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Publié en 1998, La terre promise, Remember ![1] couronne, de façon magistrale, la production romanesque de Noël Audet. Dans ce roman polymorphe, traversé par le rire vivace de la culture populaire, la verve incomparable du narrateur transporte le lecteur, convoquant sa mémoire littéraire, culturelle et historique. Comme le suggère la dualité linguistique du titre, la dynamique structurelle du roman repose sur l’interaction de registres opposés — le populaire et le savant, le sérieux et le comique, le profane et le sacré, la nature et la culture —, combinatoire qui donne à La terre promise, Remember ! sa structure carnavalesque[2]. Le roman livre, en effet, une fabuleuse remontée dans le temps de l’histoire et de la culture québécoises, à travers la cavalcade d’Emmanuel Doucet sur le dos d’un cochon volant et parlant. Si on reconnaît là d’emblée une variante burlesque d’un conte de La chasse-galerie, cette forme signale du même coup la distanciation humoristique de l’auteur, pour qui La terre promise, Remember ! n’a « rien du roman historique traditionnel[3] ». En fait, le lire comme tel serait passer à côté de sa structure dialogique, qui implique une distance d’avec la tradition et une relation de registres oppositionnels non exclusifs. C’est justement ce qu’établit d’entrée de jeu le narrateur: « Je suis du genre moderne-ancien, je pratique une sorte de réalisme qui ne dédaigne pas le merveilleux. » (TP, 19-20) Plus précisément, le conte de La chasse-galerie fournit au romancier le motif universel du « vol magique[4] » qui s’effectue non pas sur le canot volant des bûcherons de la chasse-galerie, mais bien sur « la machine la plus grotesque » (TP, 19) qui soit, un cochon volant appelé dérisoirement Remember.

En plus d’emprunter à La chasse-galerie le thème de l’odyssée aérienne, La terre promise, Remember ! s’élabore autour de trois grandes formes narratives qui s’imbriquent les unes dans les autres. Ainsi, le récit de voyage met en scène les principaux événements et acteurs de l’histoire de la Nouvelle-France, du Canada et du Québec, depuis l’arrivée de Jacques Cartier, en 1534, jusqu’à la crise du verglas de 1998, en passant par la bataille des plaines d’Abraham, les troubles de 1837-1838 et les référendums de 1980 et 1995. Chevauchant les époques, le narrateur, Emmanuel Doucet, et son compagnon, Remember, en rapportent les péripéties et les commentent allègrement. Ce voyage à rebours dans le temps reste indissociable de l’enquête généalogique de ce même Emmanuel, artiste peintre de son état. Parti à la recherche de ses ancêtres, il souhaite donner une direction à son existence, trouver un sens à son identité, lui qui avoue être « dérouté de son avenir » (TP, 23). « Puisque je ne comprends plus rien à ma famille, me disais-je, peut-être qu’en remontant aux sources, j’y verrai plus clair. » (TP, 14) L’entreprise généalogique donne lieu aux récits les plus truculents du roman sur le quotidien des Doucet, leurs rituels amoureux, religieux, culturels, politiques et sociaux, bref, sur la petite histoire qui se déroule parallèlement à l’Histoire officielle. À cela se greffe le dialogue critique d’Emmanuel et de Remember. Contrepoint permanent de la narration, il génère de nombreux questionnements et commentaires railleurs sur l’identité et la culture et sur l’art de bien mener un récit.

Plus largement, l’hybridité formelle de La terre promise, Remember ! renvoie aux grandes traditions romanesques de la modernité, notamment au roman picaresque. En témoignent les allusions à « Rossinante » (TP, 11), à « Manuel Miguel » (TP, 18), au voyage vers « nulle part » (TP, 38), aux aventures du « cavalier à la triste figure » (TP, 157). Toutefois, c’est la situation itinérante et le dialogue d’Emmanuel et de Remember, couple dépareillé et donquichottesque s’il en est, qui établissent clairement la filiation romanesque au Don Quichotte de Cervantès. Mais s’il fait écho au « premier roman des Temps Modernes[5] », le roman de Noël Audet s’inscrit bien plus encore dans la tradition carnavalesque. La culture populaire dont s’imprègne ce conte moderne nous en convainc. L’auteur convoque une pluralité de formes langagières et de visions du monde dont l’orchestration dialogique instaure précisément la perception carnavalesque, son ambivalence fondamentale. Dans le « monde renversé[6] » du carnavalesque audettien, l’animalité est humanisée, le spirituel corporalisé, le pur contaminé par l’impur, le sérieux-fermé ridiculisé. Omniprésent, le registre de la fête et du rire n’évacue pas pour autant le sérieux, voire le tragique sous-jacent à l’histoire collective ou individuelle, mais il le relativise. À travers la figure irrévérencieuse de Remember, le cochon qui a l’esprit aussi vif que son instinct reproducteur est puissant, c’est tout « le réalisme grotesque[7] » (vocabulaire familier et grossier, parodies des rites, gestes profanatoires, rire, mises en scène du bas corporel) qui s’affirme avec éclat et produit cette odyssée carnavalesque, unique dans la littérature québécoise, qu’est La terre promise, Remember !

Le carnavalesque verbal

Inscription du populaire dans le savant, le carnavalesque marque d’abord la structure verbale de l’oeuvre de Noël Audet. La narration fait ainsi une large place aux formes et genres du langage familier, les jurons, proverbes, chansons, mots d’esprit et farces grivoises constituant la matière verbale comique de La terre promise. Or, cette culture langagière populaire ne cesse de côtoyer une culture éminemment livresque, historique et littéraire, bref, un intertexte foisonnant. Ainsi, des extraits des récits de voyage de Jacques Cartier, de Samuel de Champlain et de Gabriel Sagard, des bribes du testament politique de Chevalier De Lorimier et du Refus global de Borduas, des réflexions philosophiques, homélies, cantiques, hymnes, fragments de poèmes, citations et titres d’oeuvres émaillent la narration. Dès l’exergue d’ailleurs, une citation de Wole Soyinka par Carlos Fuentes — romancier sud-américain qui a puisé à même la culture populaire la matière de son oeuvre polyphonique — indique la filiation romanesque de l’auteur et le ton distancié que prendra son récit: « Adresser des critiques à la nation est une forme d’optimisme ; seul le silence est pessimiste. » (TP, 9)

Sont également intégrés à l’oeuvre des auteurs essentiels de la littérature occidentale, Cervantès en tête, puis Shakespeare et Rimbaud, dont les citations chapeautent les grandes divisions du récit d’Audet. Qu’il s’agisse encore d’allusions à la Bible, à Homère, Rabelais, Diderot, Voltaire, Mallarmé, ou de l’évocation des oeuvres de Louis Hémon, Gabrielle Roy, Anne Hébert, Claude Gauvreau, Gaston Miron, Réjean Ducharme, Marie-Claire Blais, Jacques Ferron, Roland Giguère, etc., des jalons marquants de la littérature occidentale et de la littérature québécoise se profilent parallèlement à ceux de l’Histoire: le voyage historique se double d’un voyage littéraire. Cette importante culture livresque s’incorpore au récit avec finesse et poésie. Par exemple, les titres des oeuvres convoquées ne sont pas soulignés, mais s’intègrent subtilement à la trame narrative. Faisant appel à la mémoire littéraire du lecteur, l’auteur évoque ainsi les oeuvres de Ducharme (« puis l’été vint, puis l’hiver de force » [TP, 209]), de Giguère (« l’oiseau qui trouve son nid, la mécanique jongleuse, l’offrande aux vierges folles » [TP, 200]), de Roy (« plus elle soufflait, plus ses petits bonheurs d’occasion lui paraissaient fades » [TP, 300]), de Jasmin (« [y] a rien là, pleure pas Germaine, on en achètera une autre [porte] » [TP, 342]), ou encore de Musset ([o]n ne badine pas avec la mort » [TP, 292]), de Proust (« elle est à la recherche du temps qu’ont perdu les Québécois » [TP, 294]), et ainsi de suite. Cette relation féconde et poétique du texte d’Audet avec les textes d’autrui n’occulte en rien la textualisation des formes verbales de la culture populaire.

En effet, genre verbal incontournable de la culture carnavalesque, les jurons occupent une place remarquable dans La terre promise, Remember !, par leur prolifération, l’inventivité de leurs formes et leur structure consonantique. Que dire d’un « Sacrebleu de sacripantes corneilles noires d’enfer maudites ! Cré-Yé de cré-démones ! » (TP, 64) où, appuyant la rythmique saccadée et poétique du sacre, s’entrechoquent les sons sifflants et cassants des s et des c ? Quelle imagerie grotesque contiennent les « Cré-Yé de sainte Fourche du saint Bordel ! » (TP, 309) et « sacré bizounneux de fionneux de gérant d’estrade ! » (TP, 153) ? Proférés joyeusement ou rageusement par tous les Nicolas Doucet et descendance, les jurons ont une fonction comique et émancipatrice d’autant plus vive que, dans le contexte du récit, l’emprise de l’Église a été puissante. Comme l’attestent leurs formes irrévérencieuses, ils visent autant la destitution du sacré que la sacralisation du profane. À ce titre, on relève les jurons provenant d’un jeu fécond avec les objets sacrés de la liturgie catholique et ceux nommés suivant diverses parties du corps et autres objets profanes. Aussi les grands jurons blasphématoires tels que « Tabernacle », « Ciboire » et « Calice » engendrent-ils de multiples déclinaisons en « Tab », en « Cib » et en « Cal », toutes plus ingénieuses les unes que les autres. (Par exemple, proviennent « de Calice: Câline de binne, Câline, Câlaye, Câlaque, Câlique, Câlisse » et « Câlipisse » [TP, 218].) Ces jurons génèrent aussi des « mots-valises » (« Câliboire proviendrait donc de Câlice + Ciboire » [TP, 218]) et des « troncations » (« Mon Ta de Ta, toi-là ! », tronqué de « Barnac » [TP, 219]), formes illustrant la dimension inventive et rabelaisienne de la langue populaire. En fait, les jurons issus des accessoires du culte rabaissent le sacré dans le champ verbal du profane ; ceux liés au corps élèvent celui-ci dans le champ verbal du sacré. Il en va ainsi de la grotesque série des « sainte Girouette de Pie VII » (TP, 134), « sainte Fourche » (TP, 172), « saint Croupion » (TP, 218), « sainte Crampe » (TP, 223), « saint Jarnigoine » (TP, 218), « sainte Pin-Up » (TP, 350), etc. Un tel renversement hiérarchique des valeurs, où le corporel est sanctifié et le sacré profané, relève bien de la parodie carnavalesque. Pleinement à l’oeuvre dans le récit, ne préside-t-elle pas à une perpétuelle fête langagière ?

Les proverbes en sont d’ailleurs une autre manifestation. Éléments de l’oralité textuelle de La terre promise, ils correspondent à la nécessité de proférer une certitude axée sur le savoir, l’expérience, la sagesse populaire. Il en va ainsi d’un « proverbe chinois », rapporté par le narrateur,   « Le temps passe… ce que l’eau coule » (TP, 73), de « La vie, ça va comme c’est mené » (TP, 294), lancé par Emmanuel, ou encore de « l’habit ne fait pas le moine après tout » (TP, 197), etc. Ici, ironiquement, c’est Eucher lui-même — un des deux missionnaires de la famille Doucet des années 1940 — qui sert à la très pieuse Rosalie cette vérité toute simple qu’on ne peut juger les gens sur leur allure extérieure, les prêtres y compris. Ce genre d’autocritique de la part du missionnaire a quelque chose d’inhabituel, voire de comique. D’ailleurs, l’ajout du « après tout » vient confirmer l’adhésion d’Eucher à la sagesse proverbiale: il rappelle donc à Rosalie qu’elle « ne devrait pas tant [les] idéaliser », eux les missionnaires, qu’ils « ont deux jambes comme tous les hommes », « [e]t une breloque entre les deux » (TP, 197), de rajouter le très grivois oncle Jean. Si le proverbe répond au besoin de marquer un ordre établi des choses et du monde, ce « savoir institutionnalisé[8] » se prête en cela même à la raillerie. C’est encore le personnage le plus anticonformiste du récit, l’oncle Jean, qui soustrait au proverbe son aura de vérité. Au censorial « Qui mange du curé, périra noyé » (TP, 179), repris par la même Rosalie de l’époque duplessiste, la vive réplique de Jean, « Il suffit d’apprendre à nager » (TP, 179), déjoue la « vérité sapientielle[9] » que constitue le proverbe. Dévoyer le proverbe équivaut à contester malicieusement l’ordre du discours, à exprimer des vérités plus dérangeantes que celles établies. N’est-ce pas ce que laisse entendre « sont pas nés pour un p’tit pain, [les Québécois] sont nés pour disparaître » (TP, 328), version déformée du populaire dicton « Quand on est nés pour un p’tit pain… » ? Le ton mordant s’observe encore dans « Le petit Québécois deviendra grand… pourvu que les cochons le mangent pas en attendant » (TP, 312), variante du proverbe « Petit poisson deviendra grand… ». En plus de se moquer de la vision réductrice de soi qu’a le « petit Québécois », la variante s’enrichit de l’image grotesque et polysémique du « cochon » qui, dans le contexte, symbolise les multiples pièges (politiques, existentiels, sociaux, culturels et linguistiques) à éviter pour accéder à la maturité, à la grandeur. Que le proverbe exprime les limites et les vertus de la sagesse populaire, cela s’entend encore dans le truculent « Pissette bandée… n’a pas de parenté ! » (TP, 105), que Remember sert à Emmanuel, l’accusant à tort de coucher avec sa soeur Rosalie. À la fonction sociale d’échange inhérente au proverbe, lequel est sans cesse réactualisé comme vérité simple, s’ajoute ici encore le vocabulaire grossier et comique du réalisme grotesque.

À l’instar des proverbes et des jurons, la chanson illustre, elle aussi, la vivacité de la culture populaire. Dans La terre promise, Remember !, elle s’incorpore au contexte historique et l’enrichit. À cet effet, un couplet de « Ma luron, ma lurette » (TP, 126-127) rappelle la victoire des miliciens canadiens sur les Anglais, à Carillon, en 1758. Tout en évoquant différentes époques de l’histoire, la chanson fait l’objet de sarcasmes et de plaisanteries. Le premier Nicolas Doucet de la lignée critique ainsi le sentimentalisme de sa femme, Madeleine, dont les vieilles chansons comme « En passant par la Lorraine » ou « Ah si mon moine voulait danser » (TP, 52) n’ont absolument rien à voir, selon lui, avec la réalité de la Nouvelle-France. D’ailleurs, il s’empresse d’interpréter « Ah si mon moine voulait danser » sur « le mode grivois » (TP, 52)… Soulignons aussi que la chansonnette de la Rosalie du xviiie siècle, «  Il faut mourir, petit cochon, il n’y a plus d’orge » (TP, 122), a une visée des plus sarcastiques. Non seulement fait-elle écho à la situation misérable des Doucet de 1757, dont tout le grain fut réquisitionné par l’intendant Bigot, mais, dans la tête de Rosalie, « la charmante chansonnette s’appliqu[e] d’abord aux habitants de la Nouvelle-France » (TP, 122). Cette association sémantique des termes « petit cochon » et « habitants » pervertit le sens premier de la chanson, lui donne une teneur résolument grotesque. En fait, l’image terre à terre du « cochon » ou des « habitants » voués à la mort renvoie au « réalisme sans illusion[10] » de la perception carnavalesque du monde où, justement, la mort est une phase nécessaire de la vie, une « condition de sa rénovation et de son rajeunissement permanents[11] ». Par ailleurs, si la chanson populaire apparaît comme le point de rencontre de la communauté, encore là, elle sert à merveille l’esprit gouailleur des personnages libertins, tel l’oncle Jean. En guise de réplique à Eucher, qui fredonne la chanson sentimentale « Je viens revoir ma Gaspésie [ma Normandie], le doux pays qui m’a donné le jour … », n’entonne-t-il pas, « sur un ton égrillard » (TP, 199), une chanson réaliste du soldat Lebrun ? Un long couplet de celle-ci plonge le lecteur dans l’horreur de la Seconde Guerre mondiale. Plus rapprochée dans le temps, la fabuleuse chanson de Gilles Vigneault — « que la province trousse son jupon, le cul su’l’bord du cap Diamant, les pieds dans l’eau du Saint-Laurent » (TP, 249) — thématise les élans libérateurs de la génération des années 1960, au Québec. L’image saisissante d’une « province » en train de s’émanciper repose, ici encore, sur le vocabulaire familier du bas corporel. La hardiesse poétique de la culture populaire ne naît-elle pas justement de cette concrétisation et de cette « corporisation » du langage ? Les chansons, proverbes, jurons, farces grivoises, bref, tous ces genres oraux, dans La terre promise, Remember !, engendrent ainsi une parole spectaculaire qui retentit sans cesse dans l’écrit sérieux, le relativise, le pervertit, lui fait perdre sa pureté générique.

Si l’entrelacement de l’oralité et de l’écrit structure entièrement le roman, l’interaction du profane et du sacré n’est pas en reste et produit toujours un effet jubilatoire. L’évocation des amours du premier Nicolas Doucet pour Madeleine, lors d’un office religieux, l’illustre bien. En effet, l’intégration des formules latines de la messe au récit intérieur des fantasmes sexuels de Nicolas crée une structure hybride des plus comiques. Depuis la formule d’introduction au saint office, « Introibo ad altare Dei » (TP, 57) jusqu’à l’ Ite missa est (TP, 58), la fantasmatique sexuelle de Nicolas se déploie avec maestria: ponctuée par le latin de l’office, elle va de l’étonnement amoureux initial jusqu’au vacillement physique produit par l’irrépressible désir. Une très longue phrase détaille donc, de façon progressive, l’exaltation amoureuse de Nicolas dont le « pantalon affichait un pli inusité » (TP, 57). L’effet dialogique du sacré et du profane est d’autant plus comique que la narration manie joyeusement la rime, accorde les sons latins aux sons français et prête aux attributs sexuels féminins un caractère élevé, comme le montre l’extrait suivant: « ces seins-là avaient une fermeté évidente et pointaient légèrement vers le haut, Gloria in excelsis Deo » (TP, 57). En outre, le rapprochement syntaxique du latin et du français, notamment au moment de la consécration, « Hoc est enim Corpus meum, et de nouveau il s’empara du corps de Madeleine » (TP, 58), amalgame sans vergogne l’acte charnel au spirituel, le « corps de Madeleine » au « Corpus » divin. Éloquente consécration du désir humain qui se juxtapose hardiment à celle du divin, dans une langue où cohabitent poésie, humour et allégresse.

En plus de ce savoureux métissage des langues sacrée et profane, on ne peut passer sous silence l’opposition discursive entre la « parole autoritaire », soudée aux dogmes, et la « parole persuasive[12] », voix libre qui résiste à l’autorité. L’effet hilarant de leur interaction produit une atmosphère de liberté proprement carnavalesque. Le cas le plus convaincant est le sermon de l’abbé Chaufour, contrarié par le mot d’esprit de Pierre Desbordes. L’événement, qui a lieu lors du mariage d’un Gabriel Doucet du xviiie siècle, met en scène deux mondes discursifs et sociologiques distincts: l’éloquence oratoire de l’homme d’Église et la simplicité d’expression de l’habitant, le discours théologique, autoritaire et abstrait de l’un, l’interprétation concrète, comique et persuasive de l’autre. Le rire résulte bien ici de l’écart entre un discours des plus élevés et sa transposition dans la réalité immédiate de la fête.

À ce titre d’abord, le contenu plutôt métaphysique de l’homélie (la nature indicible de Dieu) s’éloigne de l’atmosphère de fête et de réjouissances propres à un mariage. De plus, l’argumentation sur « l’être si grand, si parfait, si absolument spirituel » de Dieu (TP, 113), fondée sur une évidente rhétorique du superlatif, accentue l’image d’un Dieu lointain et, faut-il s’en étonner, suscite des interprétations cocasses. En effet, comprendre l’énoncé biblique « Je suis celui qui est » au sens de « celui qui hait » (TP, 113) illustre moins l’indigence intellectuelle des habitants que leur esprit profondément moqueur, apte à interpréter, de façon biaisée, l’enseignement de l’Église. C’est encore dans cette perspective qu’il faut voir la longue envolée oratoire de l’abbé Chaufour, dont l’aboutissement n’a d’égal que la réplique renversante de Desbordes, qui déborde justement. Ainsi, après avoir prouvé l’impossibilité de représenter Dieu par le langage humain, tout en s’étant, ô paradoxe, longuement étendu sur le sujet avec un lexique abstrait (« il se diviserait en sujet et en objet », « Il est indivisible », « il considérerait l’existence comme un attribut » [TP, 113]), le prédicateur complète son raisonnement sur l’être absolu en ces termes: « C’est pourquoi Dieu se tait, mais son silence ne devrait jamais nous faire douter de son existence. » (TP, 113) Or, l’argument théologique frappe l’imaginaire de Pierre Desbordes. Il le retourne donc malicieusement contre Chaufour, sans égard à son statut hiérarchique d’homme d’Église et sur un ton des plus convaincants: « Et si Chaufour se taisait de son côté, on dirait pas qu’il existe point ! » (TP, 114) L’analogie est inattendue, l’effet retentissant: « Le mot de Desbordes se propagea comme vent de tempête et souleva bientôt toute l’église sur une monstrueuse vague de rires hoquetants et hurlés qui frappa de plein fouet le pauvre Chaufour et le laissa bouche bée. » (TP, 114) Ce rire carnavalesque, dont on saisit toute la démesure et l’audace, ouvre une brèche dans la structure hiérarchique de l’Église, qui a justement pour fonction de l’exclure. Ambivalent et universel, il relève bien « d’une sorte d’autorité communautaire[13] », qui implique l’émancipation de toute l’assistance et non du seul Desbordes, et cela, par le revirement comique de la parole autoritaire de Chaufour. Mais aussi déstabilisateur soit-il, ce rire de fête a un caractère passager. D’ailleurs, l’abbé Chaufour, véritable « agélaste[14] », puisqu’il ne sait ni ne veut rire, s’empresse de répliquer au « mot de Desbordes » par une parole évangélique: « Je vois, et Dieu m’est témoin, je viens de jeter des perles à des cochons ! » (TP, 114) Déjà observée dans les chansons et proverbes, cette association continue de l’humain au cochon (et du cochon à l’humain avec Remember) illustre, on ne peut mieux, la logique du monde à l’envers, prégnante dans le récit d’Audet. La destitution de la parole sacrée, rabaissée, jetée « à des cochons », c’est-à-dire au peuple, sous-tend la vision globale du monde propre au carnavalesque: l’animalité et l’humanité, le sublime et le terrestre, le sérieux et le rire s’y opposent et permutent dans une joyeuse interaction. Une telle conception du monde est du reste indissociable de la fête, omniprésente dans La terre promise, Remember !

La fête populaire et le rire

Lieu de toutes les transgressions possibles, tant verbales que corporelles, alliant pitreries, gestes profanatoires, rire, familiarités de langage, facéties de toutes sortes et déguisements, la fête populaire permet de s’affranchir provisoirement de la pensée dominante, de ses tabous, règles et privilèges. Dans La terre promise, le désir de se libérer des carcans idéologiques s’exerce surtout lors de rituels religieux. Le contexte historique l’explique. Plus la domination des choses élevées a été longue, plus leur détrônement, leur rabaissement procurent de satisfaction. Or, on sait que l’emprise de l’Église fut marquante au Québec. Railler ses pouvoirs abusifs correspond donc à un puissant désir d’émancipation. C’est sous cet angle que se présente le carnavalesque épisode d’un rituel catholique incontournable des années 1940, le chapelet en famille. Le rituel met en scène deux groupes opposés des Doucet: celui des pieux, Gabriel et Rosalie en tête, et celui des jeunes et de l’oncle Jean, l’impie, pour qui c’est une corvée. Quant à la « pleine solennité » (TP, 203) du rituel quotidien, elle contraste au plus haut point avec la grossièreté du geste qui se prépare, le mauvais tour joué à l’oncle Jean. Les préparatifs relèvent pleinement du grotesque. À travers des rires étouffés et des grimaces tordues, les jeunes fixent une aiguille au talon de l’oncle Jean « de manière qu’elle pointe vers les fesses qui n’en étaient plus très éloignées » (TP, 203). Au moment où l’affaissement complet de l’oncle produit le hurlement escompté, le rituel religieux bascule dans la farce la plus grotesque. Rigolade générale, roulades par terre, rires, cris, hurlement de la victime, qui invente une histoire de guêpe pour éviter aux fauteurs d’être punis, le tableau est franchement carnavalesque. Si le comique ici repose d’abord sur l’inconvenance profanatoire du geste, fomenté en pleine prière, le langage n’est pas en reste. La déformation parodique de la prière Je vous salue Marie, qui devient « pleine et grasse, le Seigneur avec nous bénit toutes les femmes » (TP, 202), prête à la Vierge une nature des plus charnelles et terrestres, contraire à sa représentation habituelle, virginale et céleste. Le rabaissement d’une telle icône ne peut être plus libérateur.

S’ajoute encore, aux multiples situations comiques et grotesques de La terre promise, Remember !, le déguisement d’une statue du Sacré-Coeur — le déguisement étant d’ailleurs l’un des éléments obligatoires de la fête populaire, directement lié à la rénovation du personnage social[15]. Le geste irrévérencieux parodie l’ingérence de l’Église dans les affaires de l’État et vice-versa, dénonçant le favoritisme du curé Meunier à l’égard des « bleus » de l’Union nationale de Duplessis. Ces deux partis sont donc ridiculisés par la farce des plaisantins, qui décident de peindre la statue en bleu et sous les traits du candidat duplessiste. Au comique de la transformation du Sacré-Coeur en Henri Jolicoeur, que découvrent avec stupéfaction les paroissiens venus assister à la messe, s’ajoute le ridicule de la revanche. Cherchant les coupables du « crime » (TP, 224), le curé exige, en effet, « de tous qu’ils exhibent leurs mains recto verso » (TP, 224). Ironie du sort, toute l’assistance a les mains bleues. Reste au représentant de l’Église à châtier son monde avec un interminable sermon où il leur rappelle que « Le Ciel est bleu, l’Enfer est rouge, pis j’finirai ben par attraper les maudits qui m’ont fait ça, Amen. » (TP, 224) Comme l’indique cette éloquence toute populaire et revancharde du curé (très éloignée de l’éloquence sacrée), le geste sacrilège a son effet déstabilisateur. Il démasque les contradictions de l’institution religieuse, sa façon inique d’imposer ce qu’elle prétend être la juste vérité, une vision reposant sur le bien-fondé de l’union Église-État. Encore une fois, les ressources imaginatives et comiques de la culture populaire visent la mutation des règles et privilèges établis par la culture officielle.

On le constate, la fête théâtralise les antagonismes sociaux, les inverse, sans jamais les abolir. À ce titre, la procession de la fête du Sacré-Coeur, dans La terre promise, Remember !, se présente comme une véritable «  parodia sacra[16] », comme le renversement d’un rite sacré. Organisé dans le but de célébrer la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rituel religieux prend une tournure grotesque. Tous les éléments de la fête — défilé, figurants, cantiques, sermon — sont contaminés par la raillerie et le rire. Ainsi, le défilé en grande pompe des congrégations paroissiales intéresse peu les « fidèles en vrac », qui succombent plutôt « à des attaques de fou rire » (TP, 234) qu’au recueillement attendu. Mais ce sont surtout les clowneries de l’oncle Jean qui discréditent totalement le caractère religieux du défilé. À moitié ivre, « pour prendre de l’avance sur la fête » (TP, 234), l’insubordonné personnage distrait les fidèles avec des histoires de pêche et de curé. Comme il sied à tout acteur comique, il exécute ses facéties avec le plus grand sérieux, dérangeant l’ordre prévu des choses. Par exemple, il se faufile en tête de la procession pour rejoindre la congrégation des « Enfants de Marie » (TP, 233) et leur bat, sur un tempo accéléré, le cantique « Je n’ai qu’une âme/qu’il faut sauver/De l’éternelle flamme » (TP, 235). Le geste est d’autant plus insolent que l’oncle Jean est un libertin, enflammé surtout par son désir des femmes. Personnage de la même trempe que Jean, Annette profite de ses drôleries pour avouer à la dévote Rosalie, « en pouffant de rire » (TP, 235), qu’elle est enceinte de lui, geste des plus impurs pour une « Enfant de Marie ». Outre cette bascule des valeurs (pureté/impureté) insolemment affichée par Annette, la dérision du sacré atteint son sommet critique lorsque l’oncle Jean ponctue l’hymne chrétien, « En avant marchons/En avant bataillons/Soldats du Christ à l’avant-garde … », d’un « salut hitlérien » (TP, 236). Provocateur et critique, un tel rapprochement gestuel d’éléments antinomiques n’est pas sans évoquer les aveuglements de l’Église, sa propagande, ses croisades, ses guerres. Captant d’ailleurs le geste symbolique de son oncle, Joseph Doucet, soldat revenu de guerre, « éclat[e] de rire et tomb[e] dans les bras de Ti-Frink avant que tous deux ne se mettent à rouler ensemble dans le cap, sans cesser de rire comme des déments enlacés » (TP, 236-237). Il n’en faut pas plus pour donner à la procession sacrée les allures d’une mascarade, le théâtre d’un monde où les valeurs sclérosées et les mythes usés ne correspondent plus à la conscience moderne. « Y a juste icitte que ça marche la faute ! Réveillez-vous ! » (TP, 242), lance d’ailleurs Joseph Doucet, réclamant le droit au plaisir et à la fantaisie créatrice, proclamant le « refus global avant la lettre » (TP, 242). Incarnation de l’anticonformisme, l’oncle Jean, lui, ne cesse de s’opposer à la bêtise du « troupeau bêlant » (TP, 237), à la soumission aveugle à un ordre religieux, social et familial. Éternel instigateur d’un rire grinçant et libérateur, le diable de personnage le montre, encore une fois, lorsqu’il lance au curé Meunier, perché dans sa chaire: « Ti-Meune jase fort dans sa boîte à cochons aujourd’hui ! » (TP, 239) En plus d’être à la source des « rires [qui] fusèrent comme autant d’injures personnelles » (TP, 239) à la face du curé, l’insulte ramène le sacré au ras du sol, rapprochant la chaire — cette tribune élevée où s’exerce l’autorité ecclésiastique — d’une auge à cochons. C’est dire la visée irrévérencieuse et régénératrice que véhicule l’image terre à terre et charnelle du cochon. À travers elle, un réalisme mordant et lucide, lié à une insatiable jouissance de vivre tout comme à un rire cosmique et diabolique, prend le dessus sur la culture officielle où domine la censure, où règnent les agélastes.

Remember, l’incarnation du grotesque

Centrale dans La terre promise, Remember !, l’image grotesque du cochon permet d’associer des éléments hétérogènes, de rapprocher ce qui est éloigné, de détruire le sérieux unilatéral, bref, de relativiser tout ce qui existe en posant sur le monde un regard affranchi des vérités absolues. Remember incarne avec magnificence ce corps grotesque. Symbole de la perpétuation d’une lignée — la famille Doucet dont il est le cochon reproducteur depuis des générations —, il représente un corps multiple, inachevé, en état de création, de mouvement. Sa spectaculaire odyssée avec Emmanuel dit assez bien l’état de parachèvement continu qui le caractérise. Et même si le voyage aérien du duo se termine par un écrasement au lieu où « une quelconque Rosalie de sous Duplessis avait planté son crucifix » (TP, 349), Remember survit à la catastrophe, contrairement à son « Maître » (TP, 350). Ayant rompu le pacte faustien[17] de la chasse-galerie, l’âme d’Emmanuel est emportée par le diable. Cet envol de l’âme ne symbolise-t-il pas l’égarement de soi, de cette identité dont la quête même est à l’origine du périple d’Emmanuel ? Quant à Remember, bien que l’effondrement de l’équipage le laisse seul, il prend le relais d’Emmanuel comme conteur-narrateur, conscient du fait qu’ils formaient, lui et son « Maître », « un meilleur auteur à deux » (TP, 351). Plus encore, il devient un mutant, puisqu’on lui injecte un « gène humain » (TP, 347), et même, ô ironie, « le gène de l’identité », de telle sorte qu’il « ne se demande même plus pour qui voter » (TP, 355) !

On l’aura compris, Remember représente, de façon éclatante, l’hybridité carnavalesque, « le deux en un[18] ». Quelle autre figure peut mieux harmoniser les registres oppositionnels de l’instinct et de l’intellectualité, de la nature et de la culture, du sublime et du terrestre ? Comme l’indique bien son nom, « Remember » est une mémoire (historique, littéraire, politique, culturelle et linguistique) qui jaillit avec la même fougue que sa nature instinctive, jouisseuse et reproductrice. Maintes fois, le narrateur évoque ses frasques sexuelles, lui rappelle qu’il a l’air de se ficher complètement de la « pureté génétique » (TP, 78) de sa race. Délinquant, instinctif, Remember est le grand perturbateur du processus de purification génétique. Sans conteste, cette image de « la pureté de la race » (TP, 318) est la plus sarcastique du roman. Elle raille allègrement les visées ethnocentriques d’un certain nationalisme québécois, peu soucieux des « rêves des citoyens libres, des citoyens oecuméniques ouverts au monde et traversés par le monde » (TP, 328), dont parle le narrateur-conteur. Du reste, face au projet de souveraineté, le cochon lucide et lubrique ne se gêne pas pour se moquer de l’attitude attentiste des Québécois qui, dit-il, « sont indépendantistes par intermittence, et surtout entre les élections » (TP, 329). Et lorsqu’il attribue les échecs référendaires au fait que l’identité « est l’objectif » à atteindre et non « la cause du mouvement souverainiste » (TP, 329), on comprend que la sensibilité politique de Remember est exacerbée, tout comme celle d’Emmanuel dont il traduit le ras-le-bol existentiel en langage exploréen.

À ce raffinement intellectuel du cochon qui parle en vers, cite Gauvreau, Cervantès, Mallarmé, Rimbaud, qui connaît Maria Chapdelaine, La guerre de Troie, La vie en prose, etc., s’ajoute un esprit des plus critiques à l’égard de la culture du divertissement sanctionnée par l’État. Cette culture fondée sur l’image de marque, l’effet facile et l’émotion à fleur de peau, Emmanuel et Remember la pourfendent joyeusement. Lors d’un dialogue enlevant, l’industrialisation du rire et son comique débilitant, la standardisation de la réussite québécoise en matière culturelle sur le modèle du « fameux Cirque du Soleil » (TP, 343), la reconnaissance de « la grande auteurre Janette Bertrand » (TP, 343), ou encore la sacralisation de Céline Dion sont, entre autres cibles, tournées en dérision. Le jeu révèle une critique mordante de l’idéologie marchande, qui favorise l’uniformisation de la culture et son appauvrissement grandissant. Tout comme Emmanuel, Remember a une conscience historique et culturelle aiguisée.

Alliant intellectualité et animalité, nature et culture, mémoire et oubli — auquel renvoie paradoxalement son nom, version anglaise d’une certaine devise québécoise oubliée ? —, Remember représente un spectaculaire oxymoron, figure motrice du carnavalesque médiéval et moderne. Son dialogisme est créateur: il assume les contradictions. Une telle figure romanesque résoudrait-elle le conflit, persistant dans la littérature québécoise, entre la nature et la culture dont parlait André Belleau ?

La littérature (et la mentalité) au Québec sont traversées par un conflit jamais résolu entre la nature et la culture […] On dirait que dans notre littérature romanesque, l’écriture, se sentant à la fois obscurément redevable à la nature et honteuse envers la culture, se censure comme culture et mutile le signifiant. Chez nous, c’est la culture qui est obscène[19].

Or, à travers le cochon sagace et salace et son époustouflante chevauchée spatio-temporelle avec Emmanuel, l’oeuvre concilie les pôles antinomiques nature/culture, chair/esprit. À aucun moment, la culture sérieuse, littéraire et historique, n’est reléguée au second plan. Elle s’entrelace finement, avec poésie et humour, aux manifestations jubilatoires de la culture populaire que nous avons davantage mises en lumière, certes, mais qui n’occultent pas l’immense culture littéraire qui traverse l’oeuvre avec un égal bonheur (il serait intéressant, en ce sens, de faire une étude approfondie de l’intertextualité de La terre promise, Remember ! ).

S’il faut chercher ailleurs dans la littérature québécoise un personnage dont l’hybridité nature/culture s’avère aussi harmonieuse et totalement assumée que celle de Remember, un personnage des Chroniques du Plateau Mont-Royal de Michel Tremblay pourrait bien faire le poids. Il s’agit du chat Duplessis, animal savant et parlant comme Remember. Pourtant, Duplessis, mentor du jeune Marcel, transmetteur d’un idéal de beauté et de connaissance, représente davantage le haut et la culture (malgré ses virées nocturnes) que le bas, le charnel, le grotesque. Il atteint d’ailleurs une dimension élevée, voire mythique, par sa parenté avec les Parques-tricoteuses, dont il partage la mission éducative auprès de Marcel[20]. Personnage clé de l’univers de Tremblay, Édouard-duchesse de Langeais représente lui aussi un fameux oxymoron, étant à la fois homme et femme, roturier et savant, sublime et grossier, sexuel et spirituel. Mais ici, la dualité est rejetée socialement: Édouard est assassiné en raison justement de sa dangereuse ambivalence. Reste à voir ce qu’une étude exhaustive des romans québécois révélerait au sujet d’une hybridité créatrice et non destructrice.

Enfin, quoi qu’il en soit, l’envergure romanesque de La terre promise, Remember ! ne fait aucun doute. Le roman de Noël Audet s’impose en soi, par le dynamisme même de sa structure interne qui transpose, sur un mode des plus carnavalesques, de très larges pans de la culture et de l’histoire du Québec. Menée de main de maître par Emmanuel et Remember, narrateur bicéphale en quelque sorte, la vaste entreprise de reconstitution historique, généalogique et littéraire apparaît unique en son genre, intégrant des formes verbales, des personnages fictifs et historiques (ou référentiels), des visions du monde, des espaces et des époques des plus contrastés ; le souffle fécond qui anime l’écriture en dit long sur l’art romanesque de l’auteur, qui s’approprie tous les genres. Ici, le roman n’est jamais très loin de la poésie, du conte, du dialogue, de la chronique, de l’essai, de l’épopée, du roman picaresque. S’inscrivant plus largement dans la grande tradition du roman carnavalesque, avec son réalisme grotesque magnifié par l’incomparable Remember, La terre promise, Remember ! ne cesse de proposer une vision englobante du monde où l’hybridation des registres relève d’un art accompli: la forme n’y occulte jamais la recherche de sens. On ne saurait ainsi passer sous silence le destin tragi-comique de Rosalie-la-pendeuse (personnage polysémique dont l’analyse nécessiterait un article en soi). Sorte de « baromètre idéologique » (TP, 291), Rosalie traverse toutes les époques, en cristallise les humeurs: sensible, perspicace et railleuse aux xviie et xviiie siècles, elle devient bigote sous Duplessis, libérée à l’époque de la Révolution tranquille, désespérée à la suite des référendums de 1980 et 1995. Symbole d’une identité problématique, « à la recherche de quelque chose de grave, d’aérien, de charnel, de divin, de définitif » (TP, 293) — dialogique qui serait donc jusque-là manquante dans la construction de l’identité —, Rosalie finit par se pendre à une poutre du pont Jacques-Cartier, après maintes tentatives infructueuses non exemptes, par leur nombre, d’un certain comique. Tragi-comique, le roman l’est par cette façon singulière de télescoper les idéologies des époques en les exacerbant dans un seul personnage, mais également par son traitement à la fois réaliste (exactitude des événements rapportés) et fantaisiste, sinon théâtral, du récit historique. On ne s’étonne guère que les acteurs de l’Histoire officielle interagissent avec ceux de la petite histoire, notamment avec les Doucet, dont Emmanuel se fait le chantre, rapportant leurs exploits aux côtés des personnages historiques. Aussi, l’oncle Jean, le dissident de toutes les époques, se proclame-t-il le « véritable héros de Carillon », « [c]ar c’est lui qui avait soufflé à l’oreille de Lévis, qui l’avait resoufflé à l’oreille de Montcalm, la nécessité de faire bloc au centre, sur la ligne naturelle de l’avancée des Anglais » (TP, 127). Ce clin d’oeil narquois à l’égard des hauts faits d’armes des personnages historiques — où le rôle de souffleur connote la régie théâtrale — relativise leur importance et, du même coup, rehausse celle des anonymes qui ont pu être témoins ou acteurs de l’Histoire.

Version distanciée et humoristique d’événements historiques marquants, La terre promise, Remember ! se distingue encore par l’étendue et la richesse des langages qui structurent dialogiquement son énonciation. Qu’il s’agisse des langages des groupes sociaux, des personnages individuels, des cultures (langues huronne, iroquoise, brésilienne, italienne, anglaise, etc.), des époques, des générations, des professions, des genres, oraux et écrits, ou même de la « langue uquamienne » (« Mais ils/elles ne savent pas encore ce que elles/ils vont faire de ce surplus de sens et directions diverses/divers » [TP, 259]), ils forment un superbe kaléidoscope langagier qui apparaît sans égal. Chevauchant les époques et les lieux, questionnant les sens possibles de l’Histoire, de la mémoire, de l’identité, bref, de la culture, le roman de Noël Audet fait de l’hétérogénéité langagière le véhicule premier de son odyssée carnavalesque: « Après tout, c’est le langage qui nous tient vraiment dans l’existence et nous porte sur l’aile du temps. » (TP, 26) La terre promise, Remember ! emporte le lecteur dans un voyage aux dimensions sublimes et grotesques qui atteint son point culminant dans le rire de la fête, car, sans nier l’aspect tragique de l’existence, le roman l’assume avec une parole déliée et un rire souverain.