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Un récit biographique qui suit la chronologie des événements et qui, sans verser dans l’analyse psychologique, s’intéresse aux destins individuels et aux sentiments vécus par des représentants de grandes familles membres de la nouvelle élite canadienne-française, depuis l’union des Bas et Haut Canada jusqu’à la prise du pouvoir par l’Union nationale. Voilà, au plus simple, le schéma de cet ouvrage. Il y a plus, bien sûr.

Si l’on est Rouge ou Bleu, c’est d’abord en référence au Canada puis au Canada et à la Province après la Confédération. Nous assistons donc au réalignement des forces à la suite des troubles de 1837 et de l’Acte d’union, à la naissance du Parti libéral, aux luttes entre libéraux et ultramontains sous la haute surveillance de l’Église catholique, à la domination variable mais constante des chefs et des partis fédéraux sur la politique provinciale, aux disputes autour du développement des écoles au Québec, à la naissance de la Confédération, et aux débats sur la réciprocité, l’affaire Riel, les écoles manitobaines, les chemins de fer, la crise de 1929, les deux grandes guerres, etc. Le Nord de Montréal se partage tant autour de ces grandes questions qu’à l’égard des problèmes locaux et régionaux. De grands personnages mobilisent les foules : Laurier, Mercier, Bourassa, Duplessis... Tout au long de la période, on verra pointer, s’estomper puis renaître l’espoir d’une union sacrée des forces canadiennes-françaises, à Québec et à Ottawa.

L’action se déroule au Nord de Montréal au temps de la grande rivalité entre Terrebonne et Saint-Jérôme, la plaine et les Laurentides. Il sera donc question du curé Labelle et de son oeuvre, de colonisation, de chemin de fer et par la suite de développement urbain et régional et de localisation d’institutions, etc.

Mais c’est à travers des personnages en action que Serge Laurin nous fait découvrir des mondes, grands et petits : deux familles, deux successions de chefs, les Prévost Rouges et les Nantel Bleus, trois générations de part et d’autre : de Guillaume Prévost artisan-marchand (1784-1850) à Jules-Édouard journaliste-commerçant (1871-1943) et de Guillaume Nantel artisan-tanneur (1816-1857) à Léopold avocat (1890-1957). D’origines modestes, les deux familles sont parvenues, par l’enrichissement, l’éducation, la culture et la politique certainement, à se hisser dans l’échelle sociale jusqu’à faire partie de la nouvelle élite canadienne-française de ce qui deviendra le Québec, le plus souvent comme notaires ou avocats. Les Prévost se montreront batailleurs, on les surnommera les « Lions du Nord » ; les Nantel auront moins de panache mais s’avéreront tout aussi efficaces. Il n’y a pas lieu de rappeler toutes les actions, luttes, victoires, défaites de chacun. Ensemble, ils nous révèlent un monde et un temps.

Prévost ou Nantel, Rouge ou Bleu, le chef du moment compte toujours sur sa famille et sa parenté, sur des réseaux d’amitiés et des relations d’intérêts bien entretenus dans sa ville, sa région, sa profession et, bien sûr, dans son parti, fédéral au départ puis fédéral et provincial après la confédération. S’ajoute parfois l’atout non négligeable de se faire voir en compagnie d’un grand chef national ou provincial. Enfin, celui qui contrôle un journal domine jusqu’à ce que l’adversaire crée le sien. Les candidats promettent généreusement, les citoyens attendent impatiemment des réalisations ; les députés distribuent des faveurs, emplois, contrats, subventions ; les partisans en demandent. On s’injurie, on se fait des procès en diffamation, on s’accuse d’accorder ou de recevoir des pots-de-vin, des faveurs indues. À quelques détails près on pratique la même politique du patronage et ses corollaires qui a prévalu jusqu’à le retour au pouvoir des libéraux en 1960. Faut-il rappeler qu’on passe de l’ère des voitures à cheval et des bateaux, des pamphlets et des journaux, à celle du chemin de fer et de l’automobile, du téléphone et de la radio.

L’auteur a visiblement mené son travail non seulement avec intérêt, mais avec goût. On sent qu’il a longtemps fréquenté ses personnages. Il les décrit peu, il les présente en action, sans les juger : ils sont ce qu’ils sont dans le monde qui les a faits et qui les accepte, au milieu de partisans qui les admirent. Finalement ce monde devient en quelque sorte lui-même personnage. Au delà des politiciens concrets, rouges ou bleus, on découvre le candidat, le député, l’électeur, le partisan, le notable de l’époque et les moeurs politiques qui les guident, les unissent ou les divisent.

Tout cela donne le goût d’en savoir plus, d’aller voir ce qu’il en fut dans d’autres régions. Je pense à celle de Saint-Hyacinthe qui a connu de chaudes luttes politiques avec entre autres Louis-Antoine Dessaulles, Louis-Victor Sicotte, Honoré Mercier, Télesphore-Damien Bouchard sur un territoire d’agriculture prospère où le commerce et l’industrie sont venus naturellement grâce aux rivières et aux chemins de fer, ce qui a donné lieu à un développement tout à fait différent de celui du Nord de Montréal. Que fut la vie politique dans la Beauce, la Mauricie, le Saguenay–Lac-Saint-Jean ? Observerait-on des variations importantes dans les milieux anglophones, en Estrie, et en Outaouais ? Il s’impose de compléter les recherches là où elles font défaut et de comparer non seulement les façons de faire de la politique, mais aussi leur ancrage dans les réalités régionales et locales. Puisse le livre de Serge Laurin aiguillonner quelques curieux de notre histoire politique dans cette direction.