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Le langage est devenu, comme chacun sait, un thème philosophique dominant au xxe siècle, à tel point que d’aucuns aimeraient y voir la « découverte » philosophique de ce siècle. Mais si le langage est sans doute devenu un véritable thème philosophique au xxe siècle, l’interrogation sur le langage, elle, n’a pas attendu la naissance de Frege ou de Wittgenstein pour voir le jour. Il va de soi que le langage est un thème essentiel et absolument décisif pour tout projet philosophique, d’autant que le dire philosophique présuppose à la fois et le langage et une conception implicite de celui-ci. Aussi, l’insistance constante de la philosophie contemporaine sur le langage apparaît-elle totalement justifiée. Prétendre toutefois que le langage soit une préoccupation philosophique « nouvelle » ou une découverte proprement contemporaine serait tout aussi mal fondé que de faire remonter la naissance historique de la philosophie à Frege plutôt qu’à Thalès de Milet.

Dans cette étude, j’entends, pour une part, montrer que la réflexion sur le langage ne date pas d’hier, dégageant en particulier les grandes lignes de la « pensée du langage » — très riche et très féconde pour toute réflexion sur ce thème — qui sous-tend le projet philosophique de Hegel. Que la philosophie de Hegel soit porteuse d’une conception explicite du langage, voilà qui ne va pas de soi au premier abord, autant pour ceux qui estiment et reconnaissent ouvertement leur dette à l’égard de la tradition, et notamment de Hegel — la philosophie « herméneutique » en l’occurrence —, que pour ceux qui voient en Hegel l’antipode d’une pensée philosophique « scientifique ». Or, loin d’avoir méprisé le langage au profit du « concept », Hegel a entretenu une interrogation constante sur le langage et sur sa signification pour notre existence spirituelle. De plus, la pensée hégélienne du langage annonce pour ne pas dire rend possible historiquement et conceptuellement la réflexion contemporaine sur le langage, du moins en herméneutique. Malheureusement, les véritables héritiers de Hegel ignorent trop souvent que le sol sur lequel ils se meuvent, mieux, que la perspective dans laquelle ils s’inscrivent était aussi celle de Hegel, et que pour cette raison le débat avec Hegel — puisque l’identité de perspective n’implique pas ipso facto une identité d’orientation philosophique — reste à faire.

La présente étude ne vise pas à produire un tel débat entre Hegel et la philosophie herméneutique, mais plutôt à le préparer, ou le rendre possible, en indiquant les grands traits de la compréhension hégélienne du langage, laquelle ne se présente pas comme le non-dit radical de cette philosophie, mais plutôt comme l’ouverture même du système, sa présupposition ultime. Comment, en effet, celui qui a affirmé que le « langage est la suprême puissance chez les hommes[1] », ou encore que le langage est la chair de la pensée[2] (das Leib des Denkens), aurait-il pu laisser en même temps dans l’ombre du non-dit le thème du langage ? Si Hegel ne fait pas du thème du langage précisément un thème, au même titre où par exemple la moralité constitue un thème encyclopédique et le scepticisme un thème phénoménologique, ce n’est pas parce qu’il en ignore ou en mésestime l’importance, mais au contraire parce que le langage ne se laisse aucunement réduire à un thème parmi d’autres, mais constitue en vérité, comme j’espère le montrer, le présupposé même — réfléchi comme tel par Hegel — de tout l’édifice systématique[3]. Le langage seul peut fonder le système entier, car seul le langage rend possible l’intelligence du monde, dont l’intelligibilité pure sera retracée à partir de cette base langagière dans la Science de la logique.

C’est en proposant ici une relecture de la figure introductrice de la Phénoménologie de l’Esprit, la « certitude sensible », que nous espérons dévoiler de manière satisfaisante : 1) la compréhension hégélienne du langage qui s’y fait jour et 2) le lien intime qui existe entre le langage et l’Esprit. Cette démarche nous permettra de montrer, en conclusion, en quoi cette conception, loin de se réduire à la négation du langage au profit du concept, pose en fait un défi de taille à la pensée herméneutique. C’est Gadamer qui nous servira ici d’interlocuteur et de critique de Hegel.

Le sens de cette « relecture » de la « certitude sensible » ne doit toutefois pas échapper au lecteur : une relecture ne signifie pas ici une révolution dans l’interprétation de cette figure bien connue (et pour cette raison mal connue), mais plutôt une lecture différente : non pas une lecture « pro-cédante », celle que nous faisons d’ordinaire en lisant le chapitre sur la certitude sensible en direction du chapitre sur la perception, mais une lecture « rétro-cédante », consistant à lire en sens inverse la « certitude sensible ». Il s’agit de chercher à exhiber le sol pré-phénoménologique sur lequel prend racine le procès phénoménologique lui-même, à dégager le fondement même ou la condition de possibilité radicale de la Phénoménologie de l’Esprit. Cette démarche rétro-cédante s’avérera non pas un recul, mais un véritable pas en avant vers la compréhension non seulement de la Phénoménologie de l’Esprit, mais de la philosophie hégélienne en sa totalité.

I. De la certitude sensible au langage. Le langage comme élément pré-phénoménologique

La Phénoménologie de l’Esprit s’ouvre sur la figure bien connue de la « certitude sensible ». Mais quelle est-elle cette certitude sensible ? « Le savoir qui est premièrement ou immédiatement notre objet ne peut pas être autre chose que celui qui est lui-même savoir immédiat, savoir de l’immédiat ou de l’étant[4]. » La certitude sensible est donc savoir immédiat ; mieux encore savoir immédiat de l’immédiat lui-même, c’est-à-dire de l’être pur. La certitude sensible est savoir de l’être immédiat de la chose qu’elle sait : elle sait l’être immédiat de la chose. Elle sait que la chaise sur laquelle on est assis est, et que telle est la vérité première et ultime ; elle sait que les astres au-dessus de la tête sont, et qu’ils sont immédiatement, c’est-à-dire qu’ils sont indépendamment du fait qu’on le sache ou non. Bref, la certitude sensible sait la chose comme chose étant immédiatement, abstraction faite du regard de la conscience qui énonce cette vérité de l’être immédiat. Et non seulement la chose sue et visée est-elle dite immédiate, mais le Moi qui sait l’être immédiat de la chose se dit lui-même immédiat, c’est-à-dire un Moi singulier abstrait de tout. Et enfin, la certitude sensible elle-même, en tant que relation du Moi et de l’étant immédiats, est elle aussi dite immédiate : « De la même façon la certitude est-elle ici, en tant que relation, une relation pure immédiate ; la conscience est Moi, rien d’autre, un pur celui-ci ; l’individualité singulière sait un pur ceci, ou encore sait l’entité singulière[5] ». La certitude sensible, qui se sait une individualité singulière (un Moi singulier), croit donc savoir une entité singulière (un Moi singulier faisant face à une chose singulière) ; et telle est pour elle la vérité.

Mais, poursuit Hegel, si « nous réfléchissons sur cette différence, il s’avère que ni l’un ni l’autre n’est, dans la certitude sensible, immédiatement seulement, mais y est en même temps comme médiatisé ; j’ai la certitude par un autre, à savoir par la chose ; et celle-ci est de même dans cette certitude par un autre, à savoir par Moi[6] ». Il s’agit là apparemment du point de vue du philosophe — le point de vue du « pour nous » dans la Phénoménologie de l’Esprit —, et non pas de la certitude sensible elle-même. Comment, en effet, la certitude sensible pourrait-elle admettre la co-médiation du Moi et de la chose, puisque pour elle tout est immédiat ? D’autant plus qu’il semble y avoir, alors, une contradiction profonde : et la chose et Moi seraient à la fois immédiats l’un par rapport à l’autre et médiatisés l’un par l’autre. La certitude sensible s’empresserait plutôt, à l’écoute d’un tel « idéalisme délirant », de réaffirmer la séparation entre le prétendu point de vue de la science et celui de la conscience commune ; à réaffirmer que la science ou ce qui se prétend tel est bien « le monde à l’envers ».

Tout le mérite de Hegel consiste ici à ne pas délaisser le point de vue de la conscience commune, comme plusieurs philosophes sont tentés de le faire, mais à se placer directement sur le terrain de cette conscience et lui montrer qu’elle admet toujours déjà elle-même cette différence entre l’immédiateté et la médiation. Forte de son « réalisme », la certitude sensible admet en effet elle-même cette différence pour autant qu’elle explicite sa certitude en reconnaissant que l’objet sensible qu’elle vise est un immédiat, qu’il existe en tant que tel indépendamment de sa visée et qu’il est ainsi l’essentiel et le nécessaire de la certitude sensible, mais qu’en revanche le savoir qu’elle en a est, lui, médiatisé par cet objet visé, car il dépend en son être de la présence sensible de cet objet, sans quoi ce savoir ne serait savoir de rien du tout ; et, pour cette raison, il est l’inessentiel et le contingent de la certitude sensible :

Il y a en elle, d’une part, ce qui est posé comme l’étant simple et immédiat, ou comme l’essence, l’objet ; mais, d’autre part, ce qui est posé comme l’inessentiel et le médiatisé, qui n’y est pas en soi, mais par un autre, [c’est-à-dire par] Moi, un savoir qui ne sait l’objet que parce qu’il est et qui peut être, mais tout aussi bien ne pas être. Mais l’objet, lui, est, [il est] le vrai et l’essence ; il est, indifférent au fait d’être su ou non ; il demeure, quand bien même il n’est pas su ; mais le savoir, lui, n’est pas si l’objet n’est pas[7].

La certitude sensible ne peut donc pas ne pas reconnaître cette différence en son sein entre immédiateté et médiation, et partant cette coprésence en elle de chacune d’elles, puisqu’elle la pose toujours déjà elle-même. Mais la certitude sensible s’empresse d’ajouter que l’immédiateté de la chose, laquelle est pour elle la vérité ultime, n’en demeure pas moins vraie et certaine : il y a certes de la médiation, elle le reconnaît, mais celle-ci ne concerne que le Moi qui sait la chose et qui est, dans cette certitude sensible, l’inessentiel ; elle ne concerne donc pas la chose visée qui, elle, demeure immédiate. C’est ici en fait que la véritable dialectique de la certitude sensible prendra son envol, car cette distinction reconnue nécessairement par la certitude sensible elle-même entre immédiateté et médiation ne vient pas ébranler le fond de sa certitude, mais simplement expliciter sa position.

La certitude sensible est plus convaincue que jamais de la vérité de sa certitude. Or, c’est cette certitude que la conscience sensible soit en présence du singulier et de l’immédiat, et que seul ce singulier et cet immédiat soient le vrai, que Hegel décide de renverser en montrant comment elle n’est en fait rien de plus qu’une auto-illusion. Mais quelle voie immanente à la conscience commune elle-même nous faudra-t-il ici emprunter pour dévoiler le caractère purement apparent de cette certitude, si tant est qu’il faille que la certitude sensible reconnaisse elle-même et d’elle-même l’inconsistance de sa certitude ? C’est ici que Hegel sort l’artillerie lourde de la dialectique socratique, celle de la question et de la réponse :

Il faut donc considérer si cet objet est en fait, dans la certitude sensible elle-même, tel qu’il est donné par elle, comme une telle essence ; si ce concept sien, qui est d’être une essence, correspond bien à sa manière d’être donné en elle. Nous n’avons pas à cette fin à réfléchir et à méditer sur lui et sur ce qu’il pourrait bien être en vérité, mais seulement à le considérer tel que la certitude sensible l’a auprès d’elle. Elle-même doit donc questionner ainsi : qu’est-ce que le Ceci[8] ?

L’ouverture de la dialectique de la certitude sensible, et par là de tout le procès phénoménologique de la conscience, coïncide donc précisément avec la prise de parole, qui s’effectue ici sous le mode du questionner et du répondre. Ce n’est qu’à la condition que la conscience commune, qui fait de la certitude sensible la vérité apodictique par excellence, s’engage sur le terrain du langage, et qu’à la condition qu’elle se décide d’elle-même à dire la vérité qu’elle vise, que le renversement dialectique est possible. Cependant, avant de thématiser plus en profondeur ce point, il convient de poursuivre la démarche en examinant au préalable la dialectique de la question et de la réponse qui se joue dans cette figure.

La question « qu’est-ce que le Ceci ? » est ainsi posée par la conscience elle-même sous une de ses formes, soit sous la forme du Maintenant : qu’est-ce que le Maintenant ? Comme chacun sait, la certitude sensible répond : le Maintenant est la nuit. Supposé que toute vérité, si elle est effectivement telle, ne perd rien à être écrite, Hegel invite la certitude sensible à écrire cette soi-disant vérité sur un bout de papier. Un peu plus tard, au lever du soleil sans doute, Hegel prie la certitude sensible de bien vouloir lire la phrase qu’elle a gribouillée, la veille, sur ce même bout de papier. À son grand étonnement, la vérité d’hier, à savoir que « le Maintenant est la nuit », n’est plus celle d’aujourd’hui, à savoir que « Maintenant est le jour ».

La certitude sensible soutenait que la vérité était l’immédiateté du Ceci comme Maintenant, que la vérité était l’immédiateté du Maintenant comme la nuit ; mais voici que cette prétendue immédiateté du Maintenant se voit réfutée, parce qu’il s’avère désormais que ce qui était posé comme l’essence et le vrai, à savoir le Maintenant comme nuit, est en fait une non-essence et un non-vrai, le Maintenant comme nuit n’étant plus. Et non seulement l’essence antérieurement posée comme telle se révèle-t-elle au contraire une non-essence, mais ce qui était en même temps posé comme le véritable immédiat, à savoir l’objet visé par la certitude sensible, se révèle lui aussi, ainsi que le Moi, comme un médiatisé. Car ce qui s’est conservé et avéré comme vrai dans cette expérience, comme la véritable essence, ce n’est pas la nuit ou le Maintenant déterminé, mais le Maintenant tout court, c’est-à-dire le Maintenant comme universel ou comme négatif :

Le Maintenant qui est la nuit est conservé, c’est-à-dire qu’il est traité comme ce pour quoi il est donné, comme un étant ; mais il se révèle bien plutôt comme un non-étant. Le Maintenant lui-même se maintient certes, mais comme un tel Maintenant qui n’est pas la nuit ; de même se maintient-il face au jour, qui est maintenant, comme un tel Maintenant qui n’est pas non plus le jour ; ou encore [il se maintient] avant tout comme un négatif. Le Maintenant qui se maintient n’est pas pour cette raison un Maintenant immédiat ; mais un Maintenant médiatisé, car, en tant que Maintenant qui demeure et se maintient, il est déterminé par le fait qu’autre chose, à savoir [ici] le jour et la nuit, n’est pas. […] Un tel être simple qui est par négation, qui n’est ni ceci ni cela, qui est un non ceci et auquel il est tout aussi indifférent d’être ceci ou cela, nous l’appelons un universel ; l’universel est donc, en fait, le vrai de la certitude sensible[9].

La certitude sensible croyait donc que ce qui était vraiment était le Maintenant comme immédiat ; or l’expérience montre que ce qui est vraiment est au contraire le Maintenant comme médiatisé ou médiation à soi, ou le Maintenant comme négatif.

La question que je veux maintenant poser, à la lumière de ce résultat dialectique, est la suivante : mais qu’est-ce donc qui a rendu possible ce renversement dialectique ? Qu’est-ce donc qui a rendu possible ce dévoilement de l’écart entre le Maintenant singulier (ou le Maintenant déterminé) et le Maintenant universel ? Ou encore : qu’est-ce donc qui a rendu possible le décèlement de la différence entre l’immédiateté et la médiation au coeur même du Ceci comme Maintenant ? Bref, qu’est-ce qui a rendu possible cette expérience fondatrice de la Phénoménologie de l’Esprit ?

Le langage, et rien d’autre. C’est le langage qui ouvre le procès phénoménologique, car c’est le langage seul qui dévoile à la certitude sensible l’écart dans les choses elles-mêmes entre l’universel et le singulier, qui lui ouvre les yeux sur la négativité qui habite toute chose prétendument immédiate et singulière et qui lui fait comprendre que l’objet sensible, posé par elle comme le vrai en vertu de son « essentialité », est en fait le non-vrai, en vertu de son « inessentialité » radicale découverte par la dialectique langagière de la question et de la réponse.

Mais qu’est-ce qui accorde au langage cette « puissance aléthèiologique » ? Le langage n’est-il pas tout simplement l’organe de la pensée, son instrument propre qui lui sert de moyen à l’expression de ses opinions subjectives ? Bien au contraire, nous répond Hegel, ce qui fonde la puissance aléthèiologique du langage, c’est son essence d’élément de la pensée, lequel se meut toujours déjà dans la sphère de l’universalité. Citons cet extrait de Hegel avant de poursuivre :

Mais nous exprimons aussi le sensible comme un universel ; ce que nous disons, c’est : ceci, c’est-à-dire le ceci universel ; ou encore : c’est ; c’est-à-dire l’être en général. Évidemment, nous ne nous représentons pas, ce faisant, le ceci universel ou l’être en général, mais nous exprimons l’universel ; ou encore, nous ne parlons tout simplement pas dans cette certitude sensible comme nous le pensons (meinen). Mais c’est le langage, comme nous le voyons, qui est le plus vrai ; en lui nous réfutons nous-mêmes immédiatement ce qui est notre pensée intime (Meinung), et puisque l’universel est le vrai de la certitude sensible, et que seul le langage exprime ce vrai, alors il est tout à fait impossible que nous puissions jamais dire un être sensible que nous avons en tête (das wir meinen[10]).

Nous pouvons faire ici au moins trois remarques concernant le statut du langage. Premièrement, il faut insister sur la détermination essentielle du langage, laquelle est absolument décisive pour tout le procès phénoménologique, à savoir son universalité ou plus exactement son enracinement dans l’élément de l’universalité. Hegel exprime très nettement cette idée ainsi dans l’Encyclopédie (1830) :

En tant que le langage est l’oeuvre de la pensée, en lui aussi rien ne peut être dit, qui ne soit universel. Ce que je ne fais que viser est mien, m’appartient en tant que je suis cet individu particulier ; mais si le langage n’exprime que de l’universel, je ne puis dire ce que je ne fais que viser. Et l’indicible — sentiment, sensation — n’est pas ce qu’il y a de plus excellent, de plus vrai, mais ce qu’il y a de plus insignifiant, de moins vrai[11].

Le langage se meut dans l’élément de l’universalité pour cette raison qu’il exprime toujours l’universel et jamais le singulier. Il dit bien « Ceci », « Maintenant », « Moi », etc., mais par là il ne dit rien de plus que le Ceci universel, que le Maintenant et le Moi universels ; ne dit rien de plus que tous les Ceci, que tous les Maintenant et les Moi : « En disant cet Ici, ce Maintenant, ou encore une entité singulière, je dis tous les Ceci, tous les Ici, tous les Maintenant, toutes les entités singulières ; et pareillement, en disant Moi, ce Moi singulier, je dis d’une manière générale tous les Moi ; chacun est ce que je dis ; Moi, ce Moi singulier[12] ».

Que le langage exprime toujours l’universel et jamais le singulier ne signifie pas qu’il ne dise que des « généralités » abstraites, sans relation aux réalités singulières, comme si l’universel était « décroché » du singulier, et partant que le langage serait impuissant à dire, au sens fort, le singulier. Au contraire, cela signifie que le langage exprime bel et bien le singulier, mais jamais en tant que singulier, toujours plutôt en tant qu’il est un universel (un universel concret, déterminé). Ce point est d’une importance inestimable, car c’est cet être dans l’élément de l’universalité du langage qui lui confère cette puissance aléthèiologique, cette puissance d’ouvrir la négativité des choses elles-mêmes, de découvrir la différence dans les choses elles-mêmes entre leur être véritable (leur universalité) et leur non-être tout aussi intrinsèque, bref de dévoiler les choses en leur vérité. Sans le langage, toute cette dimension d’universalité demeurerait fermée et muette, car c’est le langage seul qui la fait parler.

C’est ce qui nous permet de faire cette deuxième remarque : seul le langage, parce qu’il vit ainsi dans l’élément de l’universalité, peut exprimer le vrai ; et inversement seul le langage exprime le vrai, car lui seul inscrit la conscience dans l’élément de l’universalité. Il y a certes ici circularité entre langage, vérité et universalité, mais cette circularité ne trahit pas je ne sais quel cercle vicieux, elle est au contraire la condition même de toute compréhension, de toute intelligence du réel et partant de l’accès à l’élément du vrai. Tout savoir articule un singulier et un universel via la détermination et tout savoir consiste ou bien à saisir un singulier en son universalité ou bien à saisir un universel en sa singularité, ce qui revient en fait au même d’un point de vue hégélien, pour autant que l’universel est toujours concret ou particularisé comme singulier et que le singulier est toujours lui aussi concret ou déterminé en son être par l’universel qu’il abrite. Si Socrate est un homme, c’est parce que l’universel « homme » existe dans l’individu « Socrate » et parce que, ce qui est la même chose, l’individu « Socrate » est déterminé et habité par l’universel « homme ». Et il n’y a de vérité en cet individu qu’est Socrate que parce que celui-ci est un tel universel concret. Seul le langage ménage un accès au vrai parce que seul le langage découvre l’universalité du singulier et la singularité de l’universel, permettant ainsi l’intelligence du réel. De là vient que Hegel puisse dire du singulier en tant que singulier qu’il est le non-vrai, l’indicible : « c’est pourquoi ce qui est appelé l’indicible n’est rien d’autre que le non-vrai, le non-rationnel, la simple opinion intime[13] ».

Il serait injuste de voir en une telle affirmation le mépris que Hegel aurait pour tout ce qui est singulier. Si le singulier en tant que tel est qualifié par Hegel d’indicible, de non-vrai, voire d’insignifiant, ce n’est pas du tout parce qu’il serait le non-important, l’inessentiel duquel il faudrait se détourner avec dédain, au nom du « concept ». Hegel n’est pas du tout l’ennemi mortel de tout ce qui est singulier, individuel et contingent, comme s’il n’y avait d’important pour lui que l’universel abstrait, et que le singulier, lui, n’était bon qu’à être, par exemple, de la « chair à canon » pour l’État. L’« insignifiance » du singulier en tant que tel n’exprime pas sa nullité ou sa vanité « morales[14] », mais tout simplement son « insignifiabilité », c’est-à-dire son impossibilité à être dit, à être signifié par le langage en tant que singulier.

Le langage dit le singulier — et il serait faux de voir dans le singulier la limite extérieure du langage, devant laquelle tout projet conceptuel s’effondrerait —, mais toujours en son universalité et jamais en sa singularité. Or c’est à la condition de « perdre » ainsi le singulier en tant que singulier pour s’ouvrir, par le langage, au singulier en tant qu’universel, qu’une intelligence du réel et qu’une expérience de sens sont possibles, mieux, qu’une expérience tout court est possible. Hors du langage il n’y a pas de com-préhension possible, et donc pas de vérité.

Tout ce développement de Hegel nous montre donc, en troisième lieu, que le langage seul permet, et accomplit toujours déjà, une universalisation de notre être singulier. En fait, le langage opère constamment un double mouvement d’universalisation : il universalise, d’une part, la chose sensible en en dégageant l’universalité, et, d’autre part (c’est là l’objet de cette troisième remarque), il universalise en même temps le Moi comme pôle subjectif de la certitude sensible en l’extirpant de la nuit intime de l’opinion privée pour l’élever au jour spirituel de la présence. Ceci signifie que seul le langage peut nous arracher du point de vue limité de la pensée intime, de l’opinion, et en vérité il le fait toujours déjà du moment que la conscience, ne serait-ce que comme certitude sensible, s’exprime, parle, car par là elle s’élève au-dessus de son point de vue intime en pénétrant dans le point de vue intersubjectif et spirituel du langage.

Mais que signifie concrètement cette universalisation du Moi et qu’est-ce qui la rend possible ? Premièrement, quelque chose de fort simple : le langage découvre l’écart au sein du Moi entre le Moi singulier et le Moi universel, et en le découvrant élève le Moi singulier au Moi universel. Autrement dit, le langage élève le Moi singulier au-dessus de sa singularité pour autant qu’il est porteur d’un sens dépassant la simple sphère intime, la sphère de la singularité en tant que singularité. Le langage, affirme Hegel, a cette « nature divine de renverser immédiatement l’opinion[15] » ; et il n’a cette nature « divine » que pour autant qu’il permet la réflexion en soi-même du Moi, lequel voit la distance entre ce qu’il vise intimement et ce qu’il dit effectivement, et par là s’élève au-dessus de sa simple singularité en saisissant son être universel : « Mais le langage rend l’homme capable d’appréhender les choses comme universelles, de parvenir à la conscience de sa propre universalité, à l’énonciation du Moi. Cette saisie de son ipséité est un point extrêmement important dans le développement spirituel de l’enfant ; c’est là le point où celui-ci commence de sortir de son être-immergé dans le monde extérieur pour se réfléchir en lui-même[16] ». L’éveil au langage est dès lors à proprement parler toujours en même temps éveil à soi en tant qu’être universel, en tant qu’esprit.

Mais qu’est-ce donc qui rend possible cette universalisation ? Certes, l’essence propre du langage, à savoir son être dans l’élément de l’universalité, y est pour quelque chose de tout à fait essentiel, car si le langage n’ouvrait pas l’accès aux universaux, aucune universalisation du Moi ne serait possible. Mais il me semble que ce serait réduire l’argument de Hegel que de tout rabattre sur cette essence « divine » du langage, car ce serait là mésestimer le fait que pour Hegel la conscience commune, celle qui fait ici figure de certitude sensible, est de part en part historique et que c’est tout autant cette historicité qui fonde cette universalisation du Moi toujours déjà accomplie par le langage[17]. Ceci signifie que la conscience qui est interrogée dans la figure de la « certitude sensible » n’est pas un ego pur, encore moins un sujet transcendantal, mais une conscience historique, c’est-à-dire une conscience dont les opinions et les présupposés sont médiatisés par ce que Hegel nomme l’esprit universel — et qui correspond, en régime herméneutique contemporain, à la « tradition » —, lequel porte cette conscience en tant que seconde nature ou nature inorganique. La conscience qui s’exprime est donc une conscience historique parce qu’elle prend la parole au sein et à partir d’un horizon de sens pré-constitué qui, à ce titre, la précède en tant que conscience singulière. Yvon Gauthier exprime bien cette idée : « Avant donc que l’homme pour s’exprimer utilise le matériel du langage, celui-ci est constitué comme un en-soi, ou fondement universel ou encore, comme monde déjà exprimé[18] ».

La conscience qui s’exprime ici n’invente pas en effet le langage qu’elle mobilise aux fins de la discussion, pas plus qu’elle ne possède ce langage comme on possède un bien déterminé. Or, si le langage n’est pas sa propriété, c’est en tant que conscience singulière, non en tant que conscience universelle ou esprit. En tant que conscience universelle, elle ne peut certes pas être dite à strictement parler en possession du langage, mais elle peut être dite en « participation active » avec ce langage : la conscience ainsi saisie fait partie du langage comme de l’élément dans lequel celle-ci a son existence spirituelle, c’est-à-dire son existence vraie (parce qu’universelle).

Si par conséquent le langage rend possible et actualise toujours déjà l’universalisation du Moi singulier, pour autant qu’il prenne la parole, c’est parce que le langage — en tant qu’horizon de sens historiquement constitué — est originairement le phénomène de l’Esprit et que l’Esprit lui-même est la substance universelle du Moi singulier. Bref, le langage élève le Moi singulier parce que le langage est esprit, mieux, est l’Esprit. Notre lecture rétro-cédante de la certitude sensible nous conduit donc, en empruntant le fil conducteur du langage, à l’Esprit. Mais avant de thématiser et de préciser plus avant cette relation entre « langage » et « Esprit », il importe d’énoncer clairement la conclusion générale à laquelle nous voilà parvenus au terme de cette première section.

Nous avons vu comment ce qui mettait en mouvement la dialectique de la certitude sensible et, par là, de tout le procès phénoménologique, était le langage ; et à partir des affirmations mêmes de Hegel dans le texte de cette figure, nous avons pu dégager les trois traits fondamentaux du langage, à savoir 1) son être dans l’élément de l’universalité, 2) l’ouverture à la compréhension et au vrai qu’il rend seul possible, et enfin 3) sa puissance d’universalisation du Moi singulier. La conclusion que nous pouvons tirer de ces remarques jusqu’ici est, me semble-t-il, la suivante : le langage représente dans l’économie de la Phénoménologie de l’Esprit et, par là, de tout le système hégélien, pour autant que la Phénoménologie « introduise » au système en tant que première partie de ce dernier, le présupposé ou la condition de possibilité ultimes de tout apparaître à soi de l’Esprit, de toute configuration possible de l’Esprit et occupe, à ce titre, la position fondamentale d’élément pré-phénoménologique, car lui seul rend possible cette toute première réflexion de la conscience en elle-même, laquelle ouvre la dialectique phénoménologique subséquente. Le langage est, autrement dit, élément pré-phénoménologique, 1) parce qu’il n’est pas l’instrument de la conscience singulière qui s’exprime, mais l’élément universel au sein duquel et à partir duquel celle-ci se meut en son existence spirituelle et vraie, et 2) parce que lui seul rend possible, par l’ouverture qu’il ménage à l’universalité du singulier, la reconnaissance par la conscience de son essence spirituelle, c’est-à-dire l’apparaître à soi de l’Esprit, ou encore son « autophénoménalisation ». Bref, pour citer à nouveau Yvon Gauthier, la conclusion à laquelle nous sommes parvenus est « qu’à proprement parler il n’y a pas de certitude sensible, mais seulement l’antériorité nécessaire du langage à toute forme, “Gestalt”, de l’esprit[19] ».

Si la lecture classique (pro-cédante avons-nous dit) de la « certitude sensible » pointe vers cette vérité que l’universel est le vrai de la certitude sensible — en direction de la figure de la « perception » qui approfondit cet universel sensible comme chose — la lecture rétro-cédante que nous avons tentée pointe en revanche vers cette vérité encore plus importante et profonde, à savoir la découverte de l’antériorité du langage à toute configuration de l’Esprit. L’ouverture véritable de la Phénoménologie de l’Esprit n’est possible qu’à partir du langage comme élément au sein duquel l’Esprit comme conscience peut se configurer, se manifester, se phénoménaliser. Pas de Phénoménologie possible sans la présupposition du langage.

Mais en même temps, cette lecture rétro-cédante nous a conduit à lire dans le phénomène du langage le phénomène même de l’Esprit[20]. C’est ce lien intime entre « langage » et « Esprit » qu’il nous faut maintenant approfondir, car c’est en déterminant si, en définitive, le langage peut être identifié à l’Esprit, et si oui, dans quelle mesure, que nous déterminerons par le fait même la solidité de notre lecture qui voit dans le phénomène du langage, comme nous l’annoncions dans l’introduction, non pas un non-dit de la philosophie de Hegel, mais son présupposé conscient.

II. Langage et Esprit

Peut-on identifier le langage et l’Esprit ? En un sens, cette identification va de soi, puisqu’il est évident que Hegel pense le langage comme un phénomène spirituel de premier ordre. Seulement, par cette question, je vise la possibilité d’une identification encore plus profonde entre « langage » et « Esprit » : l’Esprit est-il langage ? Les limites du langage sont-elles identiquement les limites de l’Esprit ? Yvon Gauthier soutient pareille identification dans les termes suivants : « L’esprit universel n’est pas autre chose que l’universalité “active” du langage[21] ». Ce qui le porte à reformuler comme suit la « thèse » de la Phénoménologie de l’Esprit : « Penser l’Absolu comme Sujet, c’est penser l’Absolu comme langage[22] ».

Cette identification radicale est-elle trop forte ou bien correspond-elle effectivement au sens de la pensée hégélienne du langage et de l’Esprit ? J’essaierai de manifester le bien-fondé de cette identification — moyennant quelques nuances importantes cependant — en tentant de mettre en pleine lumière en quoi le langage correspond à la parfaite expression de l’Esprit, comme l’affirme d’ailleurs Hegel lui-même dans l’Encyclopédie : « Pour l’animal, la figure humaine est le mode le plus haut selon lequel l’esprit lui apparaît. Mais, pour l’esprit, elle est seulement la première apparition de lui-même, et le langage est d’emblée son expression parfaite[23] ». Il faut, à cette fin, d’abord rappeler l’historicité de la conscience commune, en considérant comment le langage que cette dernière « utilise » dans la figure de la « certitude sensible » est la marque non pas de la subjectivité intime, mais de l’intersubjectivité ; et en second lieu découvrir le sens général de l’Esprit chez Hegel, comment la détermination de l’Esprit recoupe pour ainsi dire parfaitement celle du langage ; pour en troisième et dernier lieu, expliciter thématiquement le lien consubstantiel qui unit « langage » et « Esprit ».

Dans la dialectique de la certitude sensible, la position première de cette dernière, à savoir l’immédiateté et l’essentialité de l’étant sensible, se voit réfutée par l’expérience de la négativité du Maintenant déterminé. Cette réfutation s’exprime en fait comme un renversement au sein même de la certitude sensible : si, au point de départ, c’était l’étant sensible qui était pour elle l’essentiel de la certitude, et le Moi l’inessentiel, c’est maintenant au contraire le Moi qui est devenu pour elle l’essentiel de cette relation, et l’étant sensible, l’inessentiel :

Si nous comparons le rapport dans lequel le savoir et l’objet se sont d’abord présentés, et le rapport auquel ces mêmes savoir et objet ont abouti dans ce résultat, nous voyons qu’il s’est renversé. L’objet, qui était censé être l’essentiel, est désormais l’inessentiel de la certitude sensible, puisque l’universel qu’il est devenu n’est plus le genre de chose universelle que l’objet était censé être essentiellement pour elle : elle se retrouve au contraire dans l’opposé, c’est-à-dire dans le savoir qui antérieurement était le savoir inessentiel[24].

La certitude sensible n’est donc pas encore dépassée (aufgehoben) en tant que telle : elle ne fait qu’inverser les signes en posant le Moi comme l’essentiel de la relation. Mais ce Moi qu’elle pose comme l’essentiel, elle le pense encore et toujours comme un immédiat : pour elle désormais, la vérité de la certitude sensible réside dans l’immédiateté du Moi qui voit, qui entend, etc. Or, la même dialectique de l’étant sensible, celle qui a dévoilé l’universalité du Maintenant, se remet ici en marche : « Mais la certitude sensible éprouve chez elle-même dans ce rapport la même dialectique que dans le rapport précédent[25] ». Pas plus que l’étant sensible immédiat n’était le vrai de la relation, pas plus le Moi en tant que Moi singulier ou immédiat n’en est le vrai, car le Moi qui se trouve engagé dans la certitude sensible est en fait un Moi universel :

Ce qui ne disparaît pas par là, c’est Moi en tant qu’universel, dont la vue n’est ni une vue de l’arbre, ni une vue de cette maison, mais est un simple voir, qui est médiatisé par la négation de cette maison, etc., et demeure tout aussi simple et indifférent face à ce qui s’y joue, face à la maison, à l’arbre. Le Moi n’est qu’un universel, de même que le Maintenant, l’Ici ou le Ceci en général ; je vise (meine) bien un Moi singulier, mais je peux aussi peu dire ce que je vise par Moi que ce que je vise par Maintenant et Ici[26].

On le voit, c’est le langage encore une fois qui rend possible cette dialectique du Moi de la certitude sensible ; c’est le langage qui ouvre l’écart entre la singularité et l’universalité non seulement au coeur de l’étant sensible, mais tout autant au coeur du Moi qui s’exprime et qui cherche à dire la vérité de cette certitude. Ce qui signifie, pour notre propos : le Moi qui prend la parole dans cette certitude n’est pas un Moi singulier et immédiat, n’est pas un Moi différent et séparé des autres Moi, mais un Moi universel que nous sommes tous. Quand je parle, autrement dit, nous parlons, car le langage est ouverture à l’intersubjectivité qu’il constitue. Nous retrouvons ici l’historicité de la conscience sur laquelle j’ai déjà insisté : la conscience qui se pose comme certitude sensible et qui prend la parole n’est pas une conscience singulière au sens où celle-ci y parlerait un « langage privé », mais est une conscience élevée à l’universalité, c’est-à-dire à la « communauté des Moi », par le langage qui est intersubjectivité historiquement constituée[27]. En d’autres termes, le langage n’est pas la propriété de la conscience singulière, mais de l’intersubjectivité humaine, du Moi universel[28]. La deuxième position de la certitude sensible, à savoir que le Moi qui est dans cette relation soit un Moi immédiat, se voit par là même réfutée, par le langage encore une fois. Or, cette ouverture constitutive du langage à ce que nous nommons ici l’intersubjectivité, Hegel la souligne à maintes reprises dans la Phénoménologie de l’Esprit. Donnons-en ici quelques exemples.

Premièrement, Hegel souligne en quoi le langage constitue une élévation du Moi au Soi, c’est-à-dire à cette sphère de réflexion intersubjective dans laquelle le Moi singulier a son existence vraie : « [T]elle est la force de la parole en tant que telle : elle accomplit ce qui est à accomplir. Car le langage est l’existence (Dasein) du Soi pur en tant que Soi ; en lui, la singularité étant pour soi de la conscience de soi en tant que telle accède à l’existence, de telle sorte qu’elle est pour d’autres. Moi en tant qu’un tel Moi pur n’existe pas sinon (sonst[29]) ». Le Moi singulier n’a donc d’existence que dans le Moi universel comme Soi, lequel est ici identifié au langage comme existence de l’Esprit.

Deuxièmement, Hegel, tout en répétant que le langage constitue l’existence objective du Moi en tant que Moi, insiste sur l’extériorisation constitutive du phénomène langagier :

Mais le langage contient ce Moi dans sa pureté, lui seul exprime le Moi, le Moi lui-même. Cette existence (Dasein) sienne est, en tant qu’existence, une objectivité qui a auprès d’elle-même sa vraie nature. Le Moi est ce Moi — mais est tout aussi bien un Moi universel ; son apparaître est tout aussi immédiatement l’extériorisation et le disparaître de ce Moi, et par là son maintien (Bleiben) dans son universalité[30].

Le Moi n’a d’existence vraie que dans son apparaître au sein du Moi universel, apparaître qui est à la fois élévation du Moi singulier au Moi universel et disparaître du Moi singulier en tant que tel, et ce par le langage. C’est le langage qui contient cette puissance d’extériorisation, car c’est par lui que le Moi singulier se « perd » en tant que tel. Mais cette extériorisation n’est pas complète, car si le Moi singulier se perd dans le langage, c’est uniquement en tant que tel ; cette extériorisation elle-même est dépassée (aufgehoben), car le Moi singulier qui se perd dans le langage en tant que tel se retrouve et se conquiert par le fait même en tant que Moi universel. Autrement dit, l’extériorisation constitutive du langage est une extériorisation infinie, car le Moi qui disparaît ici en tant que Moi singulier se réapproprie et est auprès de lui-même dans le langage en tant que Moi universel, comme le souligne Hegel dans cet autre passage de la Phénoménologie de l’Esprit :

En tant qu’il est entendu, en ceci son existence elle-même est perdue immédiatement ; cet être-autre sien est repris en soi-même ; et c’est précisément ceci qui constitue son existence en tant que Maintenant conscient de soi, de ne pas être là en étant là, et d’être là par ce disparaître. Ce disparaître lui-même est ainsi immédiatement son maintien (Bleiben) ; c’est son propre savoir de soi, et son savoir de soi comme de quelqu’un qui est passé dans un autre Soi, qui a été entendu, et qui est universel[31].

Le langage est à la fois extériorisation et intériorisation : extériorisation aliénante ou sortie hors de soi en tant que Moi singulier et intériorisation appropriante ou retour en soi depuis cette extériorisation en tant que Moi universel ou Soi. Le langage n’est pas pure aliénation dans laquelle le Moi singulier se désapproprierait totalement de lui-même ; il est l’aliénation du Moi singulier qui lui permet d’être auprès de lui-même dans son être-autre en tant que Moi universel, qui lui permet de se savoir soi-même en tant qu’être universel :

Cet élément supérieur est le langage, — une existence (Dasein) qui est immédiatement existence (Existenz) consciente de soi. De même que la conscience de soi singulière existe en lui, celle-ci tout aussi bien y est immédiatement comme une contagion universelle ; la particularisation achevée de l’être pour soi est en même temps la fluidité et l’unité universellement partagée des multiples Soi ; le langage est l’âme existante en tant qu’âme[32].

En somme, le langage élève par mouvement d’extériorisation le Moi singulier au Moi universel ou au Nous et fait descendre de ses hauteurs ce Moi universel ou ce Nous par un mouvement d’intériorisation ou d’appropriation vers le Moi singulier.

Or, il semble bien que nous soyons par là en présence du concept de l’Esprit. En effet, qu’est-ce donc que l’Esprit sinon précisément cette unité différenciée du Moi et du Nous ? « Et par là le concept de l’Esprit nous est déjà donné. Ce qui advient ultérieurement pour la conscience est l’expérience de ce qu’est l’Esprit, cette substance absolue, qui dans la parfaite liberté et autonomie de son opposé, à savoir des différentes consciences de soi étant pour soi, est l’unité de celles-ci ; un Moi, qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi[33]. » Cette définition célèbre de l’Esprit comme de cette unité différenciée et infinie du Moi et du Nous recouvre-t-elle les déterminations du langage que Hegel expose dans la Phénoménologie de l’Esprit ? Peut-on, sur cette base, postuler l’identification de l’absolu comme Esprit et de l’absolu comme langage ? Ou encore, peut-on affirmer avec Yvon Gauthier que le langage est cet élément dans lequel l’Esprit advient à et pour lui-même, que le langage est ce « lieu » où l’Esprit se perd et se retrouve, s’aliène et se réapproprie[34] ?

Une chose semble certaine, c’est que Hegel identifie expressément le langage à l’existence effective de l’Esprit en tant qu’Esprit :

Par là nous voyons à nouveau le langage comme l’existence (Dasein) de l’Esprit. Le langage est la conscience de soi étant pour d’autres, qui est immédiatement donnée comme telle et qui est en tant que cet universel. Il est le Soi se détachant de lui-même, qui en tant que pur Moi = Moi se fait objectif, qui dans cette objectivité se maintient aussi bien comme ce Soi qu’il se fond immédiatement avec les autres et est leur conscience de soi[35].

Si la conscience est le phénomène immédiat de l’Esprit, on peut dire analogiquement que le langage est pour sa part le phénomène médiatisé de l’Esprit, c’est-à-dire l’Esprit existant pour lui-même comme Esprit. Pourquoi ? Parce que dans l’élément du langage l’Esprit vit pleinement auprès de soi dans son être-autre ; parce que dans le langage l’Esprit est libre. Le Moi singulier qui parle n’exprime jamais son opinion intime et privée en tant que telle, mais par le langage participe activement en l’énonçant à un sens qui le dépasse en tant que tel, et en ce sens il sort de lui-même, s’extériorise ; cette extériorisation où le Moi se perd dans l’intersubjectivité langagière, loin d’être une perte au sens strict, est au contraire le moment préalable d’une appropriation véritable du sens dans la singularité du Moi. Or cette détermination du langage comme de cet élément à la fois d’extériorisation et d’intériorisation est, on le voit, pratiquement identique à celle de l’Esprit. Parce que le langage est l’existence même de l’Esprit, son être-là concret — et Hegel précise ailleurs, significativement, que le langage est « [l’]être-là le plus spirituel du spirituel[36] » —, il nous semble par conséquent que les affirmations très fortes d’Y. Gauthier (en particulier) s’avèrent justes, encore qu’avec cette nuance importante que le langage n’épuise pas, dans le système hégélien, le tout de l’Esprit. Si l’identification entre « langage » et « Esprit » vaut pour autant que le langage est l’apparaître de l’Esprit, son lieu d’effectuation, son élément d’existence, cette identification vaut alors essentiellement sur le plan phénoménologique de l’Esprit. Autrement dit, il importe de préciser que le langage demeure toujours pour Hegel le phénomène de l’Esprit, mais son phénomène total, unité de l’immédiateté et de la médiation. Reconnaître, pour la conscience — phénomène immédiat de l’Esprit — que le langage est le phénomène (médiatisé) de l’Esprit, et, ce faisant, se reconnaître soi-même comme esprit, constitue, en un sens, la tâche de la Phénoménologie de l’Esprit. Précisons ce point.

La tâche de la Phénoménologie de l’Esprit est une tâche avant tout pédagogique : le but que s’y assigne Hegel est de réconcilier le point de vue de la conscience commune dite « inculte » avec le point de vue de la « science » ou du « savoir », c’est-à-dire de réconcilier la conscience ordinaire qui voit dans la science un « monde à l’envers » et dans le savoir un au-delà de la pensée, et la conscience « cultivée » qui sait son essence comme essence spirituelle. Bref, il s’agit dans cet écrit de 1807 de réconcilier le phénomène immédiat de l’Esprit (la conscience) avec la substance de l’Esprit, ou tout simplement de réconcilier l’Esprit avec lui-même en le faisant apparaître à lui-même en tant que tel. De la « certitude sensible » au « savoir absolu » on peut relever un fil conducteur déterminant : le langage ou le concept[37]. La réconciliation du point de vue commun et du point de vue de la science se trouve déjà esquissée dans la « certitude sensible », pour autant que la certitude sensible elle-même, du moment qu’elle prend la parole, se meut ipso facto dans la sphère de l’universalité qui porte en soi le particulier, dans la sphère de la science. Reconnaître dans le langage le plus commun qui soit la présence de l’universel, c’est ainsi déjà jeter un pont à la conscience commune en lui montrant que le point de vue de la science n’habite pas dans les « hauteurs nuageuses », mais dans le langage le plus élémentaire qui soit. Toutefois la certitude sensible elle-même ne saisit pas encore, au terme de sa dialectique, la présence du spirituel dans le langage, ne décèle pas dans le langage l’existence même de l’Esprit ; elle ne saisit que l’universalité abstraite de la « chose ». Il lui faudra faire de nombreuses expériences douloureuses avant de saisir la présence de l’Absolu ou de la vérité dans son langage. Il faut « attendre », autrement dit, le « savoir absolu » pour que cette reconnaissance devienne pleinement effective, c’est-à-dire pour que la conscience devienne spirituelle pour soi en saisissant l’Esprit et soi-même dans la figure du concept[38].

Or, le pont entre l’Esprit et le concept me semble être précisément le langage. Et, si cela est vrai, « se savoir comme Esprit dans la figure du concept » signifie en définitive savoir que l’absolu est présent dans l’horizon ou l’élément du langage, certes avant tout dans le langage de la représentation, de manière floue et indéterminée, mais surtout dans le langage conceptuel. En d’autres termes, le savoir absolu signifierait que la conscience ordinaire se sache spirituelle ou que l’Esprit advienne à lui-même en tant que tel en reconnaissant dans son langage le phénomène même de l’Esprit et l’élément même de la vérité ou de l’absolu. La vérité n’est pas un au-delà inaccessible et la science n’est pas le monde à l’envers, mais elle est toujours déjà auprès de nous dans le langage, lequel est justement l’élément pré-phénoménologique de l’Esprit. Bref, la « science présuppose que la séparation entre elle-même et la vérité soit déjà dépassée (aufgehoben) ou encore que l’esprit, ainsi qu’il est considéré dans la doctrine de la conscience, n’appartienne plus au phénomène. […] La science ne cherche pas la vérité, mais elle est dans la vérité et est la vérité même[39] ».

Ainsi, reconnaître dans le langage (saisi en sa vérité comme concept) le phénomène absolu de l’Esprit, c’est s’élever au savoir absolu. « Le concept ou savoir absolu est langage absolu[40]. »

Conclusion

La tâche de cet essai était de dégager la compréhension hégélienne du langage, en étudiant patiemment l’un des textes les plus importants où Hegel en discute, soit « la certitude sensible », figure inaugurale de la Phénoménologie de l’Esprit. Deux grands traits principaux s’y découvrent, sur lesquels j’aimerais revenir en conclusion.

Premièrement, notre examen de la « certitude sensible » nous aura permis de voir dans le langage non pas l’instrument subjectif de la raison en vue de la connaissance, ainsi que l’anticipait l’Introduction avec sa critique du criticisme, mais l’élément pré-phénoménologique de l’Esprit. Le langage, pour autant qu’il se meut toujours déjà lui-même dans l’universalité qui porte en soi le singulier, ouvre au sein même de la conscience l’écart entre l’universalité et la singularité ; il rend seul possible l’intelligence du réel et, en dernière instance, l’intelligence de l’Esprit lui-même et de soi comme Esprit. C’est parce que seul le langage « jette » la conscience dans l’universalité qu’elle peut saisir le réel en sa vérité et se saisir elle-même en sa vérité, c’est-à-dire comme essence spirituelle. Le langage est donc élément pré-phénoménologique, car seul le langage rend possible cet apparaître à soi de l’Esprit en tant qu’Esprit ou l’élévation de la conscience commune à l’Esprit. Point de Phénoménologie de l’Esprit sans langage.

Deuxièmement, et sur la base de ce premier point, nous avons vu comment il nous fallait voir par conséquent dans le langage l’existence même de l’Esprit, son effectuation concrète comme Esprit. Ce deuxième point est en fait une radicalisation du premier, car si le langage est, en tant qu’élément pré-phénoménologique, le « pré-phénomène » de l’Esprit, c’est-à-dire son phénomène originaire, c’est précisément parce qu’il contient en lui-même le phénomène total de l’Esprit. Nous pouvons ainsi identifier « langage » et « Esprit », sans les fusionner pour autant, en lisant dans le phénomène du langage la présence même de l’Esprit en tant que tel. Point de langage sans Esprit.

Ceci dit, je n’ai pas voulu dans ce travail soutenir la thèse que la philosophie de Hegel était essentiellement une philosophie du langage. Pareille position me semblerait au contraire intenable. Pourquoi ? Parce que la philosophie hégélienne en sa totalité ne se résume jamais à une interrogation sur le langage. L’exposition encyclopédique de cette philosophie se veut une exposition systématique de tous les objets principaux du savoir. Or cette exposition encyclopédique repose sur l’exposition phénoménologique, et c’est cette dernière qui non seulement fait l’originalité de Hegel dans toute l’histoire de la philosophie, mais qui est porteuse d’une véritable et très féconde pensée du langage, laquelle ne devrait pas être ignorée quand vient le temps de réfléchir sur le thème du langage chez Hegel. En fait, j’espère l’avoir suffisamment montré, le langage est irréductible à un thème philosophique parmi d’autres, précisément parce qu’il est élément pré-phénoménologique ou condition de possibilité du savoir.

Mais ce que j’ai voulu montrer, c’est que la philosophie hégélienne contient bel et bien une pensée explicite du langage ; que le langage n’est pas le non-dit de cette philosophie, mais qu’au contraire Hegel a reconnu dans le phénomène du langage le présupposé de toute philosophie et la présence même de l’Esprit.

La philosophie herméneutique du xxe siècle semble avoir mésestimé cette pensée décisive du langage chez Hegel. H.-G. Gadamer, par exemple, a soutenu que la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel n’admettait pas le présupposé du langage, mais uniquement la pensée comme concept :

En vérité notre nature humaine est tellement marquée par notre finitude que c’est sous la loi de la finitude humaine qu’il faut considérer le phénomène du langage et la pensée qu’il doit rejoindre. Sous cet aspect le langage n’est pas une forme que traverse la raison pensante, un milieu évanouissant et transitoire de l’idée ou un simple « dévoilement » de l’idée. Son essence ne se limite pas à révéler ce qui est pensé. Au contraire la pensée n’acquiert son existence durable que quand elle se saisit dans le mot. Ainsi le mouvement du langage a une double direction : il tend vers l’objectivité de l’idée, mais aussi, en sens inverse, il vient d’elle en reprenant toutes les objectivations dans la puissance protectrice du mot. Hegel, en entreprenant de dévoiler et d’exposer, dans toute son articulation dialectique, « le logique » comme ce qui constitue l’intime du langage, a raison s’il y voit l’effort pour réfléchir sur les pensées de Dieu avant la création. Mais l’être qui se trouve au commencement de cette réflexion et qui s’achève dans le concept, avec la totale objectivation de son contenu, présuppose toujours lui-même le langage dans lequel la pensée est cachée. La Phénoménologie de l’Esprit, par laquelle Hegel amène au commencement de la pensée pure, ne présente pas cette présupposition. Elle reste tournée vers l’idée de la totale objectivation du soi et elle s’achève comme savoir absolu dont la limite insurmontable devient manifeste dans l’expérience du langage[41].

On l’aura vu maintenant, cette affirmation de Gadamer, si subtil lecteur de Hegel pourtant, est fausse. Mais c’est sur une autre objection, tirée du même texte, que j’insisterai davantage :

Dans la Phénoménologie de l’Esprit ce progrès de la science se réalise comme un va-et-vient entre ce que veut dire notre conscience et ce qui est réellement contenu en ce qu’elle dit. Ainsi avons-nous toujours la contradiction entre ce que nous voulons dire et ce que nous avons dit réellement ; il nous faut sans cesse laisser derrière nous ce qui n’est pas suffisant et essayer à nouveau d’exprimer ce que nous voulons dire. Tel est le progrès méthodique par lequel la Phénoménologie atteint son but, et arrive à comprendre que le savoir se trouve là où il n’y a plus de différence entre ce que nous voulons dire, l’intention (Meinung), et ce qui est. Au contraire, la Logique de Hegel n’accorde plus aucune place à l’opinion. Ici le savoir n’est plus différent de son contenu. La Phénoménologie avait abouti à ce résultat que la figure la plus élevée du savoir est celle où il n’y a plus de différence entre l’intention, ce que je veux dire, et son objet[42].

Est-ce vraiment là le sens du savoir absolu ? Si Gadamer a raison de poser que tout le progrès de la Phénoménologiede l’Esprit repose sur cette dialectique du dire effectif et du vouloir-dire, a-t-il raison d’affirmer que le savoir absolu serait cette parole où il n’y a plus aucune différence (donc plus d’altérité), plus aucune tension entre le dire effectif et le ce-qui-est-à-dire ou le « vouloir-dire », pavant ainsi la voie à la Science de la logique qui, elle, dirait exhaustivement tout ce qui peut être dit ? Est-ce bien là la prétention de Hegel ? C’est la figure de la « certitude sensible », encore une fois, qui peut nous permettre de résoudre ce problème.

La dialectique hégélienne du viser (Meinen) et du dire ou du parler (Sprechen), qui est constitutive de la dialectique de la certitude sensible, ne paraît pas vraiment différer de la dialectique gadamérienne du vouloir-dire et du dire (ou du parler effectif). Pour autant que le vouloir-dire renvoie à cette dimension du sens possible que chacun porte en soi en tant qu’être singulier ; qu’il renvoie à cette potentialité de sens qui en tant que telle ne vient pas à la parole, mais est orientée vers la parole effective[43], il est clair que cette dimension recouvre parfaitement la dimension du Meinen que Hegel vise dans cette figure de la conscience. Hegel n’élimine par suite nullement la tension entre vouloir-dire et dire effectif, précisément parce que dans cette figure il n’annule pas la tension irréductible entre viser et parler. Le Moi singulier qui essaie de dire ce qu’il vise voit sa tentative constamment échouer, parce qu’en essayant de dire ce qu’il veut dire ou vise, il dit effectivement quelque chose d’« autre », à savoir un sens universel qui dépasse ce qui est visé en tant que tel. Pour Hegel, il est faux (parce qu’impossible) que l’intention puisse totalement « passer » dans le dire effectif, comme le suppose Gadamer contre Hegel. Hegel reconnaîtrait sans difficulté que le dire effectif ne puisse jamais épuiser ce qui est à dire — le point que marque Gadamer —, précisément parce qu’il y a entre ces deux ordres un « saut » du singulier à l’universel traduisant une tension qui ne peut jamais être totalement résorbée.

Ce que Hegel affirme au plan du « savoir absolu », ce n’est pas l’élimination de cette tension entre vouloir-dire et dire effectif, entre viser et parler, mais bien plutôt quele vouloir-dire ou le viser n’ont d’effectivité et de vérité que dans le dire effectif. Le savoir absolu affirme, autrement dit, que ce qui est à dire — ce que la Logique nomme le logique — se dit effectivement toujours déjà dans le langage, et donc que le langage a une portée effective : il dit le logique bien qu’il ne puisse pas le dire exhaustivement (au sens précis où cela annulerait d’une négation abstraite la tension entre le vouloir-dire et le dire). Le savoir absolu est le savoir que ce qui est à dire n’a d’effectivité et donc de vérité que dans le dire du langage de l’Esprit et inversement que le dire de l’Esprit est un dire effectif du vouloir-dire visé[44].

Sur cette base, nous pourrions nous demander en terminant si Gadamer (et la philosophie herméneutique en général) peut faire abstraction de cette affirmation hégélienne pour son propre projet philosophique, si tant est qu’elle appréhende le langage comme l’élément même de toute compréhension. Gadamer peut-il, en définitive, refuser l’infinité du langage (qui est en même temps l’infinité de l’Esprit) ? Peut-il se refuser à poser que l’élément du langage ne soit limité par rien, qu’il n’y ait pas pour le langage de Tout-Autre qui lui échapperait, si tant est que le vouloir-dire lui-même n’échappe pas au dire effectif du philosophe qui le met en lumière ? Gadamer lui-même ne l’admet-il du reste pas lorsqu’il écrit, par exemple, discutant de l’universalité du langage, que le « langage n’est pas un domaine clos du dicible, à côté duquel se tiendraient d’autres domaines de l’indicible, mais [qu’]il est omni-englobant » et, par conséquent, qu’il « n’y a rien qui, en principe, soit soustrait à la possibilité d’être dit, à la seule condition que la pensée pense quelque chose[45] » ?