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Introduction

Afin de dépasser une description technique des parlers de groupes de « jeunes de banlieue »[1], plusieurs travaux récents de type ethnographique (Lepoutre, 2001 ; Trimaille, 2003) ont eu pour objectif d’intégrer la description de ces usages langagiers dans une analyse globale des pratiques sociales des locuteurs[2]. À cet égard, l’ouvrage de Lepoutre fait aujourd’hui référence dans le champ francophone et constitue probablement la tentative la plus aboutie d’articulation entre l’analyse des pratiques langagières des jeunes de banlieue et l’analyse de l’ensemble des pratiques, normes et valeurs qui prennent sens au sein d’une culture propre à ce groupe et que Lepoutre appelle la « culture de la rue ».

Au-delà de sa grande richesse descriptive, le travail de Lepoutre nous invite à une réflexion sur les processus par lesquels des individus et des groupes sociaux s’approprient certaines pratiques langagières plutôt que d’autres. La question, en apparence assez banale, est pourtant loin d’aller de soi. Pourquoi, en effet, dans le cas de la « culture de la rue », des individus s’approprient-ils des pratiques langagières socialement dévalorisées (langage argotique préféré aux usages légitimes même dans des contextes formels, rhétorique de l’obscénité, vannes, etc.) alors même que d’autres modèles, socialement plus prestigieux, sont en théorie disponibles[3] ? Lorsqu’on connaît le caractère très marqué socialement de certaines de ces pratiques, on conçoit qu’il n’est pas indifférent d’y voir, par exemple, l’expression d’une origine sociale ou culturelle immuable, la conséquence d’un rapport de domination ou le reflet des choix d’un consommateur libre et souverain qui papillonne librement sur le « marché » des pratiques culturelles. Autrement dit, la manière dont on interprète les processus d’appropriation de ces pratiques langagières conditionne partiellement la manière dont on analyse les causes des inégalités d’accès aux ressources culturelles socialement valorisées, tout comme les solutions apportées à ce problème.

Ces quelques observations préliminaires nous engagent dans une réflexion que nous diviserons en trois parties. Dans un premier temps, nous montrerons brièvement en quoi la démarche qui consiste à rendre compte de la signification des pratiques de la « culture de la rue » dans leur logique interne, indépendamment de toute interprétation au moyen des normes et des valeurs socialement dominantes, nous semble nécessaire et salutaire. Dans un deuxième temps, nous nous demanderons si une telle lecture est adéquate lorsqu’elle ne vise plus uniquement à décrire des pratiques culturelles d’après leur logique propre, mais à rendre compte des processus qui conduisent des individus à se les approprier. Enfin, dans un troisième temps, nous essaierons de montrer que les formes prises par la « culture de la rue » dans un contexte donné (le milieu scolaire en ce qui nous concerne) ne livrent toute leur signification qu’une fois mises en relation avec les valeurs dominantes du contexte en question. C’est en effet en dépassant l’alternative de la résistance et de la soumission, de la « contre-norme » réactive et du ralliement à des valeurs produites sui generis que l’on peut saisir le rapport qu’entretiennent des individus et des groupes culturellement dominés avec les modèles culturels qui se présentent à eux.

Pour illustrer notre propos, nous nous appuierons sur des observations issues de deux enquêtes ethnographiques, réalisées dans trois écoles en Belgique francophone. Au cours de ces enquêtes menées sur deux années scolaires, nous avons participé aux diverses activités des élèves (cours, récréations, activités sportives, etc.) de manière à nous imprégner de leur environnement et à comprendre la signification de leurs pratiques dans ce cadre précis. Nos données sont constituées par les notes prises tout au long des enquêtes ainsi que par des entretiens semi-directifs réalisés avec des élèves et des enseignants. Précisons que ce matériau n’est pas exploité ici pour proposer une description globale des pratiques culturelles des élèves (contrairement à ce que nous faisons dans d’autres travaux), mais bien pour soutenir une réflexion théorique sur les conditions d’appropriation de ces pratiques.

Les deux premières écoles (qui seront au coeur de notre analyse) accueillent une population majoritairement issue des classes populaires et d’une immigration récente (d’Afrique du Nord, d’Afrique centrale et d’Europe de l’Est principalement). Localisées dans des quartiers populaires, ces écoles ne sont cependant pas enclavées dans un territoire fermé, ce dont témoigne le fait qu’elles accueillent bon nombre d’élèves domiciliés dans les quartiers populaires avoisinants. Précisons encore que ces écoles appartiennent à deux entités urbaines importantes situées respectivement en Wallonie et à Bruxelles. Le degré d’isolement de ces écoles et des quartiers où elles se trouvent n’est donc pas comparable avec celui, parfois extrême, qui caractérise certaines banlieues parisiennes, par exemple. Par ailleurs, si le premier établissement, que nous appellerons l’Athénée Citadelle, comprend essentiellement des garçons attirés par une formation de type sport-études, le second en revanche, que nous baptisons le collège Saint-Honoré[4], est composé exclusivement de filles, en raison notamment de la connotation féminine des filières qu’il propose[5]. Cette différence entre nos terrains a bien sûr eu des conséquences sur la façon dont nous avons pu et dû les appréhender. En ce qui concerne le collège Saint-Honoré, la présence d’un homme, non rattaché au corps professoral, dans une école exclusivement composée de jeunes filles (et plus particulièrement d’un nombre important de jeunes filles portant le voile en dehors de l’établissement) a vraisemblablement suscité, dans un premier temps en tout cas, une certaine réserve dans les interactions personnelles et, a contrario, aux dires des enseignants, un comportement plus expansif durant certains cours (à travers une mise en scène plus marquée de l’identité sexuée notamment). De façon générale, l’influence que peut exercer la présence d’un chercheur sur le comportement des élèves (et des enseignants) ne doit pas être négligée. Elle fut d’ailleurs palpable durant les premiers jours de nos interventions respectives. Toutefois, au fil des semaines, notre présence s’est rapidement normalisée, si bien que la plupart des enseignants nous ont confié ne pas déceler de différence majeure dans l’attitude de leurs élèves.

Ces précisions quant à la nature de nos terrains d’enquête sont primordiales avant d’entamer la réflexion sur le rapport qu’entretiennent nos élèves à la « culture de la rue » : celle-ci prend en effet des formes différentes selon les conditions sociales et les caractéristiques des personnes qui y participent. Par conséquent, les descriptions et les analyses au sujet de la « culture de la rue » et de ceux qu’on y associe peuvent être différentes sans être mutuellement exclusives. À cet égard, nos convergences et divergences d’interprétation au regard du travail de Lepoutre n’ont de sens qu’à l’aune des différences entre nos terrains respectifs.

Enfin, la troisième école, un établissement très réputé, comprend des élèves majoritairement issus des classes supérieures. Cette dernière école comporte une minorité d’élèves issus d’une immigration plus morcelée (Europe, Amérique latine, Asie, etc.). Nous mobiliserons essentiellement les données issues de ce dernier établissement pour contraster notre analyse des deux autres écoles.

1. Une nécessaire réhabilitation

En étudiant de l’intérieur le fonctionnement symbolique des cultures socialement dominées, selon une logique et des critères qui leur sont propres, une analyse comme celle de Lepoutre se détache du système de valeurs dominant, évitant par là d’en faire l’étalon à partir duquel toute pratique sociale est systématiquement définie. Le point de vue adopté par Lepoutre consiste ainsi à montrer comment les pratiques langagières des jeunes de banlieue prennent sens au sein de la culture propre à ce groupe, évitant de les décrire comme autant de formes linguistiques « déviantes » isolées, analysées et évaluées au regard de la variété de français faisant office de norme. Ce faisant, il se prémunit contre une « injustice interprétative », celle qui consiste, selon les mots de Grignon, à penser « qu’il n’y a pas d’autre voie pour décrire comme “culture” l’univers réglé d’une partie de belote ou d’une conversation de bistrot que celle qui consiste à lui appliquer des schémas et des mots qui doivent leur légitimité au fait d’avoir été empruntés à la description sociologique d’une conversation de salon ou d’une partie de bridge » (Grignon et Passeron, 1989 : 134).

Plutôt que d’identifier simplement les écarts du « français des banlieues » par rapport à la norme, Lepoutre (2001 : 150-151) montre que ce dernier est le produit d’une culture « organisée et cohérente », dotée de son propre système de normes et de valeurs, qui ne saurait donc être jaugée à l’aune des critères de légitimité dominants. Il s’écarte par là résolument des interprétations misérabilistes qui se cantonnent à analyser le « langage de la rue » dans le registre de la privation ou de la dépravation (et qui continuent d’être reprises çà et là — par exemple à travers l’image en vogue de la « langue du ghetto » — malgré la présence d’un contre-discours encensant la créativité du « français des banlieues »). Sous sa plume, le « langage de la rue » n’est en effet plus décrit négativement à travers tout ce qui le tient à distance de celui des classes moyennes ou supérieures, mais positivement, à travers « son caractère d’autonomie et de richesse » et à travers la valeur qu’il possède aux yeux de ses locuteurs.

Une telle entreprise de réhabilitation est indiscutablement salutaire étant donné la prégnance des critères d’évaluation dominants qui tendent à stigmatiser tout ce qui s’éloigne des pratiques érigées en normes. Comme l’observent très finement Grignon et Passeron, la naturalisation des normes dominantes, à savoir ce privilège qu’ont les dominants de voir leurs manières et leurs usages érigés en bonnes manières ou en bon usage, tend à rejeter les pratiques qui s’en écartent dans cette grande nébuleuse qui réunit, souvent indistinctement, le barbare, le sauvage, le populaire, etc. Ce « déni d’humanité », pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss, a pour principe de rejeter « hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit » (Lévi-Strauss, 1982 : 19). Comme le relève également Bourdieu, cette déconsidération des cultures dominées les conduit à occuper la fonction de « repoussoir », à partir duquel « se définissent, de négatif en négatif, toutes les esthétiques » (Bourdieu, 1979 : 62).

L’importance que peut recouvrir l’affirmation selon laquelle les pratiques langagières des jeunes de banlieue s’inscrivent dans une culture particulière, qui seule permet d’en comprendre le sens et la valeur, ne fait dès lors aucun doute. En effet, décrire les pratiques sociales des jeunes marginalisés en tant que « culture » ou « sous-culture », comme le fait Lepoutre[6], c’est déjà rompre avec l’idée qu’elles résulteraient précisément d’une absence de culture, d’une propension à l’anomie et à la paresse de la part de jeunes désoeuvrés. Parler de culture, c’est donc dévoiler tout l’arbitraire des jugements négatifs à l’encontre de ces pratiques sociales, en procédant par une logique de renversement. Celle-là même qui conduisit Labov, au début des années 1970, à ébranler les certitudes de nombreux linguistes en montrant toute la richesse et la complexité des pratiques langagières des Afro-Américains des ghettos de Harlem, jusque-là décrites uniquement comme une forme d’anglais appauvri et simplifié à outrance (Labov, 1972). On retrouve cette même logique chez Lepoutre lorsqu’il associe les joutes oratoires des jeunes de quartiers populaires à une « culture de l’éloquence » (Lepoutre, 2001 : 169), alors que l’éloquence est par excellence une valeur bourgeoise et que certains caractérisent ce langage par son « imprécision », sa « pauvreté »[7], son caractère « trivial » (Bentolila, 2007). Ce type de renversement aide d’autant plus à bousculer les stéréotypes lorsque, comme chez Lepoutre et Labov, la rigueur scientifique des descriptions et des analyses les préserve de basculer dans l’angélisme ou le populisme.

2. « culture de la rue » et culture scolaire

Le souci de réhabilitation que l’on retrouve chez de nombreux analystes des cultures populaires, et que nous partageons, peut conduire à suivre, en plus de cette logique de renversement, une logique d’autonomisation. À force de vouloir contrer une lecture déficitaire des pratiques culturelles marginalisées, on peut tendre à se focaliser sur leur caractère original, leur spécificité et leur cohérence. En outre, puisqu’il s’agit de se défaire d’une grille de lecture forgée par les valeurs dominantes pour comprendre les cultures populaires de l’intérieur, l’analyse met parfois moins l’accent sur les relations entre cultures dominantes et cultures dominées que sur la logique interne et l’indépendance de cette dernière dans son développement. C’est ainsi que Lepoutre décrit les pratiques sociales de ses informateurs comme « un code de relations, un système de valeurs et de représentations formant un ensemble cohérent » (Lepoutre, 2001 : 24) ou comme un « ensemble ordonné de pratiques, un ensemble unifié d’attitudes personnelles et de relations » (Lepoutre, 2001 : 25-26).

Que cette logique d’analyse fasse sens dans la perspective de l’ethnographe ne fait pas de doute. On peut toutefois se demander à quelles conséquences interprétatives peut conduire une lecture autonomisante de la « culture de la rue » effaçant toutes les nuances que Lepoutre prend soin de rappeler[8]. En effet, si cette culture est perçue comme un produit sui generis des jeunes de quartiers populaires, omniprésent dans leur environnement, alors les pratiques de ces jeunes (et notamment leurs pratiques langagières) découlent simplement de leur appartenance à ce groupe social particulier qui transmettrait sa culture de façon quasi naturelle et systématique. En revanche, si l’on conçoit que les pratiques langagières des jeunes sont le résultat des relations qu’ils entretiennent avec un ensemble de modèles culturels divers, il reste alors à montrer pourquoi certains de ces modèles semblent exercer un rôle prépondérant dans la construction de leur rapport au langage.

Certes, nous l’avons dit, une lecture autonomisante des pratiques dominées est séduisante et permet de contrer certaines idées reçues. De plus, elle peut sembler adéquate pour interpréter les pratiques de groupes qui paraissent évoluer en marge des autres groupes sociaux, dans un univers clos, gouverné par sa logique propre. Tel n’est toutefois pas le cas des élèves que nous avons observés. Comme nous allons le montrer, les pratiques des élèves que l’on peut légitimement associer à la « culture de la rue » sont loin d’être toujours cohérentes et autonomes par rapport à la culture scolaire. On ne saurait donc aisément les interpréter indépendamment de leur lien avec la culture dominante à l’école. Les relations qu’entretiennent nos élèves avec la « culture de la rue » sont en effet marquées à la fois par une variation inter-individuelle (selon que l’on a affaire à des acteurs plus ou moins profondément ancrés dans cette culture et y évoluant en vase clos) et intra-individuelle (en fonction des contextes, des sanctions ou des profits conjoncturels, etc.)[9]. La question de savoir jusqu’où l’on peut pousser cette interprétation autonomisante des pratiques langagières d’un groupe dominé se pose donc dans le cas qui nous occupe.

2.1. La construction sociale du rapport à la culture

Si certains individus incarnent de façon archétypale la « culture de la rue » à travers leurs pratiques et leurs discours, d’autres témoignent d’une certaine proximité vis-à-vis de cette culture sans pour autant adhérer de façon uniforme et irrévocable aux usages qui la définissent. L’important est que bon nombre d’élèves (parmi ceux que nous avons observés), tout en participant clairement à la « culture de la rue » (comme on le voit à leur tenue vestimentaire, à la musique qu’ils écoutent, à leur façon de gérer les interactions, etc.), sont néanmoins confrontés à plusieurs modèles culturels vis-à-vis desquels ils s’orientent différemment en fonction des opportunités offertes par leur trajectoire scolaire.

Notre conception de l’action sociale nous incite à penser que les pratiques langagières de nos élèves ne découlent pas purement et simplement de leur appartenance à une (sous-)culture particulière. Le degré d’adhésion d’un individu à des pratiques culturelles particulières dépend en effet à la fois des ressources (matérielles et symboliques) dont il dispose et des orientations identitaires qui rendront ces mêmes pratiques plus ou moins désirables. Des ressources seront en effet nécessaires pour acquérir des savoirs et des savoir-faire : dans le cas de la « culture de la rue », il faut ainsi de l’éloquence pour rivaliser dans les joutes verbales, de la témérité pour s’engager dans les bagarres de rue et de la robustesse pour en sortir victorieux, une bonne connaissance des codes et des stratégies typiques par lesquelles les élèves détournent certaines exigences scolaires, s’approprient les lieux et affrontent symboliquement les enseignants, etc. Mais ces ressources ne mèneront à une véritable identification aux pratiques culturelles en question que si les individus peuvent les valoriser subjectivement — au-delà donc du prestige dont elles jouissent (ou non) dans leur environnement social — pour se les approprier en accord avec leur identité, entendue ici comme l’image de ce qu’ils sont, de ce qu’ils doivent être et de ce qu’ils peuvent légitimement prétendre être aux yeux d’autrui.

Ressources et orientations identitaires ne doivent cependant pas être appréhendées isolément (de façon à rendre les pratiques d’un individu strictement déterminées par ses ressources ou au contraire adoptées en dehors de toute contrainte) mais de manière profondément entremêlée. Le propre d’une trajectoire sociale est en effet d’ajuster en permanence les orientations identitaires aux ressources disponibles (notamment par ce processus, bien décrit par Bourdieu (1980 : 90), qui consiste à faire de « nécessité vertu », c’est-à-dire à « refuser le refusé et à vouloir l’inévitable ») et les ressources disponibles aux orientations identitaires (le penchant pour telles pratiques ou tels produits culturels pouvant inciter à les côtoyer, les étudier, les pratiquer et, par là, à acquérir des ressources susceptibles d’être mobilisées par la suite).

Quelques exemples empiriques permettent d’illustrer notre point de vue. Tout d’abord, on peut constater qu’au sein d’un même groupe de pairs, les individus investissent d’autant plus dans la « culture de la rue » qu’ils ont moins d’opportunités de se valoriser en adhérant aux normes de la culture scolaire. Au fur et à mesure de notre enquête, nous avons vu des élèves évoluer de façon assez contrastée dans leur rapport avec la « culture de la rue » alors qu’ils présentaient au départ des positionnements assez semblables. Cette évolution peut être interprétée dans une perspective à la fois synchronique et diachronique. D’un côté, les trajectoires scolaires chahutées de certains élèves les rendent particulièrement sensibles à certains évènements conjoncturels. Au bord de la rupture avec l’institution scolaire, il suffit parfois d’un bon ou d’un mauvais résultat, d’une remarque d’un professeur jugée encourageante ou désobligeante, d’un soutien ou d’un manque de soutien scolaire extérieur pour les réconcilier provisoirement avec l’école ou pour les en éloigner définitivement[10]. En d’autres termes, on constate que des éléments en apparence anodins de leur trajectoire peuvent renforcer ou modifier l’attitude des élèves par rapport aux normes scolaires et à celles qui dominent dans le groupe de pairs. D’un autre côté, on constate au-delà de cette instabilité les effets à long terme de trajectoires scolaires marquées par les échecs, les déceptions, le manque de perspective et dès lors par la distance vis-à-vis des normes et des valeurs scolaires qui découle de ces trajectoires tout en les expliquant. Tout en participant dans l’ensemble à un même groupe et à une même culture, les élèves observés épousent ainsi plus ou moins la « culture de la rue » au gré de leurs trajectoires et de tous les évènements qui l’émaillent.

Si les ressources des élèves favorisent donc certaines orientations au détriment de certaines autres, leur identité conditionne à son tour les ressources qu’ils sont susceptibles d’acquérir. Par exemple, dans le cadre d’un exercice d’improvisation au collège Saint-Honoré, Sana[11] propose qu’une autre élève, Leila, joue son rôle en parlant « comme quand elle parle bizarrement comme ça »[12]. S’adressant à Leila, elle lui demande : « Allez, vas-y, parle un peu comme je déteste quand tu parles comme ça. » Leila s’exécute, prend un accent très posé, un peu châtié, façon « hôtesse de l’air » (comme le souligne une troisième élève), qu’elle a appris en travaillant dans une société de téléphonie. Le ton est certes un peu pincé, le registre soutenu, mais de tels propos passeraient facilement inaperçus au sein de notre école favorisée. Or le simple fait que Sana « déteste » à ce point cette façon de parler montre combien il est impensable pour elle de parler un français châtié sans renier une partie de son identité. De la même manière, Amina, une des élèves les plus extraverties de la classe, se dit incapable de jouer le rôle d’un professeur (de l’émission télévisée Star Academy) dans un autre exercice théâtral. Ce rôle semble bien trop éloigné de son identité pour qu’elle puisse imaginer le jouer. Son professeur a beau lui rappeler qu’il s’agit de théâtre, d’un rôle de composition, elle refuse catégoriquement : « Je peux pas parler comme ça, moi, y a pas moyen. Je déteste ça ! » À nouveau, de telles réactions de mise à distance explicite des normes dominantes à l’école ne s’observent pas chez tous les élèves qui participent à la « culture de la rue ». Elles sont liées, selon nous, à la relation complexe entre les ressources disponibles et les orientations identitaires des élèves.

2.2. L’ambivalence des élèves face à des modèles culturels concurrents

Si les trajectoires particulières des élèves les amènent à adopter des positionnements contrastés par rapport à la « culture de la rue », on observe aussi chez nombre d’entre eux une forte ambivalence vis-à-vis des codes en vigueur dans l’univers scolaire. Ces élèves témoignent en effet d’une relative adhésion à la culture de la réussite scolaire, en dépit du peu de familiarité qu’ils entretiennent avec les codes de l’école[13]. Certains d’entre eux, qui pourraient par ailleurs parfaitement être décrits à l’aide des catégories proposées par Lepoutre, attachent ainsi une importance assez forte au fait « d’avoir des beaux points » ou de réussir brillamment un contrôle. C’est par exemple le cas de Milan, un élève de l’Athénée Citadelle qui, tout en ayant la réputation d’être un « déconneur », s’est un jour mis à danser dans la classe en chantant « je suis une star » parce qu’il avait réussi un test en sciences. Bien sûr, on peut discerner une part d’ironie et de second degré dans ce comportement. La réussite scolaire n’est en effet pas suffisamment valorisée pour s’exprimer aussi explicitement. Ou pour le dire plus justement, elle ne l’est qu’à condition de s’accompagner d’une certaine « distance au rôle » (Goffman, 1973, 2002) susceptible de différencier le « bon élève » de l’« intello »[14]. En outre, réussir à l’école est valorisé pour autant que cela n’oblige pas à sacrifier toutes les pratiques partagées avec le groupe de pairs (et qui souvent laissent peu de temps à consacrer au travail scolaire). Mais, lorsqu’on jouit des ressources suffisantes pour y parvenir, cela demeure toutefois une manière d’acquérir du prestige dans le regard des autres. Pour la plupart des élèves, y compris certains élèves des « bonnes écoles » qui se savent assurés de réussir leur année, la réussite et l’échec scolaire peuvent alternativement jouer un rôle emblématique en fonction du contexte.

Dans le même sens, le fait que des élèves valorisent une façon de parler propre à leur groupe ne les empêche pas d’être vexés quand ils font des « fautes » de français. Ainsi, dans le cadre d’un exercice de géographie de l’Athénée Citadelle, Mourad répond à une question en parlant « des canals ». Il est immédiatement repris par l’enseignante, ce qui provoque le rire de toute la classe. Visiblement vexé, Mourad regarde alors ses camarades avec mépris, feignant tant bien que mal de rire à son tour afin de ne pas perdre la face. Autre illustration, lors d’un exercice de français sur les participes passés, une enseignante interroge les élèves en demandant : « Comment savoir si on doit mettre i, t ou s à fini ? » Youssef, un élève connu dans l’école pour faire partie des « racailles » et pour adopter le langage qui va de pair avec ce statut, répond : « Il est con celui-là qui met t, t c’est la troisième personne », montrant ainsi que maîtriser la grammaire peut représenter une source de prestige, ou en tout cas que la méconnaître peut être honteux. Cette ambivalence nous a parue plus nette encore dans une classe de l’école Saint-Honoré, où les pratiques langagières qui constituent pourtant la norme dans les interactions informelles (marquées par exemple par le recours à des termes du registre de l’obscénité) sont rejetées pour leur caractère inopportun sur les marchés professionnels vers lesquels ces élèves se projettent. Une élève de la classe de puériculture (dénomination que les jeunes abrègent en « puer ») déclare ainsi : « On est en “puer” nous Monsieur, on doit parler à des enfants, on doit bien parler[15]. »

Cette ambivalence est également palpable dans le rapport qu’entretiennent les élèves du collège Saint-Honoré avec certaines figures sociales. D’un côté en effet, une bonne partie des processus de « présentation de soi » (Goffman) s’articule autour de l’opposition au voyou de « la place des vignobles » ou de « la rue de la Gare ». De telles formules reviennent de façon incessante dans les discours des élèves. La stigmatisation du « voyou », du « clochard », du « clandestin », du « handicapé », du « pédé » ou du « pervers » (parfois dans l’amalgame le plus complet des destins sociaux, des propriétés physiques, des dispositions psychiques, des pratiques culturelles, etc.) s’inscrit ainsi dans une recherche de respectabilité et de distance vis-à-vis de certaines figures socialement dévalorisées.

Pourtant, il n’est pas rare que les élèves se réapproprient quelques-uns des attributs préalablement dépréciés. C’est le cas par exemple lorsque Kenza qualifie la manière dont elle s’exprime de « langage de clandestins » (« Enfin oui, vous voyez, les jeunes qui parlent pas bien... »). Le processus est plus remarquable encore lorsque certaines élèves tentent de s’attribuer une image de « voyou », en s’appropriant des codes assez analogues à ceux en vigueur dans les groupes de sociabilité masculine et en manifestant un attrait ostensible pour le petit ou le grand banditisme. Ainsi, la même Kenza interpelle l’enseignante pendant un cours, lui demandant « si on est puni de la même manière quand on est mineur et quand on est adulte ». Quelques minutes plus tard, elle s’informe cette fois au sujet des autorisations nécessaires pour se procurer une arme à feu. Évoquant l’armurier localisé à deux pas de son domicile, elle ajoute, hilare : « Ce sale Flamand, il a deux bulldogs devant sa porte ! Des fois, j’ai des envies de meurtre, je vous jure, je veux voir du sang ! » (Rire général.)

Cette ambivalence traduit bien le « balancement incessant entre angélisme et diabolisation » que relève Sauvadet (2006 : 34). D’un côté on récuse le stigmate pour infirmer les préjugés traditionnels, d’un autre côté on se le réapproprie volontiers en endossant le costume taillé pour ce rôle, tantôt le plus sérieusement du monde, tantôt avec une réelle dérision.

Dans la lignée des observations de Lahire (2001), soucieux d’insister sur le rôle du contexte dans l’activation de telles ou telles dispositions, on peut en outre remarquer que les élèves s’adaptent, pour autant qu’ils en aient les moyens (objectivement et subjectivement), aux normes particulières des « marchés » qu’ils fréquentent. Par exemple, ils n’ont pas considéré le langage qu’ils utilisent d’habitude entre eux comme adéquat pour les entretiens enregistrés que nous avons eus avec eux et ils l’utilisent rarement dans ce type de contexte. Les pratiques associées à la « culture de la rue » ne sont donc pas toujours naturalisées dans leur esprit. Elles rentrent bel et bien en concurrence avec d’autres pratiques, plus ou moins disponibles selon les cas.

2.3. Interpréter la variabilité du rapport à la « culture de la rue »

Le rapport qu’entretiennent nos élèves avec les modèles culturels se présentant à eux se caractérise donc par une relative variabilité : dans la mesure où la plupart des élèves n’ont pas des trajectoires sociales linéaires (ce qui n’empêche pas les trajectoires des uns et des autres d’être fortement analogues, à une échelle macro-sociale) et n’évoluent pas dans des univers absolument homogènes (ne serait-ce qu’à travers l’école), leurs pratiques sont souvent le reflet d’orientations identitaires multiples et potentiellement contradictoires. Il est dès lors difficile de les associer de façon spécifique et dans leur ensemble à la « culture de la rue »[16].

Que l’identification à des pratiques culturelles soit plutôt évoquée comme un choix ou comme une contrainte dans le discours de l’acteur qui verbalise ces pratiques, ou dans celui du chercheur qui les objective, n’enlève rien au fait qu’elles ne résultent ni d’un déterminisme strict, ni d’une intentionnalité souveraine. C’est, nous semble-t-il, en dépassant cette fausse opposition qu’on se donne les moyens de saisir le rapport entretenu par un individu avec des produits culturels, en relation avec la trajectoire sociale qui est la sienne (c’est-à-dire en relation avec les opportunités plus ou moins accessibles objectivement et désirables subjectivement que cette trajectoire lui offre).

Cela permet de comprendre par exemple pourquoi les pratiques de nos élèves sont traversées par un ensemble de tensions qui peuvent les amener à valoriser une chose et son contraire : le côté frondeur et la docilité, la réussite scolaire et le sabordage des cours, le vernaculaire du quartier et le français « correct », etc. Comme nous l’avons déjà souligné, ces variations peuvent dépendre du contexte : les élèves n’adoptent pas nécessairement les mêmes normes de comportement devant leurs pairs, devant leurs enseignants ou encore devant des chercheurs au statut ambigu. Ceci étant, la variabilité dont il est question ne se réduit pas à une oscillation entre plusieurs ensembles de pratiques et de normes (par exemple la contestation versus le conformisme) clairement distinctes ; l’ambivalence est inscrite au coeur même des positionnements des élèves et de leurs pratiques (voir ci-dessous).

Certes, les pratiques partagées par un groupe social possèdent toujours une certaine cohérence liée au partage de rapports de sens. La relative fermeture de certains groupes (qui partagent les mêmes conditions d’existence, les mêmes espaces, etc.) fait à cet égard apparaître plus nettement certaines oppositions et rend le tracé de frontières à la fois plus significatif et plus commode (car les facteurs de convergence sont plus importants, plus nombreux ou simplement plus visibles). Il nous semble néanmoins pertinent de ne pas gommer à outrance les tensions évoquées plus haut, même s’il peut être tentant, dans un souci de réhabilitation, d’insister sur la capacité des cultures populaires à produire du sens et des valeurs indépendamment des normes dominantes.

L’ambivalence dont il est question n’est pas l’apanage des groupes dominés. Ainsi dans notre école favorisée, les élèves les plus enclins à participer au jeu scolaire, dans une logique d’excellence et souvent de compétition, ressentent par moments le besoin de s’en détacher ostensiblement afin de se plier aux normes extra-scolaires (celles qui prévalent dans les relations entre élèves). C’est par exemple le cas d’Adeline qui dans un sens incarne à merveille cette adhésion à la culture scolaire : passionnée de littérature, elle manifeste de nombreux signes de boulimie culturelle et de dépassement des exigences scolaires (elle ne fera pas une « interview d’expert » comme l’exige l’enseignant dans le cadre du travail de fin d’année de français, mais sept !), maîtrise les normes scolaires (en particulier du point de vue langagier) et n’hésite pas à en faire usage pendant les cours. Cependant, si ce parcours lui procure indiscutablement un certain prestige aux yeux de la grande majorité des élèves, ce prestige ne lui est accessible que sous certaines conditions : ne pas être trop docile vis-à-vis de la discipline scolaire, ne pas dévoiler trop ostensiblement ses ambitions scolaires (au risque de passer pour une « motivée de la mort », sobriquet dont est affublée sa voisine de classe), adopter une certaine « distance au rôle » (Goffman) qu’elle démontre par son attitude assez rebelle pendant les cours[17] (utilisation de son téléphone portable, attitude « vautrée » sur sa chaise, bavardage, etc.) et une certaine désinvolture lors des activités scolaires. Aussi, lors d’un exposé oral, Adeline mobilise conjointement un lexique soutenu très valorisé d’un point de vue scolaire et des interjections plus relâchées — « c’est clair, quoi » — ou des expressions socialement perçues comme vulgaires — « foutre la merde » —, ce qui l’autorise à briller scolairement sans en subir de conséquences néfastes dans ses relations sociales[18].

On peut toutefois se demander si cette part d’ambivalence, que l’on retrouve chez la plupart de nos élèves, n’est pas plus importante encore dans le cas de groupes socialement dominés bien souvent confrontés à des systèmes de valeurs concurrents et antagonistes. Les locuteurs dominants peuvent en effet se prévaloir de ce privilège considérable que représente la relative proximité entre les normes en vigueur sur leurs « marchés restreints » (ceux qui sont régis par des normes endogènes : la famille, le groupe de pairs, etc.) et celles qu’ils rencontrent sur les « marchés officiels » (où les normes dominantes s’imposent à tous ; voir Bourdieu, 1982). Ce n’est en revanche pas le cas pour des locuteurs confrontés à des normes fort dissemblables, en famille et à l’école, dans le cadre de discussions entre amis et lors d’entretiens d’embauche. Cet écart nécessite de jongler avec des pratiques distinctes, relevant en outre de normes concurrentielles. Étant donné qu’ils font partie d’un groupe dominé, l’opposition entre les différents modèles qui se présentent à nos élèves n’a dès lors pas simplement pour conséquence de les pousser à naviguer entre deux « pôles culturels ». Ces deux pôles sont maintenus dans une tension visible par la manière dont se construisent les normes et les valeurs adoptées par les élèves : celles-ci sont façonnées en étroite relation avec la culture scolaire, de sorte que l’on ne peut comprendre les attitudes et les pratiques de nos élèves sans comprendre les relations qu’ils entretiennent avec les normes et les valeurs de l’école.

3. « L’oubli de la domination » n’efface pas la domination

L’hétéronomie constitutive de toute culture prend dans le cas des pratiques culturelles socialement dominées une importance particulière, liée au fait que leurs usagers ne peuvent jamais faire totalement abstraction de la définition dominante de la légitimité. En dépit de toutes les transgressions, inversions ou détournements des valeurs dominantes, en dépit aussi de l’existence de ces « marchés francs » gouvernés par les valeurs dominées — « repères ou refuges des exclus dont les dominants sont de fait exclus, au moins symboliquement » (Bourdieu, 1982 : 103) —, il est important de ne pas oublier tout ce que les valeurs des groupes dominés doivent aux rapports de pouvoir entre groupes sociaux et à leurs effets en termes d’imposition normative. C’est particulièrement vrai pour les groupes d’adolescents confrontés à un milieu scolaire où les expériences de l’échec et de la sanction scolaire constituent autant d’occasions, pour les plus marginalisés, de prendre conscience de leur illégitimité culturelle.

En ce qui concerne la « culture de la rue » telle que nous l’avons observée et plus particulièrement les pratiques langagières qui la caractérisent, il nous semble qu’une partie de leurs traits définitoires se construisent en opposition à des pratiques et à des valeurs dominantes dont les jeunes marginalisés sont de fait exclus. S’il n’est pas que cela, le « français des banlieues » est aussi un langage de la transgression (recours au registre de l’obscénité, aux insultes), de l’emphase et de l’hyperbole (tant dans les formes prosodiques de l’expression que dans le choix des expressions), de l’hybridité (des langues et des formes d’expression), là où l’école valorise le respect des normes, la distance, la retenue, la « pureté » du français. Il est donc dans une certaine mesure le produit du retournement du stigmate en emblème (Goffman, 1975), retournement qui rappelle plus qu’il n’annule le poids du stigmate en question. En valorisant par exemple ce qui relève du domaine de l’illicite — comme on le voit au fait qu’ils s’attribuent eux-mêmes l’étiquette de « racaille » ou qu’ils utilisent l’expression « parler en clandestin » pour désigner leur façon de parler — nos élèves construisent leur horizon de valeurs en réponse à une situation d’exclusion ou de marginalisation au sein des univers de socialisation gouvernés par les normes et les valeurs dominantes[19]. En d’autres termes, le langage des élèves n’a de sens et de valeur qu’en rapport avec d’autres usages du langage socialement situés et constitués. Il fonctionne donc aussi comme un système de différences symboliques profondément lié à la structure des différences sociales.

Cela ne signifie bien sûr pas, c’est là une distinction essentielle, que le langage et les pratiques sociales de ces jeunes soient toujours vécus subjectivement comme une forme de contestation des normes dominantes. Leurs pratiques ne se définissent pas uniquement en réaction aux pratiques, valeurs et normes dominantes. Ne lire les pratiques et les attitudes de nos élèves qu’en négatif des normes scolaires reviendrait à les réduire à une simple agrégation d’actes individuels effectués en fonction de sanctions ou de profits conjoncturels, comme si leur adhésion à des pratiques hors norme n’était que le résultat d’un non-accès contingent aux pratiques socialement valorisées. Ce serait omettre, par là même, tout ce que ces pratiques doivent justement au fait de fonctionner comme une culture. Elles s’inscrivent en effet dans des formes de relations sociales durables, collectivement vécues à travers toute une série de micro-évènements, de rites d’institutions, etc. Aussi, les dominés de la compétition culturelle ne vivent pas en permanence dans l’alternative de la soumission ou de la résistance. Comme le souligne Passeron :

Lorsque le concept de résistance culturelle en vient à recouvrir toutes les démarches populaires qui ne se réduisent pas à la soumission, il devient mutilation et censure de la description. Il fait en tout cas contresens théorique lorsqu’il engage à trouver dans l’inversion le nerf de toute création populaire, dans la dénégation la forme de toute altérité. Les cultures populaires ne sont évidemment pas figées dans un garde-à-vous perpétuel devant la légitimité culturelle, ce n’est pas une raison pour les supposer mobilisées jour et nuit dans un garde-à-vous contestataire. Elles fonctionnent aussi au repos.

Grignon et Passeron, 1989 : 90

C’est pourquoi il est important de ne pas voir dans la « culture de la rue » que la manifestation d’une « contre-norme » (entendue comme réaction intentionnelle aux normes dominantes). Comme l’avait bien montré Willis au sujet de ses « lads » (Willis, 1978), les petites bravades sont aussi motivées par le souci de rompre l’ennui, de jouer avec les limites, dans un rapport parfois plus ludique que véritablement contestataire. Dans le même sens, toutes les insultes et les vannes que s’échangent les élèves ne sont pas à interpréter dans le cadre des interactions où elles ont lieu comme des marques de transgression. En témoigne par exemple le fait que pour de nombreux élèves des écoles défavorisées, certains comportements langagiers qui pourraient paraître subversifs dans d’autres univers scolaires sont perçus comme parfaitement habituels et normaux dans le contexte de leur classe. Les élèves ont ainsi tendance à justifier des comportements jugés inadéquats par leurs professeurs dans le contexte scolaire en invoquant leur caractère commun, donc non directement subversif. Pour autant, la non-adéquation de ces comportements par rapport aux normes en vigueur dans d’autres sphères n’est pas oubliée et est bien souvent l’objet de commentaires de la part des élèves eux-mêmes. Chez les élèves plus jeunes, il arrive en outre que des pratiques allant de fait à l’encontre des normes scolaires témoignent surtout d’un manque de familiarité avec ces normes et d’un habitus scolaire très différent de celui des élèves d’écoles favorisées :

Maurice :

Monsieur on peut parler tout doucement, on peut chuchoter ?

L’enseignant :

Non on travaille.

Maurice :

Mais parler tout doucement en travaillant.

Dans cet exemple précis observé à l’Athénée Citadelle, ce n’est en effet pas la volonté de perturber ou de saboter le cours qui incite l’élève à « chuchoter ». Ce dernier se dit d’ailleurs prêt à certains compromis (« parler tout doucement en travaillant ») pour ne pas déranger le déroulement du cours. Mais contrairement à ce que l’on retrouve dans d’autres écoles, le travail n’est pas spontanément conçu ici comme une activité solitaire et silencieuse, nécessitant un auto-contrôle permanent.

Peut-on pour autant faire abstraction de la valeur de transgression que véhiculent de telles pratiques ? Il nous semble que non : d’une part, cette signification est bien celle qu’attribuent à ces pratiques ceux qui ne les partagent pas (et parfois leurs usagers bien entendu) et, d’autre part, c’est bien par la distance les séparant des normes dominantes qu’elles ont de la valeur sur le marché restreint et représentent pour les élèves des éléments constitutifs de leur identité.

Le cas des insultes racistes que les élèves s’adressent fréquemment peut nous aider à illustrer notre propos. Toutes les expressions utilisées par les élèves pour s’interpeller et qui rappellent des différences « raciales » ou d’origine nationale (« eh toi l’Arabe », « Bamboula », « le Noir », « le Chinetoque », « le Flamand ») ne doivent pas toujours être lues à travers les grilles d’interprétation des enseignants qui les condamnent en tant qu’insultes péjoratives. En effet, elles ne prennent pas systématiquement pour les élèves une signification blessante. En épousant de tels comportements, les élèves jouent également sur la transgression d’un interdit et sur la signification codée de simplement s’autoriser mutuellement de telles appellations (ce sont d’ailleurs souvent de bons amis qui se permettent le plus d’échanger des insultes racistes). Cela dit, non seulement ce comportement rappelle en permanence les stigmates raciaux dont ces jeunes sont victimes[20], mais en outre il reproduit à travers le langage des relations sociales dans lesquelles des différences présumées entre « races » sont mises en exergue et fonctionnent comme des critères de différenciation pertinents. Or, si l’on pense avec Lahire que « les pratiques langagières sont constitutives des relations sociales » (Lahire, 1990 : 267), que loin d’en être un simple reflet, elles sont aussi « des produits formateurs de rapports au monde et à autrui » (Lahire, 1990 : 268), on comprend combien les insultes racistes contribuent à véhiculer une division raciale et une vision inégalitaire du monde social, tout en ayant parfois pour ces jeunes une signification bien différente de celle que leurs enseignants leur attribuent.

Ce que les pratiques peuvent révéler des relations sociales entre groupes ne correspond donc pas nécessairement à la signification qu’elles prennent pour les acteurs, sans pour autant que le sens subjectif de ces pratiques n’invalide leur sens objectif. Que ces cultures populaires puissent « fonctionner au repos » (dans « l’oubli de la domination », nous dit par ailleurs Passeron), sans jamais être autonomes vis-à-vis de la culture dominante, qu’elles puissent donc « objectivement » devoir une part importante de leur valeur à tout ce qui les marginalise, sans être systématiquement vécues comme telles, ne nous paraît en réalité nullement contradictoire. C’est d’ailleurs là ce qui fait toute la complexité de la « culture de la rue » : à la fois ralliement « positif » à des normes, à des valeurs qui préexistent souvent à l’individu, qu’il a rencontrées tout au long de sa socialisation et qui, dans ce sens, font bien partie de sa (sous-)culture ; à la fois manière de « faire de nécessité vertu » (Bourdieu), de valoriser les ressources dont il dispose malgré toutes les contraintes qui s’imposent, ou plutôt parce que ces contraintes ne laissent finalement pas beaucoup d’autres choix réellement valorisants.

Poussant davantage encore la réflexion en ce sens, on peut relever que les comportements objectivement transgressifs des élèves rappellent plus qu’ils ne contestent l’existence d’une norme dominante, ne fut-ce que parce qu’ils la reconnaissent implicitement en jouant sur son renversement. Les commentaires d’un élève lors d’un cours de sciences illustrent bien ce phénomène. Tandis que l’enseignante donne une explication à un élève en particulier, d’autres se lèvent et écrivent des termes obscènes au tableau. Youssef, principal meneur de la classe et grand utilisateur de vannes, de la rhétorique de l’obscénité et de tout ce qui relève du « langage de la rue », se lève à son tour et écrit « cela est d’1 connasité incroyable ». En réalité, Youssef joue ici sur l’effet comique produit par son utilisation de marques langagières formelles relevant du style linguistique des professeurs. Il les détourne donc, il les moque, non pas en leur ôtant leur légitimité, mais bien en jouant sur l’effet de décalage que produit l’application de cette légitimité sur un terme comme « connasité », dans la bouche d’un élève comme Youssef. Plus tard, au cours de la même leçon, Youssef joue à nouveau sur le même registre :

L’enseignante :

Alors essayez de me dire ce que devient la nourriture que l’on mange.

Youssef :

Des gaz.

L’enseignante :

Évacuée sous forme de gaz, c’est ça ?

Youssef :

Exactement ma chère et j’ajouterais, gaz entre parenthèses toxiques.

À nouveau, l’effet comique (qui provoquera l’hilarité générale auprès de ses condisciples[21]) est directement lié au fait que Youssef, vu son positionnement social et scolaire, n’est pas censé utiliser un français châtié (par l’emploi de « exactement », de « ma chère », du conditionnel), ce qu’il signifie lui-même à travers une intonation marquant l’ironie. Toutefois, c’est bien parce qu’elles sont légitimes que ces formes sont exploitées ici et, plus encore, parce qu’elles sont légitimes dans le cadre scolaire que Youssef peut les mobiliser sans trop risquer d’encourir une sanction. La valeur de la pratique déployée par Youssef ne peut donc être mesurée indépendamment de sa relation avec l’usage langagier valorisé par l’école.

Plus généralement, il convient de souligner que les pratiques des élèves ne se construisent pas seulement en relation avec la culture scolaire. Elles sont également étroitement imbriquées aux valeurs dominantes de nos sociétés libérales que l’on ne saurait réduire ou assimiler aux valeurs transmises par l’institution scolaire. D’autres observations nous invitent en effet à penser que les pratiques de la « culture de la rue » partagent avec les pratiques culturelles dominantes, ou leur empruntent, des valeurs centrales comme l’honneur[22], le culte de la performance, le respect de l’autorité et de la hiérarchie (notamment celle qui organise la différence des sexes), etc[23]. Sur le plan langagier, par exemple, nos élèves témoignent de leur adhésion à l’idéologie linguistique à travers leur opposition entre le « beau » et le « mauvais » français, le « bon » arabe et le « dialecte ».

En outre, la logique de retournement ne remet pas véritablement en question tout le système de « méta-valeurs » — ces valeurs dominantes érigées en critères d’appréciation de toute pratique sociale et nous faisant naturellement penser, par exemple, que ce qui est grand, authentique et complexe est mieux que ce qui est petit, artificiel et simple (Hambye et Siroux, 2007). En effet, pour justifier la valeur qu’ils attribuent à leurs propres pratiques, les élèves se fondent bien souvent sur ces « méta-valeurs » qui ne leur sont en rien spécifiques.

Cela implique que la « culture de la rue » s’apparente par de nombreux aspects à la culture dominante, bien qu’elle épouse des formes différentes. Ses spécificités réelles ne doivent pas être surévaluées par le chercheur, souvent enclin, comme tout un chacun, à naturaliser ce qu’il connaît et à accentuer la nouveauté de ce qui lui paraît étranger[24]. En ce sens, Lepoutre souligne avec raison que la « pratique des vannes n’appartient pas en propre aux adolescents des cités de banlieue [...]. Ce qui est remarquable dans le contexte de la culture des rues, c’est d’abord la fréquence et le degré d’élaboration de ces actes de parole » (Lepoutre, 2001 : 174)[25].

Ce qui nous paraît important, c’est que par l’adhésion à certaines valeurs dominantes et par le maintien des « méta-valeurs », ce sont aussi les critères dominants de définition de la légitimité qui se trouvent entérinés. Si on estime avec Bourdieu que la reconnaissance par les groupes dominés de la définition de la légitimité s’imposant socialement est le propre de la domination symbolique, on comprend à quel point la non-contestation des (méta-)valeurs dominantes est décisive dans la reproduction des rapports de pouvoir entre groupes sociaux. Par ailleurs, force est de constater que la difficulté à remettre ces (méta-)valeurs en question nous pousse également, nous chercheurs, à réhabiliter les cultures populaires en leur attribuant des qualités habituellement réservées aux cultures dominantes, tout en avalisant aussi par là les critères d’évaluation dominants. Dire, par exemple, que les jeunes de banlieue partagent une « culture de l’éloquence » ne revient-il pas à leur attribuer une qualité (l’éloquence) dans laquelle ils ne se reconnaissent pas nécessairement et, surtout, au regard de laquelle ils courent toujours le risque, dans les contextes les plus formels du moins, de souffrir la comparaison avec des locuteurs plus favorisés ?

Conclusion

Nos observations nous ont amenés à mettre l’accent sur les relations qui unissent la « culture de la rue » à la culture scolaire, et ce, malgré le souci de ne pas réduire les pratiques de nos élèves socialement marginalisés à une réaction contre-normative ou à une tentative infructueuse d’appropriation des normes dominantes. Nous avons ainsi pu montrer que, dans le contexte où nous l’avons observée du moins, la « culture de la rue » n’est pas une référence univoque, évidente et immuable pour tous les jeunes marginalisés, mais qu’elle est le produit de leurs trajectoires et de leurs rapports avec différents modèles culturels. S’il paraît dès lors justifié de lire cette culture comme un vecteur de significations et de valeurs propres à ceux qui y participent, cette autonomisation symbolique des pratiques culturelles dominées ne doit pas mener à une autonomisation de la signification et des conditions de production de ces pratiques, celles-ci étant le produit de conditions sociales particulières. Qu’un individu adhère ou non à telle ou telle culture ne saurait s’expliquer simplement, comme s’il s’agissait en quelque sorte d’une conséquence de son identité profonde, comprise de façon quasi essentialiste, qu’elle soit définie à l’aide de catégories ethniques, migratoires, nationales ou socio-économiques. Dans la mesure où les conditions sociales dont il est question sont marquées par des rapports de pouvoir, les mettre en évidence nous invite aussi à éviter toute analyse enchantée de la « culture de la rue » qui oblitérerait ce que celle-ci doit aux rapports de domination et ne la verrait que comme une contre-culture de résistance. Rappeler le poids de ces rapports de pouvoir dans la construction d’une culture dominée est peut-être d’autant plus important lorsque celle-ci n’est pas l’expression d’une classe relativement unifiée, pouvant développer un répertoire de symboles et de valeurs collectivement mobilisables, mais émerge au sein d’un groupe social qui, comme c’est le cas pour les jeunes de banlieue, est le produit de la « marginalité avancée », marqué avant tout par son extrême précarisation, sa fragmentation et son déficit de formes symboliques socialement valorisées (Wacquant, 2006).

Nous sommes cependant conscients qu’en soulignant ainsi tout ce que les pratiques de la « culture de la rue » doivent au fait d’être socialement marginalisées nous courons toujours le risque de reproduire dans l’analyse la relation de domination dont sont victimes ses usagers dans le monde social. Rien que pour cela, le travail mené par les anthropologues, les sociologues ou les sociolinguistes pour relativiser la valeur des normes dominantes s’inscrit comme un préalable indispensable à toute analyse des rapports de domination. Les deux perspectives nous semblent d’ailleurs davantage complémentaires qu’antagonistes. S’attacher à la fois à dénoncer l’arbitraire des normes dominantes (celles de la culture scolaire par exemple), à revaloriser les normes dominées (celles de la « culture de la rue »), mais sans jamais omettre tout ce que celles-ci doivent, jusque dans leurs propriétés en apparence les plus spécifiques, au fait d’être continuellement marginalisées constitue évidemment un travail délicat. Mais un travail nécessaire pour tenter de libérer les groupes dominés d’une alternative où la culture dominante se trouve érigée soit en absolu inaccessible, soit en repoussoir indésirable.