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Les années 1930, secouées par une importante crise économique, ont été marquées par une augmentation du mécontentement de l’opinion publique qui rendait responsables les étrangers, et en particulier les juifs, de la montée des tensions internationales, de l’augmentation du chômage et des problèmes politiques soulevés par le Front Populaire. Paxton a parfaitement résumé les causes de cette situation en écrivant « Toute crise affaiblit le sens de l’hospitalité » [1]. Les syndicats médicaux, les organisations d’étudiants en médecine et les autorités universitaires accusaient les étudiants en médecine et les médecins étrangers, en majorité juifs roumains et polonais, d’être responsables de la pléthore médicale. Un vaste mouvement de grève des étudiants en médecine a eu lieu en février 1935 afin de protester contre « l’envahissement de la profession médicale » [2]. Ce mouvement d’une ampleur exceptionnelle s’est déroulé dans un climat xénophobe et antisémite comme en témoignent les slogans les plus fréquemment entendus : « La France aux français » et « Pour lutter contre l’invasion métèque » [3]. Cinq ans plus tard, après avoir subi la plus grande débâcle de son histoire, le 10 juillet 1940, les deux chambres réunies à Vichy accordaient au maréchal Pétain les pleins pouvoirs et l’autorisaient à élaborer une nouvelle constitution. Alors que plus d’un million de Français étaient prisonniers en Allemagne, alors que l’activité économique du pays était paralysée avec une division du territoire national en deux zones, le gouvernement de Vichy se fixait comme principale priorité la mise en place d’un programme de Révolution nationale destiné à lutter contre l’» anti-France » qui regroupait ceux qui étaient jugés responsables de la défaite : les francs-maçons, les communistes, les instituteurs, les syndicalistes, les juifs et plus particulièrement les immigrés. La majorité du corps médical, fortement imprégné par le climat xénophobe et antisémite qui avait régné dans les années 1930, a alors accueilli avec indifférence, voire satisfaction, les mesures d’exclusion mises en place par le gouvernement de Vichy. Plus de soixante ans après les faits, il nous a paru intéressant de réaliser l’étude d’une revue médicale de grande audience comme Le Concours Médical afin de rendre compte de l’état d’esprit qui a régné dans le milieu médical français entre 1940 et 1944. Cette revue d’information médicale, de défense et d’intérêts professionnels qui annonçait 11000 lecteurs en 1942, a continué sa parution pendant toute l’Occupation à un rythme hebdomadaire jusqu’en mars 1942 puis à un rythme bimensuel à la suite du décret du 10 mars 1942 réglementant les allocations de papier aux périodiques.

L’annonce de la loi du 16 août 1940

La première étape de l’exclusion des médecins juifs a été la promulgation de la loi du 16 août 1940 qui interdisait l’exercice de la médecine aux praticiens étrangers, à ceux qui avaient acquis la nationalité française après 1927 et à ceux qui, nés en France, étaient de père étranger. À l’annonce de la promulgation de cette loi, Le Concours Médical expliquait en préambule [4] : « Cette loi qui, bien que toute récente, a soulevé déjà un intense mouvement d’intérêt, apporte au corps médical une satisfaction qu’il aura longtemps attendue » tout en rappelant aux lecteurs « Nous ne pouvons que l’approuver totalement : elle codifie en effet des revendications que nous avions exposées ici à diverses reprises et y apporte précisément les remèdes que nous souhaitions. Un médecin étranger, disions-nous l’hiver dernier, qui ne paie pas aujourd’hui sa dette au pays d’accueil, est un indésirable et nous ne voulons plus qu’il nous appelle confrère ».

Dans les mois qui ont suivi, Le Concours Médical a régulièrement tenu informés ses lecteurs des modalités d’application de la loi du 16 août 1940. Ainsi le Docteur P. Boudin a apporté en septembre 1940 [5], dans les colonnes de la rubrique intitulée « Partie professionnelle », des précisions sur la « grande bienveillance » de la loi du 16 août 1940, qui prévoyait l’octroi de dérogations d’exercice à certaines catégories de médecins étrangers, en particulier à ceux qui avaient scientifiquement honoré leur patrie d’adoption, et à ceux qui avaient servi dans une unité combattante en 1914-1918 ou en 1939-1940. Les femmes, bien entendu, ne bénéficiaient pas de ce type de dérogation. Le Docteur P. Boudin exprimait son indifférence vis-à-vis des praticiens étrangers en expliquant qu’il n’était « pas question de venir au secours d’un étranger qui n’a acquis la nationalité française qu’à la fin de ses études à la faculté de médecine, afin d’échapper aux obligations militaires ou à tous ceux qui depuis une dizaine d’année n’ont réclamé leur naturalisation que pour pouvoir pratiquer leur art dans une région plus riche, plus agréable et plus hospitalière que leur pays d’origine » [5]. Par la suite, Le Concours Médical a tenu informé ses lecteurs sur les modalités d’application de la loi [6] et des premiers décrets d’application (5 et 28 octobre 1940) qui précisaient que les médecins étrangers avaient jusqu’à la fin du mois de novembre pour engager des procédures de dérogations [7]. Ce même journal signalait deux circulaires (1er et 27 novembre 1940) [8, 9] indiquant que « L’interdiction d’exercer s’applique bel et bien aux médecins, non français d’origine, exerçant au jour de la promulgation de la loi, lesquels ne sauraient invoquer aucun droit acquis » et que « Le régime des médecins étrangers n’est pas applicable aux italiens ». B. Maurel, un juriste du Concours Médical [6] s’est toutefois permis de noter certaines aberrations de la loi du 16 août en insistant en particulier sur son caractère rétroactif, mais aussi sur l’absence de restriction à l’exercice de la médecine pour ceux dont le père était français mais dont la mère était étrangère. Il rappelait ainsi qu’un médecin qui était l’enfant naturel d’une mère française et d’un père inconnu même s’il était étranger avait la possibilité de continuer son exercice professionnel tout en ayant à craindre une reconnaissance paternelle après coup qui risquerait de le priver de cette autorisation. Par ailleurs, ce juriste exprimait le sentiment de nombreux médecins qui ne se plaignaient pas de cette législation mais qui lui reprochaient de toucher sans distinction les médecins nés en France, ceux nés à l’étranger, ceux dont les pères n’avaient jamais acquis la nationalité française et ceux qui l’avaient acquise avant leur majorité.

La satisfaction des lecteurs devant la promulgation de la loi du 16 août 1940

Dans les mois qui ont suivi, alors que les médecins étrangers étaient engagés dans de longues procédures afin d’obtenir des dérogations d’exercice, Le Concours Médical offrait dans ses colonnes une tribune à un certain nombre de praticiens satisfaits de cette loi. Le Docteur R. Deguy exprimait ainsi sa satisfaction devant cette législation : « …il est grand temps que notre profession se débarrasse d’indésirables et qu’arrive le temps où un médecin français soit sûr, son diplôme en poche, de pouvoir honnêtement gagner sa vie, protégé contre ceux qui ont commercialisé la médecine » [10]. Le docteur R. Massart rendait les médecins étrangers responsables de la dégradation de la médecine française en soulignant la multiplication « des abus de tous ordres et, à l’usage, depuis que la profession est envahie d’étrangers douteux », tout en exigeant plus de sévérité : « Pour redonner aux malades confiance dans la médecine française, il importe que les flibustiers d’Esculape soient connus, traqués, punis, il importe qu’ils soient mis hors d’état de nuire » [11]. De tels propos peuvent aisément s’expliquer par la convoitise que suscitait la vacance des cabinets des médecins étrangers interdits d’exercice. Les courriers adressés par deux autres médecins constituent un témoignage plus précis de la cupidité qui régnait alors. Le docteur L. expliquait dans son courrier « Je pense aux nombreux cabinets qui vont être abandonnés par tous ces étrangers installés en France, à Paris surtout ; ne pourraient-ils pas être réservés par priorité aux médecins sinistrés ? » [12]. Dans sa réponse, le rédacteur du Concours Médical conseillait « Aussi, cherchez la localité où vous pourriez vous installer. Faites ensuite une visite au président ou secrétaire du syndicat local, pour vous entendre avec eux ». Le second courrier de médecin contenait une « originale proposition » qui consistait à faire prendre par des médecins étrangers la place de médecins français dans les camps de prisonniers afin de « rendre des médecins français à leur famille et à leur clientèle » [13].

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Le Concours Médical, 10 août 1941.

Le Concours Médical, 10 août 1941.

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Le Concours Médical n’a pas hésité à publier des courriers antisémites. Un praticien anonyme a écrit au journal « Voudriez-vous m’indiquer les formalités à accomplir pour me faire assermenter ? Je suis français, j’ai 40 ans. J’ai mon prépuce. Dr X » [14]. Un médecin prisonnier de guerre, le Docteur R. Lardennois protestait dans son courrier contre les titres militaires souvent immérités des médecins juifs, titres qui leur permettaient d’obtenir, selon lui, des dérogations non justifiées [15].

Les « bons » et les « mauvais » médecins étrangers

Sous l’Occupation, Le Concours Médical n’a publié dans ses colonnes aucune lettre de médecins juifs étrangers ni aucun témoignage de solidarité vis-à-vis de ces derniers. En revanche, il a été retrouvé des manifestations de solidarité vis-à-vis de médecins étrangers non juifs considérés comme « injustement touchés » par la loi du 16 août 1940. Maître B. Auger, avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation qui assurait la chronique juridique du Concours Médical, proposait des allègements de cette législation pour les médecins originaires de pays où les Français étaient autorisés à exercer comme Haïti, l’Ile Maurice ou l’Amérique du Sud ainsi que pour ceux qui étaient originaires des pays frontaliers (Belgique, Suisse, Italie,...) [16]. Il se plaignait de l’amalgame que la loi établissait entre ces derniers, qu’il considérait comme « Des médecins d’une honorabilité parfaite, d’une conscience professionnelle éprouvée (ont été) jetés du jour au lendemain sur le pavé avec leur famille », et les médecins juifs étrangers majoritairement originaires de Roumanie et de Pologne qu’il désignait sous le terme « d’immigrés (qui) avaient ouvert boutique comme dans un bazar d’Orient ».

Le Concours Médical a publié les courriers de plusieurs médecins étrangers non juifs qui souhaitaient avoir des précisions sur la loi du 16 août 1940 [17]. Ainsi le docteur W. se présentait comme « d’origine suisse, née en Belgique, élevée en France, de religion protestante » [18] tandis qu’un certain docteur D. expliquait qu’il était « sous-lieutenant médecin d’un groupe d’artillerie belge… installé à X depuis septembre 1935 jusqu’à septembre 1939, date de ma mobilisation » [19]. En mai 1941, Le Concours Médical a fait paraître le témoignage d’un médecin belge installé dans le nord de la France, fraîchement naturalisé, qui exprimait sa détresse devant sa nouvelle situation « Je demande simplement l’autorisation d’exercer la médecine en France et en tant que Belge, ami de la France, souffrant et éprouvé de la défaite comme tous les Français, de ne pas être mis sur le même pied que tous les juifs » [20]. Le docteur G. Lavallée, qui faisait partie du comité de rédaction, lui a répondu que « la sympathie se fonde avant tout sur la proximité de race, de culture, de langage, de sensibilité » et que la loi avait surtout pour objectif d’éliminer une catégorie de médecins étrangers « que nous nous accordons tous à répudier, les circonstances nous en donnent l’occasion ; chassons les tard-venus, les non-assimilés, les volées de rapaces qui trop longtemps pillèrent notre grain » [21]. Dans un article intitulé « Où allons-nous ? » [22] paru un an après la promulgation de la loi du 16 août 1940, R. Massard expliquait les conséquences sur le corps médical et il manifestait sa satisfaction devant la mise en place de la politique d’exclusion des médecins juifs étrangers : « En exigeant du médecin, pour exercer en France, l’obtention d’être français d’origine, le régime nouveau a apporté aux médecins français un avantage qu’ils réclamaient vainement depuis la Grande Guerre. Nous ne verrons plus ces confrères bizarres, parlant à peine notre langue, qui mettaient les clientèles en coupe réglée, ignoraient la bienséance et la déontologie et avaient envahi la France, en nombre illimité. En réservant notre accueil aux seuls étrangers qui, par leur mérite, leur valeur ou leur courage, se sont élevés au-dessus de la masse, on permet à une sélection d’entrer dans notre communauté et il n’est pas douteux que ceux qui auront été ainsi choisis apprécieront l’honneur qui leur aura été faitConcernant un certain nombre de cas particuliers, nets et francs, médecins étrangers non juifs, qui se sont profondément intégrés à la communauté française, médecins étrangers au sujet desquels se poseraient des questions « diplomatiques », de « réciprocité », ou d’influence française à l’étranger, etc., des dérogations semblent inévitables, mais souhaitables. ».

Le relais d’information du Conseil de l’Ordre

Dès le mois de septembre 1940, le Docteur P. Boudin avait exprimé le souhait que les syndicats médicaux puissent avoir un rôle consultatif dans les commissions chargées d’examiner les demandes de dérogation afin de « faire cesser la protection politique ou confessionnelle qui a permis à un naturalisé d’éviter les dangers de la guerre, pour s’acquérir un bon noyau de clientèle au détriment de véritables Français de bonne souche » [5]. Les syndicats médicaux étant officiellement abolis, comme tous les syndicats, par le régime de Vichy, c’est le Conseil Supérieur de l’Ordre créé le 7 octobre 1940 par le gouvernement du Maréchal Pétain, qui a rempli ce rôle. Ce conseil allait participer au processus d’exclusion des médecins étrangers. Le Concours Médical a informé ses lecteurs des décisions prises par le nouvel Ordre des Médecins. Ainsi, dans le numéro du 2 février 1941 [23], il était indiqué que « Nul ne peut exercer la médecine s’il n’est pas habilité par un Conseil professionnel, dit Conseil de l’Ordre des Médecins » et que chaque département était chargé de dresser « un Tableau public des personnes qui, remplissant les conditions imposées par les lois et règlements concernant l’exercice de la médecine, sont admises par lui à pratiquer leur art ». Il était également publié dans les colonnes du Concours Médical le questionnaire de vingt-trois items dont certains faisaient état de la nationalité à remplir par tous ceux qui souhaitaient être inscrits au Conseil de l’Ordre :

3. Nom de naissance (en cas de changement de nom)

4. Date et lieu de naissance

5. Nationalité. Est-ce votre nationalité d’origine ? Sinon, est-elle acquise par le mariage ou par naturalisation, et à quelle date ?

6. Nationalité du père et de la mère. Ont-ils été naturalisés, et à quelle date ?

9. Votre conjoint (ou conjointe) possède-t-il la nationalité française à titre originaire ?

18. Avez-vous un associé ou assistant dans l’exercice de votre profession ? Quels sont son nom, ses titres et sa nationalité d’origine ?

Selon J. Mignon [24], les modalités d’inscription au Tableau par le Conseil départemental constituait « le moyen essentiel pour les Conseils de jouer le rôle de filtre purificateur que la loi lui a dévolu ». Le Conseil de l’Ordre a joué un rôle important dans le processus d’exclusion des médecins étrangers à deux niveaux. Conformément à un nouveau texte (arrêté du 5 juin 1941) qui modifiait la loi du 16 août 1940 (décret des 5 et 28 octobre 1940), les demandes des médecins étrangers devaient comporter un avis motivé du Conseil départemental de l’Ordre [25]. Par ailleurs, au sein de la commission chargée des dérogations, officiellement nommée le 3 février 1941, il y avait un membre du Conseil Supérieur de l’Ordre, le Docteur J.L. Roux Berger, chirurgien des Hôpitaux de Paris [26].

Un certain nombre de médecins exprimaient dans les colonnes du Concours Médical leur souhait d’une politique de fermeté du Conseil de l’Ordre des Médecins et des Commissions d’examen des dérogations vis-à-vis des médecins étrangers. Le Docteur J. Boullard écrivait à ce propos « L’Ordre nettoiera la profession et nous débarrassera des métèques, des illégaux, des cliniques de pissotières et de toutes les formes de la médecine néfaste pour les malades. Ainsi on s’apercevra que le plus grand bien pour une profession, comme pour un pays, n’est pas la LIBERTÉ, mais l’ORDRE » [27]. De son côté, G. Lavalée, dans un article précédant la liste complète des membres de tous les Conseils départementaux, expliquait qu’entre l’ostracisme aveugle, la xénophobie passionnelle et l’application souple de la loi sur les étrangers, « il est à espérer que la Commission supérieure chargée d’examiner les dossiers des étrangers, se tiendra à distance de ces deux positions extrêmes et que, tout en demeurant ouverte à certaine générosité, elle ne voudra cependant pas sacrifier les intérêts déjà si obérés des médecins français » [28].

R. Massard a exprimé [29] le professionnalisme du président du Conseil départemental de l’Ordre de l’Indre, le Docteur Robert, qui avait adressé à tous ses confrères du département une circulaire comprenant entre autres l’information suivante « Médecin interdit. Par décision ministérielle, le Docteur X…, fils d’étranger de nationalité roumaine, autorisé provisoirement à exercer, a reçu l’ordre de cesser l’exercice de sa profession ». Et il soulignait l’intérêt de cette décision : « Ainsi par l’action de cette seule circulaire, les confrères du département sont renseignés sur les points essentiels, il savent les noms des étrangers qui ne peuvent plus exercer (…). L’Ordre nous prévient que tel ou tel est un illégal, qu’on ne saurait se rencontrer avec lui en consultation et le considérer en confrère et il devient alors facile de limiter et de supprimer son action ».

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Le Concours Médical, 8 juin 1941.

Le Concours Médical, 8 juin 1941.

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Tous les médecins n’étaient pas aussi dithyrambiques sur l’action du Conseil de l’Ordre. Ainsi J. Noir se plaignait du laxisme de l’Ordre des médecins dans le règlement de la question des médecins étrangers « On nous signalait, dans la région du Nord, un jeune médecin qui ne pouvait pas s’installer dans son pays natal parce que le Président du Conseil départemental de l’Ordre avait autorisé un étranger israélite qui n’avait rendu aucun service à la France et qui, légalement, n’aurait pas le droit d’exercer, à s’établir dans le bourg convoité par le jeune praticien » [30]. Le Conseil supérieur de l’Ordre a publié un communiqué dans la rubrique « Postes vacants » [31] dans lequel il était précisé que « Tous nos confrères, à la recherche d’un poste vacant, peuvent prendre communication des listes, avec noms et adresses, des médecins étrangers ou fils d’étrangers auxquels le droit d’exercer a été retiré, directement au siège du Conseil supérieur de l’Ordre, 60, boulevard de Latour-Maubourg ».

La question des cabinets des médecins étrangers

La question des cabinets des médecins étrangers susceptibles d’être vacants a suscité un vif intérêt de la part de ceux qui souhaitaient s’installer mais aussi de ceux qui souhaitaient accroître leur clientèle aux dépens de leurs concurrents. Dans le journal antisémite Je Suis Partout du 26 mars 1942, le Docteur Vincent expliquait à ce propos dans un éditorial intitulé « Vers une médecine humaine » : « Le prétexte de cette apparente xénophobie est moral, patriotique et tricolore. La raison profonde est la ferme volonté de retrancher des champs de la concurrence un nombre important de confrères dont certains sont pourvus d’une abondante clientèle » [32]. Dès les premiers mois de la promulgation de la loi, un mouvement de mécontentement s’est développé dans le milieu médical en raison de la possibilité donnée aux médecins étrangers de continuer à exercer jusqu’à ce que le décret de dérogation notifié aux intéressés soit promulgué. En revanche, une fois l’arrêté de rejet promulgué, les médecins étrangers avaient huit jours pour arrêter leur exercice sous peine de s’exposer à des poursuites pour exercice illégal de la médecine. Des associations médicales, en particulier la Fédération des Associations Amicales de Médecins du Front, réclamaient une plus grande célérité des commissions de dérogation, afin que soit rapidement libérés des cabinets médicaux. B.M. a exprimé l’opinion qui dominait lorsqu’il analysait la nouvelle loi sur l’exercice des médecins étrangers du 22 novembre 1941 en remplacement de celle du 16 août 1940 [33]. Il expliquait que désormais « La grande majorité des Roumains » ne pourront plus exercer en France et exprimait le souhait que « cette question des étrangers soit rapidement et définitivement tranchée dans l’intérêt de tous » tout en critiquant le fait que « la loi du 16 août, en quinze mois d’application, n’avait abouti qu’à l’interdiction d’exercer d’un millier de médecins d’origine étrangère » [34]. En janvier 1941, Le Concours Médical [35] informait ses lecteurs qu’entre trois et quatre mille postes médicaux seraient susceptibles d’être vacants. À partir d’août 1941 [36], Le Concours Médical a commencé à publier les listes des médecins étrangers non autorisés à exercer la médecine. Entre 1941 et 1944, Le Concours Médical et La Presse Médicale ont publié régulièrement les listes des médecins étrangers interdits ou autorisés à exercer la médecine. Les listes des médecins juifs interdits et autorisés à exercer en vertu du Statut des Juifs et du décret du 11 août 1941 ont été ensuite publiées. Le Docteur Grasset, nouveau Secrétaire d’État à la Santé et à la Famille, expliquait en avril 1942, qu’il allait assurer la défense des médecins français « contre les importés qui n’ont voulu voir dans la France qu’un pays agréable à vivre et facile à exploiter. Ceux qui se seront dérobés aux charges qui pesaient sur leurs confrères français n’ont à attendre aucune tergiversation » [37]. En août 1942, Le Concours Médical rapportait encore les propos du docteur Grasset qui précisait que sur 1788 médecins étrangers ayant fait une demande de dérogation d’exercice, 1388 ont été interdits (78 %) et 400 ont été autorisés (22 %) tout en expliquant que nombre d’entre eux « n’exerceront jamais, parce qu’israélites et touchés par le numerus clausus » [38].

La loi sur le statut des juifs du 18 octobre 1940

Le Concours Médical a tenu informés ses lecteurs des différentes étapes de la législation antisémite. La première étape dans le processus d’exclusion des médecins juifs a été la mise en place du « Statut des Juifs » promulgué par le gouvernement du Maréchal Pétain le 3 octobre 1940, texte paru au Journal Officiel le 18 octobre 1940. En guise de préambule à ce texte de deux pages publié en intégralité dans Le Concours Médical » [39], il était précisé que « les médecins israélites de nationalité française peuvent poursuivre l’exercice de leur profession », mais que conformément à l’article 4, il y avait des limitations d’admission « dans les administrations publiques, telles que l’Assistance Publique ». Il était précisé que « les juifs ne pourront faire partie dorénavant des conseils de familles, ni du futur Conseil de l’Ordre ». Était également publiée [39] la « Loi sur les ressortissants étrangers de race juive » promulguée le 4 octobre 1940, qui précisait dans son article premier : « Les ressortissants étrangers de race juive pourront, à dater de la promulgation de la présente loi, être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet du département de leur résidence ».

Le Concours Médical a informé ses lecteurs de la deuxième étape dans le processus d’exclusion des médecins juifs, qui a été la création du Commissariat Général aux Questions Juives (CGQJ), conformément aux deux articles de la loi du 29 mars 1941 et au décret paru le même jour [40].

La troisième étape a été la mise en place du recensement des médecins juifs par les Conseils départementaux de l’Ordre des médecins [41] : « Le Conseil supérieur de l’Ordre des médecins vient d’adresser aux Conseils départementaux copie d’une lettre qu’il a reçue récemment du Secrétaire d’État à la Famille et à la Santé, le priant de faire le recensement des médecins juifs qui exercent ou résident en France ». Ainsi, il était demandé « aux Conseils départementaux de préciser et d’indiquer dans leur recensement, les médecins juifs qui exercent réellement et, sur une autre liste, les médecins juifs qui pourraient résider en France sans exercer ». Le Conseil de l’Ordre des médecins allait ainsi aider « à légitimer le principe de l’épuration » [42].

La quatrième étape de l’exclusion des médecins juifs a été la mise en place du deuxième statut du 2 juin 1941 [43], avec son décret d’application promulgué le 11 août 1941 [44], qui réglementait l’exercice de la médecine pour les juifs. Il établissait l’instauration d’un numerus clausus fixant à 2 % le nombre de médecins juifs sur l’effectif total des médecins non juifs [45, 46]. Les Conseils de l’Ordre départementaux ont été chargés de déterminer le nombre exact de médecins juifs autorisés à exercer dans leur département. Ainsi, dans le département de la Seine, seuls 108 médecins étaient théoriquement autorisés à exercer, ce qui correspond à 2 % des 5410 praticiens non israélites. Les 722 médecins juifs ne faisant pas partie du quota autorisé avaient deux mois pour cesser complètement toute activité « sous le contrôle des Conseils de l’Ordre des médecins ». Les médecins juifs autorisés à continuer à exercer leur profession étaient avant tout de ceux qui appartenaient à certaines catégories « protégées »  : titulaires de la carte d’ancien combattant ; ceux qui avaient fait l’objet, au cours de la campagne 1939-1940, d’une citation donnant droit au port de la Croix de guerre, de la Légion d’honneur ou de la médaille militaire pour faits de guerre ; et ceux qui étaient pupilles de la nation, ou ascendants, veuves, orphelins de militaires morts pour la France. Lorsque le quota de médecins juifs qui appartenaient à ces catégories n’atteignait pas le total des 2 % des praticiens israélites du département, les Conseils départementaux avaient la possibilité de désigner des médecins parmi « les candidats qu’ils jugeront les plus qualifiés ».

Comment ont réagi les lecteurs du Concours Médical devant la mise en place des mesures d’exclusion des médecins juifs ? Il n’a pas été retrouvé de courriers de lecteurs traitant de ce sujet. En revanche, il a été publié, quatre mois avant l’établissement du deuxième statut des juifs, la lettre du Docteur P. Ecklé [47], qui avait proposé l’application d’un numerus clausus non seulement aux juifs mais aussi aux femmes dans le cadre de mesures destinées à « résorber la pléthore actuelle et empêcher sa reproduction ». Comme il l’expliquait : « On peut également envisager l’opportunité, considérée comme une nécessité, d’un premier numerus clausus appliqué à la base : (1) aux juifs, suivant une proportionnalité en rapport avec le nombre de leurs co-religionnaires ; (2) aux femmes, considérées lors de leur installation comme aptes seulement à certaines spécialités (pédiatrie, gynécologie, obstétrique) ». Selon le Docteur P. Ecklé, « Le problème épineux de la limitation du nombre des médecins s’en trouverait du même coup résolu. Nos futurs confrères n’y perdraient rien. Bien au contraire, ils y gagneraient un niveau moral plus élevé, facteur d’une considération plus grande et… plus méritée ». Il expliquait également que « L’application sans faiblesse ni sectarisme de la loi du 16 août 1940 suffira à procurer une installation à la majorité des docteurs en médecine français à la recherche d’un poste ».

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Le Concours Médical, 30 septembre 1945.

Le Concours Médical, 30 septembre 1945.

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Le Concours Médical a continué à apporter à ses lecteurs des informations concernant l’exclusion des médecins juifs. Ainsi, dans le numéro du 16 novembre 1941 [48], il était précisé que les juifs tombant sous le coup de la loi du 2 juin 1941 n’avaient plus la possibilité d’être candidats aux fonctions hospitalières et qu’ils ne pouvaient pas se présenter aux concours de l’Externat et de l’Internat. Dans un numéro du Concours Médical paru en avril 1944, le Conseil Régional de la région de Paris donnait la liste des pièces à délivrer en vue de l’inscription au Tableau : « (1) Extrait de naissance ; (2) Bulletin de naissance de votre père ou toute autre pièce attestant de sa nationalité ; (7) Déclaration de non juif ; (8) Les médecins qui tombent sous le coup de la loi du 22 novembre 41 sur les étrangers doivent fournir une dérogation à cette loi » [49].

Les petites annonces

Cette période offrait des opportunités intéressantes à tous les praticiens qui souhaitaient s’installer. En effet, en l’espace de quelques mois, en ce qui concerne l’achat de cabinets médicaux, l’équilibre entre l’offre et la demande s’était modifié. La lecture de la rubrique des petites annonces de ventes de cabinets dans les journaux médicaux de cette période montre clairement qu’il y avait l’embarras du choix d’autant que, fréquemment, la cession du cabinet se faisait dans l’urgence. Le cabinet Gallet, spécialisé dans la vente de cabinets médicaux, précisait dans une annonce parue le 25 mai 1941 : « Pour cause de départ quelques postes d’étrangers à céder » [50]. Mais surtout le libellé des annonces constitue un témoignage de l’état d’esprit qui régnait dans le corps médical. Les annonces qui mettaient en avant la nationalité française des médecins à la recherche d’un emploi constituaient un premier degré : « Médecin français, 36 ans, démobilisé, installé dans le 8e, cherche à reprendre clientèle de médecine générale, gynécologique. Dr Charenton, 7, rue Daru, Paris. » [51] ; ou « Docteur français, cherche reprise clientèle Paris ou banlieue Nord. Dr Fron, 8, rue de Babylone » [51]. Celles dans lesquelles il était fait mention de la religion catholique en constituaient le deuxième degré : « Chirurgien français catholique, célibataire, 34 ans, cherche association ou remplacement en vue succession. Gellé, 15, rue Duguay-Trouin, Paris » [52]. Le troisième degré est constitué par les annonces qui précisaient le caractère « non juif » du postulant à une recherche d’emploi : « médecin non juif, 30 ans, marié, enfant, ne pouvant après libération rejoindre clientèle Pas-de-Calais, recherche poste ou emploi médical zone non occupée. Dr Wintrebert, Hôtel Europe, Bourg (Ain) » [53].

Les annonces des concours hospitaliers étaient publiées avec les libellés complets sur les conditions d’accès, dans lesquels il était précisé entre autres la nécessité impérative d’être « de nationalité française à titre originaire » [54], de répondre à la condition de race (statuts du 3 octobre 1940 puis du 2 juin 1941) et la non-appartenance à une société secrète (loi du 13 août 1940) [55].

La libération

À la veille de la libération de Paris, le 8 juillet 1944, le Professeur L. Portes, président du Conseil supérieur de l’Ordre des médecins, faisait une proclamation que l’historiographie officielle a qualifiée de « digne et courageuse » dans laquelle il rappelait « à ses confrères, qu’appelés auprès de malades et de blessés, ils n’ont d’autre mission à remplir que de leur donner leurs soins, le respect du secret professionnel étant la condition nécessaire de la confiance que les malades doivent porter à leur médecin, il n’est aucune considération administrative qui puisse nous dégager ». Cette proclamation a été faite après quatre longues années d’Occupation au cours de laquelle un certain nombre de médecins n’avaient pas attendu le feu vert de l’Ordre des Médecins pour soigner les résistants blessés et pour cacher les juifs pourchassés. Un mois plus tard, le 28 août 1944, Paris était libéré. L’heure était à l’enthousiasme comme l’exprimait alors le Professeur Pasteur Vallery Radot, « En ce jour, la France bâillonnée, meurtrie, piétinée reprend sa grandeur » [56]. L’heure était également à l’oubli. Le Concours Médical ne dérogeait pas à l’état d’esprit qui régnait alors. G. Lavalée [57] proclamait dans un article intitulé « Pour le retour de la liberté » : « Liberté ! Liberté ! Liberté ! Il n’est pas un point du monde où son nom éveille autant d’échos que chez nous ». Il expliquait que « Les médecins dans leur grande majorité ont montré dans la Résistance qu’ils avaient une haute conscience de leurs devoirs civiques et se sont souvenus qu’ils faisaient corps avec le pays ». De la même façon que Le Concours Médical avait publié dans ses colonnes sous l’Occupation les listes de médecins juifs interdits d’exercice, cette revue a fait paraître à la Libération la liste des décisions des sections d’épuration des conseils régionaux des médecins avec les noms, les adresses et les sanctions appliquées aux médecins [58]. Les lecteurs ont ainsi appris à propos du Docteur Brocard, Médecin des Hôpitaux de Paris, « Brocard (H), 14, rue Brémontier, Paris. Suspension du droit d’exercer, exclusion des fonctions universitaires, hospitalières et administratives : 3 ans moins 1 jour ». Le 10 juin 1945, G. Lavalée évoquait l’existence du camp d’Auschwitz avec ses chambres à gaz dans un article de deux pages sans mentionner le fait que les « Quatre millions et demi d’individus » qui avaient été exterminés dans ce camp étaient dans leur écrasante majorité juifs [59].

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Le Concours Médical, 20 septembre 1945.

Le Concours Médical, 20 septembre 1945.

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Les cinq années d’Occupation n’avaient toutefois pas supprimé totalement l’état d’esprit xénophobe et antisémite qui prévalait sous l’Occupation dans le Corps médical, comme en témoigne la lettre d’un médecin étranger, Médecin-Lieutenant X, qui avait participé au service de santé de la Résistance et qui expliquait que « Depuis cinq ans, nous avons été mêlés aux souffrances et aux vicissitudes de la France que nous n’avons cessé d’aimer » et qui retrouvait les mêmes mesquineries de la part de ses confrères, « Et pourtant, le lendemain nous apparaît sombre et nous l’abordons avec appréhension sinon avec une certaine amertume. De l’espoir d’hier que nous reste-t-il ? Rien ou presque rien. Nous redoutons de retrouver demain la même politique « défensive » des journaux dits professionnels… » [60]. La rédaction du Concours Médical avait introduit cette lettre par le commentaire suivant : « Les médecins français n’ont pas le sentiment que les médecins étrangers soient mal traités en France où de récentes ordonnances viennent de les établir à peu de frais. Le signataire de la lettre ci-dessous (que nous publions sans y rien changer) ne s’estime cependant pas satisfait… Nous laissons les lecteurs juges. - NDLR) ». Dans le même numéro, P. Douriez écrivait un article dans lequel il expliquait quels étaient les droits des médecins français confrontés au retour des médecins juifs qui souhaitaient reprendre possession de leurs cabinets médicaux alors qu’ils avaient « jugé prudent de se cacher, sans pour cela rejoindre maquis ou forces françaises ou alliées ».

Conclusions

Au cours des six décennies qui se sont écoulées depuis la fin de l’Occupation, les différentes équipes rédactionnelles qui se sont succédés à la tête du Concours Médical ont gardé le silence sur l’attitude de leur revue entre 1940 et 1944. Le Concours Médical aura bientôt 125 ans, l’âge de faire siens les propos de Tzvetan Todorov  : « Les pages les moins glorieuses de notre passé seraient les plus instructives, si seulement nous acceptions de les lire entièrement. Le passé est fructueux, non quand il nourrit le ressentiment ou le triomphalisme, mais quand son goût amer nous amène à nous transformer nous-mêmes. Un peuple doit recouvrer son passé non pour le ressasser (…) mais pour y trouver une leçon en vue de l’avenir ; pour tenter, méditant les injustices du passé, de ranimer l’idéal de la justice elle-même » [61].