Corps de l’article

Alors que continue de fermenter le rêve d’un meilleur équilibre des conditions de vie entre tous les hommes, et cela, à toutes les étapes de l’existence, on découvre aujourd’hui, de façon palpable, les pièges et les malaises que soulève la vieillesse : l’isolement, l’insécurité, l’angoisse de l’avenir, etc. Dans cette spirale, l’évolution démographique pose un véritable défi à la société québécoise. C’est ainsi que dans le contexte de la réduction du rôle providentiel de l’État et d’un système de santé qui n’en finit plus de se reconfigurer, différents acteurs sociaux sont mis à contribution dans l’assistance aux aînés. Mais comment s’y prendre ? Comment atténuer un environnement marqué par la fragilité, la maladie, l’isolement ou l’exclusion ? Comment articuler les pratiques d’aide et de soins à domicile ?

L’ouvrage cité aborde ces questions avec finesse et clairvoyance à travers des témoignages recueillis auprès d’aidés, d’intervenantes et d’organismes qui oeuvrent dans le soutien à domicile et qui composent avec ce que les auteurs appellent « la dépendance ». L’originalité vient du point de vue avec lequel la question est abordée : celle du lien social et de son expression dans les relations de soin. Cette interrogation sur les liens sociaux est, selon les auteurs, au coeur de la finalité des organismes intermédiaires insérés entre la famille et les services publics ; elle est au coeur des pratiques d’aide et de soin qui se déploient entre l’aide familiale et les soins professionnels. En somme, le problème de la dépendance est celui de la fragilité et de la mutation des liens sociaux. Alors, quelles sont les conditions d’établissement de différentes formes de relations et d’interdépendance dans les soins (conditions matérielles, confiance et dépendance, reconnaissance des compétences et des besoins, motivations, etc.) se demandent les auteurs ? Sur quel lien repose l’aide ? Au-delà du lien intervenant-usager, des groupes recherchent d’autres formes de liens : des liens d’amitié et d’entraide où on trouverait une certaine égalité et une liberté. Le lien c’est important. C’est ce au nom de quoi la relation prend telle ou telle forme et ce qui orchestre l’attitude ou la manière d’être de l’aidé et de l’intervenant, disent les auteurs.

De la dépendance et de l’accompagnement. Soins à domicile et liens sociaux se divise en cinq chapitres. Le premier présente une réflexion et un questionnement sur les liens sociaux dans un contexte où les valeurs sociales fluctuent. En effet, les transformations des rôles familiaux, le développement de carrières chez les femmes et l’avènement des familles reconstituées modifient sérieusement les liens d’attachement aux valeurs dites traditionnelles. La remise en question de l’État-providence et le virage ambulatoire, deux questions liées au vieillissement de la population, ont provoqué une demande croissante de services reliés au secteur du soutien à domicile. Autrefois, les personnes en perte d’autonomie étaient automatiquement prises en charge par leurs familles. Aujourd’hui, on peut se demander qui remplacera ou complétera l’aide de la famille pour les personnes dans le besoin. Une chose est certaine selon les auteurs, le déplacement des soins vers le domicile donne une nouvelle dimension aux rapports entre l’aidé et l’intervenant. La neutralité, caractéristique des services publics, n’a plus vraiment sa place. Bien sûr, tout en étant plus humanisée, la relation doit obéir à des normes et respecter des limites propres aux organismes ou aux entreprises qui assurent les services. Quoi qu’il en soit, la représentation que se fait l’aidé de sa dépendance ou de sa maladie aura des effets importants sur la manière d’entrer en relation avec l’aidant. Ainsi, la relation intervenant-aidé ne peut être dépourvue d’affects ; il y a une confrontation incontournable entre les représentations de l’un par rapport à celles de l’autre, représentations qui, selon les auteurs, structurent et organisent la façon dont les soins seront donnés.

Le chapitre deux, Des organismes en mouvance, présente les organismes intermédiaires qui suppléent aux services du secteur public ou les complètent : a) les organismes communautaires (bénévoles) ; b) les entreprises privées ; c) les entreprises d’économie sociale. Ces organismes se distinguent par différents aspects : leur mission, les liens de partenariat, les services offerts et le personnel. Et là des questions judicieuses, voire fondamentales, attirent l’attention du lecteur. Que peut-on demander par exemple aux bénévoles ? Quelle aide ces personnes peuvent-elles assumer, pour quels soins peut-on se reposer sur elles (p. 29) ? Les services privés, qui sont de plus en plus des services de base lorsque les services publics ne suffisent plus, vont-ils passer du service d’appoint au service courant (p. 34) ? Pour leur part, les entreprises d’économie sociale par leur double objectif (qualité des services et intégration à l’emploi) peuvent soulever l’interrogation suivante : « Comment offrir aux employés des conditions de travail convenables sans faire assumer une trop grande part du coût aux usagers, tout en demeurant concurrentiel face aux travailleurs au noir ? » (p. 51). Gratuité, qualité des services, rémunération des aidants, voilà quelques-unes des valeurs en cause. Mais un constat se dégage : dans toutes ces pratiques d’aide et de soin se traduit la valeur fondamentale de ce qui circule et du lien qui soutient l’échange, donnant ainsi une signification aux gestes posés.

Le troisième chapitre traite Des relations et des liens. Les auteurs montrent bien que le vieillissement, la dépendance ou la maladie atteignent la personne dans son identité. Celle-ci traverse une période de grande fragilité aux plans affectif et social. L’attitude de l’intervenant devient alors déterminante. En l’occurrence, intervenants et aidés sont à la recherche de la relation idéale qui se réalise autour de valeurs telles que l’écoute, la compassion, l’amour, l’empathie, etc. De plus, ce qui prime dans ces rapports, ce n’est pas tant le service que le lien tissé entre l’intervenant et l’aidé. Cette interaction conduit à une personnalisation ou à une individualisation de l’aide ou du service. Ceci dit, ces pages ont le mérite de décrire clairement tous les aspects d’une relation réussie tout en montrant comment les intervenants et les aidés cherchent à se faire connaître certes, mais aussi et surtout, à se faire reconnaître, affirment les auteurs. La relation est un gage de liberté et de réussite dans l’assistance à autrui. L’équilibre entre distance et proximité donne alors une valeur à l’aide et aux soins.

Le chapitre quatre, L’étrangère chez soi, présente l’aidé dans la situation de dépendance qu’est la sienne et précise ce que soulève l’entrée à son domicile d’une personne qui ne fait pas partie de la famille. Cette ouverture à l’autre, ce partage d’intimité avec un inconnu peut s’avérer dérangeant, voire angoissant. Cette intrusion rappelle à l’aidé sa dépendance, qu’il n’est pas facile d’accepter. C’est pourtant autour de cette situation délicate que doit se construire la relation intervenant-aidé. Les auteurs ciblent un autre problème délicat : le racisme. En effet, les préjugés raciaux peuvent intensifier la crainte que provoque l’intrusion d’un inconnu dans son milieu tout comme la couleur de la peau et la maîtrise de la langue sont à même d’ériger des barrières.

Le cinquième chapitre, Sphère privée, sphère publique : résonnances, pose une question fondamentale : « Dans une société postmoderne où l’autonomie renvoie à la productivité et à l’individualisme, que deviendront ceux qui sont pauvres, sans familles et qui sont non productifs ? » Avec une grande lucidité, les auteurs soulignent que la hantise du vieillissement de la société est largement attribuable à la projection d’une situation où la proportion des individus dépendants et non productifs sera nettement plus élevée que celle des individus autonomes et productifs.

L’ouvrage De la dépendance et de l’accompagnement. Soins à domicile et liens sociaux est le résultat d’un travail exhaustif et remarquablement documenté. À une connaissance théorique certaine, les auteurs ajoutent la réflexion des intervenants et des aidés qui rendent compte de ce qui se passe dans les faits. Les informations sont présentées d’une façon claire et, qui plus est, agréable à lire. La richesse du contenu et de l’analyse fait de ce volume un outil de référence précieux, voire incontournable dans le domaine du soutien à domicile. Les auteurs suscitent la réflexion du lecteur en mettant en perspective les valeurs de la société et les liens sociaux qui y sont privilégiés. Au pays de la dépendance, la relation et le domestique s’entrecroisent constamment ; ce sont, disent-ils, les éléments d’une structure de la pratique qui, sans cesse, se font écho, se réfléchissent l’un par l’autre, l’un avec l’autre (p. 220).

Si les auteurs préfèrent parler de la dépendance des personnes âgées et non de perte d’autonomie, c’est qu’il est préférable, selon eux, de décrire les rapports aidés-intervenants en insistant sur les liens sociaux plutôt qu’en mettant en relief l’autonomie ou la perte d’autonomie des individus. Nous voilà alors confrontés au besoin fondamental de l’individu à la recherche d’une pleine humanité : l’autre. Cette préoccupation de l’autre, ne faut-il pas en chercher la source dans la profondeur des liens ? D’ailleurs, le partage de sentiments comme ciment de la socialité a été soulevé par maints auteurs. Il est constitutif de toute la sociologie elle-même qui, d’Émile Durkheim à Georges Gurvitch, pour ne citer que ceux-là, a démontré que la société n’est rien d’autre qu’une fabrique de relations qui s’expriment dans une variété infinie de manifestations. Car, pour être ensemble, il faut nécessairement se fonder sur une logique de partage, d’échanges réciproques, jamais réductibles à ce qui est exclusivement monnayable. C’est ainsi que – au-delà des services – les liens créés à travers ces pratiques d’aide traduisent une aspiration, voire une vision anticipatrice de l’avenir. Au coeur de cette dernière, c’est tout un principe d’espérance qui se joue, une espérance à la hauteur de l’humain qui place sa confiance dans une société plus juste et capable d’atténuer les inégalités sociales, une société susceptible de faire cohabiter l’économique et le social.

Cela étant, quel est le public visé par un tel ouvrage ? Les chercheurs qui tentent de comprendre comment se vit le réaménagement de l’État dans l’espace social. Les organismes communautaires désireux de mieux saisir les défis que posent l’organisation et la pratique des soins à domicile. Les intervenantes rémunérées ou bénévoles qui tentent de donner un sens à leur action tout en cherchant à identifier les aspects qui militent en faveur d’une relation réussie. Bref, ce livre touchera toutes les personnes qui – conscientes que la vieillesse rôde dans les alentours – rêvent que les aînés puissent « boire à la coupe de la vie » avec douceur et sérénité. Enfin quelle considération globale apporter à ce travail ? « Quand une lecture vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger l’ouvrage ; il est bon et essentiel », dit le philosophe.