Corps de l’article

« Avons-nous vraiment perdu la langue à l'étranger? » La question, sans doute, suppose que quelqu'un, un jour, ait prononcé cette phrase : « Nous avons perdu la langue à l'étranger », et qu'il faille le prendre au sérieux, sans que l'on sache si ce sera pour objecter à la perte (l'avons-nous perdue, vraiment?) ou pour objecter au lieu de la perte (l'avons-nous perdue à l'étranger, vraiment? Ne l'avions-nous pas déjà perdue, longtemps avant?). À moins que la question ne porte sur le « vraiment ». Auquel cas la phrase à laquelle elle répond serait plutôt : « Nous avons presque perdu la langue à l'étranger ». La phrase a été prononcée en allemand, presque poétiquement. Nous faisons donc fond, en tout cas, sur une traduction, une parmi tant d'autres possibles et effectivement proposées, toutes invérifiables tant qu'elles ne se mesurent pas à une explication de texte, tant qu'elles ne se transmettent pas de l'intérieur d'une interprétation. Il n'y a pas de traduction sans interprétation, déjà développée ou du moins anticipée. Là-dedans, rien de nouveau. Mais il faudrait corriger, légèrement : pas de traduction poétique sans l'anticipation d'une interprétation. C'est d'ailleurs la formule même (et le danger) d'une traduction poétique : toujours, elle anticipe sur le sens. À l'étranger, nous n'avons pas encore le sens ou nous l'avons déjà perdu. Mais nous traduisons, vaille que vaille.

1

La fonction de ce titre était sans doute d'annoncer que l'exposé qui suit[1] va s'occuper de Hölderlin et de son expérience de l'étranger, de la langue à l'étranger, comme traducteur, comme poète, l'un par l'autre, les deux étant inséparables. Les vers auxquels ce titre fait écho sont bien connus, ils ont été cités et commentés une infinité de fois, et d'abord par plusieurs générations de philologues hölderliniens, depuis au moins Friedrich Beissner, le maître d'oeuvre de la grande édition des oeuvres de Hölderlin, dite de Stuttgart, mais aussi par Heidegger[2] et ceux qui ont commenté à sa suite, contre lui ou avec lui, l'oeuvre poétique de Hölderlin. Ces vers constituent le début de la seconde version du poème « Mnemosyne » :

Ein Zeichen sind wir, deutungslos,

Schmerzlos sind wir und haben fast

Die Sprache in der Fremde verloren[3].

Ils ont aussi été cités, bien sûr, par Antoine Berman, qui y fait référence aux pages 261 et 276 de L'Épreuve de l'étranger[4]. La traduction qu'il reprend est celle de l'édition de Philippe Jacottet dans la Pléiade :

Un signe, tels nous sommes, et de sens nul,

Morts à toute souffrance, et nous avons presque

Perdu notre langage en pays étranger[5].

Tout à l'heure, nous relirons rapidement le chapitre consacré à Hölderlin par Berman et nous tenterons d'expliquer sa place tout à fait singulière, à la fois centrale et marginale, dans l'économie du livre. En un mot, ici, dès le début, il faut rappeler que le livre est consacré pour une part essentielle à la théorie de la traduction dans le romantisme d'Iéna, celui de l'Athenäum. La répétition de cette théorie, dans la foulée de Walter Benjamin, est présentée par Berman comme une révélation critique :

La théorie romantique de la traduction, poétique et spéculative, constitue à bien des égards le sol d'une certaine conscience littéraire et traductrice moderne. La visée de notre étude est ici double : il s'agit de révéler le rôle encore méconnu de cette théorie dans l'économie de la pensée romantique. Mais, d'autre part, il s'agit d'en discuter les postulats et de contribuer ainsi à une critique de notre modernité[6].

En simplifiant, mais c'est ce que fait ici Berman lui-même, il s'agirait d'une théorie « spéculative » de la traduction, contemporaine d'une théorie « monologique » et « intransitive » de la littérature[7]. Or l'acte de la traduction, dit Berman, fait état d'une modernité qui n'est pas celle de l'Athenäum et des frères Schlegel. Cet acte conteste les injonctions culturelles qui visent à la réduction de l'étranger et « il devient par là-même un acte culturel créateur[8] ». Cette contestation, de plus, se présente comme « l'essence de la traduction moderne[9] ». Berman donne alors un exemple de traduction moderne dans le sens hölderlinien, celui de la traduction en français de l'Énéide de Virgile par Klossowski (publiée en 1964), qui provoque, dit-il, un rajeunissement de l'oeuvre traduite et pousse les langues à leurs confins, par un « accouplement » des langues, qui, tout en se mélangeant, manifesteraient ainsi leur différence. Ce métissage, cette rencontre des langues dans la révélation de leur différence, contiendrait pourtant un risque majeur, celui de « la perte du langage (du langage propre, du langage tout court) au « pays étranger »[10]. C'est, on l'aura compris, une référence directe aux vers de Mnemosyne en sa deuxième version. Cette référence reprend les termes mêmes de la traduction citée plus haut. Il faut croire qu'elle en reprend aussi l'interprétation sous-jacente. C'est ce qu'il faudra voir. Voici, entre-temps, ces mêmes vers dans la traduction baroque et hermétisante de François Turner. Le caractère baroque de la traduction n'est pas encore tout à fait sensible au début du poème. Je n'ai pas le temps, ici, de me demander (mais il le faudrait, et cela serait un exercice en « traductologie » ou en « critique des traductions ») si la poésie de Hölderlin appelle et exige réellement une traduction hermétisante.

Un signe sommes-nous, sans sens,

Sans souffrance, nous, et avons

Perdu presque la langue à l'étranger[11].

Bien sûr, quelques pages avant, déjà, Berman avait cité ces lignes pour dire « le péril qui gît dans l'amour de l'étranger » et que « seul l'amour de la "patrie" peut conjurer[12] », en comprenant et en présentant la fin du poème comme la description d'un paysage de mort à l'étranger. Nous verrons ce qu'il en est. Notons encore, que, tout de suite après cette rapide interprétation de Mnemosyne, Berman cite les vers extraordinaires de Hölderlin, provenant d'une version de « Brot und Wein », mis en évidence pour la première fois par Beissner dans son livre de 1933 sur les traductions de Hölderlin et commentés par Heidegger dans son cours de 1942, puis dans l'essai « Andenken » de Erlaüterungen zu Hölderlins Dichtung[13] :

 nemlich zu Haus ist der Geist

nicht im Anfang, nicht an der Quell. Ihn zehrt die Heimat.

Kolonie liebt, und tapfer Vergessen der Geist.

Je traduis en modifiant la traduction de la Pléiade, conformément aux indications de Heidegger :

 car au commencement l'esprit n'est pas chez lui,

À la source. La patrie le dévore.

L'esprit aime la colonie et un oubli vaillant[14].

Et voici le commentaire de Berman : « Le mouvement par lequel l’ " esprit " échappe à la mortelle immédiateté (dévorante) de la patrie est aussi bien celui qui risque de le consumer à la brûlante lumière de l'étranger. Dès lors, de même que l'épreuve de l'étranger protège de la mauvaise patrie, l'apprentissage de la patrie protège du feu du ciel — de l'étranger. Les deux mouvements sont inséparables. La tâche de la poésie consiste donc à maîtriser les déséquilibres inhérents à l'expérience du propre et à l'expérience de l'étranger[15] ».

2

Le présent exposé sur la perte de la langue à l'étranger se situe au confluent de plusieurs motifs et préoccupations, que je vais maintenant quelque peu détailler. Le premier motif, je viens de le montrer, concerne le livre d'Antoine Berman sur la théorie (ou les théories) de la traduction à l'âge du romantisme allemand et l'examen de ce qui différencie donc tellement Hölderlin de ses contemporains, à tel point qu'il est à lui seul, pour Berman, l'annonciateur de l'essence du traduire moderne. Dans un autre passage, Berman dit de Hölderlin qu'il a « inauguré une époque de la traduction occidentale qui n'en est encore qu'à ses premiers pas[16] ». Il fallait se demander en quoi consiste cette inauguration. Dans un article que je lui avais consacré en 1995, j'expliquais que Berman voyait parfois l'importance de Hölderlin dans le fait que la traduction chez lui instaure un rapport avec des « textes fondateurs[17] » et donc qu'elle fonde elle-même une tradition. Berman n'a pas pris toute la mesure de cette traditionnalité, disais-je, malgré le chapitre qu'il consacre à Hölderlin dans L'Épreuve de l'étranger. Il fallait donc en tout cas reprendre l'ensemble du problème.

Le second motif et le second courant qui aboutit à cette confluence, à mon titre et à mon sujet sur la perte de la langue, c'est évidemment l'interprétation de Heidegger dans son ensemble et tous les phénomènes qu'elle a provoqués, d'abord dans son livre Erläuterungen..., puis dans les cours qui ont été publiés et parmi lesquels j'ai repris, spécialement pour cette circonstance, celui, déjà signalé, de 1942, Hölderlins Hymne des « Ister ». Ce cours, qui est à ma connaissance le dernier prononcé sur Hölderlin, est important parce qu'il reconsidère l'ensemble de la question de l'historialité humaine dans le rapport du propre et de l'étranger, la structure de l'éloignement et le phénomène historique/historial de la réception de soi par l'appropriation comme événement « originaire » instaurateur du soi, du « national ». Il est important aussi dans le présent contexte parce qu'il propose à la fin une interprétation du « signe » et de la perte de la langue, à l'étranger, donc des premiers vers de la seconde version de Mnemosyne. Il l'est enfin parce que Heidegger consacre toute la partie centrale du cours à une lecture (partielle) de L'Antigone de Sophocle, et plus particulièrement du poème choral qu'il avait déjà commenté une fois, de manière décisive, dans son cours de l'été 1935[18]. C'est là qu'il fait référence, pour une fois, à l'activité traductrice de Hölderlin, pour aussitôt d'ailleurs la mettre de côté, puisque Heidegger propose sa propre traduction du poème choral et qu'il l'accompagne, bien entendu, de toute une réflexion sur la traduction. La traduction est la mise en oeuvre d'un dialogue. Un dialogue est nécessaire pour le devenir-soi et le venir-chez-soi (Heimischwerden) du propre, la fondation du national. Ce venir-chez-soi et devenir-soi suppose un passage par l'étranger. L'histoire ne commence que par cet écart originaire du soi. C'est pourquoi le venir-à-soi est l'historicité de l'histoire, il est sa loi et son origine. D'où la formulation de Heidegger :

Si le devenir-chez-soi d'une humanité porte l'historicité de son histoire, alors la loi de l'explication entre l'étranger et le propre est la vérité fondamentale de l'histoire, à partir de laquelle se dévoile l'essence de l'histoire. C'est pourquoi, à son tour, la méditation poétique sur le devenir-chez-soi doit être de type historique et, en tant que poétique, doit exiger un dialogue historique avec les poètes étrangers[19].

C'est bien la possibilité d'une histoire, l'ouverture d'une dimension historique, qui est recherchée par le « retour » aux Grecs, au commencement de « l'historicité occidentale[20] », retour qui n'est lui-même qu'un dialogue fondateur, par l'essai d'une traduction plus originaire de l'origine. Heidegger, bien entendu, détermine ainsi dès l'abord l'étranger, ce qui est ainsi nommé par Hölderlin, das Fremde. Il ne s'agit jamais d'une étrangeté aléatoire, laissée au hasard du choix du poète. Le poète choisit le dialogue refondateur avec Pindare et Sophocle, mais il le fait du seul choix possible. Dans la « répétition » qui ouvre pratiquement la deuxième partie du cours, Heidegger reprend tout ceci encore plus clairement :

Nous comprendrons mieux l'unité entre la localité du lieu [Ortschaft] et la migration de l'exil [Wanderschaft], qui n'est pas l'unité de deux éléments connectés mais une unité d'origine, si nous tentons de réfléchir l'essence de l'histoire. Celle-ci se cache pour Hölderlin dans le devenir-chez-soi de l'homme, lequel devenir-chez-soi est un passage par l'étranger et une explication avec l'étranger. En effet, l'étranger [das Fremde] par lequel passe le retour chez soi n'est pas n'importe quel étranger, au sens d'un simple im-propre non déterminé. L'étranger en relation avec le retour chez soi, qui ne fait en somme qu'un avec ce retour, est la provenance [Herkunft] du retour et est le commencement advenu du propre et du chez-soi. Cet étranger de l'humanité historique des Allemands est pour Hölderlin le monde grec [Griechentum][21].

Ainsi, d'une part, l'histoire n'advient donc que par le dialogue. Il faut traduire, commenter, répéter l'origine, passer par l'étranger bien déterminé qu'est le commencement. Cette répétition dialoguante ne peut en aucun cas être une simple reprise mimétique. On sait pourtant les redoutables difficultés que le projet renferme. Nous en donnerons un aperçu dans un instant. D'autre part, pour Heidegger, l'étranger est donc le monde grec, par lequel il faut passer pour faire, comme on dit, l'apprentissage du propre. La traduction, en somme, est toujours un retour. Elle intervient toujours dans un mouvement d'appropriation.

J'ai dit que Heidegger proposait sa propre traduction du poème choral. C'est ce qu'il fait dans le cours de 1942, comme il le faisait déjà dans l'Introduction à la Métaphysique. C'est d'ailleurs, presque mot pour mot, la même traduction qu'il propose dans les deux cas[22]. Sa traduction n'est certainement pas « poétique » mais ce n'est certainement pas le propos. Comme il le fait le plus souvent quand il traduit du grec, Heidegger reste au plus près de ce qu'il veut faire entendre du texte d'origine (eu égard à « l'esprit historique d'une langue en totalité[23] »), au prix d'une extraordinaire « lourdeur » si l'on s'en tient aux critères habituels de la traduction. Ainsi, là où Höderlin traduit les deux premiers vers du chant par :

Ungeheur ist viel. Doch nichts

Ungeheurer, als der Mensch.

Heidegger, lui, rend le grec par :

Vielfältig das Unheimliche, nichts doch

über den Menschen hinaus Unheimlicheres ragend sich regt.

On pourrait traduire le « ragend sich regt » par « se démène ». L'expression traduit le grec πελει, alors que πελειν, dès Homère, « signifie » la même chose qu'ειναι, et est donc traduit habituellement par « être ». Étrangement, Heidegger s'autorise d'un poème de Hölderlin pour comprendre le πελειν grec comme le repos caché au-delà du mouvement incessant, comme ce qui demeure dans la course et le passage. L'Unheimlich en l'homme, en son essence, est ainsi ce qui induit en lui son va-et-vient incessant[24]. Hölderlin avait donc traduit le grec δεινον par « ungeheur », disons « monstrueux[25] ». Heidegger le traduit par « unheimlich », au prix d'un minuscule et immense détour par le couple heimisch/unheimisch, donc le devenir-soi-revenir-chez-soi de l'homme historial. Il le fait rapidement dans le cours de 1935, où le propos est la guerre engagée par l'homme au sein du « paraître », et donc la violence par laquelle est produite sa division originaire, la violence des voies ouvertes, des chemins explorés, de la mer labourée. Trouvant son être dans le fait qu'il se jette originairement en pays inconnu, l'homme transgresse à chaque instant la limite du chez-soi pour aller dans la direction de ce qui le déborde. Cette explication en deux courts paragraphes est conclue par :

Zu dem Geschehnis der Un-heimlichkeit dringen wir erst ganz vor, wenn wir zugleich die Macht des Scheins und den Kampf mit ihm in seiner Wesenszugehörigkeit zum Dasein erfahren.[26]

Nous ne nous portons entièrement vers l'événement de l'In-quiétant que si nous faisons en même temps l'expérience de la puissance du paraître et du combat avec lui dans sa co-appartenance d'essence avec le Dasein.

Au contraire, dans le cours de 1942, Heidegger s'attarde longuement sur sa traduction de δεινην par « unheimlich ». Cette fois, ce qui l'intéresse explicitement, c'est la structure de l'éloignement constitutif du propre et de l'appropriation de soi; c'est donc le retour, la façon dont s'effectue originairement le retour à partir de l'étranger. La traduction doit résonner de telle façon que l'on n'entende pas dans le deinon une impression laissée par l'homme, mais au contraire un caractère fondamental de son essence.

Das Unheimliche meinen wir im Sinne dessen, was nicht daheim - nicht in Heimischen heimisch ist... Das Wort des Sophokles, dass der Mensch das unheimlichste Wesen sei, besagt dann, dass der Mensch in einem einzigen Sinne nicht heimisch und dass das Heimischwerden seine Sorge ist[27]. [Nous entendons l'In-quiétant dans le sens de ce qui n'est pas chez soi - qui n'est pas à la maison chez soi... Le mot de Sophocle selon lequel l'homme est le plus in-quiétant des êtres dit alors que l'homme, dans un sens unique, n'est pas chez soi et que le devenir-chez-soi est son souci ].

Un peu plus tôt dans le cours, Heidegger disait que :

L'essence du propre est si mystérieuse qu'elle ne développe son domaine d'essence le plus propre que par la reconnaissance réfléchie de l'étranger. Ce secret du re(de)venir-chez-soi de l'homme historial est le souci poétique du poète des hymnes sur les fleuves[28].

Mais s'il est vrai qu'il s'agit de retrouver dans Sophocle l'expression d'un souci qui était précisément celui de Hölderlin en tant que poète, pourquoi Heidegger met-il si brutalement de côté la traduction même de Hölderlin? Il en donne une justification étrange, que je restitue ici sans commenter trop longuement :

Il semblerait approprié de faire entendre ce chant choral d'après la traduction qu'en a donnée Hölderlin. Cependant cette traduction n'est compréhensible qu'à partir du tout du transfert hölderlinien, et celui-ci à son tour n'est compréhensible que dans (bei) la proximité immédiate de la parole grecque originaire[29].

Conclusion : la solution adoptée par Heidegger est un pis-aller (Aushilfe), puisqu'il lui faut une traduction qui aille tout de suite à l'essentiel de ce qu'il y a à penser sans pouvoir produire ce « à-penser » à partir de l'ensemble de la tragédie, comme peut-être Hölderlin le faisait (mais rien n'est moins sûr), et aussi sans doute parce qu'il faut remédier à l'absence d'immédiateté, pour nous, de la parole grecque originaire. Cette immédiateté était-elle donnée à Hölderlin ou fallait-il que lui aussi la reconquière de haute lutte? Dans les deux cas, sa traduction était en fait inutile. Si la traduction suppose une étrangeté, disons une non-immédiateté de l'origine et de l'original, alors il est clair que Heidegger est le premier véritable traducteur de Sophocle. C'est comme si Hölderlin n'avait rien fait avant lui. C'est quand même un formidable paradoxe. Je passe.

Non sans rappeler à nouveau que Philippe Lacoue-Labarthe, dans ses études sur Hölderlin (« La Césure du spéculatif », « Hölderlin et les Grecs »), dit que le travail dramaturgique de Hölderlin et donc en fait son activité de traducteur ont été toujours négligés, en particulier par Heidegger; d'où la remarque que c'est dans le travail du traducteur sur la tragédie et dans le dialogue avec Sophocle que l'on peut espérer voir intervenir quelque chose comme une césure du spéculatif. Et c'est important aujourd'hui, pour nous, lecteurs de Berman, parce que Lacoue-Labarthe suggère ici quelque chose qui va à l'encontre de ce que l'on pourrait entendre le plus couramment par l'épreuve de l'étranger, formule après tout empruntée à Heidegger, et même précisément à son commentaire du poème « Andenken », dans le livre sur Hölderlin, l'épreuve de l'étranger pour l'apprentissage et l'appropriation du propre[30]:

S'il faut faire l'épreuve de cet élément étranger... rien, dans ce qui nous est accessible des Grecs, c'est-à-dire dans leur art, ne peut nous être d'un quelconque secours. Parce qu'ils ne s'approprièrent jamais ce qu'ils avaient en propre, rien de l'être grec, irréversiblement enfoui, perdu, oublié, ne saurait être retrouvé. Le propre des Grecs est inimitable parce qu'il n'a jamais eu lieu [...][31]

Bien sûr, on peut toujours imiter des Grecs leur art. Mais précisément, leur art est ce qui nous est le plus propre; il est de plus imitable parce que c'est un art. Il nous faudrait imiter leur art pour retrouver notre nature! C'est une façon commune de comprendre le passage par l'étranger chez Hölderlin : comme un apprentissage du propre. C'est encore la façon dont le comprenait Beda Alleman. Mais, de cette façon, nous ne retrouvons rien d'étranger dans l'étranger. Nous ne retrouvons toujours que nous-mêmes, mêmes si nous sommes, c'est bien évident, étrangers à nous-mêmes. Et ce ne peut pas, en conséquence, être ce qui motive la grandeur, la modernité radicale, de l'entreprise traductrice chez Hölderlin. D'un côté, donc, « le propre des Grecs est inimitable parce qu'il n'a jamais eu lieu » mais, d'un autre côté, l'art des Grecs, s'il est imitable, ne peut être ni un apprentissage de soi, ni surtout une véritable expérience de l'étranger. Je vais trop vite, je le sais bien, mais c'est pour en venir rapidement à la conclusion que la séduction du titre de Berman, L'Épreuve de l'étranger, est la séduction même de la pensée de Heidegger dans le moment et le mouvement où ce dernier retrouve chez Hölderlin la pensée du national qui n'advient que par l'art. Le chapitre sur Hölderlin, dernier chapitre du livre, mais celui qui lui donne son titre, reprend en fait le schéma heideggérien et s'interdit donc de penser la traduction comme une traduction de l'inimitable. Qui n'est inimitable que parce qu'il n'a pas jamais eu lieu, d'où aussi le besoin qu'éprouve Hölderlin, on le sait, de corriger l'original grec pour, dit-il, l'orientaliser. Si l'on se tient dans le contexte de l'histoire de l'imitation, la traduction fait dire, doit faire dire, au texte ce qu'il n'a jamais dit. Tout ceci laisse entièrement ouverte la question de ce qu'est la perte de la langue à l'étranger et aussi, bien entendu, la relation que cette perte doit nécessairement entretenir avec la traduction.

3

Des trois affluents qui expliquent mon titre et mon interrogation, « Avons-nous vraiment perdu la langue à l'étranger? », j'ai nommé jusqu'ici le livre de Berman et la question de la place qu'il accorde à Hölderlin en tant que précuseur du traduire moderne; puis l'interprétation de Heidegger, détour obligé. Mais il y a un troisième affluent et celui-là n'a rien à voir, semble-t-il, avec Hölderlin, Heidegger et même, à première vue, avec Berman, mais a certainement beaucoup à voir avec la perte de la langue à l'étranger. Je vais le dire sans aucune précaution. D'abord, on aura remarqué que je ne n'ai pas conservé la traduction proposée par l'édition de Philippe Jacottet, puisque je traduis « die Sprache in der Fremde » évidemment par « la langue à l'étranger », et non par « le langage en pays étranger ». La question est : qu'est ce qui distingue au fond une langue à l'étranger et une langue qui serait « chez elle »? Quand est-ce qu'une langue est chez elle? Quand est-ce qu'elle est à la maison? Faut-il comprendre par hasard qu'une langue est chez elle dans les limites d'un territoire national? Et fallait-il par exemple que Hölderlin sorte des limites du territoire national, le territoire de langue allemande, se rende en pays étranger (dans une région qui de plus lui faisait penser à la Grèce antique), pour faire l'expérience de la perte de la langue à l'étranger? Mais pourquoi alors aurions-nous perdu la langue? Qui est ce nous? S'agit-il de « nous », les poètes, comme le dit Heidegger dans le cours de 1942, parce que nous sommes un signe, que nous faisons « signe vers », vers le langage par excellence, le pouvoir-dire, le langage par lequel on peut nommer le sacré ou l'oubli, fût-il vaillant, du sacré, le langage poétique, ou encore vers le « langage propre », comme dirait Berman[32]? L'interprétation de Heidegger intervient dans le commentaire des lignes du poème « Der Ister » qui nomment la vocation des fleuves au langage :

Umsonst nicht gehen

Im Trockenen die Ströme. Aber wie? Sie sollen nämlich

Zur Sprache seyn. Ein Zeichen braucht es [...][33]

« Langage » ici ne signifie pas « expression », dit Heidegger, dans le sens où les fleuves seraient des symboles exprimant autre chose qu'eux-mêmes. Il faut au contraire entendre le langage « im eigentlichen und ursprünglichen Sinne : das Wort[34] », dans son sens le plus littéral et le plus originel : la Parole. Il faut un signe, une parole de nomination, une désignation muette, pour que l'être historial de l'homme comme souci du chez-soi, dans la structure de l'éloignement et donc du retour, soit manifesté et réalisé. Ce signe, ce sont les poètes. Les poètes peuvent être frappés et éclairés par le feu de ce qu'ils désignent, vers quoi ils font signe. C'est pourquoi ils peuvent parfois perdre la parole, « als hätte das Zeichen die Sprache verloren[35] », comme si le signe avait perdu la parole; ou comme si le poète avait perdu le langage! Grâce au poète, nous pouvons marcher tête nue sous la tempête des dieux; ce sont eux qui encourent le risque d'être frappés, d'être brûlés, « Fast wär der Beseeler verbrandt[36] ». Où l'on voit déjà que le « presque » du « presque perdu la langue à l'étranger » équivaut chez Heidegger exactement à ce risque encouru, le risque d'être brisé par le feu divin dans la révélation de la parole.

Nous verrons ce qu'il en est du « presque ». Entre-temps, si je demande à nouveau, avec insistance : qu'est-ce qui distingue une langue à l'étranger d'une langue qui est chez elle? la réponse brutale, cette fois sans précaution, la réponse qui suit l'expérience empirique, ou empirico-historique, que j'en ai, moi, est la suivante : une langue à l'étranger est une langue qui ne traduit plus. C'est même à cela que l'on sait qu'elle n'est pas chez elle. Cela ne tient pas nécessairement au fait qu'elle ne soit pas, ou qu'elle ne soit plus, dans les limites d'un territoire national. On sait ce qu'il en est des territoires nationaux, tard venus. On n'a d'ailleurs pas assez interrogé le fait que la hantise de la perte de la langue s'exprime chez Hölderlin au moment précis où l'allemand commence à habiter (ou à vouloir habiter) dans les limites d'un tel territoire. C'est une donnée que je ne peux pas poursuivre ici mais il est bien clair qu'au même moment, en d'autres lieux du vaste espace de langue allemande, on voit se constituer l'histoire de la littérature comme discipline, sous la plume de Friedrich Schlegel, et que celle-ci, cette histoire de la littérature est en fait, et de manière très précise, une histoire des littératures nationales[37]. C'est au moment de la constitution du national en Europe que la traduction moderne s'impose, que les langues commencent à se penser dans leurs différences et donc, inversement, dans leur essentialité, concommitante de leur perte possible.

Une langue qui n'est pas, ou qui n'est plus, chez elle n'a pas la force de faire l'épreuve de l'étranger par et dans la traduction, d'intégrer en elle l'étranger, de faire résonner en elle-même l'étranger, son propre étranger, par la traduction précisément, de s'exposer ainsi à l'étranger, d'en faire une fois de plus, une dernière fois, l'expérience. Est-ce que cela peut se passer à l'intérieur d'un territoire national? Bien entendu. Cela s'est passé pour Hölderlin au moment de l'inauguration du national. Mais il est plus courant, sans doute, que cela se passe en l'absence de territoire. L'expérience que j'en ai, moi, disais-je, est celle de ma langue, l'arménien occidental, qui est définitivement une langue à l'étranger, mais qui n'a sans aucun doute jamais cessé d'être une langue à l'étranger depuis sa naissance en tant que langue moderne au milieu du XIXe siècle. Cette langue sans territoire a cessé de traduire depuis huit décennies[38]. On pourra en donner toutes les raisons sociologiques que l'on voudra. Mais le fait est que c'est seulement dans l'expérience historico-empirique de la non-traduction, dans l'impuissance à traduire, que l'on peut et que l'on doit comprendre ce que veut dire « perdre la langue à l'étranger ». Une langue presque perdue à l'étranger est donc une langue qui survit à sa propre catastrophe. C'est l'expérience la plus tragique. Faut-il pourtant encore parler de tragédie? Je n'aurai pas le temps de le montrer aujourd'hui, mais il faut et il ne faut pas parler de tragédie au sens des Grecs. D'où pour moi, en tout cas, la seule question qui me fait lire Hölderlin, qui me l'a fait traduire autrefois, en arménien, sans oser rien publier de ces traductions, et c'est aussi la question la plus urgente, d'une lente urgence, certes : que devient-on après la perte catastrophique de la langue à l'étranger, quand on est quand même, n'est-ce pas!, un habitant de cette langue perdue? Cette langue qui n'est certainement pas perdue juste parce qu'elle n'est plus dans un territoire qui aurait été le sien auparavant. Il n'y a jamais eu de tel territoire dans le cas de l'arménien. D'ailleurs, suis-je un habitant de cette langue, vraiment? Un habitat suppose un chez-soi. Et s'il n'y a pas de chez-soi, comment traduire? Pourquoi même traduire? Où recevoir l'étranger? En quel sein de la langue? Oui, toutes ces questions sont insistantes, mais elles n'expliquent pas pourquoi une langue a cessé de traduire. Ce n'est pas parce qu'elle n'a pas de chez-soi qu'une langue cesse de traduire. C'est au contraire cette cessation même qui fait qu'elle n'a plus de chez-soi, qu'elle est à l'étranger, perdue à l'étranger, presque perdue. « Presque », oui, parce que, après la perte catastrophique de la langue à l'étranger, une langue doit quand même traduire. En effet, si elle ne traduisait pas, si elle ne s'essayait pas à traduire, comment pourrait-elle dire précisément la perte catastrophique? Comment pourrait-elle même savoir qu'il y a, qu'il y a eu, une telle perte? La seule « expérience » de la perte, le seul « dire » de la perte est dans la traduction. J'ai dit que c'était une question urgente, d'une lente urgence. Je prétends en plus que c'est la question même de Hölderlin, son expérience, si l'on veut absolument parler d'expérience. Il faut traduire. Il faut traduire à l'étranger. Il faut traduire dans une langue perdue à l'étranger, dans une langue désormais impuissante à traduire, qui se refuse à traduire. Il faut traduire l'impuissance à traduire. Il faut traduire la Catastrophe. C'est la seule tâche qui vaille. C'est la tâche de l'oubli vaillant. Les Grecs, eux, n'ont pas traduit la Catastrophe. Pourquoi? Est-ce qu'il n'est pas question de la Catastrophe dans leur tragédie? Mais si, il en est question. Il n'est même question que de cela. Mais ils ne l'ont pas traduite. Je le dis maintenant, au prix d'un raccourci infini : c'est ce que n'a pas cessé de dire Hölderlin, ce qu'il n'a pas cessé de faire dans son dire. Il n'a pas cessé de dire qu'il faut traduire parce que la Catastrophe ne peut être que traduite. Toute la différence entre les Grecs et l'Hespérie tient dans ce « Il faut traduire ».

Cela fait beaucoup de choses à la fois, mais c'est le destin des exposés de ce type. Ils sont condamnés à proposer seulement ce qu'en anglais on appellerait un outline. Et encore, j'ai laissé de côté dans la formulation de Hölderlin le mot essentiel, le « presque ». Et nous avons presque perdu la langue à l'étranger. Je vais lui imposer tout à l'heure un traitement particulier.

4

Maintenant que j'ai indiqué les trois voies simultanées qui me menaient à mon titre, a) Berman sur Hölderlin, b) l'interprétation de Heidegger et c) la traduction à l'étranger, je vais un instant changer de sujet. Je vais revenir à Antoine Berman et je vais expliciter ce que je nommerai, ce que j'ai déjà nommé, l'aporie bermanienne. Cette aporie, qui est une en son principe, prend plusieurs figures, que je vais quelque peu détailler, en schématisant à nouveau fortement[39].

1) Berman expose la théorie de la traduction spéculative et potentialisante, pour la critiquer, pour s'en sortir, mais aussi, en fin de parcours, pour la sauver. Cela se lit à plusieurs endroits de L'Épreuve de l'étranger, mais en particulier aux pages 177-178 : « Cette traduction potentialisante ne suppose-t-elle pas un rapport de l'oeuvre à son langage et à elle-même qui est lui-même de l'ordre de la traduction, et qui donc appelle, permet de justifier le mouvement de sa traduction »? Ce qu'on lit ici est de l'ordre d'une rédemption, qui tourne autour de ce que Berman nomme la « traduisibilité littéraire ». Il y aurait une « étrangeté native » de l'oeuvre[40], par rapport à la langue d'origine comme langue commune. Étrangeté reproduite, redoublée, mais aussi découverte et confirmée par l'acte de traduction. « L'oeuvre est cette production linguistique qui appelle la traduction comme un destin propre[41] ». La traduction, alors, serait révélation de l'essence de l'oeuvre, de sa systématicité propre, mais aussi révélation « du rapport de la langue maternelle avec les autres langues [...] tel qu'il détermine le rapport de la langue maternelle à elle-même[42] ». En somme, une langue serait toujours déjà à l'étranger, plus ou moins à l'étranger. Seule la traduction pourrait le révéler.

2) Berman essaie de définir ce rapport de la langue à elle-même comme un rapport de la langue commune à une autre couche, celle-là potentialisée et en fin de compte annulée dans et par la traduction spéculative. Cette autre couche, il essaie de la penser sous le nom d'« oralité », et il se demande par exemple comment traduire aujourd'hui dans une langue comme la nôtre (le français) des textes qui sont enracinés dans la culture orale[43]. Or il se trouve que cette question qui se pose aujourd'hui pour le français est une question qui engage les langues modernes en leur naissance et qui n'a pas cessé d'être débattue, implicitement, par exemple dans la longue naissance de l'arménien moderne. Comment traduire le natif, le natal, comment traduire l'oralité? Ou plutôt, question inverse : comme revenir sur la naissance de la langue moderne, dans l'évidence du fait qu'elle n'a pas assez traduit le natif, qu'elle ne s'est pas assez occupée de l'oralité? Elle était déjà trop à l'étranger, dès le commencement, il faut la faire revenir à elle-même. C'est l'obsession des grands écrivains arméniens occidentaux, au début du siècle, ceux qui étaient regroupés autour d'une revue, Mehyan, en 1914, et dont certains ont survécu et ont porté la question en diaspora[44].

3) Dans le livre de Berman sur John Donne, l'autre de la traduction spéculative se donne sous un nom différent, celui de « prosaïcité ». La réussite des traductions de Bonnefoy, dit Berman, tiendrait au fait que, chez lui, le poème « a acquis la liberté, la densité, la diaphanéité [...] et la légère prosaïcité du poème moderne[45] ». À quoi il faut ajouter d'autres notions, comme celles de trivialité, de colloquialité. La poésie française serait entrée récemment dans l'ère de la prosaïcité, ce qui lui permettrait entre autres de traduire la poésie anglaise et en particulier John Donne. Où est l'aporie dans tout ceci? Tout simplement en ceci que c'est la thèse romantique par excellence que de considérer en fin de compte l'aspect prosaïque comme idéal de la poésie. Walter Benjamin disait déjà que cette sobriété, cette prosaïcité comme idéal de la poésie étaient le seul point où Hölderlin et le groupe d'Iéna se rencontraient[46]. Mais c'est le point essentiel. Il pose un problème inquiétant concernant la description bermanienne de la modernité « inessentialiste », puisque cette modernité ne fait en réalité que réaliser la visée la plus extrême du programme romantique.

4) Berman devait être au fond bien conscient de cette aporie. Je crois que c'est elle qui l'oblige à ajouter une longue note à la fin du chapitre sur Hölderlin. Ici, enfin, Berman nomme le principe fondamental que Hölderlin aurait légué à la tradition occidentale. Ce principe est un principe d'accentuation, énoncé avec une référence à Jacques Derrida : « La bonne traduction doit toujours "abuser" ». C'est elle, dit Berman, c'est l'accentuation, qui par ses effractions violentes (la littéralité abrupte, les écarts énigmatiques), amène à nos rives, dans sa pure étrangeté, l'oeuvre originale et, dans le même temps, la ramène à elle-même. Cela se passe dans l'espace d'une note, qui a tout l'air d'avoir été écrite après coup. C'est pourtant là que l'on peut essayer de commencer à comprendre en quoi Hölderlin était l'inaugurateur du traduire moderne, lui, et non pas les frères Schlegel. Je cite Berman, c'est la dernière ligne du livre : « Approfondir ces deux principes, l'accentuation et la sobriété, telle est la tâche de la réflexion moderne sur la traduction[47] ». À n'en pas douter, cette réflexion est encore entièrement à mener.

5

Je vais maintenant, dans une dernière partie, proposer un très rapide commentaire de la seconde version de « Mnemosyne » , en laissant de côté toutes les interprétations qui ont cours et en particulier celle de Heidegger; mais non sans rappeler que Friedrich Beissner a longuement expliqué la genèse de cet hymne, à travers ses trois versions, dans une conférence de 1948[48], dans laquelle est soulignée de manière particulièrement efficace qu'il s'agit de bout en bout d'un poème de deuil, d'un poème funéraire. Dans son commentaire de « Brod und Wein », Bernhard Böschenstein parle incidemment de « funeral poem » à propos de « Mnemosyne », en retenant la leçon de Beissner[49]. On peut effectivement lire l'ensemble du poème comme une méditation sur la mort des dieux et des héros, sur le deuil et les rites funéraires, sur finalement la mort même de la mémoire. Mais je ne suis pas sûr que nous sachions ici, de prime abord, ce qu'est le deuil. Évidemment, le deuil et la mémoire ne font qu'un. Mais qu'en est-il quand ce qui est en question est le deuil même de la mémoire, c'est-à-dire le manque du deuil, en somme le deuil du deuil? Dans les trois versions du poème, les derniers mots sont bien :

 dem

Gleich fehlt die Trauer.

traduits en français dans l'édition de la Pléiade par :

 du même

Coup, le deuil lui faut[50].

Les strophes 2 et 3 du poème parlent du deuil; elles esquissent une histoire du deuil dans le monde occidental. Elles en parlent en deux temps : d'abord, le deuil chrétien, puis le deuil grec. Le deuil grec est le mien, dit Hölderlin, il me concerne essentiellement; c'est même ainsi que débute l'écriture du poème, s'il faut en croire l'histoire reconstituée de sa genèse : c'est mon Achille qui m'est mort sous le figuier; ist mein / Achilles mir gestorben. Il n'est pas seulement mort, honoré dans sa mort par le deuil de ses compatriotes, lui qui avait refusé si violemment tout deuil pour Hector, qui s'était fait l'instrument de l'interdit du deuil et donc, déjà, de la Catastrophe qui allait s'abattre sur Troie. Il n'est pas seulement mort, là-bas, autrefois, il est mort pour moi et son deuil m'incombe. Mais pas seulement le sien. Également celui d'Ajax et de Patrocle. Où sont-ils morts, Achille, Ajax, Patrocle? Bien sûr à l'étranger, loin de la patrie, in der Fremd / Ajax gestorben. Est-ce que cela change quelque chose? Leur deuil, alors, était possible. Les Célestes ne font preuve de mauvaise volonté que si le mort ne se rassemble pas, ne se ressaisit pas dans et pour la mémoire, s'il ne s'offre pas déjà, dans sa mort, à une mémoire possible. Le deuil est à ce prix. Le deuil, c'est la mémoire. La mémoire est le deuil. Et pourtant, oui, cela change quelque chose qu'ils soient morts à l'étranger. C'était l'étranger pour eux. Les rites du deuil, cependant, y étaient respectés et la mort était douce à ces combattants. Même celle de Patrocle, mort dans la cuirasse du roi, c'est-à-dire de celui-là même, Achille, qui lui offrit ensuite un deuil absolument démesuré en lui opposant son corollaire, l'interdit du deuil, rigoureusement appliqué à Hector, qu'il voulait livrer aux chiens. En réalité, donc, à l'étranger où ils se trouvaient, loin de la patrie, dans un combat étrange, ces héros se battaient dans l'horizon du deuil, ils se battaient contre la disparition du deuil en lui opposant parfois l'envahissement du deuil. Nous le savons bien, c'est le message que les dieux font parvenir à Achille dans l'avant-dernier chant de l'Iliade : trop de deuil nuit au deuil[51]. En quoi cela nous concerne-t-il? En ceci qu'ils ont, eux, inauguré une histoire du deuil, dont nous sommes évidemment les héritiers. Leur deuil est le nôtre. Nôtres, aussi, leurs difficultés avec le deuil, leur grandiloquence parfois, leur exagération, leur oubli. Car c'est ainsi que le poème se termine dans sa troisième version, non par la mort mais par la mort de la mort; par la mort de la mémoire, de Mnemosyne, dans sa ville d'Éleuthère, puisque...der... das Abendliche nachher löste die Locken, Le Vespéral lui a défait les cheveux, lui a coupé une boucle sur le front[52], lorsque, le soir venu, le dieu a déposé son manteau. Le poème se termine par : à lui, au héros, il lui faut le deuil, il lui manque le deuil. L'heure tardive du soir étant venue, aussitôt le deuil manque[53]. S'il est vrai que le poème est de bout en bout un poème funéraire, néanmoins c'est un poème qui traite de ce manque, de ce danger suprême, qui est plus qu'un danger, puisque notre lot d'habitants du soir est précisément celui-là : le manque du deuil. ...Aber er muss doch... Pour expliquer ce er muss, Beissner se réfère à Matthieu 18, 7, comme si Hölderlin voulait dire : la colère des dieux est inévitable mais malheur à celui par qui elle arrive! Que doit-il donc faire, Ajax, le héros à l'étranger et, avec lui, tous les autres, morts dans ce combat pour leur propre mémoire, pour la mémoire tout court? Doit-il provoquer la colère des dieux? Doit-il affronter leur mauvaise volonté? Ou ne doit-il pas affronter plutôt, et précisément, le plus terrible, le manque du deuil? Et le manque du deuil, alors, n'est-ce pas le manque de la rumeur, de la gloire, de l'esprit, de la patrie? Dans un brouillon de Hyperion, Hölderlin écrit que les compagnons d'Ajax avaient raison, dans leur nostalgie (Vaterlandsweh, littéralement : leur douleur de la patrie), d'évoquer Salamis alors qu'ils étaient au loin, sur des rives étrangères, Salamis, voll Rhums, voll guten Geistes[54]. Donc eux aussi, déjà, ils vivaient dans la hantise du manque de deuil et cette hantise pour eux n'était pas sans rapport avec le fait qu'ils étaient à l'étranger? La boucle sur le front de Mnemosyne, à leur époque aussi, avait déjà été coupée? Nous sommes dans une histoire du deuil.

Tout de suite après avoir écrit la première version, et en particulier les strophes 2 et 3 auxquelles il ne touchera presque plus par la suite (sauf à ajouter dans la troisième version la décisive mort de la mort), Hölderlin écrit la première strophe de la seconde version. Et là, tout de suite, ce sont ces vers :

Ein Zeichen sind wir, deutunglos,

Schmerzlos sind wir…

Il faut imaginer le signe comme un hiéroglyphe, avant tout déchiffrement et toute possibilité de déchiffrement. Fragment d'une langue morte parfaitement inconnue, fragment d'écriture d'une langue dont il ne reste rien, aucun élément qui pourrait être mis en rapport avec celui-ci, aucun vocable, aucune signification, aucune référence. Aucun Champollion ne pourra jamais la déchiffrer. (Nous sommes d'ailleurs à l'époque des déchiffrements. La campagne napoléonienne en Égypte vient juste de s'achever. Elle a été une catastrophe politique mais une extraordinaire réussite de recouvrement et de réinvention « orientaliste » du passé.) Un tel signe, oui, serait bien sûr indéchiffrable et indéchiffré, à jamais, deutungslos. Nous sommes évidemment un tel signe, ce qui reste d'une langue perdue, presque perdue. Et le « presque » signifie tout d'abord qu'il en reste tout de même ces fragments d'indéchiffrabilité. Nous sommes ce qui reste d'une langue perdue. Nous sommes le reste. (Je ne peux pas développer ici tous les échos du reste, de ce qui reste, chez Hölderlin). Mais cela signifie aussi clairement que nous sommes des survivants à une perte catastrophique, celle d'une langue à l'étranger. Hölderlin, tranquillement, parle d'une catastrophe dans la langue, qui a été aussi une catastrophe de la langue. S'il en va bien ainsi, si nous sommes bien, en tant que signe, un reste, une survivance indéchiffrable, alors le « presque » du « Nous avons presque perdu la langue [...] » ne signifie certainement pas qu'un peu plus nous allions la perdre; comme tout le monde le comprend et comme tous les traducteurs le traduisent, à commencer par Heidegger. Il ne signifie surtout pas que nous avons surmonté l'épreuve, s'il y avait une épreuve, si l'étranger était une épreuve à traverser pour revenir à nous-mêmes. Ce « presque » n'est pas le « presque » du risque, le « presque » de l'épreuve initiatique. Ce n'est pas non plus le « presque » de l'apprentissage du propre. La Catastrophe n'est pas, n'est surtout pas, un risque auquel nous nous serions exposés (nous aurions été exposés) et auquel nous aurions échappé de justesse. Le « presque » signifie au contraire que nous y avons été livrés corps et biens, comme on dit. Nous sommes, dans notre langue, des survivants. Il nous faut traduire (intransitivement) dans cette langue, dans une langue survivante, au-delà de la perte catastrophique de cette langue en sa puissance de chez-soi, en sa puissance traductrice. C'est tout le défi de la traduction. C'est aussi pourquoi, je le répète maintenant, Hölderlin traduit (transitivement) les tragiques grecs, leurs pièces de deuil, parce que les Grecs, dans leur tragédie, ont écrit, inscrit, joué, affronté déjà, le deuil catastrophique. Et c'est de cette catastrophe comme perte de la langue, de la langue interprétative, de la langue apte à l'interprétation, que parle Hölderlin quand il détermine la place de la césure catastrophique à l'intérieur même de la tragédie.

Nous sommes sans douleur, schmerzlos... Pourquoi? Précisément parce qu'il est question du deuil dans ce poème, comme nous l'avons vu en lisant la troisième strophe et comme nous pourrons encore le voir en lisant rapidement la seconde. Il est donc ici question de la douleur du deuil, abruptement, sans que nous soyons prévenus. Dans (et au-delà) de la perte catastrophique, aucun deuil n'est possible. Il s'agit d'une perte pour laquelle il n'y a pas de deuil possible, semble-t-il, mais c'est aussi parce que c'est la perte du deuil. C'est même pour cela que cette perte est « catastrophique ». Les Célestes ne peuvent pas tout, déjà les mortels sont au bord du gouffre. Ils sont au bord du gouffre parce que, là où ils sont, le deuil leur est interdit. La perte du deuil est précisément la limite du pouvoir des Célestes. La Catastrophe est ainsi le retournement du temps. Elle n'a pas eu lieu. Il faut bien sûr la faire advenir. Paradoxalement, seule sa répétition dans la traduction peut la faire advenir. Le « fast » du « [...] und haben fast/ die Sprache in der Fremde verloren » doit donc être traduit, abusivement, par un futur antérieur. Nous aurons perdu la langue à l'étranger. Le « presque » n'est pas celui du risque, disais-je, ni celui de l'épreuve, du danger auquel on réchappe de justesse. Il est celui du futur antérieur, de l'événement passé qui n'aura pourtant lieu comme événement passé que dans le futur, à partir du futur. La Catastrophe n'est pas pour nous un événement passé. Elle n'a pas eu lieu mais elle aura eu lieu. C'est ce que Hölderlin nomme, très mystérieusement, le revirement. Also wendet es sich / Mit diesen. Ça se retourne, ça vire et ça revire avec eux, avec les mortels qui sont pourtant déjà au bord de l'abîme du « presque », les survivants de la Catastrophe. Dans la seconde version, Hölderlin a voulu, comme souvent, être plus clair sur cette chose infiniment mystérieuse qu'est le virement catastrophique, celui de l'événement qui aura eu lieu, en lui donnant la forme de l'écho. Also, wendet es sich, das Echo, / Mit diesen. On entend l'événement dans son retour à nouveau, on ne peut l'entendre que dans ce retour. Il n'a lieu, il n'aura eu lieu, que du futur, ça vire avec eux, l'écho. C'est l'écho de la traduction par lequel seul la Catastrophe peut ereignen. Et il faudra attendre longtemps, ça ne se fera pas du jour au lendemain, vous pouvez en être sûr, Lang ist die Zeit, c'est du futur infini, sous la forme du futur infiniment antérieur, que l'événement aura lieu, aura eu lieu, que le vrai adviendra, que l'on saura ce qui s'est passé, que ce qui s'est passé se sera vraiment passé, que nous aurons vraiment perdu la langue à l'étranger. Es ereignet sich aber/ Das Wahre. Le vrai a toujours cette forme de l'advenue au futur antérieur.

Il me faut dire encore un mot de la seconde strophe, avant de conclure, sans que je puisse m'occuper de la version définitive de la première strophe[55]. La seconde strophe, qui n'a pratiquement pas subi de modification d'une version (ou d'une couche textuelle) à l'autre, parle du deuil chrétien, d'une période intermédiaire, d'un temps de passage où le randonneur s'entretient avec un autre sans nom, mystérieusement apparu sur le chemin, de la croix plantée en bordure, en souvenir de ceux qui sont morts en route. En terre et en époque chrétiennes, parler, donc, était encore possible. Nul ne pouvait perdre la langue à l'étranger. Le souvenir était requis mais il était acquis. Il n'y avait pas cette lutte violente, pour le deuil, avec les dieux et entre les dieux. Il n'y avait pas cette lutte pour ramener le pouvoir humain du deuil des seuils inhumains de son impossibilité ou de son interdiction. Ce fut une parenthèse heureuse, désormais close. Nous en sommes maintenant à nous interroger sur l'art funéraire, c'est-à-dire sur l'art tout court. Car l'art, bien sûr, c'est le deuil. L'art, une tombe (Eine Kunst, Grab). L'art du deuil, la tragédie, avait su intégrer en lui, par un premier miracle, le deuil catastrophique, le revirement originaire. Il avait su affronter l'interdit du deuil, comme Antigone, qui est à cet égard entièrement emblématique de la tragédie. L'art est le deuil et, pourtant, le deuil manque. C'est de ce manque que nul ne s'est soucié en terre et en époque chrétiennes. Nul n'a eu alors à affronter le manque pour le deuil. Car le deuil faut.

*

Toujours, en face de la traduction, on s'est demandé : comment traduire ce qui est étranger, quels moyens et quelles ressources trouver dans notre propre langue pour rendre l'étranger audible, pour l'intégrer à nous-mêmes, pour en faire un élément de nous-mêmes, en partie pour gommer son étrangeté, en partie pour le faire résonner dans son étrangeté? Dans tous les cas, la question était : comment traduire de l'étranger? Or avec Hölderlin cette question change du tout au tout. Il ne s'agit plus de se demander : Comment traduire de l'étranger? mais : Comment traduire à l'étranger, dans la langue qui est hors de « chez soi », dans la dispersion sans retour? Comment traduire l'impuissance à traduire? Comment traduire la Catastrophe? Traduire, aujourd'hui, le traduire moderne, c'est l'art du deuil catastrophique, la seule forme où le deuil ne faut pas. Ou plutôt, non : la seule forme qui permette d'entendre que le deuil faut, la seule qui permette de laisser le deuil catastrophique (auquel les Grecs n'étaient pas étrangers) apparaître comme ce qu'il était : le manque de deuil. Il faut donc apprendre à traduire dans la langue perdue à l'étranger, dans la langue survivante. La langue survivante à l'étranger, ce qui reste après la Catastrophe : je n'arrive pas à entendre autre chose dans le Das Bleibende de Hölderlin. Il faut traduire pour, enfin, perdre vraiment la langue presque perdue à l'étranger, pour faire advenir le vrai du vraiment au bout du futur antérieur. C'est la seule traduction qui vaille, aujourd'hui. C'est pourquoi Hölderlin a inauguré le traduire moderne. Car bien sûr, ce n'est pas toute seule, laissée à elle-même, dans sa propre dénégation, que la Catastrophe sera advenue à partir du futur.

Alors, avons-nous vraiment perdu la langue à l'étranger? La réponse est : pas encore. Long est le temps. Le poids est lourd, de ce qui reste, à chaque instant il glisse de nos épaules. Mais nous l'aurons perdue.