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La publication de La Détresse et l’Enchantement à titre posthume en 1984, tout comme celle de nombreux inédits et de quelques ensembles de lettres, a grandement contribué au renouvellement des perspectives de lecture de l’ensemble de l’oeuvre de Gabrielle Roy. Or, la plupart des études, selon l’auteure de Gabrielle Roy autobiographe, n’insistent pas suffisamment sur les « qualités littéraires » des écrits autobiographiques de la romancière franco-manitobaine. C’est ce à quoi elle prétend remédier en proposant une analyse complexe des tensions qui jalonnent La Détresse et l’Enchantement - et qui seraient également présentes dans le reste de l’oeuvre royenne –, fondée sur la sémiotique de Greimas. Une telle approche repose sur le postulat selon lequel le Sujet ne préexiste pas au texte ; le Sujet est plutôt reconstruit par l’examen du texte - ou, dans le cas qui intéresse Francis –, à partir de l’examen de « l’énonciation du sensible » et des rapports qu’il entretient avec « la mise en discours des passions » (p. 17).

L’ouvrage, qui témoigne d’une grande érudition sur le plan théorique et méthodologique ainsi que d’une connaissance approfondie de la critique sur l’oeuvre de Roy, s’adresse très certainement aux chercheurs et aux étudiants de deuxième et troisième cycles universitaires. Coiffé d’une introduction substantielle, où l’auteure définit son aire d’analyse et situe son étude dans le champ des études royennes, il est divisé en quatre chapitres. Le premier est consacré à un survol des théories de la sémiotique et à l’exposition du cadre méthodologique, alors que les trois suivants explorent successivement les axes d’analyse qui correspondent aux strates de discours identifiées par la critique dans l’écriture autobiographique de la romancière : la « configuration modale », « la figurativisation » et « l’énonciation énoncée ». L’examen de ces trois axes permet ultimement d’éclairer ce que Francis appelle « l’identité passionnelle de la prose intimiste royenne » (p. 20).

Si l’écriture autobiographique et toutes les formes qui en sont considérées comme des proches parentes - mémoires, autoportrait, autofiction, etc. - ont connu une importante évolution au cours du siècle dernier, il reste que c’est surtout à partir des années soixante qu’on a vu des théoriciens comme Philippe Lejeune et Jean Starobinski proposer une véritable réflexion théorique sur la question. Or, le cadre méthodologique qu’ils ont élaboré comporte, précise Cécilia W. Francis, des failles quant à la spécificité interne du genre autobiographique, car il s’appuie essentiellement sur des critères paratextuels. Pour pallier cette lacune, l’auteure se tourne vers l’analyse de la dimension pathémique de l’oeuvre que permet l’édifice de la sémiotique. Par ailleurs, elle estime que l’entreprise autobiographique de Gabrielle Roy se veut tout à fait postmoderne en ce qu’elle repose sur une esthétique du fragmentaire. Ainsi, l’autobiographie ne se révélerait pas simplement, pour la romancière, l’aboutissement logique d’une carrière sur laquelle elle poserait un regard rétrospectif alors qu’elle croit sa mort toute proche.

L’un des vecteurs de la « configuration modale », le premier des trois axes d’analyse abordés dans les chapitres consacrés à l’étude de l’oeuvre elle-même, est identifié par Francis comme étant la « culpabilité ». Pour la commentatrice, il importe de reconstruire les manifestations de cette culpabilité à travers l’examen minutieux des textes, celle-ci ne se livrant pas d’emblée. La mise au jour de la « structure idiolectale pathémique » de la culpabilité - d’ailleurs vécue tant au plan collectif qu’individuel par le personnage/narratrice -, permettrait de la sorte une meilleure saisie des tensions qui se situent au fondement de toute l’oeuvre royenne. L’axe de la « figurativisation » est pour sa part abordé dans la perspective de la perception et de la passion. Dans cette ligne d’idées, Francis estime que l’expérience perceptive aurait un impact direct sur « l’organisation figurative du texte » (p. 188). Elle élabore un schéma du fonctionnement perceptif de La Détresse et l’Enchantement, dont l’incipit, identifié à maintes reprises par la critique comme établissant les fondements philosophiques et idéologiques de l’autobiographie royenne (« Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en inférieure ? », donnerait d’entrée de jeu un aperçu. L’« énonciation énoncée », troisième axe d’analyse, est quant à elle liée par Francis au retour nostalgique sur son passé que la romancière effectue. La nostalgie est ici définie comme passion qui suppose une forme d’« insuffisance ». De cette nostalgie, moteur de la stratégie communicative élaborée dans La Détresse et l’Enchantement et qui s’actualise notamment dans une rhétorique de la justification et de la persuasion, le discours devient confession, aveu, espoir de rédemption.

L’ouvrage de Cécilia Francis, finaliste pour l’obtention du Prix Gabrielle-Roy 2006 de la Fédération canadienne des sciences humaines, présente finalement un intérêt certain sur le plan théorique. En effet, aucune des nombreuses études des textes royens n’avait réussi à exploiter de manière aussi fine l’articulation entre l’oeuvre de Gabrielle Roy et la théorie littéraire. Il constitue à cet égard un apport fondamental à la recherche.