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En 1976, Gilles Marcotte se demandait si, dans vingt-cinq ans, on pourrait toujours lire L’hiver de force[1] « sans un arsenal de notes explicatives[2] ». Aujourd’hui, nous y voilà, et Michel Biron répond par l’affirmative dans le programme remis aux spectateurs de l’Odéon, « Théâtre de l’Europe » à Paris, lors de la présentation théâtrale de L’hiver de force[3]. Mais s’agit-il encore du récit[4] de Réjean Ducharme ? Si l’adaptation théâtrale de Lorraine Pintal[5] répond à la question de Gilles Marcotte, si le récit n’est pas inintelligible puisqu’il est mis en scène après toutes ces années, il faut néanmoins se demander quelles sont les implications esthétiques et idéologiques d’une telle adaptation en 2002.

Le récit a souvent été lu sous l’angle d’une comparaison avec les appareils médiatiques et instrumentaux qu’il met en procès. Mais la « crise de société » qu’il relaterait englobe des cultures et des territoires différents selon les années. Ce qui pouvait apparaître comme une situation singulièrement québécoise en 1973 s’étend dans deux directions géographiques dans les années 1990 : l’affrontement des personnages humains et des instruments impersonnels parle aussi bien à la France qu’aux États-Unis. Gilles Marcotte insistait déjà sur l’importance des outils journalistiques et médiatiques dans le récit[6]. En inscrivant cette problématique dans le contexte d’une « fin de la modernité » selon Gianni Vattimo, Jean-François Chassay associe la présence des médias et des technologies au « rien » qui fascine Nicole et André, à la paranoïa, et à la lutte contre le « mensonge pornographique » du roman réaliste[7]. Aujourd’hui, la confusion entre l’imaginaire et le réel, l’absence de discrimination entre la fiction et le « vrai » chez les jeunes générations, sont des sujets abordés dans tous les journaux. D’une remise en question des contenus véhiculés par la télévision, et de leurs effets, on passe à une critique du médium lui-même[8]. Le récit de Ducharme donne-t-il vraiment une place primordiale et critique à cet affrontement, lequel serait la voie thématique royale sur le chemin des significations ? En somme, l’adaptation elle-même remplit-elle le rôle d’appareil critique dont Gilles Marcotte pressentait la nécessité à venir, assure-t-elle des conditions de lisibilité suffisantes en transposant à un plan extérieur, celui de la forme, une problématique jusque-là intérieure au récit ?

L’hiver de force donne à lire un extraordinaire entrelacs sémantique qui a été tour à tour abordé sous l’angle d’une différenciation socio-culturelle (culture québécoise en mal de définition par rapport aux cultures française et américaine), d’une fresque historique (état des lieux du Québec des années soixante-dix), d’une tragédie de l’homme (soumission des valeurs relationnelles humaines à celles, sans corps ni visage, des appareils technocratiques, médiatiques, institutionnels). L’adaptation théâtrale et sa présentation à Paris sont l’occasion d’observer si tous ces aspects ont une racine commune, ou ne sont que les symptômes de préoccupations extérieures au récit, qui servirait de prétexte à leur formulation. Il s’agira d’indiquer un problème d’ordre éditorial avant d’évoquer la représentation proprement dite, puis d’aborder le récit sous l’angle d’une comparaison avec sa version théâtrale.

Identité incertaine et adaptation

L’adaptation de Lorraine Pintal est publiée chez Gallimard dans la collection « Le Manteau d’Arlequin. Théâtre français du monde entier ». L’association la plus spontanée voudrait que l’auteur dudit texte soit celui, si indéterminée que soit son identité, auquel le nom inscrit sur la page couverture fait référence : Réjean Ducharme. Si l’« adaptation théâtrale » est de Lorraine Pintal, le sens et l’extension des opérations que ces termes désignent restent flous. Une ambiguïté matérielle rend difficile l’attribution du texte, qu’il s’agit pourtant d’inclure ou non dans l’oeuvre de l’écrivain. N’importe quel spectateur qui s’est procuré la version publiée de la pièce trouve en fin de volume la liste des ouvrages « du même auteur » : L’avalée des avalés, Le nez qui voque, L’océantume et ainsi de suite jusqu’à « Va savoir » (tant pis pour Gros mots, en passant). Voilà plus qu’un problème d’édition : qui a écrit le texte publié dans Le Manteau d’Arlequin ? Autrement dit, qui l’offre à la lecture dans cet ordre ?

La question est évidemment résolue pour le discours juridique, qui inclut l’adaptation théâtrale dans la catégorie des oeuvres composites ou dérivées[9]. Tous ne consultent pas cependant le Code de la propriété intellectuelle pour résoudre l’ambiguïté. L’adaptation, parce qu’elle opère un travail de discrimination sur le récit, représente un acte politique aussi bien qu’une lecture. En l’occurrence, elle confond les deux et propose une lecture politique. Cette confusion est problématique, car le récit de Réjean Ducharme ne se résume pas à la contestation d’une aliénation qui serait infligée par les autres, toujours par les autres, que ces autres soient à l’est ou au sud, ou encore dans l’ouest de la ville. De plus, le narrateur ne se plaint pas de la langue qui donne forme au récit. Je ne sais pas la proportion exacte de Québécois qui étaient assis dans la salle de l’Odéon pour la première, mais j’ai cru remarquer, sans mauvaise foi, qu’ils étaient majoritaires. Phénomène intéressant, déplorable sans doute en ce qu’il témoigne d’un isolement des cultures par-delà les aires géographiques, mais qui ne donne raison à aucune action de type revendicatrice. J’étais donc assis dans cette salle, le 7 février 2002, comme un être ayant abandonné autant que possible tout a priori comportemental, tout conditionnement, disposé à la célébration que doit être un spectacle théâtral, cette expérience dont on ne connaît jamais à l’avance le lieu ni la profondeur d’ébranlement, mais qui devrait arracher chaque fois la durée du spectacle à toute salle et à tout lieu. Cette fois, m’a plutôt été donné en spectacle le lieu précis d’une complaisance fière où s’inventent des situations inférieures afin de toujours et encore dire, plus : déclamer les situations. Ici comme dans la dépendance fonctionnelle et nécessaire telle qu’Albert Memmi l’a pensée[10], une dialectique de l’oppression entretenue s’agite :

Et à propos de neige : même si la pièce a pour toile de fond « les derniers restes de l’hiver, des sortes d’os sales, achevant de fondre sur le béton du trottoir, cette sorte de mur horizontal », il n’en demeure pas moins que l’hiver est plus qu’un élément folklorique de carte de Noël. Pour les Québécois, c’est un hiver de force — c’est le symbole d’une lutte constante que nous menons pour rester ce que nous sommes face à l’impérialisme américain. C’est ce qui nous distingue. C’est ce qui fait de nous un peuple du Nord, malgré des sources latines évidentes. Notre poésie s’y trouve, notre humour s’y loge, notre tendresse y meurt parfois et notre détresse s’en nourrit.

Ces lignes, reproduites dans le journal de l’Odéon[11], achèvent de situer le récit dans son contexte, c’est-à-dire le « début des années soixante-dix », période de la « bohème québécoise » et de la « génération tranquille ». Une véritable définition de l’hiver est proposée sur le mode assertif, définition qui prête au terme une valeur collective, une puissance de rassemblement et de contestation. Je voudrais donc lire pour l’instant ce mot difficile, l’hiver, de manière à voir ce qu’il peut contenir lorsqu’on se met en tête de le fouiller en conservant l’adjonction de la force, génitif mystérieux qui n’est pas le symbole, la possession ou l’affaire des Québécois, mais un titre de mots que je lis comme ceux de Réjean Ducharme[12].

L’hiver en camisole

L’hiver de force est un titre difficile. Il constitue même la première difficulté que rencontre quiconque veut monter à la scène un texte de Ducharme. Or, la pièce se termine sur une tirade du personnage André (A, 106) dans laquelle il reprend sans modification le dernier paragraphe du récit, où apparaît l’expression. L’ambivalence et la polysémie de l’hiver sont ici balayées au profit de l’affirmation d’une résistance farouche face à l’envahissement culturel et économique qui, rappelant la double nature de Jean Rivard, oeuvre de l’intérieur et de l’extérieur pour miner les bonnes consciences comme les mauvaises. Sauf erreur, c’est l’hiver qui a fait applaudir chaleureusement une grande partie de la foule lorsque le personnage Petit Pois, juché sur un fauteuil[13], exhibant ses bottes de fourrure à hauteur d’épaules, déclame :

Mon dernier film, As-tu fou ou froid ?, a été choisi pour être présenté à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes… Il a été sélectionné, man ! Ils vont le savoir, ces cons-là, comment qu’on s’appelle ! On va leur montrer aux Français, où c’qu’on se la met, leur petite culture bourgeoise florissante au Père-Lachaise ! On va leur en faire des colons, de la neige, des Maria-Chapdelaine ! Dans dix ans, c’est eux qui vont se mettre à nos genoux pour qu’on les civilise ! Leurs enfants vont apprendre la grammaire joual, puis c’est les pièces de Michel Tremblay qui vont les faire flipper à la Comédie-Française ! Ils sont pas dedans, man ! (Elle éclate de rire, comme si elle avait voulu faire une farce.) Je vous ai fait peur, hein ?

A, 71

Réplique qu’on retrouve en effet dans le récit, à quelques différences près, dont la plus importante est peut-être la position du personnage : « Couchée de tout son long, elle pointe un index menaçant en regardant le ciel avec des yeux écarquillés tout habités de tonnerres et d’éclairs. » (H, 181) La Toune est ici une déesse véritable qui défie le ciel par son alanguissement pesant, non une battante dressée comiquement devant l’injustice bilatérale. La résistance face au Sud ou à l’Est devint confrontation du parterre au théâtre. La Comédie-Française troquée contre l’Odéon, Tremblay contre Ducharme réalisent au plus bas degré de la conscience le futur incertain impliqué dans « On va leur montrer » : c’est qu’on était en train de leur montrer ce soir-là. Et que leur montrait-on au juste ? Une foule dont les mains se soulèvent légèrement et se frappent sous l’effet d’une joie spéculaire impossible à concevoir sans que vienne à l’esprit un tumulte de courants souterrains que d’aucuns nommeront ressentiment, frustration, martyr entretenu. Un personnage qui non seulement surplombe la scène, ayant Nicole et André à ses pieds, mais qui, aussi, « enterre » la foule en la plaçant plus bas que son sol. Tout cela serait fort bien articulé si ce n’était que l’économie et l’impression générales de la pièce (nous y sommes installés, l’entracte vient de se terminer) ont réduit progressivement des ambiguïtés et des contrariétés que le récit entretient jusqu’à la dernière ligne. La richesse de la « langue ducharmienne » ne se caractérise pas par l’emploi du jeu de mots, mais par l’accumulation des jeux de mots. En diffractant les voix entre différents corps, c’est-à-dire neuf personnages, en renonçant au pivot central que représente la voix d’André, instance de la « vie enregistrée » (H, 17), on fait de la richesse en question l’espérance du pauvre et du déshérité. Les personnages du récit L’hiver de force, eux, sont des aristocrates, des millionnaires de la vie qui prétendent danser leur ennui d’être toujours des « pas-intéressés », des « au-dessus-de-ça » (H, 181) sur toutes les cordes, dans toutes les postures, selon tous les mouvements, habillés n’importe comment. Cela s’appelle l’ironie. Cela s’appelle encore la maîtrise en acte. Touchant, le récit l’est par des brèches ouvertes dans cette maîtrise, failles par lesquelles soudain le coeur bat simplement de vouloir quelqu’un (la Toune, en l’occurrence), vouloir faiblesse dans le projet global de ne plus rien vouloir ni faire. Je regrette encore, sans trouver d’explication, la disparition des moments, parmi les plus forts du récit, où André et Nicole dessinent : « Comme c’est bon, tout à coup, après si longtemps, dessiner, copier, ou imaginer des invraisemblances et trouver les lignes qui les font voir… » (H, 174). Le retour au passé des beaux-arts, mais cette fois-ci dans le parc Lyndon-Johnson, a lieu quand arrive la dernière nuit intérieure. L’appartement est vidé peu à peu, c’est l’hiver saisonnier par anticipation. Les Ferron se munissent de sketch-books et de crayons dans une pharmacie, et s’arment d’une douzaine de canettes de bière dans une épicerie (H, 173). Double équipement qui ne signifie aucune répartition de valeurs univoque, sublime remède d’un côté, grotesque catalyseur du mal de l’autre, mais qui amène le narrateur à saisir l’ensemble de son récit, dans un passage qu’il me faut encore longuement citer :

C’est notre dernière nuit ici : last time. On emportera rien. Le chat, si Nicole y tient à tout prix, mais moi ça ne me fait rien. Maintenant que notre coquille est détruite, qu’on est à un pas d’être partis des lieux et des objets où les jeux de l’habitude avaient tissé des toiles où faire courir des idées et des sentiments, maintenant qu’il ne reste plus rien de ça, on peut le dire sans se tromper : il n’y avait rien, IL N’Y A RIEN tout court. En vidant l’appartement, on s’est vidés. Et là on voit, on sait, avec force, comme tout nus dans la neige, que ce qu’on est vraiment c’est un vide (un vrai vide, un qui aspire, un vacuum), que ce vide garde tout le temps sa force de vide, sa faim douloureuse, que ça dévore tout à mesure, nous avec, que pour qu’il marche bien (et qu’on marche bien nous aussi) il ne faut pas qu’il soit obstrué… comme quand tu essaies de te cramponner à l’ouverture pour te garder (ta vertu, ta jeunesse, ton idéal, ta réputation, ta personnalité). On a trouvé qu’on est un vide qui se refait, que c’est ça notre sens, et on est contents.

Ce dernier paragraphe est très pédant et, qui plus est, n’a rien a voir ou presque avec ce qui a vraiment eu lieu.

H, 176-177

Pédants ou non, ces mots sont dans le récit. Le mouvement de dénigrement que le narrateur y met sans cesse en oeuvre, en dépit de toute considération qui dépasse de peu ou de beaucoup l’idéal de médiocrité qu’il se fixe en apparence, ne vise pas uniquement des agents extérieurs. Clairement, c’est parce qu’elle écrit encore que la voix n’arrive pas à se tenir à la hauteur du rien qu’elle revendique. Contestataire, résistant, le récit se conteste aussi lui-même ; il n’y a pas de méchants qu’on identifie à la nation, à la couleur ou à la langue. Il y a un peu tout le monde, beaucoup soi, soi qu’on redécouvre avec les sonorités de la joie en renouant avec le dessin.

À la scène, le vacuum est devenu littéral et lyrique. Au retour de l’entracte, la didascalie nous apprend qu’« [u ] ne musique cirquesque décadente accompagne le dernier tour de piste de deux clowns vaguement tristes ». Le dialogue se présente ainsi :

ANDRÉ : Cette fois-ci, ça y est. C’est notre dernière nuit ici. Last time !

NICOLE : Où est-ce qu’on va aller mon beau André ? Où va-t-on nicher ?

ANDRÉ : Prends sur toi ma colline. On est twistes mais ça va nous faire prendre des bonnes décisions.

NICOLE : On a toujours voulu être rien. Là c’est vrai, on n’a plus rien.

ANDRÉ : Avec force : Anyway, il n’y avait rien, IL N’Y A RIEN tout court. Là on le voit. Là on le sait. On est tout nus dans la neige. On est vraiment un vide, un vrai vide, un qui aspire, un vacuum et ce vide garde tout le temps sa force de vide, sa faim douloureuse. Ça dévore tout à mesure, nous avec. On est un vide qui se refait, c’est ça notre sens, et on est contents. C’est pédant mais c’est ça qui est ça. On se laissera pas faire, chère, Woffe and toffe !

A, 65-66

Immédiatement après, Nicole évoque la mort de la mère : « Ça fait dix ans aujourd’hui que la mère est morte… C’est pas d’hier. » Dans le récit, l’échange sur ce sujet apparaît précisément quand Nicole « dessine vraiment sa lime à ongles » (H, 179). La reconstruction du texte, sa découpe en séquences copiées-collées pour le rendre représentable au plan visuel, est aussi nécessaire que périlleuse. Une perte est signée ici, me semble-t-il, qui consiste à attribuer à des personnages singuliers ce qui appartient à tous et à personne, à rendre intelligible (comme peuvent l’être une blague, une attitude d’auto-ironie univoque ou des registres discursifs distincts) ce qui mélange dans une altérité troublante les sujets sujets[14], les voix, les accents, les regards et les gestes. Il n’y a pas succession des valeurs dans L’hiver de force, mais synchronie et conjugaison. Aucun niveau de langue, aucune action ne sont valorisés face à d’autres qui, eux, traceraient la caricature d’une identité solide mais médiocre. André et Nicole dessinent comme ils boivent de la bière. Le « vacuum » concentre et aspire tout le récit de manière à montrer le perpétuel changement, la mouvance des frontières des mots et des corps qui touche tous les personnages, pour cette simple raison qu’ils n’ont droit au chapitre qu’à travers une voix, celle, machine enregistreuse déformant par échos les bruits environnants comme ceux de son propre corps, d’André. Faire cesser le mouvement de cette altération, c’est prendre et comprendre le vide à la lettre, faire en sorte, à la fin, qu’il n’en reste rien. Or, chez Ducharme, le rien c’est quelque chose :

J’ai répondu, à tout hasard, pour la rassurer :

— Voyons voyons, il nous reste… ce qu’on va faire.

— Qu’est-ce qui va nous rester après ce qu’on va faire… ?

— Si on le jette encore, si on s’accroche pas, si on s’en souvient même plus, il va encore rester rien. C’est-à-dire qu’il va rester encore toute la place, c’est-à-dire notre pleine liberté…

Mais il nous reste encore notre Flore laurentienne, ses 642 genres et 1568 espèces.

H, 177

Complexe, le récit fait circuler la voix à travers les différents registres discursifs — si l’on tient à les distinguer — de telle manière que la voix elle-même n’est jamais tout à fait crédible. Le jugement de pédanterie porté sur les mots qui définissent l’image du « vacuum », comme si le terme latin seul, trop apparent, suffisait à justifier le verdict, est immédiatement suivi par le rapport de « ce qui a vraiment eu lieu » (H, 177), échange bref et dense entre André et Nicole que la forme du dialogue distingue seule de la pédanterie méditative et assertive. La pédanterie dont André taxe son propre discours ne souffre pas de définition ; du rien à la liberté de toute la place, surgissent les nombres de la Flore laurentienne ; on a affaire à des personnages nuls ou ratés, peut-être, décidés à « repartir à zéro » (H, 19) mais incapables d’y rester malgré leur intention (H, 93). Si bien que le « vacuum » ne désigne pas simplement le vide angoissant menant Nicole aux larmes (« Un long temps. Nicole pleure doucement » [A, 66]), mais aussi, par soumission du latin au besoin de consolation, la liberté de celui et de celle qui vivent désormais sans maître[15], comme le chat perd son « règne de l’avenue de l’Esplanade » (H, 177). Oblitérant ces jeux de pile ou face sémantiques qui multiplient une richesse grosse de sommes astronomiques (les genres et les espèces) à partir d’un dépouillement extrême, l’adaptation théâtrale ne peut qu’abandonner du même coup les scènes comme celles des dessins au parc[16] ou de la visite au père[17]. La liberté que le livre même — le fait d’écrire longuement tant de situations désolantes, d’images triviales, de compulser tant de noms propres, de chiffres et de nombres — fait vivre au lecteur, à mille lieues des contraintes vécues au quotidien dans des situations analogues qu’il reconnaît, disparaît. La scène a porté, sous le signe d’une lutte farouche et constante pour la culture et l’identité menacées, un récit d’incarcération que L’hiver de force ne comporte pas. Plus encore, c’est la relation avec le spectateur qui est entravée alors que les acteurs deviennent les représentants d’un caractère et d’un message univoques, c’est-à-dire des corps exprimant qu’ils se sentent enfermés, oppressés, meurtris par tant d’assaillants que leur intérieur tournoie sur lui-même, comme la scénographie l’exemplifiait.

Plaque tournante littéraire et religieuse

Aux résonances ironiquement chrétiennes de ce tableau, on doit opposer un autre dégagement que le récit réalise : celui qui redonne aux mouvements d’apparence anodine une tension où convergent à la fois un désoeuvrement religieux et une activité ludique. Lire la Flore laurentienne et prendre un café sont « deux sacrements » (H, 48). À l’occasion de la « mort éclatante » du pick-up, différentes stations ont été traversées, dont le Café 79, le « lieu de pèlerinage » du Thalassa Bar et la discothèque Apollo. André tente de s’en souvenir alors que, « malade comme une marmelade », il regarde Nicole, « [l]ente, douce, monotone », peler une orange et disposer les « pelures le long du joint latéral de la table » (H, 100-101). Les pelures (du récit) cheminent jusqu’à la lettre elle-même. La matière végétale déchiquetée par les doigts du personnage abruti de boisson recouvre les formes du possible d’extension infinie par un jeu, simple, et pourtant spirituellement élevé en dépit de son apparente banalité :

Nicole est ailleurs. Elle est au pays des pelures de son orange. Elle les compte, elle contemple le total, elle s’écrie, en me regardant un peu au-dessus des yeux, comme quand on est sûr que l’autre ne verra pas plus loin que la surface de ce qu’on dit : « Hé ! c’est formidable, il y en a neuf ! » Elle reconstruit le rempart en mettant les pelures par ordre de grandeur : ça fait une pente ! c’est fantastique. Elle défait tout, elle met les pelures autour du couvercle du pot de Yuban, qu’ensuite elle retire délicatement : ça fait un cercle ! c’est merveilleux. Elle verse sur la table le reste de son café, elle met les pelures de loin en loin dans la flaque, elle fait marcher ses doigts dessus : ça fait traverser la rivière en sautant de caillou en caillou ! c’est excitant. Elle met ses neuf pelures dans l’enveloppe de retour des CP-CN Télécommunications, elle passe sa langue sur la marge encollée du rabat, elle rabat le rabat.

Hé ! c’est formidable, ça fait une lettre !

H, 102

Les pelures d’orange sont et suivent un chemin, pays approprié, qui traverse le nombre, la ligne, la forme et le mouvement, puis aboutissent à la lettre. Avant de retrouver à la lumière de ce passage une philosophie de la vie, ou plus encore l’intertexte d’une condensation de systèmes théologico-philosophiques qui partagent et distribuent différemment les substances et les formes (pythagorisme initial ; monade leibnizienne ; magie du cercle des traditions hermétiques et alchimiques de la Renaissance et dont une certaine psychologie contemporaine tire l’image de l’identité du moi par opposition au monde ou à l’Autre ; philosophie du langage qui semble l’aboutissement de l’Histoire quand elle ne devrait offrir qu’une forme de son commencement) ; avant d’associer plus ou moins librement les images qui nous sont racontées aux théorisations mystico-plastiques d’un Kandinsky ou d’un Klee, aux spéculations surréalistes et automatistes (ce qui, tout de même, aurait l’avantage de rappeler que les héros du récit sont passés par les beaux-arts), il faut insister sur le fait que le chemin en question, si dérisoire et vain semble-t-il, est écrit avec la même précision que tout le reste. Il n’est pas déprécié par rapport à la narration de la confrontation d’une langue à une autre, d’une culture à une autre, ou encore celle des personnages et des objets.

L’adaptation théâtrale simplifie le chemin. Elle entérine la fiction théorique qui voit dans la manipulation des pelures un fétichisme protecteur, et un dispositif de détournement axiologique de la « triviallitteratur » dans le dessin d’une lime à ongle[18]. Il ne reste que le cercle, formé comme un collier autour du cou de Nicole, et la lettre finale qui dès lors signifie le tombeau d’une séquence narrative véritablement inutile, ne pouvant connoter autre chose que la vanité, l’ennui, et l’immobilité :

C’est formidable, ça fait une lettre. Je veux pas que tu la jettes, que tu la bouges, que tu la touches. Je veux savoir ce qu’elle va finir par faire si on la laisse tranquille.

ANDRÉ : Je vais te le dire tout de suite ce qu’elle va finir par faire ta lettre de pelures d’orange ! Elle va finir par rester là où tu l’as mise.

A, 46

Sur la scène, la lettre était alors insérée dans le bras d’un des fauteuils, qu’on avait « évidé », et il n’en a plus été question. Or, dans le récit, la lettre a une suite, précisément lorsque, l’appartement ayant été abandonné, André et Nicole dessinent : « (Nicole avait raison : ça a fini par faire quelque chose : le papier, gris, a beaucoup pâli ; les pelures ont séché, on sent qu’elles se pulvériseraient sous la moindre pression.) » (H, 178) Ducharme ouvre les tombeaux. Comme les pelures gagnent une fragilité contrapuntique par rapport à l’épaisseur de l’écorce dont Nicole s’étonnait d’abord, le couple atteint à ce point de la narration le moment de sa vulnérabilité la plus crue, de son dépouillement le plus complet. Il ne possède que la Flore laurentienne, à l’image de la fin du récit.

L’écriture ducharmienne est caractérisée par une concentration symbolique continuelle. Elle offre comme une tentation et un écueil théoriques la possibilité d’interpréter chaque séquence narrative, chaque scène découpée suivant la cohérence générale de l’effet de réel, à la manière d’un symbole où le récit entier se retrouve. Les toiles de Laïnou — où le jaune « symbolise la joie », le bleu « le contraire », et l’ironique « tension vers l’absolu total » définie ainsi : « plus elle peint plus ça ne va pas » (H, 19) — symbolisent à leur tour L’hiver de force. Plus le texte s’écrit, ou pour mieux dire s’enregistre, plus la diégèse enfonce Nicole et André dans une misère omniprésente ; en retour, plus la misère accumule de situations dramatiques, plus le texte acquiert de longévité. Ainsi, la lettre d’adieu laissée par la Toune sous un sucrier donne la dernière impulsion à cette tension vers la synthèse, paragraphe final aussi mémorable que le sont tous les incipits chez Ducharme : « Puis c’est tout. Puis qu’est-ce que tu veux comprendre dans un ramassis de calembours pareils ? » (H, 273) Que comprendre d’autre, en effet, que c’est tout ? Que le texte atteint sa totalité, c’est-à-dire la fin du répertoire de faits et de gestes dressé par André, ainsi que l’absolu du mouvement de collection que le récit représente. L’adaptation arrache la lettre d’adieu à sa situation banale et lui confère la transcendance d’un deus ex machina : « Une neige de feuilles blanches tombe sur André et Nicole. » (A, 103) La concentration symbolique n’est plus là en vertu d’une relation de lecture ; la possibilité d’association qu’elle représente est expulsée au profit d’une seule illustration, celle de la catastrophe intime de départ de la Toune, pourtant provoquée par une lettre unique.

Choisir l’écran de sa nudité

Par refus d’absolu esthétique, peut-être par un soupçon inspiré d’une idéologie post-moderne du vide que le récit n’entérine pas, une répartition des valeurs univoques fait de L’hiver de force, dans sa version théâtrale, le véhicule de messages et de prises de position contextuelles. La trivialité d’une tirade de Nicole exprimant sa colère vis-à-vis de la Toune est accentuée dans l’adaptation (« Après la victoire, nous défilerons comme des majorettes marinées à l’aneth, puis rote puis pète. » [A, 58]) alors que, dans le récit, sans instance d’énonciation personnelle, le même passage est motivé par ce détail réaliste qu’est la diarrhée de Nicole (H, 142). Le paradoxe est un piège. De la même façon, c’est la secrétaire des Petites Éditions Roger Degranpré qui raccroche le téléphone dans le récit (H, 121), sans s’être fait directement insulter (H, 75), alors que l’adaptation incarne la violence des injures dans le partage des répliques pour faire de Nicole et André d’authentiques résistants (« Nicole lui raccroche la ligne au nez » [A, 49]). À l’accentuation de la vulgarité répond l’uniformisation du lyrisme, qui crée des îlots sentimentaux dans le marasme de la misère sociale[19]. Un autre procédé, lui aussi paradoxal, consiste à fondre certains passages initiaux dans des didascalies qui n’ont, souvent, plus rien de théâtral. La « Cie Bell » (H, 170) devient la « Cie Belle » (A, 71), sans la motivation que possède cette adjonction à la page 95 du récit, où la compagnie téléphonique et la Toune sont réunies sous le signe d’un même espoir. La note infrapaginale (« Arrêter la terre, je veux descendre » [H, 163]) à l’expression « I want to get off » (A, 68), qui contredirait le principe d’une lutte culturelle réduite à un territoire, n’est pas reprise. Techniquement, la signifiance est abolie au profit de sens inséparables des données culturelles et sociales.

Peut-être faut-il comprendre l’adaptation théâtrale de L’hiver de force comme une injonction d’introspection adressée à la critique ducharmienne. Comment, en effet, lire les textes de Ducharme selon leur contexte socio-historique sans perdre de vue l’autonomie esthétique qu’ils affirment ? À l’inverse, comment parcourir et mettre en relief cette dernière sans réduire les intertextes, les références de toutes sortes, au statut de purs signifiants ? Danger d’une pudeur qui fait retour avec ironie là où l’on veut affirmer une singularité irréductible : une didascalie indique qu’André et Nicole se déshabillent complètement (A, 29) alors que, sur scène, les acteurs ont gardé caleçon et camisole. La nudité écrite proscrite de la représentation : n’est-ce pas la marque d’une confusion des espaces, Babel géographique où la scène devient l’écran des symptômes inconscients d’une singularité culturelle, pour avoir voulu y transporter « un coefficient de réalisme[20] » trop élevé ?

L’adaptation théâtrale répond bien à la question de Gilles Marcotte, mais de manière ambiguë. D’un côté, elle constitue un acte où s’affirme la possibilité de lire le récit de Réjean Ducharme en 2002 sans appareil critique ; de l’autre, elle remplit la fonction de cet appareil en choisissant certains passages et en les organisant dans un nouvel ordre. Ce sont le lecteur et le spectateur qui risquent leur liberté interprétative en proportion des contraintes imposées au matériau langagier et symbolique. L’« arsenal de notes explicatives » a été intégré au texte de manière négative : les éléments qui appelleraient des précisions de nature critique sont éliminés, quand leurs résonances signifiantes ne sont pas réduites à une relation de référentialité directe. Dans ce cas, il faudra redonner à l’adaptation toute la signification de ce terme en la situant dans son double rapport à L’hiver de force et à plus de vingt-cinq années de lecture du récit. Elle représente un moment de cette lecture dont la valeur stylistique et les enjeux socio-historiques engagent plus qu’eux-mêmes : la mémoire des singularités d’une culture complexe, moins frappée d’immobilisme ou de vacuité que traversée de courants contradictoires. Et peut-être sous l’illusion d’immobilité qu’ils provoquent trouvera-t-on la certitude d’une force qui serait aussi une extraordinaire liberté d’invention.