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Depuis plusieurs années déjà des spécialistes des sciences sociales rappellent que la notion de lien social s’impose aujourd’hui en sociologie et en anthropologie comme catégorie fondamentale, en ce qu’elle permet de penser l’institution « vivre ensemble » et la volonté de faire société. Le défi est de comprendre les mutations des relations constitutives au fondement de ce vivre ensemble, et parmi les enjeux cités en exemple, les différents types d’exclusion ou de solidarité.

Le titre mentionné en rubrique retrace la prise en charge par les parents de personnes classées malades mentales dans le cadre d’un groupe d’entraide, la Méduse. Deux faits établis dans la littérature scientifique méritent d’être évoqués. L’un par rapport à la sociologie, l’autre par rapport à l’anthropologie. Tout d’abord les écrits de sociologues et d’historiens retracent les attitudes à l’égard des fous. Si, durant toute l’époque de la Renaissance la folie était perçue comme faisant partie intégrante du paysage culturel (textes savants, théâtre, musique…), dès le milieu du XVIIe siècle, l’Occident met brusquement fin à l’hospitalité qu’il avait accordée jusque-là à la folie. Ainsi, pour des raisons d’ordre moral, politique, économique, durant longtemps on prit l’habitude d’entasser dans les salles arrière des hôpitaux généraux, dans les asiles, des fous et toute une kyrielle de mendiants, gueux, infirmes avec qui ils avaient une certaine parenté sémiologique. Les années 1960 marquèrent un réveil en Occident. Erving Goffman a étudié scientifiquement l’asile pour y découvrir les effets dépersonnalisants et aliénants de ce monde concentrationnaire, voire kafkaïen. Cette étude est, à mon avis, l’une des contributions les plus importantes de la sociologie à la psychiatrie et à la santé mentale, puisque c’est le point de départ des réformes qui ont amené à la libéralisation des structures hospitalières et à l’humanisation des soins. C’est pourquoi, au cours des cinquante dernières années, de par le monde il y a eu un large mouvement introduisant des programmes de désinstitutionnalisation et de réadaptation en réponse à ces effets. Mais la folie est-elle devenue pour autant le monde de l’inclusion de l’altérité ? Voilà brossé à grands traits pour la sociologie.

La balkanisation ou l’exclusion des fous constitue un phénomène universel. Claude Lévi-Strauss (1955), à la suite de multiples investigations menées dans diverses contrées avait décelé un choix, un parti pris en faveur des normaux, des formes pures et concomitamment une méfiance, une peur envers les déviants conçus comme porteurs du mal. Pour lui, il y aurait deux catégories de sociétés. Tout d’abord des sociétés anthropophages, c’est-à-dire qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci et même de les mettre à profit. Ensuite, des sociétés anthropémiques (du grec emein, vomir) comme la nôtre qui, placées devant le même problème, choisissent la solution inverse consistant à expulser les « anormaux » hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à les recevoir. Le symbolisme derrière cette absorption dans un cas et d’une mise en quarantaine dans l’autre explique en partie le sentiment de répulsion animant la communauté à l’égard des premières cohortes de patients psychiatriques sortis de l’asile dans le cadre de la désisntitutionnalisation. Ces personnes, ces citoyens rapatriés faisaient figure d’étrangers, de barbares, même aux yeux de leurs propres familles. Cette manière de traiter les corps différents ne constitue guère un acte isolé, mais fait partie d’un appareillage des us et coutumes régissant le fonctionnement des sociétés, la vie, la mort. Toute maladie mentale est intrinsèquement traversée par la culture, dans ses modalités d’expression, dans son évolution et dans l’ensemble des réactions personnelles et sociales qu’elle suscite. La réinsertion sociale des personnes classées malades mentales ne saurait être réalisée sans que l’on comprenne les signes de la maladie mentale partagés par une communauté donnée et les réactions de cette communauté vis-à-vis des individus ainsi étiquetés. Le retour d’un individu banni d’une communauté doit être précédé d’un processus de négociation, d’amende honorable pour les normes qui ont été violées, d’un stage de réapprentissage des conduites valorisées (normalisation), stage dont la durée varie selon le temps de l’exclusion. L’objectif étant d’éliminer l’anxiété causée par la menace que la maladie fait peser sur l’ordre moral, l’ordre social. Tout cela, au nom de la survie de l’espèce. Et la culture exerce une influence déterminante sur les réponses et les attitudes de la population à l’égard de ces personnes en réhabilitation. Mais alors qu’une forme de sociologie mesure l’intégration sociale à l’aide de gradients, une forme d’anthropologie prône, surtout pour les patients atteints de schizophrénie, le retrait social comme moyen efficace pour refaire ses forces psychiques. Et voilà essentiellement pour l’anthropologie.

Un des postulats de départ du livre est que l’expérience de la souffrance est un des éléments constitutifs du lien social. Partager une souffrance avec son semblable constitue bel et bien un objet d’échange pouvant influencer nos rapports au monde et à autrui. Un groupe d’entraide multiplie les contacts, les rapports entre les membres et les socialise ultimement à une manière d’être et de penser le monde. L’auteur commence son ouvrage en tissant la toile de fond de la réorganisation des services et des soins psychiatriques. Il met le doigt sur le fardeau que cette réforme met sur les épaules des familles. Charge des soins, charge affective, charge financière aussi, bref un stress épouvantable. C’est à croire que nous sommes encore à l’ère du Québec majoritairement rural, peu industrialisé, de la famille élargie. L’auteur adopte comme mentors Good et Kleinman qui privilégient la compréhension et l’interprétation de l’expérience vécue comme le point d’ancrage à son élaboration théorique. C’est à partir de ces approches interprétatives de l’anthropologie de la santé que l’auteur essaie de mieux comprendre l’expérience vécue de ces familles touchées par la maladie d’un des leurs.

Paquet considère l’expérience de la souffrance comme un vécu enraciné à l’intérieur d’un espace social délimité (local world) constitué d’échanges et de relations interpersonnelles. L’auteur décrit la dynamique sociale existant entre les membres de la Méduse et cherche à rendre transparents les rapports entretenus par ces derniers avec l’idéologie de l’organisme. Le but ultime de cette opération est de découvrir la signification particulière des interactions sociales observées. Le chapitre 2 est axé principalement sur l’étude de la Méduse comme organisme d’entraide, les objectifs, les services offerts, l’espace des groupes d’entraide sous le signe du rapport à l’autre entre la sociabilité et l’identité.

Le chapitre 3 analyse les discours des participants sur l’origine de la maladie, sur l’influence des liens familiaux, sur le déclenchement et le vécu des troubles mentaux. Les liens sociaux unissant les membres entre eux s’articulent autour de deux axes : celui de la filiation (famille d’orientation) et celui de l’alliance (famille de procréation). Une certaine convergence est venue surtout du 2e axe à savoir les effets sur les enfants des conflits parentaux, du divorce, qui s’exprimeraient en troubles mentaux. Mais contrairement aux années 1970 où la famille était caricaturée comme un bouillon de culture des troubles mentaux (que l’on se souvienne du concept de la mauvaise mère), actuellement c’est surtout l’explication en termes génétiques qui semble prédominer, au moins comme facteur prédisposant.

Par la suite, Paquet présente d’autres points de vue des membres de la Méduse, à savoir que le retrait social, les comportements suicidaires de leur enfant constituent les symptômes de la maladie mentale avec lesquels il semble particulièrement difficile de composer. Ce qui met à rude épreuve les liens familiaux. De plus, l’errance, les difficultés d’organisation de son temps, les divers troubles de comportement sont perçus par les participants de ce groupe d’entraide comme des signes et des symptômes des troubles mentaux.

Le traitement de la maladie est le noeud du problème car bien des quiproquos, des malentendus entourent la déclaration de cette maladie « pas comme les autres ». Tout en tenant compte des caractéristiques neuropsychologiques définies dans des ouvrages savants comme le Diagnostic and statistical manual of mental disorders familièrement appelé le DSM et la classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement de l’OMS, la psychiatrie comme la psychologie, le travail social, le nursing, l’anthropologie, la sociologie considèrent aussi la maladie mentale comme une forme de perturbation discursive et comportementale qui se définit par l’écart à la norme et se trouve en contravention avec les règles de l’ordre social établi. De fait, le processus de catalogage et de diagnostic psychiatriques ne commence pas au bureau du psychiatre, affirmait justement une anthropologue (Scheper-Hugues, 1987). En effet, ce sont la famille, les voisins, les collègues de travail qui procèdent à la première évaluation de la conduite du présumé malade mental, décèlent chez lui des signes de folie et forcent l’individu en question à consulter le médecin psychiatre. Personnellement, je n’ai jamais vu de psychiatres courir dans les rues de Montréal ou de Québec après des personnes pour les amener à l’asile. C’est la communauté et ses agents de contrôle qui s’en chargent. Ainsi contrairement à la maladie physique, les admissions en psychiatrie sont en général involontaires. C’est pourquoi les enfants reprochent avec tant de rancoeur à leurs parents leur internement à l’hôpital psychiatrique. Dans le chapitre 3, avec Étienne, nous trouvons un témoignage éloquent de ces situations dramatiques de désignation du fou dans la famille. Le maillon faible du clan, le bouc émissaire désigné pour expier une quelconque faute de la famille, disait-on autrefois ouvertement. L’auteur clôture ce chapitre sur une note d’espoir : l’engagement et la bonne volonté de la personne atteinte comme voies de guérison, l’aide bienveillante des membres de la famille. Les parents de ces enfants perturbés ont fait la narration de leurs récits à un anthropologue de formation. Ce dernier les a retraduits en d’autres termes en vue d’y découvrir le sens caché. Ils ne s’attendaient pas à avoir remède à leurs maux. Mais le fait d’en parler, leur permet de voir qu’ils ne sont pas les seuls à vivre la souffrance d’une vie mutilée par la honte, le désespoir et, surtout la culpabilité. Cependant il faut continuer de vivre, se soucier de soi, se protéger, se libérer, au lieu de l’autosacrifice, le souhait de mort de la personne atteinte. Le lien social auquel se réfèrent les parents pour donner un sens à leur expérience est profondément marqué par l’influence du groupe sur le discours de ses membres. L’auteur l’a dit, la Méduse agit en fait comme un médiateur à partir duquel les relations que les membres de l’organisme entretiennent avec leurs propos (mais aussi avec eux-mêmes) seront redéfinies. Les parents ont appris en groupe à se connaître, à modifier leurs rapports avec la personne atteinte, à prendre soin d’eux-mêmes, afin d’éviter l’épuisement.

Ce livre aide aussi à mettre en valeur le travail dans l’ombre de toutes ces femmes « aidantes naturelles » sans qui les visées humanistes de la désinstitutionnalisation deviendraient un pur cauchemar. Il y a aussi beaucoup de mères de famille qui ne participent pas à ces groupes d’entraide. La désinstitutionnalisation a consisté d’abord à réduire les dépenses de l’État non à favoriser l’intégration sociale des personnes classées comme malades mentales. Ce livre original qui pourra inspirer beaucoup de réflexions tant aux parents, aux personnes classées malades mentales, aux intervenants qu’aux formateurs, étudiants et chercheurs.