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Les Micheline de Sève, Diane Lamoureux, Chantal Maillé, Sherry Simon et Marie-Blanche Tahon, chercheuses et professeures déjà bien connues, unissent ici leurs voix à celles de deux doctorantes – à l’époque – Anne-Marie Fortier (Université de Lancaster) et Katherine A. Roberts (Queen’s University) pour échanger des idées autour de ce Québec incertain. Une réflexion parue en 1999, qui trouve toute son actualité en cette veille d’élections provinciales.

En effet, Denise Bombardier signait en mai dernier dans Le Devoir un texte, « L’usure », sur le désenchantement de la génération, la sienne, qui a porté le projet souverainiste, le « beau rêve », qui ne s’est jamais réalisé. Elle terminait néanmoins son constat douloureux avec l’espoir de voir la génération montante, la mienne, s’approprier un projet collectif répondant à ses aspirations, à ses rêves. C’est dire combien devant l’imminence des élections, qui menacent sérieusement de déloger les péquistes du pouvoir si l’on se fie aux sondages, la question nationale demeure toute vibrante d’actualité.

Or, le projet souverainiste a été le beau rêve auquel ont cru plusieurs féministes québécoises; le rêve d’une « refondation » de l’espace politique avec l’autre moitié du Québec. Quelles conclusions tirent-elles aujourd’hui, ces féministes battantes et expérimentées, de cet entrecroisement entre le mouvement nationaliste québécois et le mouvement féministe qui a caractérisé le Québec des années 60 jusqu’à la dernière décennie ? Comment envisagent-elles l’avenir ? Sur le mode de la fusion ou de la dissociation ? Mais aussi, comment penser la citoyenneté québécoise à l’ère de la mondialisation et du multiculturalisme ? Et comment penser la représentation politique des femmes dans un monde pluriel et individualisé ? Voilà autant de questions cruciales pour celles qui ont été à la fois témoins de l’histoire et participantes à cet entrelacement du féminisme et du nationalisme ainsi que pour les plus jeunes qui viennent d’entrer dans la vie citoyenne et qui sont plus que touchées par l’avenir politique et social du territoire qu’elles habitent.

L’introduction élabore de façon claire et concise la problématique traitée dans ce collectif en traçant notamment un bilan sommaire du mouvement féministe québécois, qui a d’abord voulu « transformer les femmes en individues » (p. 15) et mettre un terme à l’oppression sexiste en campant résolument le privé dans le politique. Le constat des auteures est « qu’il y a loin du projet à la réalité. [Qu’en] fait, on peut constater qu’on a assisté, entre temps, à une scission entre la réflexion théorique et les militantes qui peut s’expliquer par un double processus d’institutionnalisation » (p. 16).

L’ouvrage se subdivise ensuite en trois parties. La première traite de la place des femmes dans le projet de modernisation politique incarné par le projet souverainiste proposé et porté par le Parti québécois, en pointant, entre autres, les crises et les limites du projet. La deuxième partie, quant à elle, aborde les référents identitaires, leur fragmentation et leur enchevêtrement, qui donnent lieu à des identités multiples. Enfin, la troisième partie finit de jeter les bases d’une réflexion tournée vers l’avenir à propos de la citoyenneté des femmes dans un monde construit à égalité avec les hommes dans un projet commun.

La première partie de l’ouvrage comprend deux textes. Dans « La posture du fils », Diane Lamoureux donne une leçon d’histoire de la pensée politique en se demandant « dans quelle mesure les femmes peuvent être intégrées dans un projet aussi moderniste que la souveraineté politique » (p. 25). Ce texte, tout à fait captivant, dresse d’abord l’évolution du concept de la souveraineté politique à partir de Bodin (1583) jusqu’à Weber (1922), en passant par Hobbes (1650). L’auteure retrace ensuite l’évolution de l’idée de la souveraineté au Québec jusqu’à l’élaboration d’un projet nationaliste. Enfin, s’appuyant sur les travaux de Carole Pateman (1988), elle explique comment divers récits du contrat social présentent la notion de citoyenneté comme un universel masculin qui a contribué à faire des femmes « les championnes toutes catégories de l’exclusion » (p. 32), c’est-à-dire le seul groupe social systématiquement exclu de l’arène politique. Enfin, Lamoureux analyse le discours national québécois, dont la métaphore familiale répète le modèle classique de la souveraineté, ce modèle qui tend à exclure les femmes et à exalter la virilisation des fils. Elle conclut en présentant la place du projet féministe à l’intérieur du projet national, son évolution, ses limites et ses avancées.

Le second texte de cette partie, « Une cohabitation fragile : nationalisme et féminisme dans l’oeuvre romanesque de Francine Noël », de Katherine A. Roberts, s’inscrit dans la lignée des travaux qui situent la littérature comme un lieu « où sont sans cesse débattues et reformulées les modalités de l’identité culturelle » (p. 53). Il s’agit d’une analyse de l’interaction entre l’identité féminine et nationale dans trois romans de Francine Noël : Maryse (1983), Myriam première (1987) et Babel, prise deux ou Nous avons tous découvert l’Amérique (1987). L’analyse, qui reprend les principales conclusions du mémoire de maîtrise de l’auteure (Université du Québec à Montréal (UQAM)), laisse voir que les écrivaines québécoises ont parlé de la nation, l’ont imaginée, s’y sont inscrites quotidiennement. Ce faisant, elles ont, elles aussi, contribué à l’évolution de l’imaginaire national et à la création d’une nation distincte. À son tour, ce texte rédigé dans une langue accessible et sous une plume habile fait leçon de littérature pour ceux et celles qui, probablement chez les plus jeunes, n’ont peut-être pas encore lu les romans analysés.

La deuxième partie de l’ouvrage présente trois textes. Le texte de Marie-Blanche Tahon, « Algérie : pas d’État indépendant sans citoyenneté des femmes », fondé sur les vingt années qu’a consacré l’auteure à l’étude de l’Algérie, établit un parallèle fort intéressant entre Québécoises et Algériennes. Elle y traite de l’instrumentalisation des femmes dans le discours nationaliste algérien, c’est-à-dire de la stratégie à laquelle recourent plusieurs États autoritaires pour redorer leur image sur la scène internationale et qui consiste à exhiber les femmes comme des symboles de démocratisation, de progrès et de modernité. Le texte de la professeure Tahon est subdivisé en périodes historiques, ce qui fournit aux personnes non-initiées une leçon d’histoire algérienne. Les notes infrapaginales sont nombreuses et éclairantes, indiquant des pistes de lecture ultérieures pour approfondir le sujet.

Le deuxième texte présenté dans cette partie est la traduction d’un article d’Anne-Marie Fortier : « Actes de présence et construction de terrains d’appartenance(s) ». Il porte sur les pratiques culturelles d’un centre socioreligieux italien de Londres, l’église de St. Peter. En examinant les différentes formes de pratiques qui délimitent les frontières spatiales et culturelles pour la population italienne établie à Londres, cet article traite de la relation entre la construction de l’identité de lieux et la construction de terrains d’appartenance(s). L’analyse montre que la reconstitution d’un lieu, ici « The Hill », s’effectue « à travers des corps qui sont à la fois ethnicisés, sexués/genrés et générationnels » (p. 129) au cours d’un processus ayant pour objet de réclamer cet espace en tant que (terrain d’) appartenance(s) italienne(s). Enfin, le texte de Sherry Simon, « L’appartenance hybride », invite à penser le rapport entre culture, identité et lieu(x) de la citoyenneté. L’auteure y présente une conceptualisation, à partir du roman de Marie Ndiaye : En famille (1990), des relations d’appartenance et de différence culturelle dans la nation moderne et elle oppose l’hybridité à la prétention à la totalité de la nation moderne.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage regroupe deux textes captivants. Le premier, « Matériaux pour penser un Québec féministe postmoderne », de Chantal Maillé, nous fait entrer au coeur des écrits féministes rattachés au poststructuralisme et au postmodernisme qui ont examiné la question identitaire. Par là, elle élabore une réflexion féministe sur le Québec, le mouvement des femmes et la souveraineté, qui pose bon nombre de questions sans pour autant prétendre leur apporter des réponses définitives. On y trouve le résumé de plusieurs théories identitaires postmodernes telles que le nomadisme théorique (Braidotti 1994), l’ambivalence et le sujet décentré (Greweal et Kaplan 1994) et les écrits de Mira Yuval-Davis (1989 et 1998). Enfin, Micheline de Sève signe « Les féministes québécoises et leur identité civique » où elle plaide pour « une citoyenneté mobile et différenciée qui échappe autant à l’universalité factice du modernisme qu’à la fragmentation postmoderne » (p. 23). À son avis, il reste aux féministes et à la société en général à modifier cette conception qui veut que les hommes représentent l’universel et pas les femmes. Elle croit par ailleurs qu’un projet nationaliste et féministe est envisageable ; qu’une souveraineté basée sur une constitution écrite par des femmes et des hommes en parts égales pourrait obtenir la faveur des citoyennes.

Comme il l’annonçait, le collectif Malaises identitaires réoriente la réflexion sur la question nationale et le féminisme. Depuis sa parution, d’autres ouvrages ont été publiés sur l’avenir politique du Québec, l’identité québécoise et la citoyenneté. Il se dit et s’écrit aussi beaucoup de choses dans la presse écrite et télévisée. Plusieurs militantes et militants sont maintenant beaucoup moins chauds à l’idée que le Québec devienne souverain, même chez certains jeunes qui ont pourtant milité en faveur de cette option. L’ouvrage qui vient d’être commenté mérite donc toute notre attention.

Pour conclure, je voudrais souligner qu’à mon avis la contribution principale de cet ouvrage réside dans son potentiel à jeter un pont intergénérationnel entre les auteures et les plus jeunes pour penser le projet de société québécois. Les auteures de l’introduction ne l’ont peut-être pas assez souligné, bien qu’elles aient furtivement formulé le souhait d’un « partage avec les jeunes féministes, celles pour qui les années 70 sont devenues l’histoire, mais qui n’en sentent pas moins l’urgence d’agir et de penser comme féministe dans le monde de l’an 2000 » (p. 20). Leçon d’histoire, de politique, de littérature, de théories féministes et de philosophie moderne, l’ouvrage a de quoi initier les jeunes femmes – et pourquoi pas les jeunes hommes, s’ils pouvaient se décider à nous lire ! – au thème « femmes et citoyenneté », bien que certains textes soient plus accessibles que d’autres. Il convient donc d’en recommander la lecture aux jeunes féministes, mais plus largement aussi aux étudiantes et aux étudiants de science politique qui ont à réfléchir, dans leur formation universitaire, aux concepts de nation, de citoyenneté, d’égalité et de souveraineté. À conseiller aussi à toutes les autres personnes qui sont politisées et qui ont à coeur l’avenir politique du Québec, celles qui militent pour le projet souverainiste autant que les personnes qui se demandent si la souveraineté est encore un projet valable, et qui portent en elles les valeurs d’égalité entre les sexes que leur ont transmises leurs mères féministes.

Pas de souveraineté sans les femmes ? Pas plus sans les jeunes femmes, ai-je envie d’ajouter !