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En 1717, paraît une première traduction de Pierre-François Guyot, abbé Desfontaines (1685-1745), les Poësies sacrées traduites ou imitées des Pseaumes. Si Desfontaines se fera remarquer plus tard par ses démêlés avec Voltaire[2], par ses prises de positions en tant que journaliste[3] et par des traductions d’ouvrages canoniques ou non (Voyages de Gulliver [Swift], 1727; La Boucle de cheveux enlevée [Pope], 1728; Joseph Andrews [Fielding], 1743; OEuvres de Virgile, 1743[4]), il entame ici sa carrière de traducteur par un ensemble de poèmes de prime abord peu compromettants et ayant déjà fait l’objet de maintes traductions.

Cet article analyse le paratexte de la traduction de Desfontaines, soit la page de titre, les instances liminaires, les sous-titres et les notes du traducteur, éléments définis par Genette (1987). Genette s’intéresse bien sûr aux textes traditionnellement définis comme « originaux », et s’attarde assez peu au paratexte traductionnel. À cause du statut du traducteur sous l’Ancien Régime et surtout du type de traduction auquel le public et la critique s’attendent à l’époque, il semble pourtant trop restrictif de limiter le paratexte traductionnel à la catégorie de l’« allographe classique » (ibid., pp. 265-266). Nous nous attachons ici au paratexte auctorial que nous désignons, afin de mieux rendre compte de l’activité de Desfontaines, par la formule « auctorial-traductionnel ». Rappelons également que « péritexte » désigne, de manière plus restreinte, un élément de paratexte que l’on peut situer par rapport au texte proprement dit (ibid., p. 10).

Au-delà des taxinomies et des dénominations, ce sont les fonctions des diverses composantes du paratexte qui nous intéressent ici. De même que le statut de « traduction » (au sens large) des Pseaumes impose un dédoublement de l’auctorial genettien en « auctorial proprement dit » et « auctorial traductionnel », les fonctions des instances paratextuelles de Desfontaines jouent sur les deux plans : justification auctoriale traditionnelle et justification traductionnelle. Ses positions sur le rôle de la traduction et sur la forme que celle-ci doit prendre, dans le cas particulier d’un texte latin et religieux, devront être rapprochées de son discours sur la traduction d’ouvrages contemporains anglais. À défaut de pouvoir comparer ici de manière diachronique les traductions de Desfontaines, nous mettrons en rapport, synchroniquement, sa version avec quelques autres publiées à la même époque.

Les Psaumes au début du XVIIIe siècle

Les Poësies sacrées de Desfontaines s’inscrivent dans le contexte de nombreuses autres versions des Psaumes : même si le XVIIIe siècle semble avoir été une période de reprise et de tâtonnements dans l’interprétation de la Bible, après les traductions de Port-Royal qui sont rééditées au cours du siècle avec régularité, tandis que les nouvelles se multiplient (Chédozeau, 1986), les Psaumes, en particulier, connaissent une grande popularité. Lücker (1933) avait recensé 120 nouvelles traductions françaises (partielles ou entières) entre 1700 et 1754, sans compter les rééditions des traductions du XVIIe siècle, ou de celles de Clément Marot ou de Théodore de Bèze. Si l’on réduit ce corpus à la période allant de 1700 à 1717, en excluant les traductions parues hors de France (relativement nombreuses, surtout aux Pays-Bas), on conserve encore au moins 35 traductions nouvelles.

Comme le souligne Chédozeau, certaines de ces traductions sont soutenues par le réseau janséniste (Pseautier distribué, 1701), tandis que les autres sont l’oeuvre de membres des divers ordres religieux, sans compter les traductions de laïcs, tels La Bodonière (Les Pseaumes de David en Latin et en François..., 1701) ou Jean-Baptiste Rousseau (Odes sacrées, 1712). Il semble en fait que les ordres religieux aient rivalisé en matière de traduction des Psaumes, parfois tout au cours du siècle. Aux traductions des jésuites (Lallemant, 1699; Hardouin, 1707; Martineau, 1710; Lattaignant, 1713) répondent ainsi celles des oratoriens (Loriot, 1700; Carrières, 1714; Molinier, 1717), sans compter celles de membres des autres ordres : chartreux (Le Masson, 1697), bénédictins (Calmet, 1707-1716; Martianay, 1719), dominicains (G. de La Feuille, 1772), camaldules (Grivault, 1738). Les traductions des jésuites, si elles ne sont pas nombreuses, exerceront néanmoins une influence continue jusqu’au XIXe siècle (Chédozeau, p. 62)[5]; elles s’opposent de plus à celles de leurs ennemis, les oratoriens. Rappelons que Desfontaines est quant à lui membre de la Compagnie jusqu’en 1715 ou 1717, selon ses biographes[6].

On ne pourrait comparer ici ces innombrables versions des Psaumes au début du siècle, même en se limitant à celles des jésuites. Il faut cependant tenir compte, dans l’étude du paratexte des Poësies sacrées, d’abord des éléments de la page de titre par rapport aux autres titres de l’époque et, ensuite, des prises de position de Desfontaines par rapport à l’imitation, à la paraphrase et à la traduction en vers, pour les mettre en rapport avec quelques autres traductions.

Les Poësies sacrées

En septembre 1717, les Mémoires de Trévoux annoncent la parution des Poësies sacrées, une « autre traduction en vers de plusieurs Pseaumes » par « Mr. l’Abbé des Fontaines Guyot », en vente chez Monge à Paris. La première critique est élogieuse et établit le rapprochement, qui sera récurrent, avec les Odes sacrées : « [les poësies] ont en ma présence soutenu au jugement d’habiles Connoisseurs, la comparaison exacte qu’on fit de quelques Pseaumes de cette traduction avec les mêmes Pseaumes traduits par le fameux Mr. Rousseau. » (p. 1562)

Il s’agit en effet d’une traduction partielle (50 psaumes[7], suivis du Cantique des cantiques) et rimée (alexandrins, stances), caractéristiques qui seront longuement justifiées par le traducteur dans sa préface. La comparaison avec les Odes de Rousseau reviendra elle aussi dans le péritexte et dans la critique des Mémoires, ainsi que nous le verrons. Il faut préciser que cette édition des Poësies sacrées paraît en fait à Rouen, chez Michel Lallemant[8]. Elle sera réimprimée, l’année suivante, par Lallemant et Monge, à Paris. Son format in-12°, soulignons-le, l’oppose d’emblée aux grands in-folios de Calmet et Sacy.

Le péritexte des Poësies sacrées comporte les habituelles dédicace « Au Roy » (cinq pages) et préface (16 pages), que nous reproduisons en annexe. Certains éléments, peut-être propres aux traductions bibliques ou poétiques, se retrouveront rarement par la suite chez Desfontaines, tels les sous-titres explicatifs et l’index des titres latins à la fin (« Tableau des Pseaumes mis en vers »). D’autre part, et c’est une des caractéristiques les plus étonnantes de cet appareil péritextuel, compte tenu de la nature du texte et des autres traductions, les notes du traducteur sont très rares.

La page de titre

La page de titre est un élément particulièrement ambigu. Dans l’édition de 1717, elle prend la forme suivante :

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C’est le titre complexe (« Poësies sacrées traduites ou imitées des Pseaumes ») qui l’emporte ici par sa position et par sa longueur, mais il convient de dire un mot d’abord des autres éléments, en particulier du statut de l’auteur, ou, plus précisément des « auteurs ». S’il reste anonyme ici, Desfontaines n’hésite pourtant pas à signer la dédicace (cf. infra). À la fin du volume, le privilège (signé « Fouquet », le 20 avril 1717) le nomme (« le Sr Desfontaines Guyot Prêtre ») et le mentionne clairement comme l’auteur de la traduction[9].

Il est peu vraisemblable qu’une traduction des Psaumes attaque les bonnes moeurs ou le bon goût. L’effacement du traducteur dans la page de titre semble donc dû à sa modestie, au peu d’importance que l’on accorde à ce genre de mention à l’époque, ou encore au statut de Desfontaines qui est encore peu connu. Si la préface reste anonyme, la dédicace porte clairement la signature de Desfontaines : « Le trés-humble, trés-obéïssant & trés-fidéle Serviteur & Sujet Desfontaines Guyot Prêtre. » Les Mémoires de Trévoux n’hésitent donc pas à attribuer la traduction à Desfontaines dès les premiers mots de l’annonce, ce qui met en évidence la transparence de l’anonymat en page de titre.

L’absence de mention du roi David comme « auteur » sur la page de titre n’est pas exceptionnelle : sur les 120 titres recensés par Lücker, seuls 36 l’indiquent d’une manière ou d’une autre comme auteur présumé, soit 30%. Pour la période allant de 1700 à 1717, cette proportion est légèrement plus élevée : 36% (19 titres sur 53). Il semble cependant que l’attribution à David que connaissait encore le XVIIe siècle soit en train de disparaître, ce qui, pour Chédozeau (p. 68), doit être mis en parallèle avec l’importance toujours plus grande que le XVIIIe siècle accordera au sens littéral des Psaumes, par opposition au sens prophétique mis en valeur lorsqu’ils sont attribués au roi hébreu.

Le titre

Si le titre complet est « Poësies sacrées traduites ou imitées des Pseaumes », la disposition de la page de titre tente de mettre en valeur un titre principal, au centre, « Pseaumes », pour lequel la casse utilisée est de taille légèrement supérieure à celle de « Poësies sacrées ». Ce dernier élément reste pourtant prédominant par sa position en première ligne, et constitue le titre principal ou titre proprement dit. Le reste du titre forme le sous-titre et l’indication générique. Le sujet des Psaumes étant connu du public, la thématique en est réduite au minimum, et ce sont les caractéristiques rhématiques (qui, elles, donnent des indications formelles ou génériques) qui sont mises en valeur. Ces indications sont pourtant contradictoires : le titre indique d’abord que l’ouvrage est de nature poétique, mais il lui manque l’indication rhématique plus détaillée, alors que l’on trouve à l’époque quelques titres classiques tels que les « Odes sacrées sur les plus importantes véritez de la religion et de la morale » (attribuées à « B. M. », 1715) ou encore « Les Pseaumes de David, et les cantiques de l'Ancien et du Nouveau Testament. Mis en vers françois, sur les plus beaux airs des meilleurs autheurs » de l’abbé Pellegrin (1705), mais dont le sous-titre annonce qu’ils sont destinés à être chantés.

Notre titre évoque plus directement, et non sans raison, puisque Desfontaines mentionnera l’ouvrage dans sa préface, les Odes sacrées de Rousseau. L’absence de précision rhématique, ou du moins le caractère général du titre, s’explique par la forme mixte choisie par Desfontaines. Il s’agit néanmoins d’un titre essentiellement descriptif : il désigne le texte, mais le décrit aussi de manière rhématique, en plus de renvoyer (en connotant plus ou moins explicitement) à l’auteur auquel Desfontaines donnera encore en 1741 les titres d’« immortel Rousseau » et d’« Horace Français », que le père de La Sante veut décerner à Malesherbes (Observations, 1741, t. 26, lettre 476).

Les indications génériques traductionnelles, soit celles qui portent sur le type, la forme de la traduction, sont plus ambiguës : le texte que l’on va lire (ou que l’on va peut-être acheter) est-il une traduction, une imitation, ou les deux à la fois? Puisque la conjonction « ou » est, selon l’Académie (1694), « disjonctive & alternative », les termes du titre devraient s’exclure, comme dans « Cela est bon, ou mauvais ».

Si l’on songe qu’en 1714 la seconde querelle des Anciens et des Modernes fait rage, en particulier entre Houdar de La Motte et Anne Dacier, celle-ci attaquant l’imitation telle que conçue par celui-là, le rapprochement de la traduction et de l’imitation dans un titre surprend et prend quasi-valeur d’oxymoron. Dans son Discours sur Homère de 1714, La Motte distinguait deux types de traductions : les littérales (traductions au sens propre), et les traductions « plus hardies, & qui doivent plutôt passer pour des imitations élégantes, qui tiennent le milieu entre la traduction simple & la paraphrase. » Le premier type est servile et destiné aux érudits, tandis que le second, plus ambitieux, doit plaire : « ce n’est pas assez d’y exprimer le sens d’un ouvrage, si l’on n’en rend encore toute la force & tout l’agrément, si l’on ne lui en prête même dans les endroits où il en manque » (Houdar de La Motte, 1754, p. 111). Des deux types, La Motte privilégie bien sûr le second, l’imitation, et veut faire dire à Homère ce que celui-ci aurait écrit en France au XVIIIe siècle. Dacier, dans son Des Causes de la corruption du goust (1714), reprochera justement à La Motte de n’en être pas resté au rôle d’imitateur et de se vouloir parfois traducteur infidèle.

Il ne semble pas que la nouvelle querelle des Anciens et des Modernes ait porté directement sur la Bible (Hazard, 1960, pp. 40-46), mais les tenants de la paraphrase ou de l’imitation peuvent être associés aux seconds, tandis que les partisans de la traduction littérale semblent proches des premiers. La formule utilisée par Desfontaines dans son titre est rare : nous n’avons trouvé qu’un seul titre annonçant une imitation, soit Les Pseaumes imitez et appliquez à la religion chrétienne (Bonain de la Sanguinière, 1706). Mais Le Maistre de Sacy (dans sa traduction de 1672, rééditée en 1717[10]) lançait déjà l’idée d’imiter les Psaumes, pour éviter l’ennui des traductions habituelles qui tiennent de la paraphrase :

[...] on n’y retrouve les pensées du Prophéte, qu’avec plusieurs autres qui les offusquent. Peut-être vaudroit-il mieux les imiter que les traduire : & comme ces Poëmes contiennent plusieurs choses qui ne sont point de nôtre usage, ni selon nos moeurs, il faudroit essayer d’en faire de semblables, sur des sujets qui nous fussent plus familiers [...].

Le Maistre de Sacy, 1717, vol. I, p. liv

Houdar de La Motte n’aurait pas dit mieux. L’antinomie du titre des Poësies semble quant à elle chercher à réunir les deux aspects, la traduction « fidèle » et l’imitation. L’épithète « traduites » est en effet un gage, sinon de fidélité à la lettre, du moins de fidélité à l’esprit, ainsi que de qualité. Le terme présente par contre deux inconvénients pour Desfontaines en début de carrière : il renvoie d’abord à une activité peu valorisée, et beaucoup moins auctoriale ou originale qu’une imitation; de plus, l’expression annonce une autre version des Psaumes, et peut-être même une énième de ces versions littérales qui, Desfontaines le soulignera dans la préface, ennuient le lecteur par leur obscurité ou par leur « style coupé & interrompu ».

L’imitation est plus valorisante. Si Jérôme est le patron des traducteurs, les modèles des imitateurs sont à l’époque tout aussi prestigieux : pour Richelet (1680), « les plus beaux endroits de Virgile sont des imitations d’Homere », et l’Académie (1694) donne, comme exemples de l’usage du verbe, imiter « les excellents Peintres », Virgile, Cicéron ou les Anciens, sans pour autant associer directement le verbe à l’activité traduisante. Dacier s’en offusquait, mais l’imitateur, contrairement au traducteur, n’a pas à faire l’éloge de son modèle : « car il égale son original, ou mesme il le surpasse », ajoutait-elle ainsi, toujours à propos de La Motte (Dacier, 1714, p. 35). Chez Desfontaines, l’opposition entre l’imitation et la traduction n’est pourtant pas résolue en page de titre.

La dédicace au Roy

Cette épître au jeune Louis XV, qui n’a à l’époque que sept ans et est encore sous la tutelle du Régent, comporte quatre caractéristiques intéressantes : le statut que Desfontaines se donne, le dédicataire choisi, l’esquisse de définition générique et enfin la clé de lecture que l’on y trouve.

L’épître ne comporte en effet aucune mention de traduction ou d’imitation, aucune allusion au procès traductif : Desfontaines évoque le roi David qui « trace une peinture prophétique du Régne du jeune Salomon », ou même l’« Esprit Saint » qui l’inspire. Mais l’auteur est bien l’abbé qui en assume la responsabilité (nous soulignons) :

Si je pouvois me flater d’avoir rèüssi dans ces Poësies Sacrées, la nature de l’Ouvrage justifieroit un peu la hardiesse que je prends, de l’offrir à Vôtre Majesté. [...].Je ne sçai, si ceux qui écriront sous vôtre Regne, Sire, Vous offriront jamais un Livre, dont le sujet soit plus digne de vôtre attention.

[...]

Quelle gloire pour moi, si Vôtre MAjesté daignoit se faire un plaisir de ma peine, & si elle pouvoit connoître qu’elle a un Sujet aussi zélé pour elle, & aussi dévoué à son service, qu’est l’Autheur de ces Poësies Sacrées...

En filigrane, David reste le poète, mais Desfontaines est l’auteur du texte que l’on va lire, et il est significatif que la dédicace parle de « poésies », alors que la préface annoncera des « psaumes ». L’échec ou la réussite ne tiennent pas ici à la nature de l’ouvrage de David, mais à celle du travail du dédicateur, celui qui a produit l’ouvrage. Le statut particulier du texte de départ interdit bien sûr, dans la dédicace, toute critique du contenu, toute restriction sur le texte.

Si le choix du dédicataire le plus prestigieux après Dieu n’est pas rare, son âge donne un sens particulier à la dédicace puisqu’il n’a évidemment pas approuvé le texte ou sollicité sa traduction. De plus, le roi n’est ni un ami de Desfontaines (qui est très loin de la Cour), ni un critique pouvant se porter garant de la qualité de l’ouvrage. Quant à attribuer à la dédicace une fonction rémunératrice, rien ne permet d’affirmer que Desfontaines a tiré de son ouvrage un bénéfice matériel quelconque. Il faut mentionner également que Desfontaines ne dédicacera plus ses traductions à un monarque réel[11].

La fonction principale de cette dédicace est, outre la recommandation offerte aux lecteurs (toute relative étant donné l’âge du destinataire), la présentation d’une clé de lecture. Le roi pourra ainsi trouver un véritable modèle de gouvernement, puisque les Psaumes montrent :

[...] que la Puissance & la Grandeur sont bien audeßous de la Vertu, que c’est par la crainte du Seigneur qu’un Roy se fait craindre de ses ennemis, que la fidélité des Sujets est comme assurée à un Prince, qui est fidéle à Dieu, que l’équité, la clemence, l’amour de la paix rendent toûjours un Monarque puissant & glorieux [...].

Et le jeune roi semble un lecteur tout indiqué pour le dédicateur qui revient à la valeur prophétique : « [...] on ne peut lire par exemple le Pseaume soixante & onzième, où David trace une peinture prophétique du Régne du jeune Salomon, sans être porté naturellement à l’apliquer à Vôtre Majesté [...] ».

Les Psaumes auraient donc une fonction privée et pour ainsi dire un lecteur unique, le jeune monarque auquel on propose des modèles de vertu et de bon gouvernement? Ces bons préceptes, peut-être également adressés au Régent, justifient la lecture de la part du roi et offrent à celui-ci ce que le dédicateur considère comme une clé de lecture appropriée. La clé proposée au commun des lecteurs est plus discrète, et il convient d’être aussi prudent que le dédicateur : l’insistance sur le gouvernement vertueux et juste constitue-t-elle une critique indirecte de Louis XIV, comme le montreraient ces lignes : « […] le portrait qu’il vous fit d’un Roy encore plus parfait que lui ». Ou encore : « [...] on considére les heureuses esperances que vôtre Esprit vif, & vôtre Coeur sensible font concevoir à la Nation, les traits de bonté & de grandeur d’ame que Vous avez déja fait éclater [...] ». Sans même trouver de l’ironie à l’« éclatement » de la bonté du roi-enfant, on peut entendre ici, tout simplement, le soupir de soulagement poussé par la France de la Régence après l’austérité des dernières années de Louis XIV, et les espoirs que le nouveau règne fait naître.

La préface

Grâce aux mentions du nom de Desfontaines dans la dédicace et dans le privilège, cette préface anonyme et pourtant assomptive peut être considérée comme clairement auctoriale traductionnelle. Le préfacier commence bien sûr par faire l’éloge du texte de départ (fonction allographe critique des préfaces de traducteurs), puisque tous reconnaissent la valeur des Psaumes comme modèle d’inspiration : ils montrent l’amour de Dieu, sa grandeur, et donnent l’exemple, puisque la vertu y triomphe toujours. Malheureusement, peu de gens les comprennent vraiment puisque les traductions littérales déplaisent en reprenant les caractéristiques de l’hébreu :

On les lit, on les récite, on les chante, & à peine a-t’on l’intelligence de la lettre, loin d’en pénétrer l’esprit. On ignore le sujet de chaque Cantique, & les rapports de ses parties. Les paroles des Pseaumes sont dans la bouche de tous les Fidéles, & le sens est rarement dans leur esprit.

Le traducteur doit donc suppléer au texte selon son esprit, pour rassembler les parties, comme d’autres l’ont déjà fait dans des traductions en prose. Une telle traduction sera « une espece de Paraphrase en Vers » et détrompera ceux qui pensent que les Psaumes n’ont aucun lien, même si les auteurs avaient « plus de sentiment que de réflexion », ce qui fait de leur poésie une poésie lyrique. Si certains psaumes sont obscurs, on pourrait, toujours selon le préfacier, en dire autant de quelques odes de Pindare et d’Horace; et si l’on admet que, chez ces derniers, le désordre est le signe de la fureur poétique, pourquoi ne pas accepter ce même désordre dans les Psaumes qui sont de vrais « Poëmes Lyriques »? Plus loin le préfacier insiste :

N’est-il pas juste de croire que ceux que nous entendons avec peine renferment aussi, quoique plus obscurément, un dessein principal, & se bornent à un sujet déterminé? Si l’on persiste à soûtenir le contraire, il faudra dire aussi que les Odes de Pindare & quelques-unes d’Horace ne sont que des pensées vagues & sans liaison [...].

Les deux autorités critiques que Desfontaines cite ou auxquelles il renvoie tout au long de la préface sont Jérôme et Flavius Josèphe[12], qui auraient bien montré la richesse de la poésie des Hébreux ainsi que la difficulté de la rendre en latin. Si l’on cherche à rendre le sens littéral, on peut ainsi traduire les Psaumes sous la forme d’une « paraphrase en prose », mais on en rabaissera la poésie. La traduction en vers, soumise à ses propres contraintes, n’a pas ici pour objet une meilleure compréhension du texte, mais vise plutôt à plaire et à toucher. Dans ce qui doit être un ouvrage utile, un ouvrage de piété qui plaise en même temps, le traducteur a dû se soumettre au génie de la langue française et couper, modifier, omettre; il demande donc l’indulgence du lecteur, ainsi que Jérôme l’avait fait, pour ses libertés. Du reste il aurait été aussi littéral que Rousseau. À cause de ces modifications, le terme de « paraphrase » même lui semble inapproprié. Le traducteur a sélectionné certains psaumes et espère que le seul reproche qu’on lui fera sera « de n’[en] avoir traduit qu’un si petit nombre ». Il lui serait cependant impossible de les traduire tous sans épuiser ses propres ressources poétiques.

Même si Desfontaines reprend ici nombre de lieux communs de l’époque sur les Psaumes, la poésie et la traduction, certains éléments sont pourtant originaux. Alors que la justification du texte lui-même, dans la dédicace, s’adressait au souverain, elle devient ici plus générale; le traducteur n’a évidemment pas besoin de trouver des arguments en faveur de la lecture des Psaumes qui ne sont en rien particulièrement nouveaux pour le public, et il reprend les clichés de la valeur morale, des modèles de vertu qu’ils offrent :

On a toujours reconnu que les Pseaumes étoient une source féconde de lumiére & d’onction, que rien n’étoit plus capable d’élever l’esprit à Dieu, de tourner le coeur à la vertu, de nourrir la piété, d’allumer la ferveur, de consoler & de réjoüir saintement.

La justification de la lecture portera donc sur la forme choisie par le traducteur, et sur l’originalité de celle-ci, et ce essentiellement à partir du critère utilitaire selon lequel le texte, pour instruire, doit plaire. La justification de la traduction, elle, se fait à partir d’autorités reconnues en matière de poésie (Horace, Pindare), de traduction (Jérôme) ou encore de poésie hébraïque (Josèphe). Desfontaines emprunte ainsi à Jérôme[13] la comparaison des Psaumes avec les odes des Anciens, pour réfuter l’argument selon lequel la poésie des Hébreux aurait été « une Poësie libre, sans pieds & sans mesure, & qui ne consistoit que dans la magnificience des images & dans la majesté des expressions »[14]. Même s’il reprend ici des arguments de Sacy[15] et Calmet[16], l’autorité de Jérôme et l’exemple de Pindare et Horace lui permettent de justifier les modifications apportées au texte de départ : il s’agira de rendre justice à une poésie structurée en la traduisant selon les structures de la poétique française.

Cette préface tente donc de définir le statut générique des Psaumes, mais aussi de la traduction proposée : les Psaumes sont d’abord clairement assimilés aux odes latines, ce qui ajoute une composante esthétique à leur valeur morale et religieuse. Desfontaines s’attarde longuement à comparer la métrique latine à celle des Psaumes, en citant les arguments de Jérôme dans sa Chronique d’Eusèbe (en italique dans le texte) :

Y a-t-il rien qui flatte plus l’oreille que le Livre des Pseaumes, ces Cantiques qui comme les Odes de Pindare & d’Horace ont tantôt la legereté & la vitesse du vers Iambe, tantôt l’harmonie de l’Alcaique, tantôt la grandeur du Saphique, & tantôt ne marchent que sur un demi pied?

Il reconnaît qu’il est difficile de rapprocher les odes d’Horace et les poésies attribuées à David, mais l’importance accordée à la forme dans le texte de départ justifierait le mode de traduction choisi :

[...] il est certain au moins que nôtre Prose ne peut avoir assez de vivacité, de force & d’harmonie, pour exprimer comme il faut la Poësie des Pseaumes. D’ailleurs si le langage Poëtique est le langage parfait [...] c’est rabaisser en quelque sorte les Divins Cantiques, que de les exprimer comme les choses communes, & de leur refuser la mesure & la cadence. Car comme ils demandent d’être plutôt chantez que lûs, il semble aussi que l’harmonie des Vers, qui est une maniere de chant, en fasse mieux goûter la traduction, que l’uniformité du discours simple & ordinaire.

Le raisonnement du traducteur est simple : la forme poétique du texte de départ et son caractère oral en constituent des composantes essentielles, mais les règles françaises sont différentes. Pour plaire, la traduction doit donc faire appel à une forme versifiée et non se présenter sous la forme d’une paraphrase ennuyeuse ou d’une traduction littérale (« les traductions litterales, qu’on en donne les font peu entendre »).

Nous avons vu que la page de titre oscille entre « traduction » et « imitation »; la préface, étonnamment, ignore la seconde (on ne trouve ici aucun usage de l’expression ou de ses dérivés), pour reprendre en détail la première. Desfontaines introduit cependant une critique de la paraphrase, genre incontournable à l’époque, même s’il est en perte de popularité. L’Académie (1694) définit la paraphrase comme une « Explication plus estenduë & moins attachée à la lettre que la simple traduction » et donne comme exemple « Paraphrase du Cantique des Cantiques ». La définition du verbe « paraphraser » rend mieux compte de ce que les paraphrases des Psaumes offraient aux lecteurs : « Faire des Paraphrases. Il signifie aussi, Amplifier, augmenter dans le récit. »

Selon Chédozeau (p. 65), la paraphrase se situe à la charnière entre les XVIIe et XVIIIe siècles : les premières sont données dans la mouvance de Port-Royal au XVIIe par Macé, Paris ou Lallemant. Le genre, discrédité, disparaîtrait (sauf exception) après les Psaumes paraphrasés en vers (1713). Le recensement de Lücker permet cependant de repérer, entre 1697 et 1717, au moins sept titres qui annoncent une paraphrase :

  • 1697: Polinier, Paraphrase courte, ou traduction suivie des Psaumes de David...;

  • 1702: Maugard, Modèles des pénitens ou paraphrase des sept Pseaumes de la pénitence;

  • 1703: [anonyme], Cantiques spirituels sur les principales vérités de la morale chrétienne avec des paraphrases de quelques pseaumes et des hymnes en vers etc.;

  • 1706: Macé et Ferrand, Les Pseaumes de David, les cantiques de l’Eglise en latin et en françois avec des arguments, des paraphrases et des notes;

  • 1712: Corbière, Les Pseaumes et les cantiques paraphrasés sur l’Hébreu avec des reflexions sur la religion et sur les moeurs;

  • 1714: Calabre, Homilie ou paraphrase du Ps. L en forme d’instruction;

  • 1715: Bataille de Chambernart, Pseaumes paraphrasez en vers…

Certaines de ces paraphrases semblent avoir connu un succès durable : les Cantiques spirituels sont réédités en 1712, et l’Homilie ou paraphrase du Ps. L de Calabre, en 1719, 1740 et 1748.

Si Sacy reconnaissait que sa traduction avait certaines caractéristiques de la paraphrase, son choix de traduire en vers lui rendait les contraintes du genre trop grandes. Mais c’était surtout parce que la paraphrase ennuie qu’il y renonçait, lui aussi (op. cit. p. liv). À l’époque de la traduction de Desfontaines, Calmet (1713) rejette également la paraphrase. Il lui reconnaît l’avantage de permettre une meilleure compréhension du Prophète dont le style est trop « concis », mais elle a l’inconvénient d’offrir au lecteur les pensées de l’auteur plutôt que celle de David[17].

Desfontaines lui même commence par annoncer « une espece de Paraphrase en Vers » (peut-être en rapport avec l’imitation annoncée en page de titre), destinée à suppléer au texte selon son esprit. Pour lui, la paraphrase en prose « réussit mieux pour l’expression du sens littéral, & pour la justification du rapport des parties au tout » que celle en vers. Mais il lui semble en conclusion que les règles en sont beaucoup trop strictes (nous soulignons) : « Il faut, suivant les règles dégoûtantes de ce genre d’écrire, s’arrêter sur chaque endroit, transposer peu, amplifier tout, ne rien omettre, beaucoup ajoûter. » Desfontaines ne se définira jamais comme un traducteur-copiste aveuglément soumis; l’expression « dégoûtantes » montre bien que sa position est déjà établie[18].

C’est bien comme une « traduction » que Desfontaines entreprend de présenter son travail : l’expression et ses dérivés reviennent à neuf reprises dans la préface, pour dénoncer les traductions littérales ennuyeuses, mais surtout afin de justifier son travail de transposition (mentionné à trois reprises) en se référant encore à Jérôme (nous soulignons) :

La comparaison d’un Original avec sa traduction est presque toujours désavantageuse au Traducteur. On trouvera souvent la force du Texte affoiblie dans la Version la plus fidéle. Que sera-ce donc lorsque le génie de la langue du Traducteur l’aura forcé d’omettre, d’ajoûter, de changer? Pour avoir un peu d’indulgence, il faudroit se souvenir de celle que Saint Jerome demandoit pour lui-même. Il est bien difficile, dit ce Pere que ce qui a été bien dit dans une langue soit aussi bien dit dans une autre. Un terme propre & expressif qui fait la principale beauté de l’endroit qu’on veut traduire, ne trouve point dans ma langue un terme égal qui lui réponde, & quand je veux remplir toute l’étenduë d’une pensée énergique exprimée en peu de mots dans le Texte, je fais beaucoup de circuits pour parcourir un espace fort court. Cette réflexion ne se peut mieux apliquer qu’à la traduction des Cantiques de l’Ecriture. On sent dans l’Original, ce que dans la Traduction on ne sentira jamais, parce qu’il est impossible de l’exprimer : Si je rends un Texte scrupuleusement, continuë le même Pere, je le défigure encore davantage, & pour faire bégayer Homere, le Poëte le plus éloquent qui fut jamais, je n’ay qu’à le traduire mot pour mot.

L’opposition de Desfontaines à la traduction littérale (au sens d’assujettissement au texte de départ) est donc clairement établie dès 1717. La citation qu’il retient et l’exemple d’Homère nous renvoient également à la querelle entre Dacier et La Motte, surtout lorsque l’on constate, comme nous l’avons mentionné, que celui-ci a signé l’approbation.

L’absence de certains éléments typiques des préfaces, auctoriales ou traductionnelles, est elle aussi signifiante : on pourrait difficilement retrouver ici justification des ouvrages antérieurs de Desfontaines[19], mais la préface ne comporte aucun récit des circonstances entourant la traduction, ce qui fait de cette instance liminaire un cas à part, puisque notre auteur, au lieu de s’effacer derrière sa traduction, se plaira souvent par la suite à la « personnaliser » (récit, fictif ou réel, de sa découverte du texte ou de la manière dont il a procédé à sa traduction [Voyages de Gulliver, 1727]), ou même à créer des pseudo-traducteurs (Nouveau Gulliver, 1730; Joseph Andrews, 1743).

Mais l’absence la plus surprenante est celle de ce que l’on retrouve si souvent dans les titres et les préfaces de l’époque : ni la page de titre ni les instances liminaires n’indiquent clairement quelle version des Psaumes le traducteur a utilisée, et donc à partir de quelle langue il a travaillé. À la même époque paraissent au moins deux traductions se référant explicitement à l’hébreu (Corbière, 1712; Molinier, 1717) mais, selon Chédozeau, la plupart des traducteurs utilisent en fait conjointement le texte hébreu et la Vulgate.

Les traducteurs qui annoncent avoir procédé à partir du latin sont plus nombreux : au moins 16 titres le mentionnent jusqu’en 1717, et trois titres promettent une traduction à partir de la Vulgate, soit ceux de Huré-Dufossé (La Sainte Bible traduite en François, le Latin de la Vulgate à côté..., 1702), de Melicque (Pseaumes de David en latin et en françois ou nouv. traduction [...] selon la Vulgate..., 1705) et d’un anonyme (Nouvelle traduction du Livre des Pseaumes selon la Vulgate et les différents Textes..., 1705). Desfontaines, quant à lui, présente sommairement la poésie hébraïque, évoque la latine, mais ne s’explique jamais. Rien ne permet de croire qu’il ait pu lire le texte hébreu et ses compétences reconnues en latin laissent croire que c’est la Vulgate qu’il a utilisée.

La définition du public visé par le traducteur est quant à elle ambiguë : si Desfontaines en parle en termes généraux au début (les chrétiens, le public auquel il s’agit de plaire) pour justifier sa traduction, il ouvre vers la fin une parenthèse pour les « connoisseurs », bien sûr pour désamorcer leurs critiques (le « paratonnerre », Genette, p. 193), mais aussi en souhaitant qu’ils apprécient son travail, si la « multitude » en venait à le rejeter :

Quand on a le suffrage de leur petit nombre, on se console aisément de l’indifference de la multitude, qui juge souvent mal des Vers, quand elle en juge par elle-même, qui sçait ordinairement peu de gré à un Poëte de ses rimes pleines & riches, de ses expressions heureusement rencontrées, de ses peintures chargées à propos, & qui enfin n’est que trop accoûtumée à confondre la rudesse avec la force, la négligence avec la grace, & à prendre pour style aisé la facilité insipide d’une Prose rimée.

Alors que le début de la préface justifiait la traduction en vers par le souci de plaire et d’instruire le public, Desfontaines fait maintenant volte-face et vise, sinon les latinisants, du moins les poètes, pour que ceux-ci convainquent ensuite le public de la valeur de l’ouvrage. Par le recours à Josèphe et Jérôme, le préfacier s’adressait d’abord au public religieux, mais il présente maintenant ses arguments à ceux qu’il voudrait bien être ses pairs, citant Horace, pour la première fois en latin. D’abord l’Art poétique, dans un passage où le poète critique la lourdeur des anciens poètes, alors que ses contemporains devraient avoir l’oreille plus fine : « Non quivis videt immodulata Poemata Judex »[20]. Puis dans les Satires : « Le vrai talent de la Poësie est rare, mais on peut dire que le vrai goût des Vers ne l’est gueres moins. —Nec te, ut miretur turba, labores »[21].

Horace recherche pour ses satires le suffrage de ses amis et non de la foule. Le sens et le contexte de ces deux citations font cette fois pencher la préface, et la poétique traductionnelle qui s’y énonce, vers l’auteur de la traduction plutôt que vers le sens prophétique ou moral des Psaumes. Ces deux citations ont en commun de mettre l’accent sur un public choisi et érudit qui devrait être en dehors des cercles mondains. En fait, le traducteur cherche à réconcilier à son tour le public et la critique.

Le « paratonnerre » ou la justification préventive ne procède pas ici uniquement par la modestie classique du préfacier reconnaissant ses limites. Si son travail n’est pas apprécié, ce ne sera pas à cause de ses lacunes : la responsabilité en incombera à l’ignorance de la foule, ou plutôt aux critiques qui ne l’auront pas instruite. Ce passage de la préface s’adresse aux connaisseurs, Desfontaines le souligne bien[22], avant de conclure par l’évocation la plus « mondaine » de sa préface, celle du « pieux chef-d’oeuvre » que constituent les Odes de Rousseau :

Enfin malgré toutes les licences qu’on a crû avoir droit de prendre, [...] on se flatte d’avoir été au moins aussi litteral que le fameux Poëte dont on a tant estimé avec justice les Odes tirées des Pseaumes; Ouvrage où le Seigneur, qui sans doute y est glorifié, semble avoir voulu que l’Auteur se surpâssat lui-même [...].

Cette évocation inscrit la traduction de Desfontaines parmi les traductions plus mondaines, par opposition aux grandes traductions commentées de Calmet ou Sacy. Rousseau est encore un maître pour Desfontaines à l’époque, et l’imitation des Psaumes se double d’une imitation des Odes sacrées, dans la préface du moins où l’on retrouve des idées déjà énoncées par son prédécesseur, dont la dénonciation (plus violente chez Rousseau) de la paraphrase ennuyeuse[23], ou encore la comparaison des Psaumes à l’ode, dont elles ont le pathétique et le sublime. Rousseau écrivait déjà :

[...] si on a de l’ode l’idée qu’on en doit avoir, et si on la considère [...] comme le véritable champ du sublime et du pathétique, qui sont les deux grands ressorts de la poésie, il faut convenir que nul ouvrage ne mérite si bien le nom d’odes, que les psaumes de David. Car où peut-on trouver ailleurs rien de plus divin, ni où l’inspiration se fasse mieux sentir; rien, dis-je, de plus propre à enlever l’esprit et en même temps à remuer le coeur? Quelle abondance d’images! quelle variété de figures! quelle hauteur d’expression! quelle foule de grandes choses, dites, s’il se peut, d’une manière encore plus grande!

Oeuvres, t. 1, pp. liv-lv

La position de Desfontaines sur l’imitation littéraire le rapproche donc clairement de celle de Rousseau et de La Motte, par opposition à Dacier.

Notes du traducteur et sous-titres

Alors que la traduction d’un Calmet, par exemple, encadre le texte d’érudition (notes explicatives ou savantes, références, citations latines, grecques et hébraïques), celle de Desfontaines (tout comme celle de Rousseau) se caractérise par un appareil noticiel minimal : les seules notes proprement dites se trouvent au psaume LXVII[24], et sont liées aux précautions prises dans le cas d’un texte réputé difficile. Desfontaines l’annonce dans un sous-titre plus élaboré que les autres : « Ce Pseaume, qui est l’écuëil des Interprétes, est, selon le P. Hardoüin, le Cantique que chanterent les Israëlites, quand l’Arche fut transportée de Cariathiarim à Jérusalem. » Il s’agit du seul cas où Desfontaines donne l’interprétation qui a orienté sa traduction et renvoie en bas de page à des travaux savants, ceux du jésuite Hardouin : « V. Harduini Opuscula Amstelodami, Et le Journal de Paris 1707.[25] » À la huitième strophe du même psaume, le traducteur donne encore une explication en bas de page : les vers « Tel que son redoutable Foudre / Consume les vastes Citez, / L’Arche sainte a réduit en poudre / Un Dieu tremblant à ses côtez » appellent la note « L’Idole de Dagon[26]. »

La traduction de Desfontaines est orientée par l’explication de Hardouin, alors que les traductions modernes ne mentionnent ni Dagon, dieu des Philistins, ni l’arche d’alliance. Ces deux notes érudites sont, rappelons-le, les seules. Ce qui n’est guère surprenant si l’on considère le projet de traduction défini dans les instances liminaires : une imitation libre, destinée à instruire en plaisant. L’imitation littéraire n’a pas besoin d’être expliquée puisque, de par sa nature et comme le montre l’exemple de Houdar de La Motte, elle franchit la distance temporelle, linguistique et culturelle. Tout appareil critique volumineux nuirait à la lecture par le public visé; il ne s’agit pas ici d’un commentaire ou d’une autre paraphrase.

Les sous-titres sont plus développés que les notes; à l’exception du psaume LXVII, ils servent à présenter plus ou moins longuement les Psaumes, après la mention de l’incipit latin, soit sous la forme classique a-verbale (« Contre un Calomniateur puissant », LI), forme qui peut également mettre en valeur le caractère prophétique du psaume (« Regne de Jesus-Christ figuré par celui de David », II), soit sous celle d’un énoncé qui résume ou présente le sujet :

David implore l’assistance de Dieu contre Absalon, & exhorte les Rebelles à se soumettre;

IV

David persécuté par Saül & par les flateurs, & exilé chez les Philistins, expose à Dieu son innocence, & le desir qu’il a, de revoir Jerusalem.

XXV

On a vu que la dédicace soulignait la valeur morale des Psaumes pour un monarque; cette lecture est reprise dans de nombreux sous-titres. Bien sûr dans celui du psaume LXXI (« Ce Pseaume regarde Salomon, & est une leçon pour tous les Princes, dont David exprime ici les devoirs »), mais aussi dans plusieurs autres. À l’opposé de la page de titre et des instances liminaires, ils mettent parfois l’accent sur David, comme prophète (quatre sous-titres) auteur des Psaumes, plutôt que sur le traducteur; mais ce sont surtout la vertu, les qualités de modestie et d’humilité du monarque qui sont mises en valeur ici. Pour ne citer que les sous-titres les plus révélateurs (nous soulignons) :

David implore l’assistance de Dieu...

IV

David se sent protégé de Dieu, il met toute sa confiance en lui

XXVI

David calomnié, se console par sa patience, par le dégoût de la Terre que ses adversitez lui inspirent, & par des sentimens d’humilité & de pénitence

XXXVIII

David prie Dieu de lui pardonner l’adultére & l’homicide qu’il a commis

L

David remercie Dieu des bienfaits qu’il en a reçus, & loüe sa bonté

CII

Des 50 sous-titres, un quart (13) comportent la mention du roi, et neuf commencent ainsi par son nom et par ses sentiments d’humilité et d’obéissance à la volonté divine dans les périodes troublées ou au moment de partir en guerre[27].

Certains sous-titres, définissant le genre du psaume en question, ont une fonction rhématique (générique) relativement définie : cantiques « d’allegresse en reconnoissance d’une victoire » (XLVII) ou « sur le passage de la Mer Rouge » (CXIII); actions de grâces « pour une Victoire » (LXXV) ou « pour le recouvrement de la santé » (CXIV). Mais ils sont, dans leur ensemble, essentiellement thématiques; à l’opposé du titre proprement dit du recueil, leur fonction est quasi exclusivement descriptive.

La réception critique des Poësies sacrées

Les critiques ultérieurs seront sévères à l’endroit de cette première traduction : en 1733, Gayot de Pitaval fera l’éloge de la traduction de Rousseau en dénigrant celle de Desfontaines (Le Faux Aristarque reconnu, troisième « Lettre », pp. 145-165), et dix ans plus tard, Gourné en parlera comme d’une pitoyable traduction, infidèle, sans goût, sans force, sans génie, qui dégrade la dignité des Psaumes. Pour l’auteur des Observations sur les critiques modernes, enfin, les Poësies sacrées à cause du petit nombre de ceux qui les avaient lues, n’auraient pas atteint leur but qui était de mortifier[28].

Au moment de la parution, les journalistes sont pourtant relativement élogieux. Alors que les Mémoires de Trévoux avaient consacré deux ou trois pages aux Psaumes et Cantiques paraphrasez (octobre 1713) ou à la réédition de la traduction de Le Hay (novembre 1717), les Poësies sacrées ont droit à six pages, dans lesquelles le journaliste fait l’éloge de ce nouvel ouvrage qui : « [...] a l’approbation des connoïsseurs, [et] offre d’abord au Lecteur une idée avantageuse de la sagesse & du goût de M. l’Abbé Desfontaines Guyot, qui se sentant un naturel heureux pour la poësie, a sçu également ménager son talent & sa reputation » (décembre, art. CLI, pp. 1967-1973). L’éloge se poursuit à propos de l’épître au roi puis de la préface (résumée et citée pendant plus de trois pages), où Desfontaines « prouve », « justifie » et « réfute [...] avec solidité ». Malgré les précautions prises par le préfacier, le critique lui reconnaît une grande fidélité et vante l’« onction », la noblesse des images, l’élégance de la fiction, la correction des vers, etc.

Les Mémoires insistent également sur le rapprochement avec les Odes de Rousseau que certains préfèrent mais qui sont en même temps moins fidèles, ce qui rendrait impossible la comparaison entre les deux textes. Le journaliste, « embarrassé sur le choix qu’on doit faire », renonce à citer les psaumes et renvoie en conclusion à l’ouvrage même, où chacun « pourra sentir la vérité de l’éloge que M. De La Motte en a fait avant nous. » Nous n’avons pu retrouver l’endroit où La Motte aurait mentionné les Poësies sacrées[29], mais cette allusion semble inscrire une fois de plus le travail de Desfontaines dans le contexte de la querelle entre l’imitation et la traduction.

L’article du Journal des sçavans (mars 1718, XIII, pp. 184-185), lui aussi positif, est quand même plus réservé. Le journaliste consacre deux pages aux Poësies sacrées en commençant par réfuter le prétexte avancé par Desfontaines pour n’avoir traduit que 50 psaumes : « un homme assez judicieux pour faire ces réflexions, est três-capable de surmonter les difficultez qu’il paroît craindre. » L’auteur approuve les arguments de Desfontaines sur le manque apparent de liaison dans les odes et dans les Psaumes, et conclut que les paraphrases en prose et les traductions en vers sont tout aussi utiles, chacune à leur manière : « Il a raison, à n’envisager que la noblesse & la convenance du stile; mais dès qu’il sera question d’une exacte fidélité, les traducteurs en Prose gagneront toûjours leur cause. » L’article indique clairement que la traduction en prose des Psaumes est synonyme de paraphrase. Contrairement aux Mémoires, le Journal donne enfin la traduction de deux psaumes (CXIII et CXXIX), pour répondre aux attentes du public qui veut des « échantillons », mais sans critique aucune.

Conclusion

Deux grandes récurrences caractérisent le péritexte de cette traduction : le sens moral, à la frontière du politique, des Psaumes (dédicace et sous-titres), d’abord, puis la situation de l’imitation par rapport à la paraphrase et à la traduction littérale (page de titre et préface). Il serait pourtant dangereux de concevoir cette première traduction comme polémique, simplement à cause du rapprochement entre David et Louis XV, comparaison qui, on l’imagine, peut être adressée par n’importe quel dédicateur à son souverain. Il s’agit plutôt d’une tentative « pédagogique » de la part du traducteur à l’endroit du jeune roi, que d’une critique du règne précédent ou de celui qui commence, ce que confirme l’orientation que Desfontaines donnera encore à plusieurs de ses ouvrages de vulgarisation historique ou scientifique et à certaines de ses traductions, traduisant, par exemple, Virgile pour que les jeunes gens disposent de textes français de qualité, plutôt que de traductions « littérales » qui « ne devraient pas être mises entre les mains de la jeunesse. » (« Discours sur la traduction des poètes », 1743, p. xix)

Pour la première fois, Desfontaines prend également position, et c’est plus révélateur, par rapport aux différentes conceptions de l’activité traduisante. Tel La Motte dans le cas d’Homère, plutôt que traducteur littéral (et donc contraire au goût de la langue d’arrivée) ou paraphraste ennuyeux, il se veut imitateur. Ce qui lui permet également, tout en restant « respectueux » du modèle latin, de mieux se définir comme auteur original. Doit-on en conclure que Desfontaines penche du côté des Modernes? Puisque c’est au cours des dernières années du règne de Louis XIV que la querelle des Anciens et des Modernes se ranime, poser la question renvoie en même temps les Poësies sacrées vers le siècle classique. En comparant le paratexte de cette traduction avec celui des traductions qui suivront, on constate du moins que les critiques littéraires, plus ou moins subtiles, qui caractériseront les textes ultérieurs de Desfontaines, sont beaucoup moins virulentes ici.

Du point de vue de la traduction, les Pseaumes nous offrent une conception de l’activité traductionnelle qui va changer rapidement : à l’exception d’une traduction en vers blancs d’une tragi-comédie de Metastasio (Achille dans l’Isle de Sciros, 1737), Desfontaines privilégiera la prose pour ses autres traductions : la Boucle de cheveux enlevée (1728), puis, à la fin de sa vie, Virgile et Horace.