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Dans un contexte culturel où la philosophie perd ses fondements métaphysiques au profit d’une auto-affirmation du nihilisme, Pierre de Cointet juge qu’une analyse de la pensée du philosophe français Maurice Blondel (1861-1949) s’avère d’une haute pertinence. Cet auteur a en effet longuement réfléchi sur les implications métaphysiques de l’existence concrète de l’être humain, tâchant de montrer que cette dimension, loin d’être un univers d’abstractions, lui donnait au contraire dynamisme et sens. L’être humain, selon lui, est habité par un « élan spirituel » (p. 10) l’arrachant à son expérience sensible immédiate pour le pousser dans le questionnement face à l’univers, et sur le sens de sa propre vie. Pierre de Cointet considère que pour retrouver une portée et un sens à l’existence humaine, il est nécessaire de dégager le caractère métaphysique de cet élan si concret qui la définit. D’où l’importance de présenter à nouveau aujourd’hui la pensée blondélienne, nous dit-il, en la proposant comme un « réalisme spirituel », angle par lequel elle peut s’insérer dans le débat actuel. Pour cela, il retient particulièrement la Trilogie, ouvrage où la thématique de l’élan spirituel est bien développée.

Le livre se divise en huit chapitres. Le premier met en question l’affirmation de l’inutilité de la métaphysique dans une démarche philosophique. Confrontant le nihilisme, l’auteur demande si la « banqueroute ontologique » (p. 21) qu’il affiche est réellement fondée, ou si elle ne repose pas plutôt sur un refus de la connaissance, au profit d’une affirmation absolue de soi. Il montre que selon Blondel, l’« élan » qui nous habite ne peut être inerte. L’être humain participe de toute manière à l’existence de l’univers, et ne peut rester indifférent devant son mystère, culminant dans celui de sa propre existence. Il ne peut qu’embrasser cette cause, puis chercher à comprendre, ou encore refuser l’entreprise et s’enfermer en lui-même. Mieux encore : l’égoïsme de la seconde option affiche clairement un « amour absolu de l’être » contre le néant (p. 29), ce qui continue d’être un dépassement de l’ordre empirique (p. 23). Bref, la question métaphysique est toujours posée, avec une option précise, et le nihilisme lui-même désire et affirme l’être (cf. p. 30). C’est assez dire que l’« élan spirituel » qui habite l’homme est éminemment concret et incontournable, aux yeux de Blondel. La bonté de l’être y est toujours affirmée d’emblée.

Dans cette foulée, les deuxième et troisième chapitres entreprennent de développer la thématique du concret. Pierre de Cointet tâche d’expliciter les analyses blondéliennes sur le questionnement métaphysique de l’être humain face au monde concret.

La pensée suppose d’emblée l’« être » comme son objet. Et dans la vie réelle, il s’agira forcément d’un être singulier concret. Le défi de la philosophie est donc de rester dans le réel par l’expérience, d’éviter de se perdre dans des « notions abstractivement réifiées » (p. 38). Cependant, le défi est complexe car ces êtres concrets sont inachevés et en devenir, en perpétuel mouvement de perfectionnement. Selon Blondel, puisque le sujet humain pensant fait lui-même partie du tableau, inachevé notamment dans son perfectionnement, cela exigera l’introduction dans la métaphysique de la dimension subjective elle-même, en plus de la dimension objective du monde (cf. p. 40). L’on voit ainsi davantage comment la métaphysique se manifeste intimement dans cet « élan intérieur et vif » qui pousse l’homme à comprendre le monde. « L’idée blondélienne du concret — précise l’auteur — nous oriente […] à la fois vers le donné dans son existence singulière et vers la vie humaine en quête d’un sens à sa vie et au monde. » Ce sont là les deux aspects qui font de cette pensée un « réalisme spirituel » (p. 45).

Cela dit, le concret, selon Blondel, se découvre par « l’action » (p. 50). Celle-ci, introductrice de nouveauté dans le monde, relie en effet l’individu à son environnement, et les êtres concrets à l’ordre universel (cf. p. 50-51). Seulement, pour rendre pleinement compte de la visée ultime de l’élan que nous décrivons, l’on ne peut écarter, précise le philosophe, « l’affirmation du Transcendant » (p. 51). Dieu, ou l’Être, paraît ainsi comme le terme auquel tendent tous les êtres du cosmos dans leur genèse. Néanmoins, insiste-t-il, pareille conclusion n’entraîne pas l’établissement d’un monisme neutralisant les singuliers dans un « grand Tout ». Car les êtres sont reliés à l’Être selon l’ordre de l’amour, ce qui leur confère à tous une « consistance propre » dans le « plan universel » (p. 52). Pierre de Cointet marque ainsi une nouvelle fois comment la pensée blondélienne pose les réalités premières — Dieu, la métaphysique — au coeur de notre vie concrète ; cette dernière est en réalité la voie même par laquelle on peut les approcher, notions et discours étant irrémédiablement insuffisants. Les idées de réalisation morale et de responsabilité sont également bien senties.

Dans cet esprit, poursuit l’auteur, Blondel cherche à développer une méthode de pensée permettant d’approcher l’existence et le monde, afin de retrouver l’unité par-delà toute la multiplicité donnée par l’expérience immédiate (cf. p. 60). Car cette unité implicite s’avère précisément selon lui le concret indicible, au-delà de toute pensée discursive, et accessible à l’esprit humain par l’intuition (p. 69 et suiv.). Le philosophe français met ainsi de l’avant la tension dynamique entre la pensée « abstraite », rationnelle, et la « connaissance réelle », « concrète » (p. 73), en laquelle « se résout le problème suprême de la vie » (p. 75). Pierre de Cointet la met en relation avec les notions de « ratio » et d’« intellectus » chez Thomas d’Aquin, ainsi qu’avec la dichotomie moderne « idéalisme-réalisme », qui dresserait justement ces deux aspects l’un contre l’autre au lieu de les faire travailler de concert (p. 75 et suiv.). Il en ressort qu’à défaut de pouvoir comprendre l’Absolu, la pensée concrète, harmonisant raison et intuition, peut l’affirmer et l’approcher.

Dans les trois chapitres suivants, l’auteur entend montrer en quoi l’élan spirituel vise un Être transcendant (cf. p. 15). Le chapitre quatre sur l’élan spirituel montre le caractère inévitablement inachevé de toute investigation scientifique, dimension que l’action humaine dépasse tout en s’y déployant : elle est donc elle-même de nature métaphysique. Le cinquième chapitre explore l’approche de Dieu à partir de l’idée que nous en avons. Selon Blondel, Dieu est nécessaire à notre raison, puisqu’il fonde toute notre manière de penser, mais il est inaccessible (p. 140), un mystère appelant à suivre l’élan infini qui nous habite, d’où l’idée d’une « croyance raisonnable » bien que « non raisonnée » (p. 143). Le philosophe d’Aix pense aussi cet Être en tant que Pensée de la pensée. La charité y joue un rôle crucial : Dieu se connaît lui-même selon un mouvement d’amour ; l’on peut ainsi le penser comme un acte pur associant être, connaissance et amour (cf. p. 150 et suiv.). Blondel développe ainsi une métaphysique de la charité, ayant pour principe liberté et don.

Dans le sixième chapitre, Pierre de Cointet reprend le thème de l’élan infini, alors que Blondel le développe en tant que vocation humaine, unissant métaphysique et morale. Le philosophe affirme la responsabilité de l’homme de reconnaître l’infinité qui l’appelle et d’y tendre par sa vie intellectuelle et pratique, selon le principe de charité. Pareille approche rejoint au reste en tout point la méthode scientifique : une recherche humble, sincère et prudente du sens des choses et de la vie, dans le respect de leur ordonnance propre (cf. p. 184). Ainsi la philosophie doit-elle rester ouverte, et peut-elle « épouser l’élan de l’esprit, dans un réalisme spirituel » (p. 186). La dimension de l’amour lui assure une rectitude de volonté, une finesse de perception et un sens profond de la contemplation, qui font de l’amour le principe de la connaissance métaphysique concrète (cfp. 189). Blondel dégage en même temps trois naissances spirituelles dans l’univers : « l’apparition de l’esprit dans la nature », « l’éveil d’une conscience d’un ordre et d’une destinée surpassant la vie sensible et terrestre », et la « nouvelle naissance », découlant de la précédente, « anticipation même anonyme d’une vie d’union » (p. 165-166).

Dans les deux derniers chapitres, Pierre de Cointet complète son parcours de la démarche blondélienne en plaçant l’interaction « élan-Transcendant » au coeur du fonctionnement de l’univers. Par la conscience humaine libre, l’univers est appelé à communier à l’Être qui est sa source. Une dynamique finaliste s’y dévoile, tant dans ses êtres singuliers que son mouvement d’ensemble, révélant que chacune de ses parties obéit à une « idée-force » (p. 202), une « norme ». Celle-ci appelle tous les êtres à l’Être (cf. p. 204), et propulse leurs devenir respectifs avec souplesse et fermeté, par son action immanente et transcendante. Elle vient ouvrir l’homme à la possibilité d’un don de soi surnaturel l’unissant encore plus parfaitement à l’Être. En accord avec le principe de charité, l’homme est en effet appelé selon Blondel à une destinée « théandrique » (entre autres p. 210), qui lui donne autonomie et liberté par le chemin paradoxal du décentrement et du don de soi. Notre être inachevé nous est donné par Dieu dans l’espoir qu’on le lui donne à notre tour, ainsi qu’aux autres, voie d’accomplissement là où la seule autre option est la dispersion égoïste dans les êtres.

Cet aspect appelle enfin, dans le dernier chapitre, une nouvelle réflexion sur le rapport de l’être humain au monde. La matière est alors présentée comme la « fissure » (p. 226), la résistance permettant l’individuation (cf. p. 229), le principe métaphysique d’incomplétude du monde (cfp. 227). Elle appelle l’intelligence et la volonté sur la route de la réalisation. Cela reconduit l’auteur à la nature métaphysique du problème de la finalité dans l’univers, selon laquelle celui-ci doit être pensé comme organique, le théâtre d’un drame où les êtres ont à s’accomplir, à passer de l’élan vital qui les définit initialement à l’élan de l’esprit, intégrant le précédent et conduisant à la « perfection transcendante de la personne » (p. 239). La vie tout entière est donc à considérer sous un angle métaphysique où tout tient par le haut (p. 240) : l’Être attire tous les êtres vers lui. Philosophe chrétien, Blondel présente ultimement le Christ comme Dieu médiateur venant à la rencontre du monde pour l’accomplir et le sauver du mal, à savoir l’inachèvement d’un univers où l’homme a refusé cette médiation.

Dans sa conclusion, tout en évoquant de nouveau les difficultés actuelles présentées au départ, Pierre de Cointet marque bien le fait que Blondel propose une « philosophie du lien » (p. 249), qui cherche à articuler toutes les dimensions de son objet, afin de serrer au plus près le caractère un et complexe de l’univers ; la méthode sera donc toujours à perfectionner en ce sens. Le problème de la « destinée transcendante de l’homme » constitue en outre la « clé de voûte » de la philosophie pour saisir quelque chose de la « nature » et de « l’esprit » (p. 252). La disjonction ultime entre la théorie et la pratique sera alors le lieu de l’attente espérante de Dieu (cf. p. 256). Cela conduit Blondel à dire en point d’orgue que la métaphysique est au service de la charité et ouverture au Christ médiateur, cela au même titre que la mystique, autre voie privilégiée et nécessaire (p. 257).

Les idées soulevées comme la démarche de Pierre de Cointet contribuent à rendre son ouvrage passionnant : nous y retrouvons une progression sérieuse et détaillée dans l’univers d’une pensée parsemée de concepts abstraits en apparence, mais dont il s’emploie à faire ressortir la vitalité. La progression est patiente, chaque nouveau concept est bien défini et mis en perspective. Grâce à de brèves récapitulations périodiques, chemin faisant, la structure complexe et dynamique de la pensée blondélienne se détache de plus en plus nettement. Cela donne une vue d’ensemble tout à fait remarquable, qui manifeste constamment la dimension réellement concrète de la pensée de Blondel, et son aptitude à nourrir un débat d’envergure avec le nihilisme actuel. D’abondantes citations permettent une confrontation directe avec le philosophe présenté. On sent une volonté chez l’auteur de se faire le plus discret possible afin de laisser plus de place au philosophe d’Aix. Tout en étant sans doute la meilleure des introductions maintenant disponibles à la pensée de Blondel, ce livre de Pierre de Cointet met en vive lumière ce que Husserl appelait « les questions les plus brûlantes » de notre époque, celles « qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine ».