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Au début de leur présentation, Guy Poirier et Pierre-Louis Vaillancourt exposent la nature de leurs recherches : « Cet ouvrage est né des travaux du Groupe de recherche sur le bref et l’instantané portant sur les processus de fonctionnement du récit bref, du fragmenté et des formes littéraires et spectaculaires habituellement associées à la postmodernité » (p. xiii). Ils terminent leur discours préliminaire sur un ton des plus optimistes : « C’est donc bien davantage à une rencontre ludique, sinon dionysiaque, que nous vous invitons, une rencontre dont l’instantané chargé d’une luminosité nouvelle nous habite déjà en ce début du XXIe siècle » (p. xv). Il est réjouissant de voir qu’un tel enthousiasme puisse exister dans le domaine de la recherche littéraire. Dommage que tous les articles, neuf en tout, ne soient pas tous porteurs de cette belle lumisosité. Normal, dirons-nous, tout ouvrage collectif ayant ses hauts et ses bas. L’essentiel, c’est que l’on trouve, dans Le bref et l’instantané, quelques plages de solides réflexions.

Guy Poirier brosse un tableau très large, historiquement et génériquement, des formes prises par la brièveté depuis la Renaissance jusqu’au Québec de la fin du XXe siècle. Ce survol l’amène à faire des commentaires fort rapides sur une foule de sujets, dont le concept d’« imagologie » et « surtout [de] la méthode médiologique » emprunté à Régis Debray et qui permettrait « une première émancipation théorique » (p. 3). Mais cette méthode, fort vague, mène surtout à la mise en relief d’un parcours de nos modes de représentation au cours des siècles : nous sommes passés de la « logosphère » à la « graphosphère » au XVIe siècle, au moment de l’apparition de l’imprimerie, et maintenant, « nous passons lentement de la graphosphère à la médiasphère » (p. 6). Après avoir évoqué d’autres auteurs, parmi les plus divers (Marshall McLuhan, Jacques Godbout, Ralph Heyndels, Pierre Bourdieu...), Poirier en vient à la nouvelle, dont il trace à grands traits l’évolution, pour en venir à la nouvelle québécoise, dont il souligne certaines thématiques et la forme elliptique et fragmentée. Ce vol plané, bien que fort documenté sur un ensemble de représentations et de conceptions de la brièveté, sert en fait de seconde introduction à la série d’articles qui va suivre, l’auteur en citant nombre d’extraits.

Pierre-Louis Vaillancourt analyse quant à lui trois romans sériels de Barcelo (Nulle part au Texas, Ailleurs en Arizona et Pas tout à fait en Californie) en les reliant aux procédés du roman grec que le romancier parodie non pas dans un but critique, mais ludique : « l’auteur parie sur les grandes possibilités d’un système restreint qui, manipulé avec dextérité, produit des oeuvres dont il faut saluer le brio et la portée divertissante de bon aloi » (p. 41). Mais qu’est-ce que des romans viennent faire dans un ouvrage sur les formes brèves ? C’est qu’ils sont définis ou perçus par Vaillancourt comme des romans brefs, mais aussi parce qu’ils sont conçus dans un cadre où la répétition tient lieu de mise en discours : « Un kaléidoscope de reprises, formant de véritables running gags, montre à l’envi que François Barcelo a fait le pari d’une attente lectrice que les similitudes pouvaient combler autant que les différences, en général privilégiées dans l’écriture romanesque » (p. 35). D’où sans doute l’effet d’économie discursive et informative propre à la nouvelle et aussi ce que Vaillancourt appelle « une fragmentation cohésive », oxymoron que Barcelo aurait le bonheur de maîtriser, et ce, dans une série romanesque...

Grazia Merler s’efforce de faire la démonstration que le court est différent du bref et que le sacré se trouve au coeur des romans d’Anne Hébert, mais étrangement, elle ne parle pas vraiment de ses nouvelles, mais plutôt de ses romans. De plus, elle a une méthode pour analyser certaines oeuvres (Kamouraska, Les fous de Bassan et Les enfants du sabbat), et une autre pour les derniers romans (Est-ce que je te dérange ? et Un habit de lumière). Pas un seul mot d’Héloïse, un roman qui pourrait s’apparenter à une novella. Merler s’ingénie aussi à faire des catégories, cinq en tout, fort floues et quasi incomparables, et pour Les fous de Bassan seulement : par exemple, chaque partie de ce roman aurait son « type de performance », qui serait « théâtrale », « linguistique » ou « érotique » (p. 61). La conclusion de cet article se résume à un paragraphe qui ne convainc de rien.

L’article de Patrick Imbert en revanche est lumineux, savant et fort bien articulé. À lui seul il vaut le détour. Imbert y explicite clairement sa conception du complexe et de son attrait tant dans la culture de masse que dans celle réservée aux happy few, et, chose réconfortante, il analyse un véritable corpus de textes brefs, constitué de cinq nouvelles québécoises (de Roch Carrier, Marcel Godin, Claude Mathieu, Michel Tremblay et Albert G. Paquette) de même que de La nuit et son avatar, Les confitures de coings de Jacques Ferron, le tout, commenté avec finesse, avec renvois multiples à des théories modernes et postmodernes. Il s’agit au surplus d’une réflexion lumineuse – ici le mot de la présentation s’applique tout à fait – sur les temps présents autant que sur la nouvelle.

R. Mathilde Mésavage, dans « L’éveil de la conscience dans La clef de sol de Gérald Tougas », fait somme toute un long compte rendu, du premier au dernier texte, de ce recueil de nouvelles. Elle tente de prouver ce que son titre, à elle et à lui, indique et y parvient sobrement. Aucune réflexion sur les mécanismes de la brièveté ni de l’instantanéité ne vient toutefois agrémenter son texte.

Dans « Découpages romanesques », Jacqueline Viswanathan analyse le découpage, la segmentation de trois romans québécois, qu’elle rapproche du découpage cinématographique. Après la lecture de l’article, on se demande encore en quoi cela peu bien intéresser la critique. Viswanathan décrit ici comment Hubert Aquin (dans Neige noire), Esther Rochon (dans Coquillage) et Anne Hébert (dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais) ont découpé leurs textes respectifs à la façon d’un scénario. Aucune véritable justification n’est donnée quant au choix du corpus, choix qui surprend en effet. Viswanathan évoque elle-même dans une simple note infrapaginale que le fait de « rapprocher ces deux romanciers [Aquin et Rochon] peut étonner » (p. 154, note 24), mais elle les rapproche parce que « ces deux textes se caractérisent [...] par une segmentation proche de celle du scénario et [qu’]ils manifestent une égale tension entre la discontinuité de vécu et une aspiration à une spiritualité intemporelle » (idem). À ce titre, nous pourrions rapprocher une multitude de romans contemporains dont la segmentation est proche du scénario ; quant au lien avec la spiritualité, elle n’est qu’évoquée, présentée comme une évidence. Le rapprochement avec le roman d’Hébert sera encore plus flou et ne tiendra en fait qu’à ce fameux découpage proche du cinéma. Viswanathan analyse des passages d’Aurélien..., mais finit par écrire que « ces passages ni le reste du récit d’Anne Hébert ne se conforment entièrement à un modèle cinématographique » (p. 165). Alors que penser de tout cela ? Que penser aussi de la conclusion où Viswanathan semble vouloir donner un sens à ses analyses : « la littérature ne copie pas l’audio-visuel ; elle en assimile certains traits pour leur donner un nouveau sens et une nouvelle fonction » (p. 166). Cela est dit juste avant une conclusion qui élude complètement cette question du sens et de la fonction du découpage, Viswanathan s’en tenant à l’énonciation de propositions des plus impressionnistes : « Même si la segmentation est un procédé de surface, nous sentons que la motivation profonde est une recherche du “ sacré ” » (p. 168). Et pour prouver cela, elle cite un passage de l’article de Grazia Merler dans le même ouvrage ! Comme elle d’ailleurs, elle analyse le « bref » dans des romans, dont deux sont fort peu brefs. C’est à se demander, à l’instar de Stevick, quelle peut bien être l’importance d’un tel champ d’étude où l’on se contente de décrire un découpage de surface, niveau où l’analyse demeure résolument.

À l’inverse, c’est tout en profondeur que Marie-Christine Lesage décortique les mécanismes du montage et de sa signification à travers deux pièces de théâtre du corpus québécois des années 1990 (... Et Laura ne répondait rien, de René-Daniel Dubois et Celle-là de Daniel Danis). C’est à une véritable quête de sens que convie Lesage, en établissant clairement les concepts qui guident sa recherche. Pour ceux qui connaissent l’oeuvre de Dubois, Lesage offre une interprétation qui, pour n’être appliquée ici qu’à une seule pièce, pourrait s’étendre à l’oeuvre entière, car dans le désordre du discours dramatique de Dubois se cache un ordre qui repose sur le travail de la mémoire, de son découpage et de sa mise en relation. Lesage montre très finement que, en dépit de ce travail de quête du sens, « l’objet de la quête ne peut être défini et le sens ne peut être atteint, il reste ouvert et l’être demeure troué », répondant en cela à ce que dit Ralph Heyndels de la discontinuité : « qu’elle est une forme déceptive, parce qu’elle s’ouvre sur “ l’aporie de toute signification ” » (p. 189-190, l’auteure souligne et cite). En dépit de cette difficulté à trouver le sens (la recherche du sens pouvant s’appliquer autant aux personnages qu’au spectateur ou au lecteur), Lesage propose une piste d’interprétation, qui s’inscrirait dans un mythe, ici celui de Didon et Énée, ce couple tragique et séparé « symbolis[ant] cette quête inaccessible du sens » (p. 188).

Pour clore le recueil, Phyllis M. Wrenn fait une brillante analyse du discours des monologues de Sol. Elle entame toutefois son article par une affirmation qui serait peut-être à nuancer : « Nonobstant la fécondité de cette nouvelle génération de one-man-show, le genre est toujours dominé par les deux maîtres que sont Yvon Deschamps et Marc Favreau » (p. 206). Il est vrai que le Québec regorge de « comiques » ou d’« humoristes » qui le sont à peine, tant leur discours tombe souvent à plat, mais il conviendrait sans doute de faire une certaine place à Daniel Lemire qui se distingue au milieu de ce désert fort fréquenté par ceux et celles qui se donnent en spectacle « juste pour rire ». Quoi qu’il en soit, Wrenn se livre à une véritable analyse typologique des monologues de Sol en se dotant d’un « modèle d’analyse, inspiré des recherches de Wallace Chafe (Discourse, Consciousness and Time) (p. 209). Cela, dans le but d’étudier l’« aspect fragmentaire et discontinu » des monologues de Sol, mais aussi leur oscillation entre la culture orale et lettrée. Ce corpus privilégié (l’article est fondé sur une transcription d’un enregistrement de spectacle) permet aussi d’aborder de front une des problématiques de l’ouvrage, soit « la manifestation de l’immédiat sémantique et pragmatique » étudiée sous trois angles : « le jeu des rapprochements et de la distanciation dans l’interaction discursive, la préférence accordée à l’événementiel (experientiality) dans le choix d’information véhiculée ; et la prédilection pour des processus d’adjonction, aux dépens de la subordination [...] dans l’organisation de ces informations » (p. 215). C’est dire le sérieux que Wrenn met dans l’étude des effets du comique chez Sol. Certaines incongruités surviennent parfois dans la formulation des idées, comme par exemple lorsque Wrenn soutient que « [s]eul sur la scène, Sol fait [...] comme s’il participait à un dialogue, mais un dialogue monologique aussi bien que monologal, car l’interlocuteur ne répond pas verbalement » (p. 215). À mon sens, il est très hasardeux de rapprocher « monologique » et « monologal », le premier renvoyant au concept de monologisme que Bakhtine oppose au dialogisme, et qui n’a rien à voir avec le genre du monologue dramatique. Les monologues de Sol seraient bien plutôt dialogiques en ce sens où ils cherchent non pas à imposer une pensée monologique (tendant vers l’unitaire, la pensée unique), mais au contraire à faire la critique sociale et culturelle de son temps, son propre discours contenant le principe même du dialogisme (en tension conflictuelle).

Pour terminer, je noterai la présence au coeur du recueil d’un texte de François Gallays, dans lequel l’auteur décrit fort positivement le contenu d’XYZ. La revue de la nouvelle, fondée en 1985 entre autres et surtout par Gaëtan Lévesque, qui s’est entouré par la suite d’un collectif de nouvelliers et de chercheurs, dont le signataire de ces pages. Nous ne pouvons qu’abonder dans le sens de Gallays lorsqu’il conclut par ces mots : « Si, auprès des lecteurs québécois, le genre bref jouit aujourd’hui d’un prestige jamais auparavant égalé, il n’y a aucun doute qu’il est directement attribuable au travail et à la persévérance de l’équipe d’XYZ » (p. 140).

Un détail nous retient au terme de la lecture du recueil. Le bref et l’instantané. À la rencontre de la littérature québécoise du XXIe siècle parle bien parfois du bref ou de l’instantané – pas toujours –, mais que vient faire cette « rencontre de la littérature québécoise du XXIe siècle » ? Rien n’est dit à ce propos et l’ouvrage ferait plutôt le point sur une série restreinte d’ouvrages et de tendance très fin de siècle. À moins que l’on ne veuille croire absolument que le siècle dans lequel nous sommes engagés sera la copie conforme du siècle précédent ? Que le bref et l’instantané, concepts encore à théoriser en passant, serviront de phares lumineux à tous les genres du discours et à toutes les esthétiques ? Comment savoir ?