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Introduction

L’objet de notre article consiste à relancer le débat sur l’autogestion et, en particulier, sur la reconnaissance aujourd’hui de cette dernière comme l’une des formes d’organisation du travail du tiers secteur. L’intérêt renouvelé pour ce champ d’étude est principalement attribuable à la mise en oeuvre de nouvelles réponses à la crise de l’emploi et de l’État-providence et aux répercussions de cette double crise au sein de l’une des institutions fondamentales de nos sociétés : l’entreprise. Dans un premier temps, nous tenterons de redéfinir le concept même d’autogestion. Dans un deuxième temps, nous présenterons brièvement un diagnostic de la situation, une analyse de la crise à l’origine de l’arrivée de nouveaux acteurs économiques, d’une part, et du retour sur le devant de la scène d’anciennes organisations économiques, d’autre part. Dans un troisième temps, nous montrerons la présence de l’autogestion, en tant que mode de gestion et surtout forme d’organisation du travail, au sein du secteur de l’économie sociale, en général, et au sein de l’entreprise de type coopératif, en particulier. Enfin, dans un dernier temps, nous démontrerons que les problèmes relatifs à l’application de l’autogestion au sein de la firme peuvent être résolus en majeure partie par la remise en cause de l’analyse économique néoclassique.

Repenser le concept d’autogestion

À l’origine de cette analyse se trouve une question que des économistes ont qualifié d’utopique et caduque : qu’est-ce que l’autogestion ? En effet, bien qu’ayant fait l’objet de réflexions ou d’analyses depuis l’Antiquité, bien qu’ayant été expérimentée dans plusieurs pays, l’autogestion ne bénéficie d’aucune définition unanimement reconnue par les économistes. Chacun, scientifiques ou politiciens, a voulu donner une définition et une interprétation de ce terme selon ses propres aspirations et attentes. « Les premiers, même s’ils sont conscients de la dimension pluridisciplinaire de l’autogestion, l’appréhendent avec leur propre formation et leur propre logique. Certains, parmi les seconds s’efforcent d’en modifier ou d’en dénaturer le contenu pour le faire rentrer dans le cadre d’un projet politique ou social préexistant », comme le soulignait Dumas en 1981. Une telle diversité gêne considérablement toute tentative de compréhension de la notion d’autogestion. Ainsi, il est nécessaire de poser au préalable une définition simple, afin de saisir l’objectif essentiel de l’autogestion.

L’autogestion, par ses diverses expériences, a prouvé qu’elle ne pouvait être un système économique et politique initialement généralisé, d’où une nécessité de partir de la base, c’est-à-dire des unités économiques. Pour certains auteurs, comme Vanek[1], l’instauration au préalable d’une économie socialiste n’apparaît pas nécessaire pour une réelle pratique autogestionnaire au sein de l’entreprise. Ils entendent confier la gestion des entreprises aux travailleurs, procéder à un partage équitable du revenu entre tous les membres de l’entreprise, décentraliser le plus possible les prises de décision, au sein même d’une économie de marché. Pour eux, le capital peut être maintenu sans risque du fait qu’il ne dispose plus du pouvoir de décision. Il devient alors un simple moyen de production au même titre que les machines. La pratique autogestionnaire se rattache alors directement au travail dont elle transforme la nature. Néanmoins, ces auteurs ne semblent pas avoir considéré le fait que l’autogestion était, dans un premier temps, une réponse à la crise du travail (demande de travailler autrement), puis, dans un deuxième temps, une réponse à la crise de l’emploi (créer son propre emploi). Loin de devenir une institution généralisée, l’autogestion est avant tout un concept économique et social, c’est-à-dire un mode de gestion et surtout une forme d’organisation du travail engendrée par les crises du système capitaliste.

Au sens littéral, autogestion signifie gestion par soi-même et ses postulats sont la suppression de toute distinction entre dirigeants et dirigés et l’affirmation de l’aptitude des hommes à s’organiser collectivement. (Encyclopaedia Universalis). Les principes sur lesquels elle repose sont essentiellement la démocratie dans les prises de décisions, l’autonomie de gestion et la primauté des travailleurs sur le capital dans la répartition des revenus. L’autogestion, dans sa conception générale, est d’abord une revendication du monde ouvrier dans l’entreprise pour un autre type de gestion dans l’organisation du travail. Elle implique un dépassement de la propriété étatique ou privée des moyens de production et de décision. C’est la remise en cause d’une rationnalité fondée uniquement sur le profit et l’organisation hiérarchique. Initialement, comme l’a précisé Fay en 1996, « elle [l’autogestion] est le produit de la lutte et non de la collaboration des classes ». Effectivement, c’est en réaction aux effets néfastes du capitalisme et de la révolution industrielle que sont nées les principales idées autogestionnaires. L’autogestion a été formulée lorsque l’Occident a pris conscience de l’hétérogestion qui frappait les travailleurs, c’est-à-dire de la dépossession totale dont ils étaient victimes au fur et à mesure que l’usine remplaçait l’atelier. Sous l’effet d’une industrialisation massive, certaines couches de la population (artisans, prolétaires, paysans) souffraient de la misère et ont ressenti alors le besoin de s’organiser et de s’associer pour remédier à leur infériorité. Placée dans ce contexte historique, la nécessité autogestionnaire s’alimente des sources doctrinales qui ont, pour l’essentiel, jailli au cours du xixe siècle dans la lignée des idées défendues par Saint-Simon, Fourier, Owen et Proudhon.

Le terme est apparu en France en 1968 et a suscité un vif intérêt dans le milieu syndical. Mais dès 1980, on assiste à une éclipse des thèmes autogestionnaires. Pourtant, le concept ne semble pas avoir définitivement disparu. Certains, comme Fay, ont souligné que la capacité à l’auto-organisation des hommes dans la vie sociale, professionnelle et politique est un fait aujourd’hui, comme le démontrent le nombre croissant d’actions collectives autogestionnaires issues de la vie associative. En effet, de nos jours, on constate un regain d’intérêt pour des activités économiques de type associatif ou coopératif qui n’appartiennent ni à la sphère de l’entreprise privée classique, ni à celle de l’économie publique. L’expression « repenser l’autogestion » peut prendre alors deux significations interdépendantes. La première est celle d’une redéfinition du « concept autogestion » sur la base d’une relecture des précurseurs et fondateurs de ce concept. La deuxième explication est de placer l’autogestion dans un contexte économique et social nouveau, c’est-à-dire analyser les organisations économiques et sociales concernées aujourd’hui par ce concept.

Les origines du retour de l’autogestion

Depuis les années 1970, les sociétés occidentales (les pays de l’Union européenne essentiellement) font face à un important chômage structurel et à une montée de la précarisation des emplois et de l’exclusion. Devant la persistance de ce chômage massif, les solutions apportées par les positions en présence (le fordisme-providentialisme et le néolibéralisme) ont montré des limites. L’intégration sociale se réalisant largement par le travail salarié, le chômage constitue un véritable défi pour nos sociétés. La possession d’un emploi demeure en effet une condition essentielle de l’autonomie et de l’identité sociale. À l’inverse, l’exclusion du travail durable et massive met en question le fonctionnement global de nos sociétés. Les conséquences macroéconomiques et macrosociales peuvent devenir très lourdes en termes de cohésion sociale avec l’accentuation de la pauvreté et de la dégradation du lien social (Defourny, Favreau et Laville, 1998).

L’ampleur du phénomène a amené des pays qui disposaient d’une forte tradition en matière d’État-providence à déployer un espace inédit de traitement social du chômage. Des programmes d’emplois temporaires ont été mis en place, mais ils se sont vites révélés insuffisants. En réaction à cette double crise, celle de l’emploi et de l’État social, des structures n’appartenant ni au secteur de l’entreprise privée, ni à la sphère publique se créent (les systèmes d’échange local ou SEL) ou réapparaissent sur le devant de la scène (le secteur coopératif) et constituent un « tiers secteur ». Des recherches de plus en plus nombreuses dans diverses disciplines tentent de cerner la réalité économique et sociale de ce « troisième secteur » appelé aussi « secteur de l’économie sociale » ou encore « nonprofit organizations » dans l’analyse anglo-saxonne.

Ce dernier, encore peu structuré et très hétérogène, recouvre trois types d’organisations : les associations, les coopératives et les mutuelles. Le terme « économie sociale » est apparu en 1970 pour répondre à un besoin de reconnaissance mutuelle. Ces organisations, assez dispersées jusque-là, ont créé des organes de concertation (Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives ou CNLAMCA). À la même époque, elles ont été reconnues par les pouvoirs publics avec la création de la Délégation interministérielle à l’économie sociale en 1981. Enfin, au niveau européen, ces organisations sont institutionnalisées puisqu’elles existent aussi chez nos voisins (Angleterre, Belgique, Espagne, Portugal, Italie, Suède) et un comité, créé en 1998, doit être consulté par la Commission européenne pour les questions relevant de ces organisations (Baretto et Vigignol, 1995).

Historiquement, les organisations de l’économie sociale existaient bien avant leur institutionnalisation en 1970. Comme pour le concept d’autogestion, les sources théoriques de l’économie sociale apparaissent dès l’Antiquité. Mais le xixe siècle est le théâtre de sa naissance dans le vaste mouvement social en réaction à la révolution industrielle initiée principalement par Fourier, Owen et Proudhon. À cette époque, l’économie sociale et, notamment, sa branche coopérative se sont développées parmi les classes laborieuses exploitées, luttant pour l’amélioration de leurs conditions de travail et donc de vie. En d’autres termes, comme le soulignent Defourny, Favreau et Laville, l’économie sociale (et par là, l’autogestion) est d’abord « fille de nécessité » et « fille d’une identité collective ». Ainsi, les concepts d’autogestion et d’économie sociale plongent essentiellement leurs racines dans l’associationnisme ouvrier du xixe siècle. Dès le départ, ces deux concepts ont été marqués d’ambiguïtés et de confusions terminologiques qui les handicapent encore aujourd’hui.

Par la suite, dans notre travail, nous avons choisi volontairement de limiter notre champ d’investigation au domaine de l’entreprise de type coopératif, puisque cette dernière est l’institution véritablement représentative de l’économie sociale. « Sa personnalité historique, sa diffusion dans le monde des entreprises, sa présence sur tous les continents, son enracinement dans des collectivités importantes, ses règles de fonctionnement et la reconnaissance de son statut juridique, font de la coopérative l’éminent représentant d’un vaste ensemble d’unités productives qui, distinctes des entreprises publiques et des entreprises capitalistes, connaissent un fonctionnement et une gestion démocratiques ainsi qu’une subordination du capital à la finalité sociale. » (Defrouny et Monzón Campos, 1992) Par ce fait même, nous nous limiterons dans notre analyse économique des coopératives à certaines SCOP (Sociétés de coopératives ouvrières de production). Ces dernières se définissent comme un regroupement de personnes poursuivant des buts économiques, sociaux et éducatifs communs, à travers une entreprise dont le fonctionnement est démocratique et la propriété collective. La SCOP peut donc être considérée comme une entreprise autogérée.

La formule coopérative / autogestion pourrait alors constituer un facteur de démocratisation de l’économie en général et un facteur de solidification de la cohésion sociale en particulier. L’une des caractéristiques les plus significatives des entreprises autogérées est leur fonctionnement démocratique en vertu duquel les décisions sont prises selon le principe bien connu : « un homme, une voix ». Dans ces entreprises, les membres sont à la fois propriétaires, employés et associés. En raison de leur potentiel de démocratisation, ces entreprises auraient la capacité de réaliser des hybridations plus fructueuses que les autres formes d’entreprises entre les activités marchandes, les activités non marchandes et les activités non monétaires.

L’autogestion : une composante de l’économie sociale

L’expression « économie sociale » traduit un concept ambigu et imprécis, car, contrairement à l’économie publique et l’économie privée, il est difficile de cerner ses principales caractéristiques et d’établir des frontières avec les deux autres secteurs. Les formes d’organisation du travail générées par ce tiers secteur, dont l’autogestion, pourraient alors permettre de discerner des frontières de l’économie sociale[2]. Même si aucune définition ne fait l’unanimité, « l’économie sociale regroupe les activités économiques par des sociétés principalement des coopératives, des mutuelles et des associations, dont l’éthique se caractérise par la finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit, l’autonomie de gestion, le processus de décision démocratique et la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus » (Defrouny et Monzón Campos, 1992). Nous retrouvons bien dans cette définition les principes fondamentaux de l’autogestion. La crise, en libérant un espace nouveau pour l’innovation sociale, notamment dans la zone où l’économie et le social se superposent, semble avoir créé des conditions inédites pour une réelle pratique de l’autogestion aujourd’hui, telle qu’elle a été définie précédemment.

L’exemple Mondragon

Depuis l’origine, le grand groupe industriel espagnol, Mondragon, est régi par les principes coopératifs et doit sa réussite à l’autogestion. Coopérative créée en 1943 par un prêtre basque, le numéro un de l’électroménager dans la péninsule ibérique, Fagor, fonctionne comme une démocratie économique, où les employés élisent leurs patrons. Inspiré par l’Église, le complexe coopératif tire d’abord son originalité des liens tissés dans les campagnes basques par des générations de paysans désireux avant tout de vivre au pays. La règle « un homme, une voix » constitue le socle de la démocratie personnelle, s’y ajoute également une implication financière de chaque employé. De même, chaque salarié est électeur et éligible aux organes de direction, chaque coopérative étant dirigée par un conseil qui élit son président pour quatre ans. À Mondragon, il n’existe que des associés. Ce statut est acquis par tous dès leur arrivée. Les 100 coopératives, membres de Mondragon Corpracion Cooperativa (MCC), vivent selon ces principes ; tous bénéficient d’un management élu et tournant. L’une des clés de sa spectaculaire ascension réside dans sa capacité à gérer les virages stratégiques et les restructurations avec l’assentiment de la majorité de son personnel. Un défi qui n’est pas simple dans un groupe employant 30 634 personnes. Ce management se révèle particulièrement utile dans les périodes de crise et de réorganisation : « Dans les assemblées générales, on discute des bilans, des salaires ; tout le monde peut parler et, en général, nous avons de 60 % à 65 % de participation », explique Jesus Catania, vice-président de MCC. C’est dans ces conditions que Fagor, la plus grande coopérative de ce groupe, est parvenu à dégager un résultat de 9,2 millions de francs en 1996, sur un marché de l’électroménager fortement perturbé. Cet exemple montre qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre cette troisième voie et les canons d’efficacité industrielle. (Le Bourdonnec, 1998) Nous retrouvons chez Mondragon tous les ingrédients des économies de proximité désormais très en vogue en France. D’après le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, le secteur de l’économie sociale concernerait près d’un Français (de plus de 18 ans) sur deux.

La « renaissance » de l’économie sociale

Avec la crise du keynésianisme et du providentialisme, l’économie sociale (et donc l’autogestion) est redécouverte en raison de sa capacité à réunir, au sein de l’entreprise, les diverses formes de l’activité économique, capacité qui se fonde sur son potentiel d’implication des divers acteurs que sont les travailleurs et le milieu dans les entreprises, les usagers et les professionnels dans les services collectifs, à travers un élargissement de la démocratie. Dans la mesure où leurs règles de fonctionnement favorisent la démocratie et de nouvelles modalités de régulation, elles peuvent constituer des espaces d’expérimentation susceptibles d’inspirer l’ensemble des autres secteurs, soit à travers des formes de partenariat avec la grande entreprise ou le réseau étatique, soit à travers un développement relativement autonome où leur poids économique ou politique suffit à modifier les formes dominantes de régulation du marché ou de l’État (Lévesque, 1997).

L’entreprise de l’économie sociale peut être ainsi considérée comme douée d’un potentiel original de création d’emplois et d’identification des nouveaux besoins sans oublier sa capacité à transformer ces besoins en emplois, y compris lorsque la demande n’est pas complètement solvable (dans les services de proximité). Souvent, elle émerge dans des activités nécessaires pour la société mais délaissées par le capitalisme et l’État. Elle peut investir là où le capitalisme trouve que son investissement ne sera pas suffisamment rentable parce que ce dernier vise un niveau de rentabilité supérieur à ce qu’il obtiendrait s’il plaçait son argent, sans aucune autre implication de sa part (dans une institution financière). En revanche, un travailleur ou un citoyen d’un village peut accepter d’investir dans une coopérative, même si la rentabilité de cet investissement s’annonce inférieure à celle offerte par les institutions financières. Son choix ne va pas s’effectuer en fonction de la seule rentabilité du capital investi mais sur le fait qu’il s’est donné un emploi ou qu’il a amélioré la qualité de son environnement. L’exemple de la mine de charbon Tower Colliery, au sud du pays de Galle, vient parfaitement illustrer ce fait. Depuis la fin de l’année 1994, cette mine a été rachetée par l’ensemble des mineurs, alors qu’elle était condamnée à la fermeture. Ces 269 mineurs n’ont pas hésité à présenter une offre de rachat au gouvernement conservateur du premier ministre Thatcher de l’époque, après avoir mis en commun leurs indemnités de licenciements. Tower Colliery regroupe aujourd’hui plus de 400 mineurs-actionnaires. Elle démonte aussi l’argument gouvernemental de non-rentabilité du charbon en produisant 600 000 tonnes d’anthracite et en exportant en partie vers la France, la Belgique, l’Irlande et l’Espagne. Les profits sont réinvestis pour améliorer les conditions de travail, développer la mine, parrainer les activités régionales et municipales (fanfares, équipes de rugby, etc.). De plus, les salaires sont bien plus élevés qu’ailleurs et continuent à être versés en cas d’arrêt maladie (Carré, 1999).

Le mouvement coopératif en France et en Europe

Certaines SCOP présentent en fait deux caractéristiques essentielles : celles de pouvoir constituer des alternatives à la disparition pure et simple d’entreprises, d’une part, et d’être surtout destinées aux activités dont l’intensité capitalistique est faible et le savoir-faire professionnel important, d’autre part. C’est le cas notamment du bâtiment qui regroupe 35 % des SCOP de France. Les 1 450 SCOP françaises représentaient à la fin de l’année 1997 un chiffre d’affaires global de près de 15 milliards de francs générés par 30 000 salariés co-entrepreneurs. Près de 70 % des SCOP restent bénéficiaires et, preuve de leur solidarité financière, le volume des fonds propres atteint un niveau record de 140 000 FF par associé-salarié. En 1997, le mouvement a donné naissance à plus de 1   400 emplois correspondant à la création de 140 SCOP, principalement dans le domaine des services (40 % des SCOP). La création en France, en avril 2000, d’un Secrétariat d’État à l’économie solidaire témoigne de la prise de conscience de l’importance du tiers secteur.

Loin d’être marginal, le mouvement coopératif se renforce dans l’Union européenne, comme en témoigne le nombre croissant et important d’organisations qui le représentent au sein de la Confédération européenne des Coopératives de production et de travail associé, des coopératives sociales et des entreprises participatives (CECOP). Le CECOP est l’organisation (confédération) européenne représentative de ces entreprises au niveau de la région européenne (telle qu’elle est définie par le Conseil de l’Europe). Dans l’Union européenne, la CECOP regroupe 1,3 millions de travailleurs-associés et fédère 60 000 entreprises qui se repartissent de la manière suivante : 33 % dans l’industrie de l’artisanat, 14 % dans le bâtiment et les travaux publics (BTP), 38 % dans les services aux entreprises et 15 % dans le domaine des services aux personnes.

L’autogestion et l’analyse économique

Hier comme aujourd’hui, les entreprises de l’économie sociale naissent principalement en réponse à la crise. Plus que les autres, elles semblent être en mesure de trouver des éléments de solution à une crise économique et politique engendrée en grande partie par une exclusion qui caractérisait l’ancien modèle de développement (le fordisme-providentialisme). Le développement d’entreprises coopératives autogérées apparaît surtout aujourd’hui comme l’un des moteurs de la création d’emplois ou du maintien d’emplois créés.

Aussi, le fonctionnement de ces entreprises fait surgir (ou réapparaître) certaines questions, notamment celles relatives à la pratique de l’autogestion. Ces entreprises parviennent-elles à concilier les impératifs de la rentabilité et les objectifs sociaux correspondant aux besoins de leurs membres ? Car l’analyse économique traditionnelle tient pour vraisemblable l’hypothèse selon laquelle les travailleurs d’une entreprise autogérée recherchent avant tout une rémunération individuelle maximale (Daures et Dumas, 1977). En observant les expériences autogestionnaires passées, il est légitime de nous demander si les entreprises autogérées peuvent véritablement intégrer la fonction économique et la fonction sociale, et dans quel cadre elles le pourraient aujourd’hui. En résumé, comment l’autogestion, qui était considérée dans sa pratique comme une utopie hier, pourrait constituer aujourd’hui une réalité sociale.

En nous appuyant sur les nouvelles théories de l’entreprise (théorie des droits de propriété, théorie de l’agence, etc.), ce questionnement nous amène à remettre en cause les différentes formalisations économiques de l’autogestion (modèles de Ward, Horvat, Furobotn et Pejovic, etc.), tout en soulignant le caractère largement contestable des outils de l’analyse néo-classique (remise en cause de l’hypothèse de concurrence pure et parfaite, complexification de la fonction-objectif, rationalité limitée ; Coriat et Weinstein, 1995)

L’expérience yougoslave nous a donné des renseignements précieux sur ces points. Même dans une entreprise autogérée, le personnel ne constitue pas un élément homogène par rapport à la gestion. Il est divisé par des préoccupations et des conceptions différentes. En effet, la masse du personnel ne s’intéresse qu’aux questions qui la concernent directement, à savoir la rémunération, l’emploi et les conditions de travail. Dans un premier temps, la théorie des droits de propriété nous conduit à appréhender, d’une part, l’existence d’une étroite interdépendance entre la structure des droits de propriété (et plus précisément les caractères des moyens de production) et les rapports entre les agents économiques, et, d’autre part, entre la structure des droits de propriété, le fonctionnement et l’efficience des sociétés. Dans un second temps, la lecture de la théorie positive de l’agence vient compléter la relation précédente et nous conduit à prendre en considération une relation fondamentale : il s’agit de la relation entre l’efficience des sociétés et le degré de pouvoir de décision des travailleurs. Cependant, pour expliquer l’existence et l’efficacité de l’autogestion dans certaines formes économiques et sociales telles que les coopératives de production, cette dernière relation ne semble pas être suffisante. Ce constat débouche alors sur plusieurs propositions clés qui pourront donner lieu à des développements futurs.

Le rejet des structures de type hiérarchique dans la conception de l’entreprise autogérée n’exclut pas pour autant l’autodiscipline collective. Les institutions, comme les marchés, n’ont pas qu’une fonction d’allocation et de coordination (chère aux néoclassiques) ; ils ont aussi une fonction disciplinaire, fonction assurée par un pouvoir qui a pour origine les contraintes que subissent les agents du fait du fonctionnement en déséquilibre des marchés (en particulier du marché du travail et du crédit). Les formes d’organisation (et les systèmes de droits de propriété) du tiers secteur n’existent pas du seul fait de leur efficience supérieure mais, et surtout, en fonction de leur capacité à « imposer » aux agents l’exécution de leurs engagements.

Cette dernière partie, dans une perspective plus générale, introduit le fait que les structures économiques existantes dans le tiers secteur et par là leurs modes d’organisation du travail sont d’abord le résultat de développements historiques (réactions ouvrières face à la révolution industrielle et aux crises de l’emploi et de l’État-providence) avant de prétendre à l’optimalité. En nous appuyant sur certains arguments de Vanek et une vérification empirique réalisée par Jones, nous constatons que l’un des facteurs explicatifs de la longévité et de l’efficacité des structures économiques de l’économie sociale, en particulier dans le cas des coopératives de production, telles que Mondragon en Espagne et Tower Colliery en Écosse, est l’origine historique du contrôle ouvrier (et par là, sa nature et son étendue). À ce propos, Vanek (1970) écrit : « Si les travailleurs contrôlent l’entreprise, les propriétaires des capitaux peuvent être des individus (extérieurs à l’entreprise) ou à la société : ils reçoivent une compensation pour l’utilisation de leurs actifs [...] Le plus grand avantage est la capacité du système d’autogestion à produire des incitations optimales sur le niveau de l’effort et la qualité du travail de ses membres. »

Notre analyse, par la reconnaissance d’un tiers secteur, fait surgir une compatibilité entre le fonctionnement de certaines coopératives et la pratique de l’autogestion en leur sein aujourd’hui. Il apparaît alors possible de concevoir l’autogestion et l’économie sociale en général et le mouvement coopératif en particulier à partir d’un seul corpus théorique.

Conclusion

Si l’économie sociale avait été au xixe siècle une réaction en même temps qu’une adaptation fonctionnelle à l’économie de marché, la nouvelle économie sociale, qui a émergé dans les années 1980, est une riposte à l’incapacité du marché et de l’État à assurer le plein-emploi. L’économie sociale et, plus précisément, les entreprises qui la constituent deviennent alors des composantes institutionnelles supplémentaires de notre système économique.

À côté et souvent avec le soutien des organisations de l’ancienne économie sociale, d’autres acteurs ont investi plus récemment le champ économique. C’est le cas de certaines SCOP (Tower Colliery en 1994 par exemple), qui sont apparues comme une solution bien adaptée à la continuation d’entreprises en difficultés. L’entreprise coopérative autogérée n’est pas, loin s’en faut, un nouveau modèle d’organisation, mais c’est dernièrement, à la faveur de la crise économique, qu’elle s’est développée (cette fois-ci dans une économie libérale), ce qui nous permet de relancer le débat sur l’autogestion (Bidet, 1997).

Les nombreuses privatisations récentes ont été l’occasion d’ouvrir le capital d’une entreprise à ses salariés qui en deviennent alors des actionnaires dont le pouvoir est strictement fonction de la part de capital détenue, part en général infinitésimale en raison de la taille de l’entreprise. Dans les SCOP, le capital est également propriété des travailleurs, mais leur pouvoir est le même, quelle que soit la part de capital que chacun détient (principe d’« un homme, une voix »).

Apparaissant donc comme de véritables alternatives au moment où resurgissent des notions comme celles de la démocratie dans l’entreprise ou d’entreprise citoyenne, les entreprises du tiers secteur constitueraient une génération d’entreprises incontournables pour la consolidation de l’intégration économique européenne et pour la construction d’un espace social unique dans lequel le bien-être des individus serait véritablement une préoccupation centrale.