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Le style pornographique, dans des versions modérées ou extrêmes, fait l’objet d’une exploitation croissante parmi les divers champs littéraire, cinématographique, pictural et même journalistique, au point d’être revendiqué par certains créateurs comme une norme esthétique vouée à remplacer les canons académiques classiques. Le discours des professionnels de l’image ou du verbe sur la pornographie ne saurait cependant rendre compte de la totalité des conditions réelles de réception de la production pornographique dans l’espace social. Pour élargir notre approche du rapport de la société à la pornographie, il nous paraît opportun de procéder à des enquêtes de terrain, possiblement fécondes, auprès des usagers « ordinaires » de la pornographie ou, plus largement encore, des publics susceptibles d’y être exposés.

Encore faut-il, pour ce faire, mettre en place des stratégies d’enquête permettant de composer avec les censures verbales et pré-verbales des acteurs sociaux portant sur les sujets sexuels, dans les espaces influencés par les religions monothéistes et par les substrats de censures antérieures, que les codes religieux n’ont fait que renforcer ou déplacer. Ces censures, des travaux comme ceux de Michel Foucault (1984) et de nombreux historiens comme Vern Bullough (1976) l’ont montré, n’étant pas à proprement parler des « superstructures » qui se surimposent à un désir originellement pur et sauvage, mais des dispositifs à travers lesquels le désir lui-même se constitue et prend forme. Autrement dit, ces censures sociales incorporées sont en elles-mêmes ce par quoi le sujet, au sens psychanalytique du terme, émerge, mais aussi, du point de vue du sociologue, ce par quoi l’individu se construit comme acteur social, dans son rapport spécifique à la norme et au regard d’autrui. Il ne s’agit donc pas pour l’enquêteur d’aspirer à un « dépassement » des censures, mais de susciter chez l’acteur l’expression d’un positionnement spécifique par rapport à ce qui lui est donné à ressentir et aux dispositifs particuliers de production et de réception des stimuli sexuels que sa culture et son vécu social déterminent au moins en partie.

En prélude à des enquêtes plus approfondies, nous avons centré notre attention sur un espace particulier : le Salon dit « de la Vidéo Hot ». Il s’agit d’une manifestation annuelle organisée par le plus grand magazine pornographique en France, Hot Video, et les professionnels du « X » en vue de promouvoir leur activité.

Nous nous sommes interrogés sur le statut de ce genre d’espace au sein de la cité, sur la représentation de la sexualité que cette manifestation entend mettre en avant, sur la façon de vivre publiquement cette représentation, et sur les différentes attitudes du public à l’égard de ce genre d’événement.

I. Quelques remarques sur l’espace du salon et le discours des professionnels à son sujet

A. L’espace

Le Salon de la Vidéo Hot 2000 se tenait pendant trois jours dans un quartier d’exposition à proximité du xve arrondissement de Paris, non loin du lieu traditionnel d’organisation des foires commerciales (Porte de Versailles). L’année précédente, en 1999, le même salon s’était tenu à l’Espace Austerlitz, à proximité d’une gare, ce qui constituait déjà un déclassement symbolique par rapport au salon antérieur tenu à l’Espace des Congrès dans le xvie arrondissement. Le confinement de ce genre de salon dans des espaces marginaux non seulement par rapport aux lieux consacrés de la culture (les musées notamment), mais aussi par rapport aux espaces commerciaux classiques est significatif du statut social objectif accordé aux productions de la revue Hot Video, laquelle se revendique pourtant comme une revue de grand style dans le champ de la pornographie. Cette localisation elle-même influence sans doute le type de public susceptible de s’y rendre, nous y reviendrons, et forge aussi la conscience que les professionnels ont d’eux-mêmes par rapport aux autres commerçants, notamment aux producteurs et diffuseurs de produits culturels grand public. Elle traduit en tout cas une ambiguïté, une tension entre les attributs classiques d’une fonction commerciale socialement reconnue et le déclassement social issu de la transgression du statut social qui prohibe le commerce du corps et, singulièrement, du ventre des femmes à travers la prostitution (Bourdieu, 1994a).

Cette ambiguïté du salon se retrouve dans sa configuration interne. La disposition des stands rappelle celle de tous les salons commerciaux de France. Les services de sécurité, les hôtesses sont les mêmes. Le Salon de la vidéo X emprunte au Salon du livre l’usage consistant à inviter des célébrités qui, à divers stands, se livrent à des séances de dédicaces. La particularité du salon tient cependant au fait que les célébrités sont des actrices de films X, et non des auteurs ou des cinéastes, et elles signent des affiches (autrement dit leur image, et non des productions dont elles seraient les auteures). Elles semblent obligées de venir maquillées et en tenue légère (mettant en valeur les seins et les hanches, comme les tenues des prostituées de la rue Saint-Denis). Les produits sur les étals sont des cassettes X, donnant à l’endroit une allure de sex-shop. À certains stands, des écrans diffusent des films X en grand format, ce qui rappelle aussi l’ambiance de certains sex-shops. Ils sont censés contribuer à l’excitation visuelle et auditive des clients. Les stands sont tenus indifféremment par des hommes ou des femmes, producteurs de cassettes, de sites Internet ou de chaînes de télévision. Lorsque des actrices signent des dédicaces, elles ne sont jamais seules. D’autres hommes et femmes du milieu les suivent de près, trahissant par là même la crainte que le voyeurisme inhérent à la logique pornographique ne dégénère en passages à l’acte incompatibles avec la logique officiellement commerciale du salon.

L’espace relativement réduit consiste en deux salles. La première, consacrée aux ventes de cassettes et aux dédicaces, est occupée en son centre par une sorte de podium ou de scène où les stars se prêtent aux séances de signature (tandis que les actrices de moindre envergure sont confinées à des stands en contrebas). Sur un bas-côté on peut aussi accéder à un « théâtre X » comme dans les sex-shops, moyennant l’achat d’un ticket supplémentaire. La seconde salle, à laquelle on accède par un petit corridor exposé au vent, est consacrée encore à la vente de cassettes, mais aussi de vêtements et d’objets divers. Au fond : un immense podium où se produisent les spectacles « live ».

La tension entre la logique du Salon du livre (du commerce culturel socialement admis) et celle du sex-shop ou de la prostitution (du commerce corporel socialement marginalisé) est particulièrement forte dans cette seconde salle où le « spectacle live » constitue l’attraction majeure annoncée pendant une demi-heure au micro comme le « temps fort du salon ». Les spectacles de strip-tease ou de copulation auxquels s’y prêtent des actrices connues justifient l’essentiel du prix d’entrée (12 euros, en hausse sensible d’une année sur l’autre, paraît-il). Les jeux de projecteurs dans l’obscurité, les couleurs criardes, la musique lascive et rythmée, ainsi que la voix de la présentatrice du spectacle qui cherche à chauffer son public, s’ajoutent à l’érotisme des danseuses. La présence d’une buvette où les boissons alcoolisées (vin, bière) se vendent à des prix assez élevés (4 euros) ajoute une touche de permissivité, inimaginable au Salon du livre par exemple.

Mais cette incitation au désir est perpétuellement encadrée par une censure qui semble fonctionner : c’est sans débordement aucun que les clients attendent leur tour pour obtenir des dédicaces de leurs actrices favorites ou assistent aux scènes de sexe simulé en live sur le grand podium.

B. Le discours des professionnels

La forte subordination du sexuel à la censure commerciale à l’oeuvre dans le salon s’exprime par ailleurs très clairement dans le discours officiel des organisateurs, publié dans les colonnes de la revue Hot Video (décembre 2000, p. 51). On y énumère trois raisons d’être au salon :

  • pour les professionnels, faire des affaires et vendre les produits « par camions entiers » (sic) ;

  • pour les visiteurs, « faire emplette de cassettes (entre autres) à des prix défiant toute concurrence » ;

  • pour l’amateur en général, voir des actrices « en vrai ».

Deux d’entre elles sont avant tout mercantiles. Le compte rendu dans la revue insiste à la fois sur la dimension purement visuelle de la manifestation et sur le souci de distinction et de maîtrise qui la caractérise.

Il met l’accent sur « l’ambiance décontractée, légère, pas vulgaire du tout » (p. 53), sur l’élégance des spectacles en des termes qui semblent vouloir brouiller la frontière apparue dans les années 1970 entre pornographie et érotisme : « Pas de pénétration... mais leur show est mille fois plus excitant que n’importe quelle “video-boucherie” de messieurs Clark et Le Castel ». Pour les professionnels de Hot Video, la réussite semble conjuguer excitation visuelle et retenue des gestes. Si « hystérie » il y a, ce ne peut être qu’à l’idée de se faire prendre en photo aux côtés d’une actrice (p. 55), seul type de passage à l’acte licite en pareil lieu.

L’idéologie du contrôle de soi qui préside au salon ne transparaît jamais aussi clairement, en creux, que dans l’article publié un mois plus tôt (dans le numéro de novembre 2000) sous le titre « Arène sans gloire » : l’auteur se déchaîne littéralement contre un salon concurrent, celui du cinéma érotique de Barcelone tenu en octobre 2000. Si au Salon de la Vidéo Hot tout semble n’être que civilité et bon goût, au salon de Barcelone c’est l’excès qui est dénoncé : excès de présence et de sollicitation du corps des spectateurs. Hubris des sollicitations visuelles (« une jeune femme se fiste devant une bande de couillus en transe », observe l’auteur tandis que la moitié des photos jointes montrent des scènes où le public participe à des actes sexuels), des sollicitations sonores (« une sono aussi assourdissante que saturée »), de la densité humaine dans un espace trop restreint et de la liberté du passage à l’acte qui leur est accordé, « puant la sueur » (p. 52).

Le magazine se répand en vitupérations contre ce salon taxé de « vulgos », « grotesque, stupide, inutile » (p. 52) et taxé de « médiocrité dans ce qu’elle a de plus détestable et de plus sale » (p. 53). Il reproche aux Espagnols de ruiner ainsi les efforts des professionnels pour sortir le genre X du ghetto, menace nommément ceux qui ont contribué à cette initiative (« Pour son image la société IFG doit à l’avenir exercer la plus grande vigilance si elle ne veut pas être associée à ce genre de dérapage »). Même la « pureté » des actrices de films X est appelée à témoin : « Le choc est rude. Laura Angel n’en croit pas ses yeux, d’autres comédiennes préfèrent carrément détourner leurs regards » (p. 55) — en passant, notons qu’une angel est mobilisée ici, comme le sera à Paris une saint. L’article se termine sur une grande photo de gang bang barcelonais barrée d’un immense « Plus jamais ça ! ».

La virulence du ton rappelle les moralistes du xixe siècle, comme si une partie de la profession du hard regroupée autour de la revue française Hot Video s’instituait en police des moeurs de ses alter ego espagnols. Plus précisément, la condamnation de ceux qui, « entraînés dans un tourbillon toujours plus hard, se plaisent à choquer, espérant ainsi attirer l’attention sur eux » (p. 55) et l’appel à la vigilance de l’ensemble de la profession rappellent le discours des Églises confrontées à des schismes ou à des hérésies. D’ailleurs la revue le reconnaît : « Le X est aujourd’hui scindé en deux catégories bien distinctes » qui ne se réduisent pas à des clivages nationaux. À travers la critique du salon espagnol et de sa forme sémantique (car ici tout est signe, y compris les gang bangs), c’est un projet plus vaste que dessine Hot Video. Celui d’un ressaisissement, de la reprise d’une forme identitaire collective en construction, une Reaktivierung du discours de distinction qui fonde la revue, en même temps qu’une reprise en main de ses objectifs.

Le paradoxe que nous avions initialement pressenti au terme d’une simple observation des stands se révèle ici comme une opposition non entre une logique commerciale et une logique libidinale, mais, plus subtilement, entre, d’une part, le désir malléable d’un public qui peut se prêter aussi bien à la contemplation disciplinée qu’à la frénésie du gang bang et, d’autre part, une doctrine commerciale se définissant elle-même comme une ortho-doxa professionnelle, opposée à une autre doctrine commerciale possible (celle du hard trash).

Ce discours n’est pas très éloigné de celui de Patrick Baudry qui, dans sa propre tentative pour saisir les salons de la vidéo X, estime aussi que l’autodiscipline, « dans une atmosphère sérieuse, réservée, concentrée, attentive et polie » est inhérente à la pornographie (1997 : 154). Pour lui, la maîtrise de soi dans ce genre de salon est comparable à celle qui règne dans les concerts de jazz, la distance entre la violence des images et l’impassibilité du public des salons du X étant équivalente à l’ambiance des spectacles musicaux « où la frénésie des chorus, le rythme endiablé de certains tempos, n’entraînent que de modestes battements de pieds dessous les tables où est venu s’asseoir un monde tout à la fois passionné et posé ». Patrick Baudry rejoint Hot Video lorsqu’il affirme que « le participant des salons dont les mains se montreraient “baladeuses” aurait tout l’air d’un grossier personnage, d’une sorte de “plouc” » (1997 : 154). Mais alors que la revue verrait surtout dans cette doxa une arme de combat contre ses rivaux du hard trash, Patrick Baudry pour ainsi dire « essentialise » le phénomène et voit dans la maîtrise du geste un attribut par excellence de la pornographie, aussi sûrement que Lévinas voyait dans la pudeur un attribut essentiel de la féminité (1991 : 79). Pour Patrick Baudry en effet l’absence de passages à l’acte ou de gestes déviants tient au fait que le public, de même qu’il joue individuellement à « se voir voir » (1997 : 139) devant des cassettes X, « joue à jouer l’enthousiasme » collectivement dans un salon de la video X (1997 : 153). Les gens ne viennent même pas voir des corps et des pratiques qu’ils connaissent par coeur : ils viennent « participer à la logique d’une imagerie » (1997 : 154), une logique qui, parce qu’elle est purement irréelle et déréalisante, n’entraîne aucun effet retour sur le désir et la sexualité de ceux qui y participent.

II. Le positionnement théorique de notre enquête et le public interrogé

A. Positionnement théorique et conditions de l’enquête

Notre approche du salon du X s’inscrivait dans le prolongement des travaux de sociologie compréhensive de Jean-Claude Kaufmann, notamment l’enquête réalisée sur la pratique des seins nus sur les plages (2000). Il s’agissait, conformément aussi à l’esprit des recherches de Pierre Bourdieu, d’éviter les biais du discours savant (1994b), et les surimpositions de problématique qu’il implique. La littérature traitant de pornographie représentant toujours le point de vue d’une élite cultivée sur la question, qu’elle soit politiquement engagée comme dans les ouvrages féministes — quel que soit leur degré d’hostilité ou de sympathie à l’égard de la pornographie — (Mac Kinnon Dowrkin, 1988 ; Poulin, 1993 ; Hénaut, 1997 ; Ross 1997), ou qu’elle soit axiologiquement plus neutre comme dans la recherche idéal typique de Patrick Baudry citée plus haut, ou encore dans les tentatives de théorisation des besoins sociaux véhiculés par la demande pornographique (Laura Kipnis, 1999).

Il s’agissait pour ce faire de tenter un détour par cette parole qui ne se dit jamais, celle des consommateurs ordinaires. Le lieu pouvait sembler propice à la levée des censures dans la mesure où tout le public s’y donnait ouvertement à voir comme amateur du genre. Cependant, une brève visite du salon suffisait pour comprendre qu’une enquête compréhensive approfondie par entretien semi-directif s’y révélerait impossible, essentiellement parce que le public s’y rend dans un esprit ludique peu compatible avec le recueil de longues confidences. Ainsi, l’entretien minute choisi par Jean-Claude Kaufmann comme méthode privilégiée dans le contexte où il se trouvait nous a paru, pour des raisons assez voisines des siennes, approprié au contexte du salon. À cela s’ajoutait une contrainte supplémentaire : afin de ne pas « dépareiller » avec l’ambiance commerciale du salon, nous avons donné à cet entretien l’apparence d’une enquête de consommation, teintée de marketing, avec un certain nombre de « questions leurres » ou de questions fermées destinées à donner aux personnes le sentiment que nous les interrogions non pour sonder leur rapport à l’image pornographique, mais, dans un but utilitaire, pour améliorer le salon l’année suivante. Cette couverture utilitariste du questionnaire s’est d’ailleurs révélée très efficace face à un public effectivement très enclin à demander « Ça sert à quoi votre enquête ? » et peu sensible à l’intérêt strictement universitaire de la démarche. On obtient évidemment en contrepartie des réponses souvent elliptiques, obligeant à des inductions fondées sur des recoupements intuitifs, inductions rendues aussi nécessaires par le profil du public interrogé, qui use de mots vagues et exprime davantage ses intentions dans l’intonation des réponses que dans des phrases construites. Ces inductions ne pourront être validées ou infirmées que par des enquêtes ultérieures.

Posté à la sortie du salon avec des questionnaires sous le bras, nous pouvions apprécier grossièrement la composition sociologique des visiteurs (surtout l’âge, le sexe et, dans une certaine mesure, le niveau social) et choisir les personnes à interroger de façon à ce qu’elles représentent un grand nombre de catégories du public. Une minorité des gens abordés, moins d’un cinquième, a refusé de répondre. Il s’agissait pour une grande part de personnes d’âge mûr et de condition sociale supérieure, constituant une fraction assez marginale du public du salon. L’ardeur à répondre était égale chez les hommes et chez les femmes, ces dernières nous demandant de transmettre leurs propres attentes aux organisateurs : qu’il y ait plus d’hommes nus et que l’on prévoie davantage de scènes répondant aux attentes sexuelles des femmes.

Au total, 120 questionnaires ont pu être remplis. Il était impossible d’en soumettre davantage au public sans se faire trop remarquer par les organisateurs, à l’égard desquels nous souhaitions conserver une indépendance absolue. Compte tenu du caractère restreint de ce panel, il peut être délicat d’en tirer des conclusions de portée générale sur le plan quantitatif et nous ne citons des statistiques qu’à titre indicatif, à l’appui des conclusions qualitatives formulées à partir des réponses.

Nous avons par ailleurs tenté une approche plus approfondie auprès de quelques personnes disposant d’un peu plus de temps, mais qui étaient chacune à leur manière un peu « décalées » par rapport aux profils les plus répandus dans le public. Notamment deux quinquagénaires passionnés par la consommation pornographique, et deux professionnels de l’organisation des salons venus observer les pratiques de leurs concurrents.

B. Les caractéristiques sociologiques du public interrogé

Une première visite du salon nous avait révélé l’existence d’un public assez différent des jeunes hommes « aux souliers gominés et souliers étincelants » et des femmes en « jupe courte, couleurs vives ou fluo, collants à motifs, bottines expressives » que Patrick Baudry identifie comme un public typique des salons hard (1997 : 153). Résultat de la démocratisation du porno (et notamment de la publicité faite au salon par les radios pour jeunes), la majorité du public est assez jeune, et visiblement apparentée aux classes moyennes inférieures de la société.

L’âge moyen de notre panel — qui reflète probablement celui de l’ensemble du public — se situe à 27,4 ans, l’âge médian à 24,5 ans. Les 20-30 ans représentent plus de la moitié des effectifs, les plus de 35 ans moins d’un cinquième et aucun visiteur ne dépasse les 55 ans. Les plus jeunes ont 16 ans (tableau 1).

Tableau 1

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Les étudiants et lycéens y représentent en somme cumulée un peu plus d’un cinquième des effectifs interrogés, les petits employés du tertiaire un peu plus du tiers, les ouvriers un autre cinquième. Curieusement, dans notre échantillon, parmi les gens qui travaillent dans le tertiaire reviennent le plus souvent : 1) les professions liées à des métiers de surveillance, de sécurité, impliquant un certain rapport à l’ordre (des gardiens de nuit, des vigiles, mais aussi des militaires, des pompiers et un surveillant de collège) ; 2) les professions liées aux transports (chauffeurs de bus, chauffeurs de taxi), au commerce, à l’informatique. En revanche, assez peu d’enseignants, d’agents administratifs ou de professionnels de la santé.

Les catégories les plus représentées dans notre panel ne sont pas nécessairement celles qui consomment le plus de produits pornographiques, mais il est étonnant de les voir revenir d’une manière si récurrente parmi celles susceptibles d’effectuer une démarche particulière de déplacement vers un lieu de socialisation de la pornographie tel qu’un salon de la video X. On observe que leur éthos professionnel :

  • Soit se fonde sur des valeurs de force physique, de violence et de virilité (cas des professions de sécurité) et comprend des impératifs de disponibilité qui peuvent reléguer la vie sentimentale au second plan ou la soumettre à d’importantes contraintes ;

  • Soit implique un isolement relationnel (cas des informaticiens, des chauffeurs de camion) ou un rapport à autrui médiatisé par l’argent (cas des professions du commerce) qui peut d’une manière ou d’une autre créer des dispositions favorables à l’égard de l’esthétique pornographique.

Ces hypothèses seraient à approfondir au moyen d’une étude quantitative.

La sous-représentation des cadres, elle, s’explique probablement par la localisation peu valorisée du salon (à proximité du périphérique sud), par la nature des médias qui en ont diffusé la publicité (radios pour jeunes, et une émission grand public à une heure de grande écoute), ainsi que par l’image encore ambiguë, marquée du sceau de la bassesse, qui touche ce genre de manifestation.

Il convient de signaler dans notre panel, et dans le public en général, la présence d’une minorité « savante » de professionnels des arts et du spectacle (strip-teaseuses, organisateurs de manifestations X, techniciens de la profession), venus s’informer des dernières productions ou prendre des contacts utiles. Compte tenu du prix d’entrée, on ne trouve pas de chômeurs, sauf parmi les femmes qui bénéficient d’un accès gratuit.

La localisation géographique (46 % d’habitants de la banlieue, dont beaucoup de la banlieue Est et de la Grande Couronne, socialement assez défavorisées) corrobore les observations faites sur le milieu social des agents.

Nous n’avons pas abordé la socialisation culturelle des agents, notamment leurs origines religieuses, dans la mesure où la question aurait pu susciter une certaine gêne dans ce contexte. Compte tenu de la présence d’immigrés ou de descendants d’immigrés dans notre panel, une certaine diversité religieuse se reflète sans doute dans les réponses apportées, mais cet aspect devrait faire l’objet d’autres enquêtes à venir.

Le Salon de la Vidéo Hot n’est pas un espace de socialisation du seul fait que la pornographie y est exhibée devant plusieurs personnes en même temps, mais aussi du fait que les gens s’y rendent en groupe d’amis. C’est le cas pour la moitié de notre panel. Un tiers des gens seulement y viennent seuls, et le reste en couple (tableau 2). Les déplacements en groupe d’amis sont notamment fréquents parmi les plus jeunes. Ils peuvent fausser les réponses aux questionnaires en favorisant des phénomènes d’ostentation, voire de mimétisme. Nous avons tenté d’éviter ce biais en insistant auprès des gens interrogés dans leur groupe d’amis pour qu’ils fournissent des réponses personnelles, et ne se sentent pas obligés d’être d’accord avec les autres. Les réponses en couple donnent souvent lieu à des censures qui seraient sans doute moindres ou du moins différentes si les personnes avaient pu répondre seules.

Tableau 2

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Comme on pouvait s’y attendre, les femmes sont minoritaires. Toutefois, leur présence n’est pas négligeable : 24 sur 120 soit 20 % de notre panel (et, semble-t-il, à peu près autant dans l’ensemble du public que nous avons vu). L’entrée pour elles était gratuite. Dans notre échantillon, elles sont sensiblement plus jeunes en moyenne que les hommes (57 % ont moins de vingt ans), mais il est difficile de savoir si tel était le cas de l’ensemble du public du salon. Elles aussi sont venues avec un groupe d’amis, voire uniquement entre filles, à une exception près.

Le public de notre panel n’est pas nécessairement constitué d’inconditionnels des salons hards. Moins de la moitié a déjà participé à ce genre de manifestation (tableau 3). Mais les visiteurs ont souvent une certaine connaissance des produits pornographiques : deux tiers des personnes interrogées ont lu au moins une fois Hot Video, et la moitié plusieurs fois (trois quarts des femmes en revanche n’ont jamais lu cette revue).

Tableau 3

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III. Le rapport du public à l’érotisme du salon et à sa forme commerciale

Les réponses à nos questionnaires minute remettent en cause certains présupposés sur le contrôle de soi dans les salons pornographiques, et révèlent la faculté relative du public à respecter malgré tout les normes qu’on lui impose.

A. Un spectacle à la fois « excitant et ennuyant » ?

Premier résultat de l’enquête : ce caractère à la fois « excitant et ennuyant » que Patrick Baudry (1997 : 152) croyait identifier dans la pornographie, cette espèce d’entrelacement indécidable entre désir et vide que l’auteur décèle par son approche phénoménologique, n’est pas vécu comme tel par le public. Celui-ci tranche assez facilement la question de l’excitation dans le sens négatif ou positif, les hésitations étant finalement assez rares : la plupart, sans aucun souci de nuance (que nous cherchions pourtant à susciter malgré le caractère fermé de la question, par une interrogation du regard), ne trouvent au salon aucune source d’excitation ; un tiers seulement de notre panel y trouve une source d’excitation, cette réponse provenant singulièrement de jeunes femmes et de visiteurs qui ne connaissent pas bien les revues pornographiques.

Par-delà ces agrégats, on remarque une grande diversité de réponses. Certains visiteurs se répandent en appréciations élogieuses (« c’est cool », « c’est très convivial », « c’est sympa »). « C’est chaleureux », estime par exemple un routier dijonnais venu acheter des cassettes. On salue l’organisation comme une prouesse : « C’est nickel ! » s’exclame un agent de sécurité de 19 ans qui voudrait tourner des films X. Tandis que des usagers désabusés trouvent le salon « nase », « froid », « ordinaire » décevant. Cette expérience très personnelle du salon ne semble corrélée à aucun facteur isolé : ni à l’âge des personnes qui s’expriment, ni à leur sexe, ni au fait qu’elles soient venues seules ou en famille.

Dans certains cas, l’enthousiasme peut être lié à une sorte d’accoutumance. Ainsi ces deux agents de sécurité de 24 ans qui disent avoir « adoré les shows » au point d’être restés « douze heures d’affilée dans le salon » ! C’est le troisième qu’ils visitent. Ils en ont parfaitement intégré l’éthos « visuel » sur lequel ils insistent quand on les interroge sur les pratiques sexuelles (voir plus loin). Il peut résulter aussi d’une sorte de sublimation personnelle. Ainsi, un jeune étudiant des Beaux-Arts d’origine asiatique dit avoir aussi beaucoup aimé ce salon et déclare y être venu parce qu’il aime beaucoup tout ce qui touche au corps et trouve artistique tout ce qui s’y rapporte.

Pour beaucoup, l’expérience du salon et le choix des mots pour en parler sont liés à une mise en scène consciente de soi, une façon de se positionner auprès de ses proches. Pour certains, on y va « pour dire qu’on y est allé », et on répond aux questions en fonction de l’image de soi que l’on veut donner. « On va dire qu’on est des grosses cochonnes » observe un groupe de filles qu’on interroge. Pour ce public « en représentation », qui est le plus proche peut-être des descriptions de Patrick Baudry, à la limite peu importe ce qu’est ce salon, ce qu’on y trouve, le plus important est de s’être trouvé collectivement — en couple ou avec des amis — dans la position de ceux qui osent y aller, de ceux qui se regardent y être, et de ceux qui se regardent en parler. À cette catégorie, il faut aussi inclure ceux qui sont venus juste « pour rigoler », qui « n’en attendaient rien » et qui, quoi qu’il advienne, s’étaient de toute façon préparés à garder une distance critique (protectrice ?) à l’égard de ce qu’ils verraient.

Mais tel n’est pas le cas du plus grand nombre : venus « par curiosité », comme ils disent — la « curiosité » est avancée comme première raison de la visite dans 43 % des questionnaires —, « pour voir », ils étaient dépourvus d’a priori et prêts à se laisser surprendre par une certaine magie érotique.

Mais cette magie dans l’ensemble ne fonctionne pas universellement. Le public lorsqu’il n’est pas satisfait énonce généralement trois grands types de causes à cet échec :

  • La violence commerciale. Pour la plupart il s’agit surtout d’un « étalage de cassettes », « de business ». « Trop de racolage », « c’est trop commercial » sont les remarques qui reviennent le plus souvent (dans 24 de nos questionnaires pour la dernière expression). « C’est une foire au bétail », « c’est une arnaque », a-t-on encore entendu. Les gens se plaignent du prix, de l’exiguïté des locaux, de la sonorisation. Les médiations de convivialité sont trop rares pour faire oublier ces désagréments. L’impression de subir de plein fouet la violence de l’exploitation mercantile est particulièrement forte au sein de ce public majoritairement peu fortuné.

  • La foule. Omniprésente, elle cause agacement et impatience. On se plaint des queues pour les dédicaces ou le théâtre privé. On déplore qu’il n’y ait pas plus de filles dans le public pour au moins trouver des occasions de discuter et de draguer. Du coup, on projette des rancoeurs sociales sur les autres visiteurs : un ingénieur parisien de 26 ans trouve qu’il y a « trop de beaufs, trop de racaille » dans le public. Un jeune ouvrier de la banlieue confie aussi que « c’est que de la racaille » avec une nuance de haine de soi, comme une honte d’être enlisé dans une sorte de médiocrité à laquelle il lui semble avoir communié malgré lui. Il n’est pas impossible que cette densité humaine renvoie par trop le public urbain — certes plus tolérant à la promiscuité que les habitants des zones rurales — au quotidien des transports en commun, du travail, qui inhibent passablement la libido.

  • L’échec à cibler le fantasme individuel. Parce que la cible du salon est une sorte de public moyen idéalement construit et, finalement, peu défini, une bonne partie des visiteurs n’y trouvent pas leur compte. Entre le public adepte d’un érotisme soft (une conductrice de bus de 26 ans qui estime le spectacle « trop brut, trop Canal+ » ou la dame en couple qui aurait préféré qu’on aménage le salon en deux parties, hard/érotique) et les habitués de la pornographie qui auraient aimé pouvoir articuler le spectacle à des fantasmes précis (notamment un jeune fonctionnaire interrogé dans notre panel), il n’y a pas de voie moyenne possible. De même entre hommes et femmes (mécontentes de l’absence de strip-teases masculins à leur intention), entre hétéros et homos (qui, souvent venus en couple, se sentent exclus de l’imaginaire proposé).

Au bout du compte, ce n’est pas vraiment la logique intrinsèque de la pornographie, son côté « déréalisant », qui nourrit les sentiments ambigus — ou un non-sentiment tout court — du public à l’égard de ce genre de manifestation. Ce sont des éléments très concrets que le public met en cause : le manque d’espace, le prix des cassettes, l’allure des vendeurs, et qui révèlent d’une façon excessive à ses yeux la violence de l’exploitation commerciale animant le salon. Pour emprunter une métaphore deleuzienne, on pourrait dire que la consommation pornographique, « déterritorialisée » dans l’idéal type décrit par Patrick Baudry, se re-territorialise ici dans l’espace collectif du salon, selon les contraintes les plus triviales de la réalité.

B. La question de la maîtrise de soi

Le caractère extrêmement pragmatique et concret des appréciations du public se retrouve dans les réponses sur la maîtrise de soi. Notre questionnaire comprenait des questions directement liées à la pratique sexuelle, qui visaient à la fois à étudier l’effet de ce genre de manifestation sur le désir des agents, et à évaluer ce qu’auraient été leurs appréciations sur un salon plus ouvert au passage à l’acte.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’art pornographique n’implique pas nécessairement que tout le désir soit absorbé dans un jeu de miroir et une mise en scène de soi aux prises avec des leurres. Un quart environ des gens interrogés ont répondu sans hésiter qu’il serait souhaitable de permettre aux gens du public de se masturber, dans ce genre de salon — et près d’un tiers des filles n’hésitent pas à émettre ce voeu. Ils sont presque la moitié (très nombreux surtout parmi les plus jeunes) à estimer souhaitable de pouvoir y faire l’amour. Ce chiffre est beaucoup moins élevé cependant chez les filles, qui semblent préférer l’idée de se masturber à celle de faire l’amour avec des inconnus. Certains formulent le souhait de pouvoir faire l’amour avec des actrices, d’autres, venus en couple, avec leur partenaire.

Bien sûr, une partie des gens estimant que l’on devrait pouvoir se masturber ou faire l’amour dans ce genre de salon n’en éprouvent pas forcément le besoin. Certains même précisent qu’ils l’accepteraient surtout par esprit de tolérance à l’égard de ceux désirant s’adonner à ces pratiques, sans chercher à y prendre part. Toutefois, la teneur de ces réponses reste très éloignée des diatribes « anti-Barcelone » de la revue Hot Video. Un Belge ayant participé à l’organisation de salons à l’étranger, pensant se faire le porte-parole des gens qu’il a entendus autour de lui au salon, estime même que cette manifestation « est complètement larguée par rapport à Barcelone » et que la seule façon d’échapper à l’impression de froideur et d’exploitation commerciale aurait été justement d’imiter les Espagnols : pousser le public à passer à l’acte sur un mode ludique.

Il est intéressant de noter que les personnes les plus hostiles à l’idée de se masturber ou de faire l’amour dans ce genre de salons sont les lecteurs assidus de Hot Video, c’est-à-dire ceux qui ont le plus intériorisé le discours de la revue. Mais cette réalité ne doit pas éclipser le fait que, pour un nombre significatif de visiteurs, un rapport plus physique au salon serait de loin préférable à l’autodiscipline commerciale qui y règne.

Les arguments avancés par ceux qui s’opposent à l’idée de faire l’amour ou de se masturber en pareil lieu ne relèvent pas tous, loin s’en faut, d’une conception de l’« art pour l’art » ou d’un rapport particulier à l’image qui annihileraient la possibilité du passage à l’acte. La plupart, ayant en tête les sex-shops où seul un usage abondant de produits détergents garantit la propreté des lieux, évoquent tout simplement les problèmes d’hygiène que susciterait ce genre de pratiques en un lieu de si grande affluence : « Il faudrait pouvoir aménager des chambres », note un groupe de jeunes lycéens ; « on pourrait se masturber, mais il faut respecter les règles et l’hygiène », dit un jeune homme (« respecter le lieu », entendra-t-on même, formule qui n’est pas loin d’évoquer les églises et les cimetières). Cette hantise de la saleté du corps d’autrui se retrouve en creux dans les louanges adressées au salon 2000 sur ce point : « C’est propre, c’est clean ».

Autrement dit, ce qui se joue dans la réticence au passage à l’acte n’est pas une autocensure inhérente à l’art pornographique (où à son idéal défini par les professionnels), mais une méfiance ordinaire à l’égard du corps d’autrui et des problèmes de propreté et de salubrité que susciterait une trop grande liberté physique à si vaste échelle. L’obligation de maîtrise de soi découle d’une impossibilité de décoller du réel, de s’affranchir du principe de réalité, dirait-on dans le langage de Freud. Le décollage ne se produit pas. Le fantasme est inhibé par la lourdeur commerciale des stands, et les contraintes reliées à la foule. Il s’agit d’un contraste frappant avec les témoignages rapportés des clubs échangistes par l’anthropologue Agathe Bénard : « Les clients [des clubs échangistes] ne chipotent pas sur l’hygiène, sur la décoration, sur le fait que certaines soirées foirent » (2003 : 32). Dans ces milieux qui se perçoivent comme aristocratiques (« Les échangistes aiment bien l’idée d’évoluer dans une sorte de société secrète », 2003 : 31), la dimension commerciale n’intervient qu’à l’entrée et disparaît ensuite, ou se trouve compensée par d’autres éléments psychologiques ; quant à la méfiance à l’égard d’autrui (et à l’égard de l’altérité de son propre corps), des problèmes d’hygiène que son corps et le corps de l’autre soulèvent, elle est neutralisée par un sentiment élitiste. Sentiment entretenu par une série de médiations idéologiques (le discours social sur l’échangisme) et matérielles (le vestiaire, l’espace de sociabilité, celui de la drague et celui du sexe), lesquelles donnent à la soirée échangiste les dimensions d’un parcours initiatique, d’un arrachement grisant au monde ordinaire des interdits, médiations totalement absentes du salon du X, lequel du coup reproduit les censures sociales ordinaires au détour de chaque stand.

C. Le salut par la femme

Malgré l’absence d’une réelle possibilité d’exutoire physique, et en dépit des récriminations qu’inspire l’esprit trop commercial du lieu, le désir trouve en partie à s’assouvir grâce à certains dérivatifs — ce qui explique que la moitié des gens interrogés disent avoir une vision « positive » de cette expérience.

Le premier est l’achat de cassettes vidéos : un tiers des gens interrogés (et un quart des femmes) en ont acheté, ou encore l’achat de lingerie (qui intéresse plus particulièrement les femmes, semble-t-il). Mais il est généralement évoqué sur un mode anecdotique comme un détail sans importance qui ne peut à lui seul donner sens à la venue au salon.

L’intérêt des spectateurs masculins se tourne plus massivement vers les séances de dédicace des actrices et vers les spectacles où celles-ci simulent des actes sexuels. Ce sont ces deux aspects des spectacles que l’on mentionne la plupart du temps au nombre des sources de satisfaction : un tiers des gens interrogés au sortir de la visite disaient être venus pour les actrices — deuxième motivation derrière la simple curiosité — et leurs shows figurent en tête de ce qu’ils ont apprécié. Il semble que les actrices fassent l’objet d’investissements affectifs plus profonds que ne le laisse entendre habituellement la littérature sur la pornographie. Les deux quinquagénaires longuement interrogés au début de l’enquête et qui se disaient fans des Vidéos Marc Dorcel (un style français de pornographie relativement raffiné et humoristique) citaient de mémoire les actrices et leur filmographie, et disaient de telle ou telle « elle est très belle », « je l’adore » avec des nuances de grande tendresse dans la voix. À travers leur témoignage, l’image des actrices n’était pas celle d’objets d’exploitation, mais d’êtres qui se donnent, et donnent de leur personne (comme les enseignantes ou les infirmières. Il n’est d’ailleurs pas innocent que celles-ci se retrouvent abondamment dans les films X de Marc Dorcel) et envers qui une forme de gratitude s’exprime finalement. Les images du don, de la disponibilité sexuelle et de la bona mater s’entrelacent. Cette dimension n’est peut-être pas présente chez les amateurs de hard plus « sauvage », mais elle constitue néanmoins l’une des facettes du regard des consommateurs.

La « starisation » de la femme disponible ajoute à cette affection une sorte de verticalité, une iconisation qui pointe vers une forme de transcendance et qu’on retrouve dans la hiérodulie, très présente aussi à l’arrière-plan de la prostitution (Qualls-Corbett, 1998 ; Gilmore 1998 ; Pryen 1999), depuis le Moyen-Âge en Occident (Rossiaud, 1988), voire dans l’iconographie des pin-ups (Mary, 1983). Au salon du X, des centaines de gens font sagement la queue pour obtenir la dédicace d’une actrice, comme à une séance de dédicace d’un écrivain. L’autodiscipline ne fonctionnerait probablement pas à ce point si elle n’était imprégnée, pour certains au moins, de cette sorte d’idolâtrie. Il semble même que le sens premier du Salon de la Vidéo Hot soit là pour ceux qui l’assument jusqu’au bout. Dès lors qu’un passage à l’acte physique est prohibé, la présence charnelle des femmes objets de culte devient le seul moyen de « partager quelque chose en public autour de la pornographie ». Puisque le sexe réel est impossible, c’est finalement la communion dévote autour de l’image de la sainte — la déesse tutélaire du salon cette année-là s’appelait Sylvia Saint — qui donne sens à la venue des jeunes gens désoeuvrés, tout imparfaite que soit cette communion.

Il n’est pas rare qu’à la question : « Qu’avez-vous préféré dans le salon ? » les gens nomment une actrice, mettent en avant le fait qu’elle ait accordé une dédicace ou sa performance scénique : « J’ai bien aimé le show de Géraldine. Sur scène elle est géniale », confesse un technicien de maintenance quadragénaire, la voix pleine d’enthousiasme. In fine, « qu’il y ait plus de féminité, plus de femmes, plus d’actrices » s’avère être la revendication qui ressort le plus souvent et le plus spontanément des questionnaires. Et ce, sur le ton d’une demande de « supplément d’âme » ou de supplément de tendresse, comme si, dans une situation de censure objective des gestes, la demande de pornographie se traduisait non par une demande d’images pour elles-mêmes (personne ne demande plus de vidéos ou plus de photos), mais par une demande romantique de présence féminine fétichisée.

Se fondant en partie sur les travaux d’Edgar Morin (1972), dans une étude récente sur l’usage des calendriers illustrés de nus féminins dans l’espace professionnel, Anne Monjaret a montré combien les présences féminines, fussent-elles pornographiques, « adoucissent l’inévitable, l’inexorable cheminement vers la mort » dans un jeu complexe avec leur support qui pourtant est censé accuser le passage du temps (2006). De la même manière, la présence des actrices X, produit de l’exploitation commerciale, vient en édulcorer le côté « business », « foire à bestiaux dans un hangar » qui d’un bout à l’autre de la visite incommode les spectateurs. Ces femmes fétiches fonctionnent comme le pharmakon des contradictions multiples de ce salon, et comme des consolatrices, en quelque sorte, médiatrices d’un dépassement permanent des frustrations, qu’en même temps elles entretiennent. Elles constituent en cela un capital qui ne cessera d’être valorisé par les organisateurs dans les comptes rendus du salon et des diverses autres manifestations organisées dans l’année et grâce auquel la tenue d’un autre salon sera envisageable l’année suivante.

Conclusion

Les contraintes spécifiques à l’ambiance des sorties de salon, si elles permettent de « parler de pornographie » avec ses usagers plus ouvertement et de toucher une population plus large, ne permettent pas de recueillir une parole suffisamment approfondie pour répondre aux exigences d’une recherche en sociologie compréhensive digne de ce nom. De ce point de vue, cette première expérience d’enquête in situ est au moins aussi instructive par ses limites que par ce qu’elle permet d’entrevoir. Elle aura cependant permis une première approche des contradictions inhérentes à la mise en scène publique d‘une pratique de consommation érotique d’ordinaire réservée à la consommation privée.

Elle révèle en outre, à travers les intonations et les gestes, une plus grande variété d’évocations et de contradictions dans le rapport à l’image pornographique que les constructions savantes a priori ne peuvent identifier, ce qui devrait inciter à enquêter auprès des usagers dans des espaces plus propices aux entretiens de longue durée.