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Introduction

L’un des objectifs que poursuit la sociologie de la traduction est de définir ce en quoi consiste et dans quelles conditions s’exprime une éthique de la traduction. Pour cela, il convient de déterminer ce que sont d’une part une sociologie de la traduction et d’autre part une éthique de la traduction. La question d’une éthique de la traduction ne se pose que si l’on est prêt à admettre qu’il existe des pratiques de la traduction qui, se donnant pour universelles, toutes sociétés, tous textes et toutes langues considérés, sont effectivement universalisables. Une éthique de la traduction s’exprimerait alors dans un rapport avec l’universel. Mais ce rapport avec l’universel remet en cause ce qui, en apparence, va à l’encontre de la pratique effective de la traduction, à savoir qu’il existe pour un même texte de multiples façons de le traduire, pour les différents textes possibles une multiplicité de possibles traductifs. S’il existait une façon éthique de traduire un texte, quel qu’il soit, il ne devrait exister qu’une seule façon de bien le traduire; dans ce cas, on exclurait des pratiques « potentiellement » éthiques de la traduction qui ne sont pas conformes à cette façon. On serait devant une double éventualité : ou bien on postule une seule manière éthique de traduire, ou bien on postule une relativité éthique des pratiques traductives. Dans la première éventualité (une seule manière éthique de traduire), on fait entrer la traduction dans le lit de Procuste d’une théorie éthique pré-déterminée. Dans la seconde éventualité, on aboutit à nier la notion d’éthique puisque toutes les pratiques (presque toutes les pratiques) se vaudraient en traduction, les conditions sociales multiples et changeantes étant les conditions déterminantes de l’éthique. Nous allons voir que, dans notre perspective sociologique, ces questions ne se posent pas exactement en ces termes : nous examinerons comment l’éthique possible de la traduction s’articule sur les conditions sociales pratiques, sur un ethos de la traduction.

L’éthique de la traduction selon Antoine Berman

Pour amorcer notre réflexion, nous nous appuierons d’abord sur la conception d’Antoine Berman en matière d’éthique de la traduction. Dans un séminaire qui s’est déroulé au début de l’année 1984 dans le cadre du Collège International de Philosophie et qui portait sur la traduction littérale, Antoine Berman s’était donné pour tâche de « procéder à une “destruction” des théories et des pratiques dominantes de la traduction, axées sur le transfert de “sens” [...] et de définir la visée proprement éthique de la traduction » (Berman, 1984, p. 109). Les théories et les pratiques de la traduction dominantes en Occident sont celles qu’il qualifie d’ « ethnocentriques » et d’ « hyper-textuelles », celles qui ne se préoccupent que du transfert du signifié au détriment de la lettre du texte source. Après avoir effectué un panorama historique de l’ethnocentrisme et de l’hypertextualité en traduction, il prend l’exemple de poètes modernes traducteurs d’autres poètes : Baudelaire, Mallarmé, George, Valéry, Rilke, Pasternak, Jouve, Celan... « Beaucoup — pas tous, pas les plus intègres — », dit Berman (p. 118), se sont permis des « libertés » avec les textes sources, faisant ainsi oeuvres de « recréation » libre et non pas de traduction, négligeant « le contrat fondamental qui lie une traduction à son original. Ce contrat — certes draconien — interdit tout dépassement de la texture de l’original » (p. 118; italiques d’Antoine Berman). L’éthique de la traduction serait conditionnée par la reconnaissance de l’étrangèreté du texte source dans le texte cible. Accueillir l’étranger dans la langue/culture cible, dans la langue maternelle, telle serait l’énergie fondamentale de la traduction, son éthique essentielle, selon Antoine Berman.

Devant ce programme — s’interdire en traduction « tout dépassement de la texture de l’original » — laissé libre aux développements et aux discussions ultérieurs, nous nous proposons de poursuivre la réflexion sur l’éthique en nous interrogeant sur les conditions sociales pratiques de l’éthique du traducteur, sur un ethos de la traduction. Ce faisant, nous examinerons les déterminations qui iraient à l’encontre de l’éthique de Berman, selon l’interprétation que l’on fait de la nature de la « texture de l’original ». Nous verrons que les questions posées à propos de la traduction de textes littéraires du second rayon, littérature populaire, aussi appelée paralittérature, sont tenues — à tort — comme nettement différentes de celles qui se posent à propos de la traduction de textes de la littérature haute, celle du circuit lettré, ces textes que Berman nomme les « oeuvres ». Cette différenciation en effet n’a strictement pas de raison d’être. Les textes dits paralittéraires ne sont paralittéraires que parce qu’ils sont sociologiquement maintenus en dehors du circuit lettré, quand rien intrinsèquement ne pré-détermine une telle position fondée sur un tel jugement de valeur. Cette question est fondamentale en matière d’éthique. Car toute éthique qui se respecte doit prendre en charge l’ensemble des pratiques d’un domaine, faute de quoi, elle pourrait être taxée d’élitiste ou de populiste, selon le cas, et ainsi aller à l’encontre des visées universelles qui sont celles de l’éthique. L’intérêt d’une théorie éthique de la traduction telle que nous l’entendons réside dans l’intégration de toutes les pratiques de la traduction, ni plus ni moins, et l’apport de cet essai est sans doute dans cet effort d’intégration.

La déontologie et l’éthique

En premier lieu, il convient de se demander en quoi l’éthique se distingue, si elle se distingue, de la déontologie de la profession et en quoi elle la comprend, si elle la comprend. Examinons brièvement le code de déontologie de la profession de traducteur et interprète agréés du Québec tel qu’il est présenté par l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). La déontologie est dans ce cas un ensemble de dispositions qui concernent toute association professionnelle de service et non pas spécifiquement la profession de traducteur. Par exemple, ce sont la promotion de la qualité et la disponibilité des services professionnels dans le domaine où exerce le membre ou encore la promotion dans le public d’une juste connaissance de la nature et des objectifs des services qu’offre le membre. Ce sont aussi les devoirs du membre à l’endroit du client quant à ses aptitudes et à la satisfaction de son mandat eu égard aux normes professionnelles et aux règles de l’art. Puis ce sont les qualités éthiques dont le membre doit faire preuve dans l’exercice de son mandat : intégrité, disponibilité et diligence, indépendance et désintéressement, notamment lorsque des personnes autres que des clients lui demandent des informations. Les honoraires entrent dans la déontologie : ils doivent être justes et raisonnables. Le secret professionnel et la confidentialité sont d’autres devoirs qui régissent le rapport avec le client. La troisième catégorie des devoirs déontologiques porte sur les obligations envers la profession, en particulier sur l’obligation où se trouve chaque membre de signaler à l’Ordre toute dérogation d’un autre membre à la déontologie professionnelle. La quatrième section du code concerne la publicité des services du membre, la cinquième la raison sociale d’une société composée de membres et, enfin, la sixième a trait au symbole graphique de l’Ordre.

On voit qu’un code de déontologie comme celui des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec ne se réfère pas à la traduction en tant qu’opération de transfert interlingual d’un texte source dans un texte cible, définition minimale de ce qu’est la traduction. Les qualités exigées sont d’un ordre extrêmement général : intégrité, disponibilité et diligence, indépendance et désintéressement. Elles relèvent d’une éthique qui vaut pour à peu près toute profession de service. La seule dimension qui pourrait nous intéresser est celle de l’intégrité du traducteur. Cependant, rien n’est dit de cette qualité; tout se passe comme si elle allait de soi. L’objet qui nous occupe ici est d’un ordre plus spécifique : le traducteur est considéré comme opérateur pratique de l’acte de traduire et sa manière d’opérer est jugée en fonction de ce qui est tenu socialement pour le bien et le vrai de la traduction[1].

Construction traductologique de l’objet « traduction »

Avant de poser socialement ce que sont le bien et le vrai de la traduction, il importe de poser le problème de la construction de l’objet « traduction » et de sa définition traductologique. À l’époque contemporaine, l’objet « traduction » diffère en premier lieu de l’adaptation de textes dans une autre langue (ou dans une même langue). En cela, nous prenons également nos distances par rapport à la théorie bermanienne de la traduction : la traduction est une activité spécifique qui se distingue des autres pratiques hypertextuelles bilingues, adaptations, imitations, pseudo-traductions. Une éthique de l’adaptation serait envisageable, qui pourrait être fondamentalement différente de l’éthique de la traduction. S’il n’en était pas ainsi, toute adaptation serait jugée non éthique, si elle était évaluée à l’aune de l’éthique de la traduction. Or, les pratiques hypertextuelles bilingues qui ne se donnent pas pour des traductions sont potentiellement tout aussi éthiques que les activités intertextuelles tant bilingues que unilingues. On touche là les limites de la traduction et donc de son éthique. La traduction apparaît comme une entreprise qui se donne pour telle, avec le nom de l’auteur en tête du texte cible (exactement comme il se trouve en tête du texte source) et en sous-titre le nom du traducteur et la langue-culture source. Car toute traduction demeure la propriété spirituelle de son auteur source, non celle du traducteur, en dépit des contrats particuliers signés entre l’éditeur source et l’éditeur cible, entre l’éditeur cible et le traducteur.

Cela dit, quelle est la définition traductologique de la traduction? La définition traductologique de la traduction s’inscrit dans l’opération de l’objectivation scientifique : elle est tributaire de l’entreprise générale d’objectivation de la traduction, opération où entre le sujet, l’agent traducteur, comme opérateur pratique dont les schèmes d’action sont spécifiques, parce qu’ils sont le produit d’une histoire particulière et où sont acquises certaines dispositions propres à s’actualiser dans l’histoire instituée. Cette objectivation passe par des modèles heuristiques, notamment ceux d’habitus et de champ[2].

Il est à ce stade nécessaire de distinguer le champ traductologique, à savoir le champ scientifique des études sur la traduction, qui s’inscrit dans le champ plus large des sciences humaines tout en possédant ses enjeux propres, des champs auxquels appartiennent les textes de spécialité à traduire. Contrairement au champ traductologique, la traduction en tant que pratique ne constitue pas un champ spécifique, mais est rattachable à une multiplicité de champs : champs littéraires, champs scientifiques, champs administratifs, etc. Cela dit, traduire un texte littéraire ne signifie pas nécessairement qu’il entre de façon naturelle dans un champ déjà existant de la culture cible. Par exemple, et comme le montre l’étude de la traduction de la science-fiction américaine, la traduction de textes source s’accompagne de la translation d’un champ encore inexistant dans la culture cible. Les efforts des traducteurs de la science-fiction américaine consisteront à traduire les textes de ce genre avec la perspective d’une publication de leur traduction dans des collections particulières créées par des éditeurs que le genre intéresse. En France a été implantée toute une série d’institutions culturelles : revues spécialisées telles que Fiction (antenne française de The Magazine of Fantasy and Science Fiction) et Galaxie (version française du Galaxy américain), collections spécialisées telles que « Le Rayon Fantastique » (Hachette-Gallimard), « Anticipation » (Le Fleuve Noir), « Présence du futur » (Denoël). Le cas de l’implantation de la science-fiction américaine est particulièrement patent, du fait que l’on assiste à son émergence dans l’espace culturel français des années 1950 et que cette émergence est due entièrement à la traduction de l’anglo-américain. Mais il existe d’autres cas de traduction, plus anciens, de configurations génériques : celui du roman gothique anglais, étudié par Joëlle Prungnaud[3].

Mais que se passe-t-il lorsque sont traduits des romans étrangers dans une culture où le roman jouit d’une reconnaissance déjà acquise, d’une tradition puissante et ancienne? Dans ce cas, les promoteurs des textes traduits n’ont nul besoin de se prévaloir de la nouveauté générique pour justifier l’entreprise de traduction et l’implantation de l’oeuvre étrangère dans des collections spécialisées : les collections indigènes existent et sont florissantes dans le même genre. En fait les oeuvres étrangères sont également publiées dans des collections spéciales, mais cette fois d’oeuvres étrangères, comme pour être tenues à l’écart des oeuvres indigènes. Ainsi, les éditions Gallimard ont créé la collection « Du monde entier » dans l’entre-deux-guerres pour accueillir en traduction les romans étrangers appartenant au roman réaliste, par exemple les romans de John Dos Passos. D’autres éditeurs publient Dos Passos dans des collections telles que « Les Prosateurs étrangers modernes » (éd. P. Rieder), la « Bibliothèque internationale » (éd. du Pavois), « Fenêtre sur le monde » (éd. La Jeune Parque), « Les Grandes oeuvres étrangères » (éd. de Flore).

Même s’il n’est pas évident que les traductions diffèrent selon les genres et les discours traduits[4] à une époque donnée, l’une des déterminations dominantes dans l’opération de traduction est de nature classificatoire. On le voit en examinant le cas de Marcel Duhamel, importateur du detective-novel anglo-américain dans l’espace culturel français des années 1940. La collection spécialisée de la Série Noire qui publie ce genre chez Gallimard opère un regroupement des textes appartenant à une même configuration générique. La postérité extraordinaire du genre dit de Série Noire est indissociable de la manière de traduire imposée par Marcel Duhamel et marquée par l’omniprésence de l’oralité. Est-ce à dire que l’ethos de la traduction typique de la Série Noire est moins éthique que la traduction de la science-fiction? Ce sont en effet deux manières de traduire diamétralement opposées. La science-fiction est principalement traduite sur le mode de la dissimilation, faisant apparaître dans le texte traduit les marques d’ « étrangèreté » du texte source pour la culture cible, alors que la Série Noire offre très généralement une assimilation du texte source pour la culture cible. Dans ce dernier cas, si l’on suit Antoine Berman, on est obligé de condamner les romans de la Série Noire comme des pratiques de traduction non éthiques, puisqu’il s’agit principalement d’un mode de traduction qui opère une traduction ethnocentrique du texte source. Pourtant, la relation source-cible est un respect très poussé de la signifiance[5] des textes. C’est une signifiance différente selon les deux genres de la science-fiction et du detective-novel, du fait que les discours des genres et leur poétique propre diffèrent notablement. Mais la signifiance est bel et bien préservée. On constate alors que rien ne s’opposerait à ce qu’une traduction qui confinerait à une adaptation revête des traits éthiques, sans que soit « respectée la texture » d’un original.

Marcel Duhamel « traduit » en assimilant certains traits de la culture-langue anglo-américaine dans le cas du detective-novel, alors qu’il traduit stricto sensu les romans réalistes de la littérature américaine. Ce faisant, il adapte son comportement de traducteur à l’objet « traduit ». Cet ethos de « traduction » du detective-novel ne s’opère pas uniquement sur le mode de la stratégie délibérée, mais sur celui de l’ajustement (Bourdieu) à des fins qui ne sont pas posées comme telles, et qui malgré tout entrent dans la conformité par rapport à la signifiance de l’oeuvre-source. Cette conformité par rapport à la signifiance de l’oeuvre-source passe par des classifications en genres reçus socialement dans les sociétés source et cible.

En quoi consiste cette conformité? Tout se passe comme s’il existait une homologie entre le champ source d’où émerge le texte américain et le champ cible où la traduction du texte américain trouve son point de chute. Cependant la traduction est une entreprise de déshistoricisation par rapport au champ source, la traduction scotomisant le texte traduit par rapport aux enjeux qui ont présidé à son émergence dans le champ source. Mais c’est également et surtout une entreprise de réhistoricisation par rapport au champ cible de traduction, la réhistoricisation se construisant à partir des simulacres de tensions du texte source[6]. Le texte traduit est alors censé produire un discours homologue au texte source, transportant le lecteur cible dans l’altérité du texte cible, homologue à l’altérité du texte source.

La traduction apparaît ainsi, et de prime abord, comme une entreprise de translation d’un texte source dans la société cible (par le moyen de la traduction) et, par conséquent, comme une entreprise de construction d’homologies entre deux sociétés. L’éthique de la traduction a donc à voir avec les classements des traductions en genres et, partant, avec les classements en champs qui se construisent par dessus les frontières linguistiques en homologies. Ainsi, la traduction serait éthiquement une construction d’homologies fondées sur la signifiance concomitante des textes source et cible[7].

Un cas de pratique non éthique : Grappes d’amertume

Voyons, maintenant a contrario, ce que cela signifie en prenant cette fois l’exemple d’une traduction non éthique dans le genre réaliste : la traduction de The Grapes of Wrath de John Steinbeck[8]. The Grapes of Wrath a été pour la première fois traduit par Karin de Hatker, « version définitive d’Albert Debaty », et publié en 1944 par les éditions De Kogge sous le titre de Grappes d’amertume. Effectuée en Belgique occupée, la particularité de cette « traduction » (ici on est obligé de placer le mot « traduction » entre guillemets) est d’être accomplie sous l’égide implicite du régime d’occupation nazie. Cette traduction opère de nombreuses omissions, des additions, des modifications dans l’original. Qu’on en juge : les noms de Marx et Lénine sont supprimés de la traduction, « the land » qui désigne le lopin de terre des fermiers de l’Oklahoma est traduit par le « pays » (« I lost my land », « we lost our land » sont traduits par « J’ai perdu mon pays », « nous avons perdu notre pays »[9]), la référence aux bombes, « proof that the spirit has not died », a disparu de la traduction, et aussi toute référence au mouvement ouvrier (« the growing labor unity »). Ce ne sont là que quelques exemples des caviardages que la traduction de Hatker/Debaty fait subir au texte de Steinbeck. La logique de ces modifications et autres omissions est proprement polémique : elle vise à faire que le texte de Steinbeck serve les intérêts de l’Allemagne nazie. Si l’on interprète cette traduction en termes de position dans les champs en présence, il apparaît que Grappes d’amertume n’appartient qu’en apparence au champ littéraire (qui n’existe qu’en tant qu’« appareil »[10] en ces temps de guerre et d’occupation), qu’il est soumis au diktat du champ politique, lequel lui impose ses enjeux ultimes.

La signifiance originale du texte de Steinbeck est complètement détournée dans cette traduction. C’est à une autre signifiance que la traduction renvoie, une signifiance toute entière conditionnée par l’état du monde, l’état de guerre, et par des visées qui, par rapport au texte original de Steinbeck, sont ni plus ni moins que des visées révisionnistes se situant à l’exact opposé de visées éthiques de la traduction.

On aperçoit sur ce cas que, en tout premier lieu, l’éthique du traducteur ne peut passer par une autre logique que celle du champ littéraire auquel il appartient. Bien plus, l’éthique du texte traduit ne peut être envisagée que dans son rapport avec le texte source et c’est à l’à-venir qu’offre le texte source que l’éthique du texte cible est soumis. Pour que la traduction offre une image éthique d’elle-même, le texte cible et le texte source doivent être dans une communauté de destin. Il s’ensuit que l’éthique de la traduction commence bien en amont de l’opération de la traduction. L’éthique de la traduction a son origine dans la décision de traduire. En effet, il serait plausible qu’un texte à connotations racistes aboutisse sur le bureau d’un traducteur. Selon les critères du code de déontologie professionnelle, rien ne s’opposerait à ce qu’il soit traduit de façon satisfaisante. Quant à savoir si cette traduction satisferait à l’éthique, rien n’est moins sûr. La traduction détient une responsabilité sociale quant à l’à-venir des sociétés d’accueil.

Une éthique du traducteur

Nous avons envisagé jusqu’à maintenant la traduction éthique par rapport aux discours des textes et par rapport aux champs. Qu’en est-il du traducteur? Après tout, c’est par le traducteur que passe la logique objective des champs et c’est par l’habitus du traducteur qu’est incorporée, que s’incarne, la manière de traduire.

L’habitus du traducteur, disposition acquise, durable et transposable, est ce qui fait qu’il traduit d’une manière plutôt que d’une autre. Prenons le cas de Boris Vian. Ayant fait partie de la faune qui hantait le Saint-Germain-des-Prés pendant et immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, il rentre à Centrale, décroche le diplôme et est engagé à l’Office du papier où il écrit son roman le plus célèbre, l’Écume des jours. Auparavant, il s’était attaqué à la traduction de The Lady in the Lake de Raymond Chandler avec Michelle Léglise. Lui qui possède un savoir livresque de l’anglais acquiert en traduisant The Lady in the Lake une connaissance de l’argot américain. L’Écume des jours gardera une empreinte profonde de la rhétorique de Chandler[11]. Cependant, le genre qui a le plus marqué sa poétique d’auteur, c’est la science-fiction. De fait, la première particularité de Boris Vian est à situer dans son habitus de taupin. Loin de craindre la technologie, à l’encontre de la plupart des auteurs et des lecteurs du temps dont l’habitus les porte à ressentir une peur panique à l’égard de la science et de la technologie en littérature, il se fait le promoteur d’une littérature qui intègre science et technologie. Pour lui, le lecteur idéal de la science-fiction, « c’est le mathématicien, le physicien ou les gens très cultivés du modèle de Raymond Queneau, qui savent à la fois ce que l’on fait en littérature, ce que l’on fait en mathématiques, ce que l’on fait en physique. Ce sont les gens qui ne font pas un mur entre eux et une partie de la connaissance. » (Pierre Kast et Boris Vian, 1958; rééd. 1969, p. 28)

Boris Vian commence par traduire pour Les Temps Modernes de Jean-Paul Sartre (il s’agit du « Labyrinthe » de Frank M. Robinson en 1951), puis ce sont les quatre adaptations publiées dans France-Dimanche de France Roche[12], « Tout smouales étaient les borogoves » de Lewis Padgett au Mercure de France et enfin ses deux traductions maîtresses de The World of Null-A et The Pawns of Null-A dans la collection « Le Rayon Fantastique » chez Gallimard. À ras de texte, la manière de traduire de Vian se caractérise notamment par deux traits : l’implicitation et la familiarisation. Contrairement à la manière conventionnelle de traduire qui a cours dans le champ littéraire français dominant et même celle qui prévaut dans le champ littéraire de science-fiction et qu’Antoine Berman (1984) a désigné sous le terme d’« exhaussement », de littérarisation de l’original, Boris Vian se sert des ressources des multiples registres du français contemporain pour rendre le texte source. Gosseyn, le héros du Monde des non-A, a « la frousse », là où il est « afraid » dans l’original; il est « verni » dans la traduction, là où il est « lucky » dans le texte source[13]. Les exemples sont assez abondants de ce glissement vers le registre de la familiarité orale : « tu te fous de moi », « baratiné », « dégueulasses », « envoyer dinguer ».

Avec Vian traduisant van Vogt, on est devant un traducteur qui produit une traduction au registre de langue qui diffère de celui de l’original. Pour établir si cette manière de traduire est éthique, il faut d’abord s’interroger sur la signifiance du texte source. Après une étude fine du texte de van Vogt, de l’implicitation auquel Vian aime à s’adonner et de la fictionnalisation de la science sur laquelle il intervient dans sa traduction, il apparaît que la signifiance du texte source est préservée; bien plus, les interventions de Vian sur le texte source augmentent la plausibilité des faits qui sont narrés et de l’action des personnages. La traduction offre du texte source une image mutable dans le sens mélioratif de cette transformation et le traducteur assume le rôle de réviseur du texte source, mais un réviseur qui corrigerait le texte source en allant dans le sens de la proposition de l’auteur. Ainsi, la traduction de van Vogt par Vian est on ne peut plus éthique, puisqu’elle contribue à offrir, le temps de la lecture de la traduction, une « willing suspension of disbelief » (Coleridge) accrue. Cette suspension volontaire du doute est typique de la science-fiction, quoiqu’elle vaille aussi pour toute fiction, y compris réaliste. Mais, appliquée à la science-fiction, elle acquiert toute sa dimension. Le lecteur peut alors adhérer à l’illusio (Bourdieu) de science-fiction, entrer dans la croyance au jeu de la fiction. Bref, Vian traducteur de van Vogt présente un cas où le mieux n’est pas l’ennemi du bien.

Conclusion

L’éthique du traducteur peut être aussi éloignée qu’il est possible du moralisme universaliste qui a généralement cours dans le discours sur les comportements humains. Pour cela, il convient de ne pas oublier que les comportements humains sont aussi des comportements sociaux et que c’est l’agent, c’est-à-dire l’opérateur pratique, qui en est le responsable. Dans l’ordre des productions symboliques telles que la littérature, et de surcroît la littérature en traduction, l’agent traducteur accomplit son action immergé dans le champ littéraire où il trouve plus que les conditions de son action; il en trouve la raison d’être de son action. Là, habité par son habitus de traducteur et à partir d’une analyse intuitive de la signifiance du texte à traduire, il transporte (j’ai envie de dire : il « translate ») ledit texte dans la culture cible, l’installant finalement dans une relation de communauté de destin avec la société source qu’est censé lui garantir l’à-venir lisible dans le texte-cible. Telles seraient, nous semble-t-il, les conditions générales d’une éthique du traducteur.