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L’ouvrage de Lemieux et Montminy, tous deux sociologues à l’Université Laval, appartient à la catégorie des essais. Tout en s’appuyant sur bon nombre de travaux empiriques, surtout en histoire et sociologie, les auteurs présentent, en ce court volume, une analyse des transformations qu’a connues le catholicisme québécois en tant que « fait social », en même temps qu’ils indiquent les défis qui se posent maintenant à lui.

Conjoncturellement, cette « évaluation » du catholicisme se justifiait par les 35 années qui se sont écoulées depuis le concile Vatican II et la Révolution tranquille. Les auteurs postulent que la « religion des Québécois […] possède toujours une importance réelle, quoique paradoxale il est vrai, dans leur culture » (p. 8). Prenant appui sur l’histoire, leur « diagnostic » se déploie en trois chapitres intitulés : 1) « Le catholicisme québécois : une histoire ambiguë », 2) « Le catholicisme comme culture primordiale des Québécois » ; 3) « Des défis, d’aujourd’hui à demain ».

Le premier chapitre présente cette « histoire ambiguë » dans une perspective « politique » en ce qu’elle porte avant tout sur la place de la religion dans la « dynamique sociale » vécue après la Conquête. On y retrace « le rôle du catholicisme dans la définition du peuple canadien-français », puis dans le « passage de la modernité » à la fin du XIXe siècle.

Largement inspiré par les travaux de Nive Voisine et de Jean Hamelin, ce premier chapitre ne m’a pas semblé proposer une interprétation très nouvelle de l’histoire du catholicisme québécois. On y rappelle les accommodements pragmatiques de l’épiscopat avec le pouvoir colonial en vue de cette paix sociale dont tous deux avaient besoin. On insiste surtout sur le fait que l’Église finira par « fournir les mots » aux Canadiens français pour leur permettre de dire leur « identité collective » et qu’en cela, le catholicisme a joué un rôle politique. Le catholicisme fournira aussi en même temps un « encadrement culturel » aux Québécois, surtout à compter de la seconde moitié du XIXe siècle, comptant en particulier pour cela sur le réseau de l’éducation contrôlé par l’Église. Les auteurs mettent en relief les contradictions du catholicisme qui, à compter de cette même époque, continuera de promouvoir les valeurs de la ruralité alors que l’urbanisation entraîne de plus en plus rapidement la mutation de la modernité. Dès lors, « [l’]identité culturelle ne se formulera plus dans ses buts à atteindre, mais dans ses précipices à éviter » (p. 32). Il en résultera un catholicisme de conformité plutôt que de conviction.

Les transformations des années 1960 sont lues comme l’« aboutissement » d’une évolution à laquelle du reste l’Église n’a pas été étrangère. Aussi, les auteurs dénoncent-ils « le regard condescendant d’une certaine intelligentsia, urbaine et scolarisée de très fraîche date » et qui serait à l’origine du mythe de la « grande noirceur ».

Le second chapitre, à mon avis plus neuf, tente d’expliquer les changements importants vécus ces 30 dernières années. Même si ces changements sont en continuité avec ce qui s’annonçait, les auteurs conviennent que la Révolution tranquille constitue dans la trame du Québec, « un récit neuf de son histoire, une conscience originale de son identité » (p. 53). Les très profonds changements du catholicisme local ont alors entraîné le passage de son rôle « politique » d’encadrement social à une « religion diffuse aux appartenances ambiguës ». Ce sont les « bases mêmes du catholicisme québécois » qui se sont transformées sous l’effet conjugué d’un triple choc : la sécularisation des institutions, l’aggiornamento conciliaire du Vatican et l’irruption des médias de masse.

La sécularisation des institutions s’explique par les aspirations nouvelles de la classe moyenne formée de catégories sociales associées à « l’urbanisation et au progrès socio-économique ». Elles se feront les promoteurs des idées forces de la Révolution tranquille. Le rôle de l’État en éducation constituera, avec le rapport Parent, un moment clé de ce débat puisqu’il entraînera la perte du contrôle de l’Église sur l’école (malgré les compromis confessionnels que l’on sait). Progressivement, à partir des années 1960, « la communauté des citoyens remplacera la communauté des croyants comme lieu d’encadrement des comportements ».

L’encadrement de la société par l’Église se manifestait par l’école, la santé et la paroisse. Elle a redéfini son rôle à l’égard des deux premiers par la négociation avec l’État. Mais celui qu’exerçait la paroisse s’est lui aussi radicalement modifié au point de l’ébranler de l’intérieur. De plus, 61 % des catholiques fréquentaient encore la messe dominicale en 1961 ; ils n’étaient plus que 20 % en milieu rural et à 10 % en milieu urbain en 2000. Cette désaffection « est inhérente à un processus de modernisation qui passe par l’urbanisation des rapports sociaux et qui a fait des années soixante un temps de rupture culturelle pour les Québécois, transformant leur mentalité et changeant les références faisant autorité dans la culture » (p. 69). Les auteurs parlent à cet égard d’une « conscience nouvelle » qui disqualifie l’histoire pour valoriser le progrès et les moyens de faire face à la concurrence universelle.

Néanmoins, insistent-ils, la désaffection ne signifie pas le rejet total de l’univers religieux, comme le montre le comportement des parents qui font baptiser leurs enfants et les inscrivent toujours très majoritairement à l’enseignement religieux. Ils veulent transmettre un héritage qui, notamment, leur fournit toujours des repères identitaires.

Cela dit, les auteurs rappellent les « dynamismes institutionnels » nouveaux qui ont marqué le catholicisme depuis 30 ans, en particulier les mouvements catéchétique, communautaire, charismatique, et visent une même utopie chrétienne : « retrouver l’authenticité de la vie religieuse et l’inscrire dans le vécu ». Mais ils n’auront rejoint qu’une minorité.

C’est cependant par leur analyse du rôle nouveau que joue le catholicisme auprès des Québécois, et plus généralement la religion, que cet ouvrage est le plus original, peut-être parce qu’il s’appuie sur les travaux empiriques que l’équipe de Raymond Lemieux et Micheline Milot a mené sur les croyances actuelles des Québécois. La religion constitue aujourd’hui, dans un univers sécularisé, un nouveau marché ouvert aux individus « en quête de sens ». Le catholicisme jouit d’une position avantageuse dans ce marché, par le réservoir de significations qu’il contient et auquel toutes les générations de Québécois sans exception ont eu jusqu’ici accès par l’éducation religieuse scolaire. Toutefois, pour la grande majorité, ils se font chacun les interprètes de ces significations dont la régulation et le contrôle échappent dorénavant au magistère. La croyance en la réincarnation de 25 % des catholiques déclarés (c’était déjà vrai au moment de la visite du pape en 1984) en est la manifestation la plus spectaculaire.

Le catholicisme fournit donc maintenant aux Québécois les éléments d’une « culture primordiale » en ce que le catholicisme et l’Église « représentent une référence identitaire de dernière ligne ». Le propos est ici quelque peu ambigu. Sans doute, a-t-on voulu dire que cette référence est au fondement de leur culture. Le catholicisme devient un « produit culturel » plutôt qu’une religion, un objet sur le marché du sens. Et ce produit particulier est souvent amalgamé à d’autres produits de sens proposés par d’autres courants religieux. Tout compte fait, le catholicisme québécois est devenu, avec d’autres, porteur des valeurs humanistes et c’est dans ce sens qu’il est un catholicisme culturel.

J’ajouterai pour ma part une dimension importante que le débat de 1999-2000 sur la place de la religion à l’école a mis en lumière : la fonction identitaire que joue toujours le catholicisme n’est pas qu’individuelle. Avec une intensité variable certes, il constitue toujours pour une majorité (bien que faible) de catholiques francophones une composante de leur identité nationale. Il contribue à dire le « nous » qui permet de se différencier des « autres », comme il le faisait au temps du nationalisme canadien-français.

Le troisième chapitre représentait pour deux sociologues un défi particulier puisqu’ils s’interrogent sur les « projets possibles pour les héritiers du catholicisme québécois ». Ils se comptent sans doute parmi ces héritiers, mais on cherchera en vain quelques fanions confessionnels que ce soit. On lira plutôt la parole de sociologues libres intéressés non seulement à l’intelligence des choses, mais aussi à l’action.

Les auteurs énumèrent trois « défis » particuliers pour « ceux qui se disent catholiques ». Le premier touche les « repères évanescents » de leur identité ; le second concerne « les rapports entre les institutions chrétiennes et les subjectivités croyantes », le troisième porte sur la mission du christianisme lui-même. Relever ce triple défi apparaîtra au lecteur croyant une tâche presque impossible tellement les embûches paraissent grandes. On a l’impression d’un immense champ de décombres où plus rien n’apparaît possible, notamment parce que si peu de gens semblent capables ou désireux de répondre aux exigences culturelles, théologiques ou institutionnelles qu’implique le fait de les relever. « Tout reste donc à faire », admettent les auteurs.

Mais faire quoi ? Les orientations (l’utopie ?) qu’ils suggèrent supposent un retour à la mission du christianisme « inscrite dans ses textes fondateurs comme une proposition de sens et un service au monde » (p. 120, ce sont les auteurs qui soulignent). Lemieux et Montminy observent qu’à cet égard le catholicisme québécois, comme les autres confessions chrétiennes, n’est pas moribond comme le montrent un certain nombre « vitalités paradoxales » observées ici comme ailleurs et que l’on retrouve dans les marges de l’institution, « là où des chrétiens fidèles à leur idéal vivent la confrontation aux incertitudes, aux ambiguïtés et à la violence du monde, réinventant l’agir de leur foi » (p. 123). Ils renvoient ici aux chrétiens qui oeuvrent dans un oecuménisme pragmatique, dans les « quarts mondes », aux laïcs engagés en paroisse et qui sont des constructeurs de ponts sur le fossé entre les langages d’Église et les langages séculiers » (p. 124), aux nouvelles formes de vie religieuse, à ces noyaux de chrétiens convaincus.

Le catholicisme québécois, concluent-ils modestement, se voit contraint à une exigence de conversion fondamentale, mais « nul ne sait jusqu’où celle-ci sera possible dans les prochaines décennies » (p. 127). L’ouvrage se termine sur une idée formulée de façon stimulante, celle du « catholicisme citoyen ». Il lui est proposé de « participer au débat public en y inscrivant sa singularité, celle d’une histoire et d’un idéal, d’un passé assuré et d’un avenir espéré » (p. 135).

L’essai de Lemieux et Montminy est remarquable à plus d’un titre. D’abord, l’analyse emporte l’adhésion par sa rigueur et sa vigueur. Ensuite, elle n’est ni tranchée, ni univoque, ni complaisante. Toute savante qu’elle soit, elle n’est pas obscure. Bien au contraire, la lecture en est facile.

Ce livre sera d’abord utile aux intellectuels de la génération des baby boomers qui souhaiteraient sortir de leur inculture en matière religieuse. Une quinzaine d’années comme journaliste spécialisé dans ce champ ne m’a laissé aucun doute sur cette inculture ! Les travaux qu’il m’a été donné de présider sur la place de la religion à l’école (1997-1999) ont permis d’en constater les effets néfastes : l’incapacité d’un grand nombre d’intellectuels de comprendre tant soit peu la nature du débat. Ensuite, les étudiants d’aujourd’hui, au cégep, comme à l’université, trouveront eux aussi dans ce livre des clés précieuses de compréhension de la culture québécoise dans laquelle ils vivent. Pourvu que leurs professeurs osent le lire et le leur recommander ! Enfin, à tous ceux et celles qui, au Québec, se réclament toujours de l’identité catholique, ce « diagnostic » fournit sur elle un regard sans complaisance tout en leur proposant des défis très ardus, mais aussi très stimulants.