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Les théologiens protestants ont longtemps été méfiants à l’égard des rites. Ils craignaient qu’ils ne transmettent les pires maladies spirituelles, celles qui conduisent à satisfaire les besoins religieux humains, à manipuler Dieu, à favoriser l’hypocrisie et la superstition, à faire du pasteur le seul administrateur du sacré, etc. Bref, ils les soupçonnaient de « catholiciser » la foi réformée. Les théologies les plus « anti-ritualistes » se sont d’ailleurs développées dans les régions où le protestantisme a été en concurrence avec le catholicisme. Le soupçon à l’encontre des rites a pu être si fort, qu’en 1968, le théologien allemand Rudolf Bohren proposait que son Église fasse, l’époque s’y prêtait, la « grève des rites[1] ».

Aujourd’hui, les théologiens protestants se sont aperçus que toutes les Églises, même les leurs, célèbrent des cérémonies collectives et régulières. Ils retrouvent donc quelques vertus aux rites. Ils leur concèdent une valeur anthropologique. « Le rituel, sous des formes multiples, est inscrit de manière fondamentale au coeur de la réalité humaine. L’attitude moderne de déni a le plus souvent pour effet de faire surgir simplement des rituels sauvages dont les exemples sont innombrables aujourd’hui[2]. » Ils admettent que la célébration de rites offre, malgré tout, des perspectives théologiques intéressantes : ils relient la communauté célébrante aux autres communautés passées ou éloignées ; ils limitent le pouvoir du pasteur, en l’obligeant à respecter des traditions dont il n’est pas l’auteur ; souvent demandés pour des « raisons sociologiques », ils permettent aux Églises de rencontrer leurs marges ; ils peuvent transmettre la parole de Dieu ou pour le moins créer des conditions favorables au dialogue avec lui.

Mais la théologie protestante manque d’un dispositif théorique qui lui permette d’aborder les rites. C’est à cette recherche que j’ai consacré ma thèse de doctorat[3]. Cet article résume ma proposition méthodologique (points 1 et 2) puis l’applique à la célébration de la cène dans l’Église évangélique de Polynésie française (points 3 et 4).

I. La multiplication des définitions du « rite »

La notion de « rite » doit à coup sûr une bonne part de son succès aux travaux de l’ethnologue et folkloriste Arnold Van Gennep et de son invention de l’expression « rite de passage », proposée dans un ouvrage paru en 1909[4]. Réservé d’abord au domaine religieux, le terme « rite » a vu son champ sémantique s’élargir au cours du temps. Aujourd’hui, il désigne n’importe quelle cérémonie, religieuse ou séculière, pour peu que son utilité concrète soit difficile à établir. Car, en Occident au moins, plus personne ne se risquerait à soutenir que les rites ont une efficacité immédiate et mesurable. On leur reconnaît au mieux une fonction de communication globale permettant de s’adresser à l’homme tout entier, à son corps comme à son cerveau. Encore faut-il savoir qui dans le rite parle et à qui ? Trois interlocuteurs peuvent intervenir : un individu, une communauté et un référent (implicite ou non) assumant le rôle que les religions attribuent à la divinité. Et comme chacun peut devenir tour à tour destinateur ou destinataire, il y a neuf possibilités théoriques de conversation qui se réduisent en réalité à huit : 1) Les trois premières possibilités envisagent l’individu comme locuteur. Il peut parler à un « dieu », à une communauté, ou à lui-même ; 2) si la communauté est à l’origine de la communication, trois autres possibilités s’ajoutent : elle peut parler à un « dieu », à elle-même, ou à un individu ; 3) enfin si un « dieu » parle dans le rite, il peut s’adresser à une communauté ou à un individu. Ici, la troisième possibilité — un « dieu » utiliserait un rite pour se parler à lui-même — semble difficilement concevable. À chacun de choisir selon ses convictions ou ses présupposés. Quoi qu’il en soit, pour qu’un rite soit un rite, il doit être fixé dans une tradition. Une cérémonie célébrée pour la première fois ou un geste symbolique ne sont pas encore des rites. Il leur faut du temps pour le devenir, que les postures, les gestes, les mots, les sons, les odeurs et les goûts soient répétés encore et encore.

Mais l’utilisation du concept « rite » dans des disciplines différentes ne va pas sans poser des problèmes. Trop élargie, la notion de « rite » se dilue et cesse de faire sens ! Quand tout est rite, il n’y a plus de rite. Le problème se pose à deux niveaux. Chaque observateur court le risque, lorsqu’il a défini son concept de « rite », d’élargir par trop son champ d’analyse et d’émousser la pertinence de son approche. À vouloir tout englober, les observations perdent de leur intérêt. Mais la difficulté apparaît surtout quand on considère l’ensemble des études sur ce thème. Beaucoup parlent de rites, mais tous avec des définitions si différentes qu’il est parfois difficile d’admettre qu’ils parlent du même objet. Là où les théories abondent, les points de divergence surabondent. J’en donne trois exemples.

  1. Le sociologue Erwing Goffmann utilise le concept de « rite » dans une acception très large : toutes les relations sociales fonctionnent comme des rites, dont l’objectif est de permettre à chacun de « garder la face ».

    Les manifestations les plus visibles de cette activité cérémonielle sont sans doute les salutations, les compliments et les excuses qui ponctuent les rapports sociaux et qu’on peut désigner du nom de « rites statutaires » ou encore « rites interpersonnels ». J’emploie le terme « rites », car cette activité, aussi simple et séculière soit-elle, représente l’effort que doit faire l’individu pour surveiller et diriger les implications symboliques de ses actes, lorsqu’il se trouve en présence d’un objet qui a pour lui une valeur particulière[5].

    Il fait ainsi apparaître deux aspects intéressants des rites : tout d’abord, les rites ne peuvent pas être créés de toutes pièces ; ils nécessitent la reconnaissance d’une communauté, d’au moins deux personnes et la répétition est indéniablement constitutive de leur efficacité ; ensuite, ils recourent à des symboles (poignée de main, révérence, etc.) dont le sens varie selon les cultures ; pour comprendre un rite, il est donc nécessaire de le replacer dans son contexte. Mais son approche pose des problèmes de fond. Parler de « rites d’interaction », c’est donner une définition extrêmement large des rites. Lorsque toute communication repose sur une base rituelle, il n’est plus possible de distinguer des « rites », c’est-à-dire des cérémonies que les célébrants investiraient d’une valeur particulière. Erwing Goffmann n’explique ni l’origine des rites d’interaction, ni les raisons qui les font s’imposer. Ils semblent fonctionner de manière automatique, sans que personne ne les choisisse ni ne les contrôle.

  2. Pierre Bourdieu analyse les rites de passage, qu’il appelle des « rites d’institution ». Ils ont pour fonction d’imposer une image du monde, de faire accepter comme naturelles des différences culturelles. « L’institution est un acte de magie sociale qui peut créer la différence ex nihilo ou bien, et c’est le cas le plus fréquent, exploiter en quelque sorte des différences préexistantes, comme les différences biologiques entre les sexes[6] […]. » Cette différence ne distingue pas ceux qui ont déjà effectué le passage de ceux qui vont l’effectuer. Elle doit permettre de séparer tous ceux qui vivront ce passage de ceux qui ne le vivront jamais. Dans le judaïsme par exemple, la circoncision ne sert pas tant à séparer les garçons des hommes, que tous les hommes de toutes les femmes. Derrière la célébration des rites se profile donc un enjeu important. Pour Pierre Bourdieu, les rites font plus qu’accompagner les gens dans les moments importants de leur existence, ils imposent une lecture de la réalité. Ils peuvent « agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel[7]. » À la maîtrise des rites, correspond donc la maîtrise du sens de la réalité. Un tel processus de contrôle ne peut fonctionner que si l’intention sous-jacente reste discrète, voire secrète. Plus le passage semblera naturel, moins la limite sera contestée. Mais il semble que Pierre Bourdieu accorde aux rites trop d’efficacité. Il donne le sentiment que la célébration d’un rite réussit immanquablement à imposer une lecture de la réalité. Pourtant, il arrive que des rites disparaissent, que les gens s’en désintéressent. Pour fonctionner, le rite nécessite un consensus préalable. Or la nécessité d’un accord remet en question l’exigence de « secret ». Le rite doit s’accompagner d’une information, au moins minimale. Si ces conditions sont respectées, alors les officiants peuvent proposer, à travers les rites, leur image du monde aux participants.

  3. La thérapie systémique utilise des « rites » pour soigner ses patients. Elle parvient ainsi à modifier des situations bloquées, à résoudre des conflits, à démêler des crises, etc. Selon elle, les rites ont pour but de modifier les règles pathogènes qui régissent la vie d’un couple ou d’une famille. Ces règles reposent souvent sur un mythe familial — tacitement accepté mais souvent verbalement contesté — qui détermine ce que doivent être les relations entre les différents partenaires. Chacun s’accorde à trouver les règles mauvaises, mais personne ne peut s’en passer ni ne veut les transgresser. La « célébration » d’un rite doit permettre de contourner cette difficulté majeure. Il vise à mettre en cause le mythe et à le modifier.

    D’un point de vue formel, il s’agit d’une action ou d’une série d’actions, auxquelles tous les membres de la famille sont tenus de participer. D’ordinaire, ces actions sont combinées avec des formules ou des expressions verbales. Pour être efficace, le rituel doit concerner toute la famille. Pour chaque rituel, il est nécessaire que les thérapeutes précisent minutieusement, souvent même par écrit : les modalités de lieu, d’horaire, éventuellement le rythme de la répétition. Ils doivent désigner également la personne qui prononcera les formules verbales, dans quelles séquences, etc.[8].

    L’utilisation du rite présente deux avantages : « La composante analogique prépondérante est par nature bien plus apte que les paroles à unir les participants dans un vécu collectif puissant et à introduire une idée de base mutuellement partagée. […] La prescription d’un rituel vise à éviter le commentaire verbal sur les normes qui perpétuent le jeu en action[9]. » Mais le comportement prescrit apparaît plus comme une action symbolique ou un geste isolé, que comme un véritable rite, ce qui n’enlève d’ailleurs rien à sa pertinence et à son efficacité. L’utilisation du terme « rite » peut ici sembler abusive pour deux raisons : d’abord parce que le patient ne demande pas un rite mais des soins ; ensuite parce que les thérapeutes doivent inventer et prescrire des actions chaque fois nouvelles, adaptées à des situations uniques.

Aux difficultés propres à chaque théorie, s’ajoutent des contradictions entre les approches. Pierre Bourdieu et la thérapie systémique s’accordent par exemple pour faire du rite un outil de pouvoir. Mais Erwing Goffmann le comprend comme un simple moyen de communication, qui doit faciliter les relations sociales. Mara Selvini-Palazzoli imagine de créer des rites nouveaux, spécifiques à chaque cas, alors que Pierre Bourdieu et Erwing Goffmann estiment qu’ils réclament une longue tradition.

Il est donc difficile de délimiter ce qu’est un rite et de définir le terme « rite ». Il recouvre des éléments par trop disparates. Mais la difficulté est bien plus profonde. La multiplication des définitions pourrait signaler un grave problème de méthode. Les études sur les rites fonctionnent souvent de manière circulaire. On définit ce qui fait d’une cérémonie un rite. On choisit quelques traits particuliers typiques qui, lorsqu’ils sont présents, autoriseront à parler de « rite ». On observe ce qui se passe dans les rites ainsi définis. On décrit les mots, les gestes, l’ambiance, le décor, les acteurs, etc. On dégage ensuite des règles de fonctionnement communes à tous les rites. La démonstration est éclatante, sauf qu’elle ne tarde pas à tourner court. Rien ne peut la remettre en cause, puisqu’on n’examine jamais que des rites admis comme tels ! Les règles de fonctionnement ne concernent pas tous les rites, mais toutes les situations qui correspondent à la définition de départ. Et tout ce qui ne s’intègre pas dans la définition est simplement disqualifié puisque « ce n’est pas un rite » !

II. La notion de ritualisation

Les hésitations ou les désaccords sur la définition du terme « rite » ne sont pas de simples querelles de linguistes. Ils révèlent une difficulté profonde à définir un objet « rite » et partant à choisir une méthode pour l’approcher. Le problème se corse lorsqu’on introduit une nouvelle variable, celle de la culture, car les rites ne sont pas identiques dans des cultures différentes, mais toutes les cultures célèbrent des rites. Il faut donc tout à la fois pouvoir rendre compte de l’universalité du rite — puisque toutes les civilisations, toutes les cultures, toutes les religions en célèbrent — et de son caractère particulier — puisque les rites sont partout peu ou prou différents.

C’est dans un ouvrage de Catherine Bell, professeur au Département d’Études religieuses à l’Université de Santa Clara en Californie, que j’ai trouvé le dispositif théorique qui m’était nécessaire pour approcher les rites[10]. J’en présente les points essentiels.

Catherine Bell commence par critiquer l’approche traditionnelle des rites. Certes, étudier les relations sociales sous l’angle des rites satisfait aujourd’hui à la fois ceux qui observent les rites et ceux qui les célèbrent. Pour ceux qui observent, réfléchir en termes de « rite » permet d’éviter les jugements de valeur[11]. Parler de « rite » n’a rien de péjoratif. Les rites sont partout, dans toutes les cultures et dans toutes les civilisations, des hauts plateaux malgaches aux bords du Saint-Laurent, de « l’apéro » à Marseille à la « cérémonie du kava » à Tonga. Dans notre société post-coloniale, une enquête sur les rites n’a pas de connotations méprisantes pour les cultures examinées. L’observateur, forcément impliqué dans les rites de sa propre culture, ne peut, sauf hypocrisie, que sympathiser avec les rites de la culture qu’il examine.

L’approche rituelle flatte le chercheur, mais elle satisfait aussi ceux qui célèbrent des rites. Car ils leur semblent la manière idéale de présenter leur culture. Les gens « pensent que leur culture est résumée dans de petites représentations qu’ils peuvent jouer pour des observateurs et pour eux-mêmes. [Et] pour l’observateur extérieur de telles représentations constituent “les éléments observables les plus concrets de leurs schémas culturels” — puisque chaque représentation “se joue dans un temps limité, avec un début et une fin, que les activités sont programmées, qu’il y a des acteurs, un public, qu’elle se déroule dans un lieu prévu et à une occasion prévue[12]” ».

Le regain d’intérêt pour les rites trouve une double explication culturelle : le besoin d’une méthodologie respectueuse des cultures examinées et l’envie de rapprocher la théorie de la pratique. En étudiant les rites, le chercheur aurait enfin trouvé un moyen de créer une solidarité avec ceux qu’il observe, et de rapprocher sa recherche scientifique de leurs pratiques religieuses.

1. Mise en cause de l’existence du rite

L’approche classique des rites pose deux problèmes fondamentaux.

  1. L’engouement pour les rites provoque la création d’un objet « rite » qui ne se trouve que dans la tête du chercheur. Bien sûr que des rites existent et qu’ils sont régulièrement célébrés. Mais Catherine Bell conteste qu’il soit possible de définir une essence du rite, un rite par excellence, qu’on célébrerait partout et toujours de manière identique. Chaque culture a ses rites particuliers, qui ne ressemblent pas à ceux de ses voisines. Et dans la même culture, au cours du temps, les rites évoluent et se modifient. La notion même de rite change selon les époques et les endroits du monde. Ce qui est rite pour les uns ne l’est pas toujours pour les autres. Ce qui a été rite à une époque ne l’est plus forcément quelques années plus tard.

  2. Toute l’approche du rite est faussée par un présupposé de base, celui d’une opposition entre la pensée et l’action. Le rite est alors pure action, sans inclure aucune pensée, sans permettre aucune distance. Rite automatique, rite magique, il est efficace sans que les participants aient besoin de connaître son fonctionnement. Conduite à son terme, cette dichotomie entre action et pensée distingue entre un acteur — celui qui fait le rite — et un penseur — celui qui observe le rite. « Séparer pensée et action, ce n’est pas seulement faire apparaître le rituel comme un objet d’étude ; c’est aussi distinguer un sujet “pensant” d’un objet “agissant” — ou quand on va jusqu’au bout de la logique, un sujet “qui pense” d’un objet “qui ne pense pas[13]”. »

Loin des belles intentions affichées, l’étude des rites réintroduit donc un jugement de valeur entre l’observateur, qui pense, et l’observé, qui agit. Mais comble d’ambiguïté ou de perversité, après avoir subtilement ou massivement distingué entre pensée et action, les études sur les rites leur attribuent le pouvoir de réconcilier les deux termes de l’opposition. Le rite permet d’agir en pensant ou de penser en agissant. « Le rituel est d’abord mis à part comme un véritable objet d’étude, par diverses dichotomies peu ou prou analogues à la distinction entre pensée et action ; il devient ensuite le meilleur moyen de réconcilier les dichotomies, aucun terme ne pouvant exister sans l’autre. Ces deux démarches sont rarement explicites ; on pense généralement que la première, séparer le rituel de ce qui est pensé, va de soi[14]. »

L’approche classique des rites est équivoque et insatisfaisante. D’abord parce qu’elle croit pouvoir regrouper sous un même terme de « rite » des pratiques très différentes. Ensuite parce qu’elle n’arrive pas à expliquer ce que les rites ont de particulier.

2. Le concept de ritualisation

Pour résoudre ce problème, Catherine Bell propose de changer d’approche. Elle recadre la notion de rite en préférant parler de « ritualisation ». Ce concept a l’avantage de relativiser la notion de rite qui ne repose plus sur une définition globale et éternelle, mais tient compte des lieux et des temps. Elle rend justice à l’universalité des rites en pensant que toutes les cultures ritualisent certaines de leurs activités ; mais elle reconnaît les particularismes en considérant qu’il existe de multiples moyens de ritualiser.

« Ritualiser », c’est utiliser des stratégies pour distinguer des activités particulières et mettre à part des façons d’agir. Chaque institution — un État, une Église, un parti politique, l’école, etc. — définit ce qu’elle veut ritualiser et la manière dont elle souhaite le faire. La notion de ritualisation réintroduit une dynamique dans l’approche des rites. Ceux-ci ne sont plus considérés comme des objets, mais comme le produit de démarches actives et volontaires.

Le pourquoi

Ritualiser un événement, c’est lui donner de l’importance. Mais on ne peut ni ne veut tout ritualiser. Il faut choisir des dates, des anniversaires, des époques, des passages. Ritualiser, c’est donc privilégier certains événements, leur conférer de l’importance et par là, proposer une lecture du monde. J’en donne deux exemples.

  1. Le choix d’une fête « nationale » révèle des enjeux importants. En Polynésie française, parce que « Tahiti, c’est la France ! » et pour que Tahiti soit la France, la République française une et indivisible célèbre le 14 juillet. Le gouvernement polynésien préfère célébrer le 29 juin, date anniversaire des accords de 1984, accordant à la Polynésie une autonomie à l’intérieur de la République. Mais c’était déjà un 29 juin qu’en 1880, le roi Pomare V avait « cédé » ses États à la France. Pour les partisans de l’indépendance, c’est un jour de deuil qui marque pour eux le recul de la souveraineté polynésienne. Autre fête, autre symbole, l’Église évangélique de Polynésie française célèbre le 5 mars, en souvenir de l’arrivée des premiers missionnaires protestants à Tahiti. Elle a obtenu, en 1978, que cette date soit un jour férié officiel.

  2. La célébration du mariage permet de définir la conception du couple, de la famille et de la sexualité. Les Églises et l’État cherchent à imposer leurs conceptions. En France ou en Suisse, l’État a le monopole du mariage. De son point de vue, les Églises ne peuvent que bénir un mariage déjà conclu. Le prêtre ou le pasteur doivent s’assurer que les couples sont déjà mariés. Les protestants européens s’en accommodent ; ils ne marient donc pas, mais bénissent des couples. Ailleurs — en Espagne ou aux États-Unis par exemple —, le choix entre « mariage à l’église » ou « mariage à la mairie » représente une véritable alternative. D’autres interlocuteurs ont compris l’importance de la ritualisation du mariage, en particulier les homosexuels qui souhaitent pouvoir célébrer le leur.

Mais les stratégies de ritualisation concernent aussi les individus. Chacun peut choisir de ritualiser ou de ne pas ritualiser différents moments de sa vie : la fin de ses études, son installation « en couple », son départ à la retraite, etc. Il doit encore choisir comment il veut ritualiser les événements de sa vie : à l’Église, en famille ou entre amis.

Le comment

Contrairement à l’idée généralement admise, un événement ritualisé n’est donc pas un événement banal, mais à l’inverse un événement rendu extraordinaire. Mais trop répété, l’exceptionnel s’use et devient routinier. Chaque institution doit donc, à intervalles réguliers, réévaluer ses rites. Elle peut alors conserver le statu quo et ne rien modifier, procéder à une légère mise à jour et ne changer que certains éléments ou prendre le contre-pied de ses traditions et introduire de nouveaux rites. Elle peut même changer les événements qu’elle décide de ritualiser.

Il existe d’innombrables stratégies de ritualisation. Elles travaillent toutes sur des domaines communs : gérer le temps — la fréquence des rites et leur durée —, gérer l’espace — la géographie des « lieux sacrés », l’aménagement des bâtiments, etc. —, choisir des modes de communication, des objets rituels et des spécialistes. Dans tous ces domaines, plusieurs stratégies sont possibles : faire comme les autres ou se démarquer d’eux ; privilégier l’oral ou fixer le déroulement des rites par écrit ; multiplier les rites ou les rendre exceptionnels en les raréfiant, etc. Les stratégies ont toujours pour but et comme effet de distinguer certaines manières d’agir. Elles dépendent de trois variantes : l’événement dont il est question, le but recherché, et la culture dans laquelle le « stratège » s’inscrit. La notion de ritualisation interdit donc de parler de rite « en général ». Catherine Bell propose à celui qui veut étudier les rites d’observer comment, dans une culture donnée, et pour une institution déterminée, certaines actions sont ritualisées, c’est-à-dire distinguées de toutes les autres. L’observateur ne peut mettre en évidence que des stratégies de ritualisation valables pour un temps précis en un endroit déterminé.

3. L’efficacité des rites

Il reste à préciser comment un rite pourrait proposer une lecture du monde, autrement dit où réside son efficacité. Évidemment, la manière la plus simple d’envisager l’efficacité des rites, dans une perspective chrétienne, serait d’y reconnaître l’action de Dieu. Mais tout le monde sait que même des rites non chrétiens atteignent leurs buts ! Certains psychologues ritualisent des comportements et parviennent à guérir. Les sociétés laïques ritualisent certains événements et réussissent à faire vivre ensemble des individus différents. Il serait prétentieux d’y lire une action discrète de Dieu même si celle-ci s’exerce aussi en dehors des Églises visibles. Les rites peuvent parfaitement fonctionner sans Dieu. L’efficacité des rites doit être cherchée ailleurs.

Faut-il alors parler de « manipulation » ? Le terme me paraît trop fort, car il n’arrive pas à expliquer que certains rites échouent, c’est-à-dire qu’ils ne réalisent pas ce qu’ils promettent — ainsi près de la moitié des couples « rituellement mariés » divorcent — ou qu’ils s’émoussent et disparaissent — c’est peut-être le « destin » du culte dominical ?

À la suite de l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, la notion « d’influence » me semble la plus appropriée[15]. Le rite influence les célébrants — celles et ceux qui acceptent de se laisser influencer — par la répétition des paroles, par la musique et les chants, par les gestes et les postures qu’il fait prendre. Il a la particularité de faire faire. Il propose aux célébrants d’adopter le comportement que requièrent les officiants. Il les fait évoluer, physiquement et mentalement, dans une représentation du monde. Il donne à vivre un fragment, un aperçu de cet ordre du monde. C’est là son efficacité. Mais le rite ne peut exercer d’influence que dans la mesure où une communauté lui reconnaît une légitimité. La proposition traditionnelle est ainsi renversée. Ce n’est plus le rite qui crée le consensus, mais un consensus qui permet de trouver des participants prêts à célébrer un rite. Sans cet accord minimal, le rite ne peut pas fonctionner. Il est vrai qu’en institutionnalisant la fonction des officiants, en privilégiant certaines pratiques et en revendiquant la tradition, la ritualisation renforce le pouvoir de ceux qui contrôlent le rite. Mais ces trois sources de pouvoir ne sont pas éternelles. Le discrédit menace les officiants ; les traditions changent ; les fonctions perdent leur importance. Loin de supprimer l’autonomie individuelle des participants, le rite leur attribue deux pouvoirs : ils peuvent refuser d’y assister et l’interpréter selon leurs propres convictions.

III. La ritualisation de la cène en Polynésie française

Je veux maintenant montrer l’intérêt et la pertinence de ce dispositif théorique en l’appliquant au cas concret de la cène dans l’Église évangélique de Polynésie française (EEPF). Je souligne que la théorie n’a pas ici de valeur normative. Elle ne dit pas la juste manière de célébrer la cène. Elle a pour fonction de faire apparaître les stratégies de ritualisation mise en place par l’EEPF[16].

1. La cène dans l’EEPF

Les paroisses protestantes de Polynésie française célèbrent la cène au cours du culte dominical, chaque premier dimanche du mois et les jours de fête ; des petits groupes l’organisent dans le cadre de leurs rencontres. Réservée aux seuls paroissiens confirmés, elle est présidée par un pasteur, éventuellement par une conseillère ou un conseiller de paroisse, laïc, appelé « diacre » dans l’EEPF.

Déroulement

La célébration de la cène commence le vendredi soir par un culte classique conçu comme une « préparation » à la cène. Le samedi, les paroissiennes nettoient le temple et le décorent avec des tissus blancs. Le dimanche matin, les femmes s’habillent en robe blanche et mettent un chapeau blanc. Les hommes mettent une chemise blanche, un pantalon sombre, les pasteurs, les diacres et certains paroissiens une cravate et un complet. Le paroissien qui prévoit de se rendre dans une paroisse autre que la sienne aura demandé à son pasteur une attestation de sa qualité de « communiant ».

La célébration de la cène proprement dite prend place dans la deuxième partie du culte[17]. Après la prière d’intercession, tous les diacres se lèvent, traversent le temple et rejoignent le pasteur et les officiants dans le « choeur ». Deux diacres enlèvent le napperon blanc qui recouvre les éléments de la cène. Chaque paroisse peut choisir entre deux types d’aliments : le pain et le vin de la tradition biblique ou un aliment polynésien : emblématiquement le ùru (fruit de l’arbre à pain) et le pape haari (eau de coco), mais aussi du taro (féculent), ou du uto (pulpe de noix de coco), etc. Ce qui se mange est déjà coupé en petits dés, répartis dans plusieurs assiettes, disposés dans une corbeille tressée en palme de cocotier ou simplement posés sur une feuille de bananier. Le liquide est présenté dans une coupe en métal argenté pour la communion du pasteur et des diacres, et dans des petits verres individuels placés sur des plateaux pour les communiants. L’eau de coco est parfois consommée à même la noix simplement décalottée.

Le pasteur lit la liturgie de la cène. Il présente un morceau de pain ou de ùru à l’assemblée et après une bénédiction, il rompt l’aliment et en place un morceau dans chaque assiette. Il élève la coupe et prononce la bénédiction. Il distribue l’aliment choisi et fait circuler la coupe parmi les diacres. Les officiants communient dans le choeur.

Le pasteur invite ensuite les fidèles à venir prendre la cène. Invitation un peu rhétorique, puisque dans la majeure partie des cas, ce sont les diacres qui s’approchent des communiants, les uns avec une assiette de pain ou une corbeille de ùru, les autres avec les plateaux de verres de vin, le cas échéant la noix de coco. Pour accélérer la communion, les diacres se répartissent en différents endroits du temple, offrant simultanément plusieurs points de distribution de la cène. En règle générale, les communiants s’avancent, prennent un morceau, le mangent, prennent un verre, le boivent, le reposent sur le plateau puis regagnent leur place et s’assoient. Dans les plus grandes paroisses, les diacres passent dans les travées pour distribuer les aliments retenus. Les communiants se lèvent pour signaler qu’ils veulent communier, mangent et boivent. Ils se rassoient lorsqu’ils ont été servis. Dans les petites communautés, les communiants forment un cercle devant le choeur. Les diacres leur distribuent le pain ou le ùru. Ils passent avec le plateau qui contient les verres de vin, de pape haari ou, le cas échéant, la noix de coco elle-même. Dans certaines paroisses, chacun mange et boit dès qu’il est servi ; dans d’autres, tous les communiants attendent la fin de la distribution pour manger, puis boire ensemble. À l’issue du culte, parfois immédiatement après la communion, quelques diacres apportent la cène aux malades immobilisés chez eux.

Mobilisation des cinq sens

Comme dans tous les cultes de l’EEPF, le paroissien rencontre Dieu essentiellement avec ses oreilles. Mais la vue, le toucher, le goût et l’odorat sont aussi sollicités :

  • Voir : tous les paroissiens assistent à la célébration de la cène, même ceux qui n’y participent pas. Dès le début du culte, on voit un grand napperon en crochet blanc. Il recouvre entièrement la table et masque les éléments. Quand les diacres l’ont soulevé, on voit des plateaux remplis de petits verres, une coupe, le cas échéant des cocos décalottés. On devine des assiettes pleines de morceaux de pain ou alors on voit des corbeilles vertes tressées en palme de cocotier. On voit le pasteur et les diacres vêtus d’un complet ou d’un tailleur ; les paroissiennes habillées tout en blanc et les paroissiens porter une chemise blanche. On voit l’ensemble des diacres qui entourent le pasteur dans le choeur. On voit le pasteur élever et rompre une tranche de pain, respectivement un morceau de ùru, la ou le partager en morceaux qu’il répartit dans les assiettes, élever la coupe. On voit qui sont les communiants, et, le cas échéant, qui sont les paroissiens confirmés qui s’abstiennent de prendre la cène. On voit quelques mouches qui tournent autour des aliments.

  • Sentir : on ne sent aucune odeur particulière ; parfois une légère odeur de vin dans le choeur. Les communiants sentent le parfum des aliments qu’ils consomment.

  • Toucher : les communiants touchent l’aliment qu’ils vont manger et le verre qui contient la boisson proposée, éventuellement la noix de coco utilisée pour la cène.

  • Entendre : on entend la liturgie de la cène. On entend un chant. Avant l’institution, on entend un bref moment de silence explicitement mentionné dans la liturgie.

  • Goûter : selon les paroisses, on mange du pain, des biscuits secs, du pain fabriqué avec de la pulpe de coco, du ùru, ou du uto ; on boit du vin ou du pape haari. Les paroisses ne se soucient guère de leur qualité. Le pain est souvent sec et le morceau si minuscule que personne ne prend le temps de le goûter. Le vin est ordinaire. Certaines paroisses l’adoucissent en lui ajoutant du sucre. Les produits locaux ont en général meilleur goût.

2. Le contexte culturel

La cène est déterminée par son sens théologique. Elle fait mémoire de la mort de Jésus ; elle préfigure le Royaume de Dieu. Mais un rite ne s’inscrit jamais sur une page blanche. Même s’il se démarque des pratiques culturelles d’une société, il y renvoie forcément.

Ainsi, la cène se célèbre dans un repas. On y mange et l’on y boit. Pour comprendre ce qu’elle signifie pour ceux qui la célèbrent, il faut connaître la symbolique qu’ils attribuent au repas et aux aliments qu’ils consomment. Or, la conversion des Polynésiens au christianisme et l’installation durable des Européens sur ces îles ont considérablement modifié les usages alimentaires depuis 200 ans.

Repas traditionnels

Traditionnellement, chaque famille polynésienne produisait les aliments dont elle avait besoin. « Un repas complet et équilibré […] était composé d’un produit végétal de base, d’un morceau de viande ou de poisson, d’une sauce piquante, d’une boisson d’eau simple ou d’eau de coco, d’un autre végétal à l’état plus ou moins liquide ou d’un “pudding” de fruit[18]. » Le menu quotidien souvent frugal, voire chiche, autorisait des excès exceptionnels. Chaque fête était l’occasion d’organiser un festin qui requérait la participation de tout un village. Moment d’hospitalité, il permettait un partage des produits alimentaires.

Influence européenne

L’arrivée du christianisme a représenté un important facteur de changement. En désacralisant la nourriture, il a supprimé les tabous traditionnels : l’interdiction faite aux femmes de manger avec les hommes, les restrictions liées la consommation de chair de tortue, par exemple.

Au cours du xixe siècle, l’installation durable d’Européens en Polynésie a profondément modifié les habitudes alimentaires polynésiennes, même si dans un premier temps, ce sont les étrangers qui ont dû apprendre à manger « à la polynésienne ». Peu à peu, les voyageurs occidentaux vont apporter des modifications substantielles. Ils acclimatent de nouvelles plantes — café, vanille, ananas, etc. — et de nouveaux animaux — la chèvre et la vache par exemple. Ils importent de nouveaux produits, dont l’alcool, le pain, et les conserves.

En moins de 150 ans, la présence européenne provoque un triple changement dans les habitudes alimentaires : 1) aux aliments produits localement, plus nombreux, sont venus s’ajouter tout un choix de produits importés ; 2) si on peut encore produire ou échanger les aliments locaux (fruits, légumes, poissons, viandes), les marchandises importées doivent être achetées ; 3) les repas se prennent à table, dans de la vaisselle et avec des couverts[19].

À partir de 1960, la mutation de la société polynésienne s’accélère. L’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique et ses corollaires (construction d’un aéroport international, arrivée massive de militaires et de fonctionnaires français) provoquent un double phénomène de modernisation et d’urbanisation. Dans toute la Polynésie, les habitudes alimentaires et la manière de prendre ses repas s’en trouvent fortement modifiées : la rapidité des transports facilite les importations ; la présence d’une forte population d’origine européenne conduit à élargir l’offre des produits disponibles ; l’électrification rend possible un emploi généralisé des réfrigérateurs et des congélateurs ; les emplois salariés dans la fonction publique détournent les Polynésiens de l’agriculture. Bref, l’alimentation s’occidentalise, d’autant plus facilement que la nourriture locale est souvent longue à préparer et qu’elle paraît parfois fade comparée aux aliments importés. La manière de se nourrir change elle aussi. Les repas sont de moins en moins conviviaux et de plus en plus rapides. On se hâte de manger pendant la courte pause de midi sur son lieu de travail, à la cantine ou dans un établissement de restauration rapide.

C’est évidemment dans la zone urbaine de Papeete que les changements sont les plus radicaux. Même si celui qui habite la ville peut encore cultiver quelques légumes, élever des poules, pêcher du poisson et récolter des fruits, il ne parvient plus à produire toute la nourriture dont il a besoin. Il peut toujours solliciter des parents installés dans les districts ou dans les îles qui lui fournissent des denrées qu’ils pêchent ou récoltent, mais il doit forcément acheter une part de ce qu’il mange. Or les magasins lui proposent surtout une marchandise standard et internationale : fromages et conserves de France, viande de Nouvelle-Zélande, sodas américains, etc. Les zones rurales résistent mieux. Les produits importés y sont plus rares et plus chers. L’agriculture dispose de plus d’espace. Les gens ont du temps pour cultiver et pêcher. Résultat sans surprise : plus on s’éloigne de Papeete, plus on mange de produits locaux.

3. La résistance protestante

« On est ce qu’on mange », dit l’adage populaire. En Polynésie, la question des aliments n’est pas innocente. La nourriture est une manière d’être relié au fenua, à la terre-mère, à la « matrie ». D’un point de vue théologique, c’est être en relation avec Dieu. En créant l’homme à partir de la terre, Dieu a établi un lien entre lui-même, le fenua et l’homme. Tant qu’il consomme les produits du sol, l’homme maintient cette relation. Mais lorsqu’il cesse de les manger, il rompt ce lien. Un poème du théologien Turo a Raapoto l’exprime parfaitement :

Dieu a modelé l’être humain à son image.

Il l’a modelé avec la terre du pays.

Le pays a produit la nourriture qui convient à cet homme-là.

C’est pour cela que toi, Maòhi, mange du ùru, de la banane et du taro.

Pour devenir l’image de Dieu, mange du tarua, des ignames et du feì, c’est là qu’est ton identité.

Mange du manioc, du coco et du citron que compléteront la papaye, l’orange et la mangue.

C’est la terre qui produit ta nourriture, la même terre que Dieu a prise pour te modeler, la terre du pays qui te fait Maòhi[20].

Pour défendre les modes d’alimentation traditionnels, l’EEPF multiplie les repas communautaires et préconise, en particulier dans les paroisses de Papeete, le retour aux aliments polynésiens. Mais elle propose aussi « d’océaniser la cène ».

Océanisation de la cène

Si les premiers missionnaires anglais, dès leur arrivée à Tahiti en 1797, avaient utilisé des produits locaux, témoignant ainsi de leur volonté d’inscrire la célébration de la cène dans le quotidien des Polynésiens, l’usage du pain et du vin s’était assez vite imposé. Ce n’est qu’à partir de 1980 que la commission théologique de l’EEPF a prôné l’utilisation de nourritures locales. Certaines paroisses ont accepté cette proposition, d’autres s’y sont fermement opposées. Et c’est en 1998 qu’une liturgie officielle de l’EEPF a mentionné explicitement la possibilité de célébrer la cène avec des éléments locaux : « Ce pain, taro,uru ou nounou [coeur de la noix de coco] que nous allons manger et ce vin, pape haari ou komo viavia [eau de coco] que nous allons boire, nous montrent à nous et à vous, invités par Jésus-Christ, rassemblés en ce jour, le véritable amour de Dieu pour nous[21] ».

Il faut rappeler qu’une fidélité rituelle scrupuleuse ne garantit pas que la compréhension du rite restera toujours la même. Au contraire, à mesure que le contexte évolue, le sens du rite change. Le temps qui passe impose de réajuster les stratégies de ritualisation. Si la célébration de la cène restait identique dans toute la Polynésie française malgré les bouleversements sociaux, si les stratégies de ritualisation restaient toujours les mêmes alors que le contexte social change, le sens de la cène s’en trouverait forcément modifié. De fait, elle n’est plus reçue aujourd’hui comme elle pouvait l’être, il y a 100, 50 ou même 30 ans.

La disparité des îles de la Polynésie française complexifie le problème. Les différences entre la zone urbaine de Papeete d’une part, les districts et les îles de l’autre, rendent illusoire une célébration uniforme de la cène. Car les connotations varient selon les endroits. Dans les districts et les îles, la cène « traditionnelle » — avec du pain et du vin — apparaît comme une pratique un peu exotique qui se démarque clairement des repas quotidiens. À Papeete, elle vient « sanctifier » la manière commune de s’alimenter. Bien sûr, en proposant deux types d’aliments, l’EEPF permet un choix et donc une réponse différenciée selon la situation locale. Mais ce sont précisément les paroisses des îles les plus éloignées qui utilisent le plus facilement les éléments polynésiens, tandis que les paroisses urbaines restent fidèles au pain et au vin. Dans toute la Polynésie, les aliments utilisés pour la cène tendent à être ceux qui sont habituellement consommés : pain et vin à Papeete, ùru, taro ou coco dans les districts et les îles. Pour ce qui concerne les aliments, la cène ne se démarque plus des repas quotidiens.

L’utilisation de produits locaux doit renforcer le lien que les Polynésiens entretiennent avec leur « matrie ». À contre-courant de l’évolution sociale, pour défendre le mode d’alimentation traditionnel, l’EEPF lui redonne une légitimité. Au coeur de la célébration centrale de la vie de l’EEPF, elle manifeste le lien entre l’Évangile et la culture polynésienne. Dans une société marquée par les influences extérieures, elle redonne son importance aux habitudes locales. Un tel changement n’est ni neutre, ni indifférent. Les conséquences en sont importantes, ce qui explique que certains pasteurs, diacres ou paroissiens n’acceptent pas cette évolution. Ils regrettent en particulier qu’en abandonnant le pain et le vin, on perde le symbole des multiples épis rassemblés dans un pain et des multiples grappes rassemblées dans un vin. Mais la commission théologique estime que les modifications rapportent plus de bénéfices qu’elles n’engendrent de pertes. Elle préconise d’utiliser les éléments locaux pour valoriser la culture polynésienne et témoigner de l’inculturation de l’Évangile. Les autorités de l’EEPF ont donné leur accord à cette évolution, tout en laissant chaque paroisse décider des éléments qu’elle veut utiliser.

4. Les stratégies de ritualisation

Ceux qui défendent l’une ou l’autre manière de célébrer la cène s’accordent sur cinq stratégies communes de ritualisation :

  1. Célébrer la cène à un rythme régulier, selon une fréquence « moyenne ». En ne la célébrant pas chaque dimanche, l’EEPF montre qu’elle n’est pas indispensable au culte. En la célébrant environ 20 fois par an, elle la dédramatise.

  2. Communiquer à tous les aliments la valeur du pain ou du ùru que le pasteur a élevé pour rendre grâce en le fractionnant et en en disposant des morceaux dans chaque plat.

  3. Marquer la hiérarchie au sein de l’EEPF. Le pasteur — le cas échéant un diacre autorisé par l’EEPF — est seul à pouvoir en présider la célébration. Les diacres ont le droit de la distribuer. Pasteurs et diacres se retrouvent ensemble pour communier dans le choeur et boire le vin dans la coupe.

  4. Réserver la cène aux seuls paroissiens confirmés. Pour prendre la cène, il faut être membre d’Église, donc être confirmé. Les paroissiens venant d’autres paroisses doivent justifier de leur qualité de communiant en présentant une attestation du pasteur de leur paroisse.

  5. Faire communier les paroissiens confirmés dans la zone qui leur est réservée. Cette manière de faire révèle une ambivalence. Elle renforce d’une part le caractère sacré ou tapu du choeur, sur lequel personne ne monte s’il n’est pasteur ou diacre. Elle « désacralise » la consommation de la cène, en la situant dans la partie « profane » du temple.

Les deux courants qui s’expriment au sein de l’EEPF diffèrent sur une sixième stratégie :

  1. Les « traditionalistes » veulent se montrer fidèles aux habitudes de l’EEPF et utiliser les éléments cités dans la Bible. La Commission théologique souhaite témoigner de l’inculturation de l’Évangile et rapprocher la cène de la culture polynésienne traditionnelle.

Mais ils se retrouvent encore dans une septième stratégie :

  1. Distinguer la cène des repas quotidiens. On s’habille en blanc. On la consomme debout. On communie les uns après les autres, dans des verres individuels. Les quantités servies n’ont pas la prétention de rassasier. On ne soigne pas la qualité des aliments. Il n’y a pas de redistribution des restes de pain et de vin. Contrairement à l’usage polynésien, ce ne sont pas les femmes qui servent la nourriture. Hormis à l’occasion de la cène, le temple n’est jamais un endroit où l’on mange. Bref, la cène ne ressemble en rien au repas polynésien. La volonté d’inculturation devrait rapprocher la cène des pratiques alimentaires polynésiennes. Mais nous l’avons vu, celles-ci évoluent vite, si vite que la cène « polynésienne » risque d’apparaître encore en décalage avec les aliments consommés par les Polynésiens.

IV. Les stratégies de ritualisation de l’Église évangélique de Polynésie française

Pour conclure cet article, je vais redistribuer les stratégies de ritualisation mises en place par l’Église évangélique de Polynésie française, dans les cinq catégories proposées par Catherine Bell : la gestion du temps, l’organisation de l’espace, le choix des modes de communication, d’objets rituels et des spécialistes.

  • La gestion du temps : l’EEPF privilégie les rythmes réguliers ; la cène revenant au début de chaque mois. Elle donne du poids aux jours — dimanche et fêtes chrétiennes — où elle célèbre un culte. Elle valorise particulièrement les dimanches de cène. L’assistance ne s’y trompe pas qui vient plus nombreuse participer à un culte plus long.

  • L’espace : l’EEPF met à part ses temples, réservés pour la célébration du culte et dans les temples, le choeur où n’accèdent que les pasteurs et les diacres.

  • Les spécialistes : la gestion de la cène est confiée aux pasteurs et aux diacres laïcs. Qui peuvent, l’un et l’autre être des femmes.

  • Les codes de communication : la cène donne à entendre, à voir, à toucher et à goûter. La liturgie de cène — identique dans toutes les paroisses — est lue en langue tahitienne. Quelques variantes liturgiques existent pour des événements particuliers. Les gestes symboliques sont rares et sobres : rompre le pain ou le ùru, élever la coupe ou le coco.

  • Les objets rituels : ils sont peu nombreux et ont une utilité évidente, vêtements blancs, assiettes, corbeilles et coupes.

Il me reste encore à préciser quelle lecture du monde l’EEPF veut proposer au travers de ses stratégies de ritualisation. Il est évident que la cène à elle seule ne suffira pas à les définir. Il faudrait non seulement examiner d’autres rites, mais aussi tenir compte d’autres modes de communication, comme la formation, l’information et l’action sociale par exemple. Il reste possible malgré tout de dégager quelques tendances, corroborées par l’analyse des autres rites que j’ai menée pour ma thèse : culte, confirmation et funérailles.

L’EEPF signifie que Dieu agit dans le monde. Lorsque le pasteur place un morceau de « pain béni » dans chaque assiette servant à la cène, il affirme que la présence de Dieu se propage par « contagion ».

L’EEPF signifie à la fois l’altérité de Dieu et sa proximité avec les Polynésiens. Par l’écart qu’elle maintient entre le déroulement du culte et les cultures polynésiennes tant traditionnelles que contemporaines, l’EEPF témoigne que Dieu n’est pas un dieu polynésien. Mais en utilisant la langue tahitienne, et des aliments locaux, elle rappelle que le Dieu chrétien est aussi le Dieu des Polynésiens.

L’EEPF signifie que Dieu aime l’ordre, comme l’expriment le rythme régulier de la cène et son déroulement strictement codifié, le respect de la hiérarchie et des fonctions attribuées aux pasteurs et aux diacres, ou le fait de réserver la cène aux seuls paroissiens confirmés.

L’EEPF signifie que Dieu exige que la foi soit visible. C’est pourquoi les communiants doivent être clairement identifiés et valorisés par les pasteurs, les diacres et la communauté.

En faisant vivre ces quatre « articles de foi » lors de la célébration de la cène, l’Église évangélique de Polynésie française cherche à influencer les paroissiens. En les faisant évoluer, au moins le dimanche matin pendant la célébration de la cène, dans une représentation du monde qui les mette en scène, elle leur donne à vivre un fragment de cette réalité. Elle leur propose ainsi d’adopter sa lecture du monde.