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D’emblée, l’ouvrage de M. Sarra-Bournet et de J. Saint-Pierre impressionne. Ces derniers ont réussi à rassembler un nombre important de textes préparés par des auteurs de disciplines diverses : études féministes, histoire, philosophie, science politique, sociologie tout en leur donnant une certaine cohérence. Le livre contient vingt chapitres dont treize qui ont d’abord été présentés au colloque de l’Association québécoise d’histoire politique, Le nationalisme et les idéologies dans l’histoire du Québec en 1995, auxquels sept ont été ajoutés par la suite.

L’ouvrage est divisé en cinq parties. Les trois premières portent sur des périodes : 1830 à 1920, 1920 à 1960, et 1960 à 1990. La quatrième traite des rapports entre nationalismes et histoire. En annexe, les directeurs de la publication ont ajouté le texte d’Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », qu’ils invitent à lire afin de bien « prendre toute la mesure de l’évolution de l’idée de nation » au Québec et ailleurs.

Presque tous les discours sur le nationalisme au Québec sont représentés dans cet ouvrage. Les thèmes abordés sont très variés ainsi que les approches. Certains privilégient le récit, d’autres l’analyse de textes, l’étude d’auteurs, l’histoire des idées ou encore la polémique et le débat. En simplifiant, dans la première partie, Louis-Georges Harvey ainsi que Gérald Bernier et Daniel Salée remettent en question le supposé nationalisme des Patriotes. Pour sa part, Joseph-Yvon Thériault examine la compréhension des rapports entre démocratie et nationalisme chez Étienne Parent et Gilles Janson montre l’importance du sport comme enjeu national chez les Canadiens français de 1890 à 1920. Dans la deuxième partie, Nelson Michaud remonte aux sources de l’alliance conservatrice-nationaliste sous Meighen, Jean-Claude Dupuis explique comment nationalisme, séparatisme et catholicisme ont été réconciliés dans l’entre-deux-guerres, Jean-François Nadeau présente le personnage de Robert Rumilly et Jacques Beauchemin démontre que le nationalisme « ethniciste » dans le Québec duplessiste est de nature politique. Dans la troisième partie, François Rocher compare les discours sur la nation de Daniel Johnson père et de Daniel Johnson fils, Chantal Maillé suggère quelques hypothèses afin d’étudier le rapport des groupes de femmes à la question nationale, Ralph P. Güntzel étudie les aspirations des travailleurs québécois et Jocelyne Couture examine la situation des minorités francophones canadiennes. Dans la quatrième partie, Max Nemmi étudie le discours de Fernand Dumont sur la nation pour conclure que le nationalisme québécois d’aujourd’hui est toujours identitaire alors que Louis Balthazar penche plutôt pour une interprétation autonomiste de celui-ci. Pierre Trudel suggère que les discours québécois et autochtones sont fondés sur des procédés semblables de négation de l’Autre et Kai Nielsen explique comment l’on peut être souverainiste sans être nationaliste. Dans la cinquième et dernière partie, Anne Griffin propose un essai sur la mémoire et le discours sur l’indépendance du Québec, Ronald Rudin fait le point sur l’historiographie au Québec et en Irlande, Gérard Bouchard pose des jalons d’une compréhension renouvelée de la nation en vue de donner une plus grande profondeur historique à la notion de culture publique commune et Michel Sarra-Bournet opère une distinction entre le nationalisme en tant qu’identité collective et en tant que projet politique.

Force est de constater que les thèmes sont multiples et variés. Pour cette raison, l’organisation des textes n’est pas toujours facile à comprendre. Si les chapitres ont été regroupés par périodes, ces derniers ne portent pas directement sur l’histoire du nationalisme. De plus, seuls les chapitres de Janson sur le sport, Michaud sur l’époque de Meighen et Grüntzel sur les travailleurs présentent de nouvelles données empiriques. Ce sont l’histoire intellectuelle du nationalisme et le débat d’idées qui sont plutôt à l’honneur. Les auteurs s’interrogent sur les rapports entre le nationalisme et le catholicisme, le colonialisme, la démocratie, l’impérialisme, le libéralisme, le séparatisme, le souverainisme. Les textes de Beauchemin, Bernier et Salée, Dupuis, Griffin, Harvey, Nielsen, Sarra-Bournet, Rudin et Thériault cherchent tous d’une façon ou d’une autre à proposer une interprétation de la raison d’être du nationalisme canadien-français ou québécois. D’autres tentent de mieux situer celui-ci sur l’axe exclusion-inclusion comme le font, quoique différemment, Balthazar, Bouchard, Couture, Maillé, Nadeau, Nemmi, Rocher et Trudel.

Les textes sont aussi de qualité inégale. Parmi les meilleurs textes à portée analytique, mentionnons ceux de Harvey, Beauchemin, Nielsen et Bouchard. Ces derniers réussissent le mieux à se confronter à l’ambiguïté du rapport entre nationalisme et individualisme au lieu de chercher à l’éliminer ou à le ridiculiser. Tant la remise en question de l’interprétation nationaliste des Patriotes de Harvey, que la critique de l’apolitisme du nationalisme de l’époque de Duplessis de Beauchemin ou la dissociation qu’opère Nielsen entre souveraineté et nationalisme et la réconciliation entre les droits individuels et la nation que propose Bouchard témoignent d’une telle exigence critique.

Je donne également une mention honorable aux textes de Balthazar, Couture et Rudin car ils procèdent à des synthèses pertinentes de débats très différents sur la nation. Balthazar effectue une synthèse très pédagogique du nationalisme québécois qu’il qualifie d’autonomiste. Pour sa part, Couture a choisi un sujet négligé, la situation des minorités francophones hors Québec. Elle s’interroge sur la trajectoire de ces derniers par rapport à celle des Québécois et sur la nature des nationalismes qui inspirent les revendications de chacun. Rudin fait un bilan très instructif, bien que polémique, de la démarche des historiens qu’il a baptisés, à tort ou à raison, « révisionnistes ». D’autres textes déçoivent. Entre autres, celui de Thériault, s’il pénètre bien la pensée d’Étienne Parent sur le libéralisme et le nationalisme, tente de dresser un parallèle entre son auteur et Francis Fukuyama, qui nous est apparu malheureux et peu utile. Pour leur part, les textes de Griffin et Maillé tombent à plat. Ceux de Bernier et Salée et Nemmi sont trop portés par le ressentiment et motivés politiquement.

L’ouvrage cherche à faire prendre conscience de l’évolution de l’idée de nation. De fait, la plupart des auteurs témoignent des transformations internes au nationalisme au Québec. L’on pense bien sûr à l’idée selon laquelle le nationalisme au Québec serait, à partir des années 1940-1960 passé d’une forme défensive, exclusive, ethnique et apolitique à une forme plus ouverte, inclusive et civique. Toutefois, dans cet ouvrage comme dans la plupart des écrits sur la question, il s’agit d’un discours qui prend la forme d’une formule, voire d’un slogan. Certes, ce dernier est efficace car il amène le lecteur non initié à comprendre que la démarche nationaliste n’a de sens que par le prisme de la Révolution tranquille. Toutefois, l’approche est trompeuse. Dans le présent ouvrage, seul Beauchemin a vraiment cherché à rompre avec celle-ci en essayant de montrer que le nationalisme au Québec est tout aussi politique avant qu’après les années soixante. Celui-ci relève d’une stratégie de fondation de la communauté politique québécoise. En d’autres mots, la société québécoise n’aurait pas cherché à s’inscrire dans l’histoire que depuis 1960. Soulignons d’ailleurs qu’une telle erreur ne vient pas que des souverainistes. Les fédéralistes sont tout aussi incapables de penser le nationalisme québécois autrement qu’en le situant sur l’axe ethnique-civique.

Pourquoi le nationalisme québécois ne serait-il pas politique et civique avant comme après la Révolution tranquille ? Le nationalisme de survivance, pour plusieurs, marque une forme de repli. Or, revenons à Étienne Parent. Son oeuvre témoigne bien de l’ambiguïté avec laquelle il définit son nationalisme par rapport au libéralisme. En ne souhaitant pas remettre en question ce dernier, il se trouve du même coup à faire apparaître la nature fondamentalement politique du supposé repli identitaire. Ce dernier ne renvoie t-il pas aussi à la question de la fondation ?

Ce n’est donc pas à l’évolution de l’idée de nation que cet ouvrage nous fait penser mais plutôt à la difficile et complexe articulation du couple démocratie et nationalisme dans le temps et dans l’espace, au Québec comme ailleurs en Occident. Les nationalismes canadien-français et québécois ne sont pas le propre d’une pathologie, comme on le laisse entendre, mais plutôt le résultat d’une quête de fondation et de refondation de la vie politique par les acteurs qui s’en font les porte-parole. Le nationalisme renvoie à la recherche, peut-être désespérée, d’un nouveau lieu politique d’affirmation individuelle et collective, provoquée par sa séparation d’avec la démocratie. Par contre, si plusieurs, peut-être même Rudin, considèrent que le Québec a du mal à réconcilier démocratie et nationalisme, trop de commentateurs ont voulu faire de cette difficulté un trait distinctif de la société québécoise, une essence. Il faudrait davantage étudier le rapport de pouvoir qui fonde une telle difficulté au lieu de le ramener à une dimension inhérente à la culture canadienne-française. Il serait également utile de faire le même exercice pour le nationalisme canadien-anglais car celui-ci se pense également dans l’ambiguïté. Ainsi, à l’instar de Beauchemin, nous pourrions revoir des événements de l’histoire du Canada et du Québec comme la Confédération de 1867 ou l’adoption de la Charte de la langue française afin de montrer comment s’est posée l’articulation du rapport entre nationalisme et démocratie dans ces moments importants de fondation et de refondation des communautés politiques canadienne et québécoise. La comparaison des nationalismes selon les époques tant au Canada qu’au Québec, comme le suggère Sarra-Bournet, permettrait également d’éclairer davantage le contexte dans lequel ceux-ci sont apparus. Bouchard invite aussi à procéder à de nouvelles comparaisons avec d’autres sociétés « neuves » comme les États-Unis, l’Amérique latine ou l’Australie. Les références de Rudin à l’Irlande sont également pertinentes et devraient être explorées davantage afin de mieux saisir les particularités propres à chaque pays ainsi que leurs points de convergence.

Ainsi, l’ouvrage de Sarra-Bournet et Saint-Pierre nous a permis de faire le point sur l’état de la réflexion sur les nationalismes au Québec. Cette dernière n’est pas toujours la plus féconde car elle témoigne d’une absence de vision critique de la Révolution tranquille ainsi que d’un manque de portée analytique plus générale. Toutefois, malgré ces difficultés, ce livre constitue un bon ouvrage de référence que je compte bien utiliser dans mes cours.