémique, on le sait.

Tel est le personnage créé par Michel Tremblay dans sa plus récente pièce, L’état des lieux[2], créée le 23 avril dernier au Théâtre du Nouveau Monde dans une mise en scène d’André Brassard. Le rôle emprunte à la mémoire d’Albani (Emma Lajeunesse), première artiste québécoise à connaître ce type de carrière. Au moment où commence la pièce, Patricia Pasquetti est de retour à Montréal, où l’attendent sa mère Estelle et sa fille Michèle. Elle y revient parfois, quand il faut digérer les mauvaises critiques du Monde et du Figaro. Or, cette fois encore, elle a fait un « couac » à l’Opéra de la Bastille et elle est revenue cuver sa déception chez elle. Reste, lui dit sa mère, ta voix n’est plus ce qu’elle était, prends quelque temps pour la refaire et termine ta carrière en beauté.

Il y a ici l’inversion du modèle traditionnel du « grand départ[3] », si présent dans la littérature québécoise des années cinquante et soixante. Paris représente toujours, aux yeux de Patricia, le pôle d’attraction premier. C’est le lieu où « ça se passe », le lieu par où il faut transiter pour atteindre la plénitude d’une grande carrière artistique, fût-elle musicale, théâtrale ou littéraire. Mais la carrière qu’y a entreprise Patricia est de second ordre et, en définitive, Paris apparaît surtout comme le refuge de la médiocrité. Parallèlement, se structure une opposition entre l’opéra, « [u]n monde où on bafoue le théâtre à longueur de représentation » (p. 75), et le théâtre lui-même. En effet, tel que le pratique Patricia, qui déteste l’opéra contemporain, cet art repose sur des airs connus, chantés dans des décors et des costumes recyclés, sans réel jeu d’acteur. L’opéra est ainsi présenté comme un art figé dans le temps et dans l’espace, devenant par ce fait l’antithèse d’un art vivant. Par contraste, les deux personnages d’actrices, Estelle et Michèle, font d’honnêtes carrières de comédiennes à Montréal, au théâtre et à la télévision. Elles ne connaissent ni la gloire internationale ni le jet-set, mais la valeur artistique de leur travail, fondé sur le risque de la création, paraît plus solide et leur carrière est de premier plan. Quand Estelle annonce qu’on lui a proposé de jouer le rôle de la mère de Michèle dans un nouveau téléroman, Patricia est d’abord dévastée : l’aurait-on oubliée alors qu’elle se croyait adulée de tous ? aurait-on biffé son existence d’un trait ?

La pièce est construite par superposition de récits : celui de Richard, l’accompagnateur, qui raconte le « couac » et ce qui s’en est suivi à son psychiatre, et celui de Patricia, en contrepoint, qui raconte à sa fille ses succès imaginaires. « Qu’est-ce qui s’est vraiment passé à Paris ? » (p. 19), demande Michèle. Il s’agit pour les personnages de déconstruire les apparences, les fausses vérités et les illusions que porte Patricia. Mais l’aliénation est complète : à peine arrivée, Patricia reprend l’avion pour Paris. Montréal n’était déjà plus pour elle qu’une escale entre deux spectacles, un entre-deux ; voici la ville devenue le lieu de sa vérité. La pièce, qui n’est pas la meilleure de Tremblay, mais qui expose clairement ses options éthiques et esthétiques, se termine sur Richard qui annonce tout joyeux à son psy : « Pis je sais comment la boucher, maintenant ! Y suffit de japper plus fort qu’elle ! » (p. 90)

François Létourneau rappelle que le mot stampede vient de l’espagnol estampida, qui signifie détonation, explosion, éclatement, et qu’il a été importé en français au début du xixe siècle pour désigner une ruade d’animaux effrayés, une panique généralisée et un festival combinant rodéo, concours et célébrations diverses. Sa première pièce, intitulée justement Stampede[4], créée à l’Espace Go le 8 mai 2001 dans une mise en scène de Claude Poissant, travaille tous ces sens à la fois, les superposant et les articulant les uns aux autres : « J’vous jure, un jour, j’vous jure, j’vais partir pour Calgary. Pis je le dirai pas à personne. […] Parce que je vais avoir une nouvelle vie » (p. 9), annonce Foxy. Elle n’est pas la seule, puisque Frank et Pat entreprennent le même voyage. La pièce est ainsi divisée en six tableaux, qui portent chacun le nom d’une escale entre Montréal, le point de départ du voyage, et Calgary, son point d’arrivée, en passant par Pembroke, Timmins, Slave Falls et Moose Jaw. Toutefois, dès le premier tableau, on comprend aussi que les personnages s’adressent à un Auditeur, qu’on ne voit pas. La pièce est donc construite par le récit des trois personnages. Il y a visiblement eu un accident de la route dont on cherche à élucider les circonstances.

L’anecdote se déploie ainsi à partir d’un premier récit. À mesure que la pièce se déroule, d’autres strates, plus profondes, sont mises au jour. Mais la structure même, par récits croisés, ne nous permet guère de saisir une vérité non équivoque. Quand les fantasmes et la réalité se confondent, ce sont le flou et l’incertain qui priment. On apprend d’abord que le voyage à Calgary, où il doit livrer un chargement de viande de boeuf, est pour Pat, chauffeur un peu négligent, le voyage de la dernière chance. Autrement, il est viré. Lui, qui connaît à peu près tous les motels du Québec, s’apprête à découvrir ceux de l’Ontario : à Pembrooke, il s’empare du revolver d’un type qui s’ouvre les veines dans les toilettes ; à Timmins, il détruit le mini-bar sans raison apparente ; à Slave Falls, il drague les filles effrontément et, à Moose Jaw, il est terrorisé par Steph, le fantôme du boeuf. La trajectoire est inquiétante, mais pas plus que celle de Frank, directeur des ventes dans l’entreprise qui embauche Pat, et qui admet ne faire ce voyage que pour retrouver Foxy, une strip-teaseuse de Montréal qui lui aurait donné rendez-vous au motel Calgary. En route, toutefois, il découvre un cadavre dans la boîte du camion, cadavre qu’il croit être celui de Cowboy, le patron de la boîte où dansait Foxy quand il l’a d’abord rencontrée. Foxy elle-même, la reine du lasso, ne fait pas partie du voyage. Elle rejoint les deux hommes à Calgary où elle espérait poursuivre sa carrière de chanteuse western, constatant, avec déception, que le stampede n’est plus un mode de vie, mais une foire de deux semaines, en juillet. L’unité des récits est évidemment constituée de cette histoire invraisemblable qui se construit autour du cadavre : chacun ici a sa version quant à l’identité du mort, à ce qu’il faut en faire et au récit de l’assassinat. Nous n’en saurons guère plus, mais on comprend que, confronté au cadavre, au fantôme du boeuf et à la curieuse aventure de Frank et de Foxy, Pat, déjà enclin au dérèglement, ait dérapé : « Je sais pas pourquoi, mais à ce moment-là, j’me suis mis à accélérer… » (p. 103)

Requiem[5] de Michel Ouellette reprend le thème du « grand départ », mais sur un mode tragique. Pierre-Paul a quitté son village natal de Timber Falls pour s’installer à Toronto, fuyant la désolation d’un village du Nord de l’Ontario en même temps qu’un père violent. Incapable de se servir de ses poings, il avait appris par coeur le Petit Larousse illustré, croyant trouver dans les mots l’instrument qui lui aurait permis de dépasser sa rage : « Je croyais, disait-il, que l’art pouvait me sauver. » (p. 13) Pierre-Paul n’a toutefois jamais pu vivre le déracinement. Un jour, il est rentré chez lui, il a adopté l’identité de son père (« J’ai marché en rond dans le garage. J’ai tenté de me souvenir comment il marchait, lui. […] Je me suis mis à sacrer comme lui. » p. 52), puis il a pris le fusil de chasse et s’est suicidé. La pièce de Michel Ouellette ne raconte cependant l’histoire de Pierre-Paul qu’en creux. Adoptant le titre et la structure du Requiem de Mozart, elle met en scène Cindy, la soeur de Pierre-Paul, qui, dans sa classe d’alphabétisation, doit composer un récit d’aventures. C’est l’histoire de Pierre-Paul qui revient sans cesse dans sa mémoire et sous sa plume. Grâce à l’héritage que lui a légué son frère, elle a pu refaire sa vie, quitter Timber Falls, acheter un camion de transport et apprendre à écrire. Enceinte, elle envisage avec une certaine sérénité d’avoir cet enfant et de créer, avec René (le père), un nouveau modèle familial. La mort de Pierre-Paul lui aura permis de sortir du cercle, simplement. C’est déjà beaucoup.

Lue à Québec dans le cadre des Rendez-vous dramaturgiques du Théâtre Niveau Parking, le 15 octobre 1999, dans une mise en lecture de Gill Champagne, puis à Montréal dans le cadre de la Semaine de la dramaturgie, le 7 décembre 1999, Requiem est publiée en même temps que Fausse route qui, nous dit l’auteur, est le résultat d’une résidence d’écriture au Festival international des francophonies au Limousin, à Limoges, en mai et juin 1997. L’action de cette seconde pièce se passe en 1959, dans le nord de l’Ontario, et elle apparaît d’emblée comme déjà fortement ritualisée. Chaque jour de congé, trois hommes, Ti-Coeur, Mister et Jambon, quittent le camp numéro 40 pour la ville. Dans chaque hôtel qu’ils visitent au cours de cette virée, Ti-Coeur doit demander une certaine Miss Emma, que cherche Mister, un ancien soldat britannique. Mais ce jour-là, Ti-Coeur en a assez et veut changer le scénario. Jambon refuse de l’aider, de même que Lucia, une Américaine rencontrée au hasard, et qui aurait été abandonnée sur la route par son chauffeur alors qu’elle allait déposer les cendres de son mari à la ville.

À mesure que la pièce se déploie, se découvrent d’autres vérités, car nous sommes dans une dynamique du mensonge et du jeu où nul n’est exactement ce qu’il prétend être. Le premier indice d’ambiguïté est donné par la langue : « Ce qui intrigue, c’est pourquoi une Américaine et un Anglais conversent en français. » (p. 83) En effet, Ti-Coeur croit fermement que Mister est en réalité un Canadien-français comme lui : « Une chose que je sais qui est vraie, c’est qu’il vient de Montréal. Pis qu’avant la guerre, il jouait au Théâtre des Variétés… Oui, oui. C’est vrai. Il m’a montré des affiches pis des photos. » (p. 84) On apprend, par la suite, que Ti-Coeur est un homosexuel qui est jadis tombé amoureux d’un jeune garçon (Aimé) que Mister lui-même a puni en lui coupant la main avec une hache. De même, l’histoire de Lucia prend un autre cours quand elle découvre que la maison de son mari n’est plus qu’un grand trou. On apprend alors qu’elle s’appelle Lucie, qu’il s’agit de sa maison qu’elle a quittée dix ans plus tôt pour aller aux États-Unis. Son mari n’est pas mort : devenu un gangster, il la pourchasse. Mais cette histoire est-elle vraiment plus réelle que les précédentes ? En créant cet univers étrange, où toutes les vérités sont possibles, Ouellette met l’accent sur l’identité des destins. Tout est déjà annoncé dans l’incipit où les trois hommes appellent : « Mister : Emma ! — Ti-Coeur : Aimé ! — Jambon : Amy ! » (p. 59) On aura noté l’assonance des trois prénoms qui révèlent plus des souvenirs obsédants que des personnes réelles. Si la route est fausse, c’est bien qu’elle ne conduit nulle part et qu’elle est empruntée par des personnages qui n’ont nulle part où aller.

L’errance conduit n’importe où, au hasard. Un jeune homme un peu perdu erre ainsi dans la ville, s’arrête devant la vitrine d’un luthier et, convaincu par le discours du commerçant lui-même, devient un client. Tel est le point de départ du Client[6], première pièce de Gaétan Brulotte qui recycle ici un texte plus ancien, daté de 1983. En version radiophonique, la pièce avait été primée par Radio Canada et elle avait représenté le Canada au Prix Paul-Gilson de la Communauté des radios publiques de langue française l’année suivante. Une première version scénique avait également été présentée en lecture publique le 9 décembre 1996 dans le cadre des Journées d’auteurs du Théâtre des Célestins à Lyon. Cette version-ci, que publient les Éditions Lansman, a été créée en France le 11 mai 2001 au Théâtre de la Mure, par la troupe La Patience, dans une mise en scène de Charles Tordjman assisté par Monique Roussel, avant d’être reprise au Festival d’Avignon l’été suivant.

La scène se passe dans l’atelier du luthier, dans un décor volontairement étouffant, entièrement dominé par la présence de nombreux violons. Sont réunis trois personnages : le luthier, sa compagne et le client. Comme dans les pièces précédentes, aucun des trois personnages n’est vraiment ce qu’il paraît être. Le luthier, à la « voix de maniaque énergique » (p. 9), ne fabrique pas de violons ; le client, nerveux, timide et « en état de panique intérieure » (p. 9), n’a pas l’intention d’acheter et la compagne, handicapée à la « mécanique gestuelle déréglée » (p. 9), n’accompagne vraiment personne, puisque Max était « déjà marié aux violons » (p. 9) auxquels il a consacré sa vie. À travers la présence de ces violons, c’est donc l’univers maladif et déréglé des personnages qu’il s’agit d’explorer, un peu à la manière d’un Huis clos, dont la présente pièce partage la structure, sinon le propos. Car les personnages ne se jugent pas réciproquement et aucun n’exige de connaître l’histoire antérieure des deux autres. Au contraire. Mais ils dépendent étroitement l’un de l’autre, et de plus en plus, à mesure que la pièce se déploie. Introduit par hasard dans l’atelier du luthier, le Client — qui fuit visiblement un souvenir pénible — n’en sortira plus, prenant la place de l’Ancien auprès des violons et auprès de Mélanie : « Cette maison vous attendait depuis longtemps. » (p. 25)

C’est encore le hasard qui conduit Steven en Gaspésie dans la dernière pièce de Reynald Robinson. Mais contrairement au « client » de Gaétan Brulotte, Steven ne reste pas. Coproduction du Théâtre PàP et des Gens d’en bas, L’Hôtel des horizons[7] a été créée le 4 avril 2000 au Théâtre de la Bordée à Québec et reprise au Théâtre du Bic à l’été 2000 puis à Montréal, à l’Espace Go, en septembre de la même année. Le livre s’ouvre sur un exergue : « L’origine de toute joie en ce monde/Est la quête du bonheur d’autrui/L’origine de toute souffrance en ce monde/Est la quête de mon propre bonheur. » Tel est exactement le propos de la pièce.

Dans ce qui fut jadis un grand hôtel pour riches touristes, mais qui est aujourd’hui quelque peu délabré, débarque un jour un jeune homme de 17 ans, Steven. Nul ne sait qui il est ni d’où il vient, mais il paraît avoir pour seul objectif celui de voir la mer et de scruter l’horizon. Pauline, la propriétaire de l’hôtel qui n’a guère reçu de visiteur depuis quinze ou seize ans, et qui gagne sa vie en faisant des ménages, est intriguée par ce soudain client. De même Noëlline, sa soeur, représentante Avon de la région, qui navigue sur la toile depuis son cellulaire, en faisant la morale à sa soeur. Son conjoint Romuald est le propriétaire de La Patate populaire, un restaurant bon marché sur la plage, un peu plus bas. On apprendra peu à peu que Romuald fut un jour l’héritier de l’Hôtel des horizons et l’époux de Pauline. Devenu l’amant de Noëlline, il a laissé l’hôtel à sa femme, puis il est descendu « en bas », sur la plage, ouvrir un restaurant populaire, mû par le souvenir de Che Guevara, dont il jure avoir déjà aperçu les yeux, un jour, autrefois, sur un bateau dans les mers du Sud. Or, Pauline et Noëlline sont, elles, des filles d’« en bas » montées « en haut ». Pauline y est visiblement mal à son aise : elle n’a pas su garder Romuald près d’elle ; elle n’a pas su non plus gérer convenablement son hôtel. Noëlline semble avoir réussi : elle gagne assez bien sa vie pour avoir un jour offert un voyage en Italie à sa soeur et elle aspire à plus, notamment à débarrasser la plage des gens d’en bas. Quant à Steven, on découvre qu’il est en fait un jeune prostitué de Québec, un peu paumé, mais pas mauvais garçon, et qu’il est en quête de quelque chose qui pourrait ressembler au sens de la vie. C’est dans sa relation à cet étrange trio qu’il trouvera sans doute la réponse : « Le monde, Steven […] L’monde a besoin d’aide. Va. » (p. 119) C’est du moins ce que lui recommande Pauline qui, elle-même, à la fin de la pièce, découvre — souvenir d’Italie — que le bonheur est dans un jardin de fleurs, « Plein d’lys. Plein d’iris pis plein d’amaryllis » (p. 119). Entre-temps, on aura retrouvé la voiture accidentée de Noëlline. Sans aucune trace de freinage.

Contrairement aux pièces précédentes, où l’espace scénique figure une sorte de sas entre deux espaces signifiants qui ne sont pas montrés, Le pingouin[8] de Jasmine Dubé opère par superposition de significations dans un espace scénique bien campé. Le voyage n’est donc pas signe d’errance ou de quête. Il désigne un parcours qu’il reste à accomplir, mais dont le sens et la direction sont bien définis. Tel était aussi le message livré à Steven par Pauline, mais la pièce de Reynald Robinson, écrite pour un public d’adultes, ne permet guère de projection sur l’avenir du jeune homme, qui reste incertain. Le théâtre pour jeunes publics ne peut se permettre de maintenir ce type d’incertitude. Il ne saurait, en effet, travailler les vérités floues sans créer quelque malaise et, par conséquent, il opère davantage par le décentrement des vérités convenues ou par l’ouverture d’options nouvelles.

Créée par le Théâtre des Bouches décousues en coproduction avec le Théâtre Français d’Ottawa, au Centre culturel de Beloeil, le 9 décembre 2001, la pièce repose ainsi sur une image forte : « J’ai imaginé les manchots comme des écritures sur la page blanche » (p. 13), écrit l’auteure en introduction à sa pièce. Appel du Nord, appel du Sud, mais par leurs pôles, la rencontre des pingouins et des manchots est aussi « celle de ces décideurs du monde en costume d’apparat, réunis dans de grands hôtels à l’occasion de sommets […] » (p. 13) Le monde est ainsi figuré par la table de banquet, où les plats représentent les pays, réunis autour d’une pièce centrale, le cochon de lait farci aux pommes, personnage à part entière, qui s’inquiète de son avenir. L’anecdote de la pièce est simple : plutôt que d’aller à l’école, ce matin-là, le petit Sébastien a suivi sa mère, madame Joyce, à la salle de banquet où celle-ci se prépare à recevoir les grands de ce monde, réunis en un sommet pour discuter des problèmes de l’heure : la pollution, la pauvreté, la guerre. Coincée entre son travail et son fils, qui lui reproche ses absences répétées, Joyce confie son fils au maître d’hôtel, Ernest. D’abord un peu coincé lui-même dans son costume (de pingouin) et sa fonction protocolaire, celui-ci se détend peu à peu jusqu’à entreprendre avec Sébastien de saisir à son tour le sens du monde. La sauce soya renversée sur la nappe devient le modèle des grandes catastrophes de la pollution maritime ; les îles flottantes sont autant de pays à conquérir alors que les boules de pain se transforment en projectiles. Dans ce contexte, un oeuf devient une catastrophe et représente aisément la bombe nucléaire dont l’arrivée sur la table de banquet provoque un véritable cataclysme. Et puisque les grands de ce monde sont réunis pour réparer les dégâts, pourquoi ne leur confierait-on pas ceux-ci pour commencer ? Ernest et Sébastien, bientôt rejoints par le cochon de lait, s’envolent alors vers une banquise imaginaire. Le voyage représente le désir de l’Autre et il est la figure nécessaire d’un cheminement dont le personnage reviendra transformé. Nous sommes loin de la logique du « grand départ » — « faux départ » ou « grande virée » — qui, une fois accompli, ramène le personnage à son point de départ, c’est-à-dire à lui-même.