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Cette collection de textes fait partie du projet des « Tendances », un partenariat du Secrétariat de la recherche sur les politiques du gouvernement fédéral et du Conseil de recherches en sciences humaines. Dans le cadre de ce projet, on a créé des équipes multidisciplinaires pour sonder et « évaluer les principales forces susceptibles d’influencer la société canadienne, ainsi que l’action qu’elles pourraient exercer sur les politiques futures » (p. 9). L’intégration du Canada dans l’espace continental est la principale force en question pour les textes réunis ici par George Hoberg et elle est traitée selon ses incidences sur les plans économiques, culturels et politiques. Cette division s’avère toutefois un peu artificielle puisque tous les chapitres traitent de l’effet des forces économiques sur les choix en matière de politiques publiques. Le fait que le projet traite de « tendances » prépare le lecteur à des textes de synthèse qui discutent de ce qui se passe aux frontières de la recherche, et qui essayent d’orienter les recherches futures.

Une courte introduction de G. Hoberg situe la question de l’intégration continentale grâce à un historique des tentatives en matière commerciale entre le Canada et les États-Unis depuis le xixe siècle, et à quelques chiffres sur la montée en flèche des échanges avec les États-Unis depuis 15 ans.

Les chapitres économiques traitent de quatre enjeux. John Helliwell, Frank C. Lee et Hans Messinger reprennent les travaux antérieurs de J. Helliwell sur l’effet de la frontière sur la densité des échanges pour souligner que la libéralisation des commerces n’a exercé qu’une influence limitée sur l’expansion et le renforcement du commerce interprovincial. Ronald Kneebone évalue, à son tour, la politique macroéconomique récente du Canada pour souligner la présence d’une marge de manoeuvre, bien que cette marge ait été réduite par le haut niveau d’endettement public. Rafael Gomez et Morley Gunderson analysent les effets probables de l’intégration des marchés du travail. Ils concluent que celle-ci augmente les pressions en faveur de la libéralisation de ces marchés et de la réduction des protections pour les travailleurs, mais que les politiques publiques pourront donner lieu à plusieurs équilibres autres qu’une harmonisation vers le bas. Enfin, J. Helliwell fait une recension des écrits sur l’exode des cerveaux pour suggérer que les données disponibles, bien qu’elles soient très incomplètes, montrant que ce phénomène a été exagéré et que le taux d’émigration de Canadiens hautement qualifiés vers les États-Unis est nettement plus bas qu’il y a 30 ans.

La partie politique de la collection présente trois textes. Laura Macdonald analyse les relations entre l’État et la société civile dans l’élaboration des politiques d’intégration libre-échangistes. Elle suggère que le processus politique autour de la négociation et de la ratification des accords de libre-échange n’était démocratique que dans un sens très restreint, même si elle pense observer une ouverture à une plus grande participation de la société civile. François Rocher et Christian Rouillard, à leur tour, demandent si une intégration continentale basée sur la quête d’une plus grande efficacité économique peut être conciliée avec les principes du fédéralisme, notamment la diversité. Ils répondent par la négative, tout en soulignant que l’intégration semble avoir tendance à accroître la présence du gouvernement central dans le système fédéral canadien. Enfin, G. Hoberg, Keith Banting et Richard Simeon poursuivent la réflexion féconde entamée dans leur livre Degrees of Freedom (1997) pour analyser le degré de convergence entre le Canada et les États-Unis. Ils concluent que les pressions internationales ont des effets critiques sur les capacités des gouvernements de gérer leurs programmes, mais que la convergence entre les pays ne se fait pas pour autant grâce à la médiation des institutions et des cultures politiques.

Il n’y a qu’un seul chapitre dans la section consacrée à la culture, ce qui veut dire que cet aspect pourtant fondamental de l’intégration ne reçoit pas tout l’espace qui devrait normalement lui revenir. Gilbert Gagné traite de la politique culturelle canadienne, surtout de la promotion et protection des industries culturelles face aux limites imposées par les accords commerciaux. Les résultats restent très mitigés jusqu’à maintenant, mais G. Gagné souligne la nécessité de concilier le projet de libéralisation des échanges avec la protection culturelle, faute de quoi ce projet atteindra ses limites.

Il n’y a évidemment pas assez de place pour discuter ici dans le détail tous les chapitres. Je vais donc procéder à une évaluation globale, tout en reconnaissant qu’elle aura plus de pertinence pour certains chapitres que pour d’autres. D’entrée de jeu, il faut souligner la qualité des collaborateurs qu’a réunis G. Hoberg, même s’il y a lieu de se demander pourquoi on ne trouve qu’une seule collaboratrice. Il s’agit tous de chercheurs qui ont apporté des contributions importantes et récentes aux débats sur l’intégration. De plus, la qualité du travail de synthèse est à souligner. J’ai cependant noté une faible prise en compte des analyses plus critiques de l’intégration (à l’exception des textes de L. Macdonald et de F. Rocher et C. Rouillard). Ceci n’empêche pas que l’ouvrage servira de référence afin de situer les points de vue en présence dans les débats souvent pointus qui portent sur des sujets précis. Les chapitres seront très utiles à des fins d’enseignement aux trois cycles d’études dans le domaine des politiques publiques ou de la politique canadienne. En fait, il est heureux que l’ouvrage offre des versions françaises de quelques contributions incontournables (celles de G. Hoberg, K. Banting et R. Simeon) afin de les faire lire aux étudiants de premier cycle. En même temps, il faut relever que l’aspect synthétique de l’exercice plaira moins aux chercheurs qui ont suivi de plus près les débats sur l’intégration. Même si quelques chapitres (ceux de J. Helliwell, de F. Lee, de H. Messinger) ont introduit de nouvelles données, les contributions recèlent peu de surprises pour ceux qui connaissent déjà assez bien les travaux antérieurs des collaborateurs. En fait, tout en tenant compte du temps nécessaire qu’il faut pour la publication d’un ouvrage (et pour la traduction), on doit constater que celui-ci est déjà un peu démodé. Il n’a par exemple rien à dire sur les changements géopolitiques, comme les changements de la politique étrangère des États-Unis, ou sur l’intérêt de la classe d’affaires canadienne de pousser plus loin le degré d’intégration aux États-Unis.

Malgré plusieurs éléments intéressants, on sort donc déçu de cette lecture à plusieurs niveaux. Pour commencer, l’aspect interdisciplinaire est sous-développé, même s’il était sans doute un but important du projet des « Tendances ». Au lieu de procéder à une certaine intégration des perspectives issues des différentes disciplines, ou au moins à l’identification et à l’exploration des points de divergences, l’exercice revient à publier des analyses parallèles qui s’entrecroisent rarement.

De plus, après cette lecture, on aurait tendance à croire que l’étude de l’intégration continentale date d’hier. On peut se demander pourquoi l’introduction, pour ne pas dire la plupart des chapitres, ne fait pas appel aux travaux antérieurs portant sur cette question. Sans aller jusqu’à épouser les analyses et les conclusions de George Grant ( Est-ce la fin du Canada? ) ou de Kari Levitt ( La capitulation tranquille ), pour ne pas mentionner toute l’école de la Nouvelle économie politique canadienne, un rappel historique n’aurait-il pas eu l’avantage de mieux situer les arguments avancés et d’évaluer leurs forces et leur originalité? Cette lacune est autant plus grave que le volume veut évaluer les « tendances », ce qui semble nécessiter un plus grand recul historique.

Au plan conceptuel, j’ai trouvé l’idée d’un Canada doté d’une capacité de choisir difficile à accepter. D’un côté, l’ouvrage livre le message très important d’une capacité d’infléchir les décisions sociales, malgré l’importance des changements structurels dans l’économie et dans la société. Au moment de l’élaboration du projet, l’idée que la mondialisation était un rouleau compresseur face auquel les sociétés ne pouvaient rien faire était toujours très répandue. Maintenant que l’idée qu’il reste des choix pour les sociétés est davantage acceptée, il faut se demander si la manière de poser la question ne limite pas la capacité de répondre. Le Canada est une société marquée par la division nationale, à laquelle s’ajoutent d’autres clivages comme ceux entre les classes sociales, les genres, les ethnies, etc. À chaque étape des relations avec les États-Unis, le Canada a eu la capacité de choisir, mais ses choix ont reflété des luttes sociales importantes concernant le pays à bâtir. Si on veut cerner la marge de manoeuvre réelle, et non simplement potentielle, du pays, il faut quand même s’intéresser à des questions comme l’effritement du projet de développement national de la classe capitaliste canadienne, l’influence politique et sociale exercée par les multinationales états-uniennes pouvant compter sur des succursales canadiennes, le statut particulier des États-Unis comme nouvel État impérial, etc. Pour le dire d’une manière moins polémique, l’ouvrage souffre du problème de traiter l’intégration surtout sous l’angle de l’intensification du commerce entre deux pays autonomes. Mais, étant donné la présence historique de hauts niveaux d’investissements étrangers et de pénétration culturelle, ainsi que la croissance de systèmes de productions transfrontalières, cette conception simple de l’intégration ne suffit pas à rendre compte de l’influence de l’intégration sur le processus de prise de décisions publiques.

Bref, ce livre est utile, car il fait le point sur plusieurs des arguments en présence touchant l’intégration continentale. Si, comme je l’ai dit, plusieurs chapitres pourraient être mis à profit dans l’enseignement, on peut toutefois se poser des questions sur la problématique adoptée.

Dans un autre ordre d’idée, et sans remettre en question la qualité évidente des contributions à ce volume, j’ai de la difficulté à cerner l’avantage pour la communauté scientifique et la recherche indépendante de prêter la légitimité d’un organisme subventionnaire et d’une presse universitaire à un projet conçu directement par la bureaucratie fédérale pour servir ses propres préoccupations. Le résultat est intéressant, mais il me semble qu’il l’aurait été autant si le Secrétariat de recherche sur les politiques avait été le seul commanditaire.