Corps de l’article

Au cours des 20 dernières années, on a observé une tendance théorique favorable au « retour de l’État » en politique comparée. On désigne cette tendance — une réaction au manque perçu d’analyse de l’État dans la politique comparée pendant l’après-guerre — par le terme « néo-institutionnalisme » pour la distinguer de l’étude juridico-formelle des institutions politiques qui a dominé la science politique dans le monde anglo-américain avant la Seconde Guerre mondiale. Après 1980, ce « néo-institutionnalisme » s’est imposé dans le riche programme de recherche de la politique comparée, notamment dans l’étude du développement politique américain et comparé ainsi que dans l’étude des politiques. On en distingue souvent deux courants, l’institutionnalisme historique et la variante du choix rationnel[1], bien que les ouvrages récents traitant de l’institutionnalisme historique mettent en relief des relations étroites entre ces deux dimensions[2]. Le néo-institutionnalisme est également lié à l’institutionnalisme en sociologie, particulièrement en Grande-Bretagne où ce dernier courant constitue un aspect important du modèle régissant la théorie de l’organisation et l’étude des politiques[3].

Au Canada anglais[4], les institutions politiques ne sont jamais passées de mode. Comme ailleurs dans le monde d’expression anglaise, la science politique avant la Seconde Guerre mondiale s’attachait, dans une large mesure, à la description juridico-formelle de ces institutions. Toutefois, au Canada, cette tendance rivalisait avec l’influence exercée par la tradition de l’économie politique, comme en témoignent les écrits d’Harold Innis[5]. Au cours des années 1960, 1970 et au début des années 1980, la science politique au Canada anglais a conservé son point d’ancrage institutionnel et elle conceptualisait souvent les phénomènes politiques, tels que la formation des provinces, le nationalisme québécois, les nationalismes autochtones et le multiculturalisme, dans les termes de la réforme des institutions. La crise de l’« unité » canadienne a été, entre autres, interprétée comme une crise des institutions politiques nécessitant une solution constitutionnelle. Par conséquent, même avant que l’« institutionnalisme historique » fasse briller une lueur dans le regard de Theda Skocpol[6], les politologues du Canada d’expression anglaise étaient modelés et même — pourrait-on dire — obsédés par la place centrale des institutions dans la vie politique canadienne. Dans cet article, je m’emploie à explorer cette tradition institutionnaliste propre au Canada anglais, à présenter un bref historique de sa montée et de son développement à la lumière de documents clés propres à différentes périodes historiques, puis à comparer l’évolution de cette tradition avec celle qui s’est manifestée dans le cadre plus large de la politique comparée[7]

J’examine les écrits du Canada anglais en fonction de quatre types d’analyse institutionnaliste. Ces catégories ne sont, en aucune façon, mutuellement exclusives et, en fait, presque tous les textes discutés ici appartiennent à au moins deux des quatre catégories. L’objectif principal ne consiste pas à défendre ou à légitimer un mode d’analyse par rapport aux autres, bien que je soutienne, dans la conclusion, que les analyses institutionnalistes de type empirique, explicatif et sociologique sont plus susceptibles de rapprocher les politologues des diverses traditions de part et d’autre de la ligne de partage Canada-Québec. Il s’agit plutôt ici de distinguer des types d’analyse pouvant offrir des points de repère pour une comparaison et une confrontation des divers courants de l’institutionnalisme canadien-anglais au fil des ans, et pour une comparaison de ces écrits avec les principes fondamentaux de l’institutionnalisme historique en politique comparée. La première dimension de l’analyse institutionnaliste est associée à la description des institutions politiques en langage juridico-formel. Ce type d’analyse témoigne du fait que certaines branches de la science politique tirent leurs origines de la discipline et de la pratique du droit. La deuxième dimension se rapporte à la tâche normative et pragmatique consistant à évaluer le fonctionnement des institutions politiques par rapport à des normes définies. Ces normes peuvent, évidemment, être contestées et peuvent être le reflet d’intérêts particuliers ou de conceptions particulières de la finalité des institutions politiques et des objectifs que celles-ci devraient viser. À titre d’exemple, notons l’évaluation du caractère démocratique des institutions politiques canadiennes ou de leur capacité à assurer l’« unité nationale ». La troisième dimension s’articule autour de la tâche explicative qui occupe une place fondamentale dans l’institutionnalisme historique en politique comparée, à savoir une prise en compte sérieuse des institutions politiques en tant que variables indépendantes capables de modeler les politiques et les résultats politiques. Dans ce troisième type d’analyse, l’objectif principal ne prend pas la forme d’une description ou d’une évaluation normative, bien que ces deux formes soient des conséquences ou des sous-produits potentiels du travail d’explication. Ainsi, l’analyse des politiques sociales axée sur l’institutionnalisme historique offre une explication de l’évolution des politiques sociales américaines qui suppose clairement une préférence idéologique ou normative pour certaines politiques publiques, par exemple un biais favorable à l’État-providence[8]. Cependant, dans les travaux de nature explicative, ces considérations normatives demeurent des conséquences plutôt que des priorités de l’analyse. La quatrième et dernière dimension, également fréquente dans l’institutionnalisme historique, est désignée ici par le terme « dimension sociologique ». Cela signifie que la prise en compte sérieuse des institutions politiques en tant que variables indépendantes potentielles dans les analyses explicatives des sciences sociales n’implique pas la séparation des institutions du contexte social et économique. La dimension sociologique met en relief les relations entre les institutions et les sociétés où elles interviennent ainsi que la manière dont les premières s’inscrivent dans les secondes. Bon nombre des meilleurs ouvrages axés sur l’institutionnalisme historique ont précisément pour objet d’analyser la problématique des rapports entre l’État et la société. Par exemple, les travaux de Margaret Weir et T. Skocpol montrent comment les institutions politiques et l’héritage des politiques façonnent les préférences et les stratégies des acteurs collectifs comme les groupes et les organismes de classe, notamment les syndicats. À l’inverse, la mobilisation de ces acteurs collectifs conditionne, au fil des ans, les résultats des politiques dans une boucle de rétroaction[9]. Le type d’analyse en question fait ressortir l’importance d’ancrer les institutions politiques dans la société et cherche à éviter que l’on utilise la place accordée à l’État dans l’analyse pour négliger celle qui revient à la société.

La plupart des analyses institutionnalistes s’inspirent d’une combinaison des quatre types d’analyse décrits. Le présent article vise à démontrer comment les écrits du Canada anglais combinent ces différents types d’analyse institutionnaliste et comment cette combinaison se compare à l’analyse axée sur l’institutionnalisme historique. Si l’institutionnalisme historique en politique comparée tend à privilégier les dimensions explicative et sociologique, les écrits du Canada anglais tendent, quant à eux, à favoriser les dimensions descriptive et normative. L’analyse institutionnaliste de type descriptif et normatif se porte fort bien dans la science politique canadienne-anglaise contemporaine, bien que, dans certains sous-champs de la discipline, par exemple l’étude des politiques, les dimensions explicative et sociologique soient mises en valeur et souvent accompagnées d’un examen comparatif systématique.

Dans la première partie de l’article, je présente un bref historique de l’interaction entre l’institutionnalisme juridico-formel dans la science politique au Canada anglais et dans la tradition de l’économie politique. Cette partie porte une attention particulière à l’ouvrage de James R. Mallory intitulé Social Credit and the Federal Power in Canada, document marquant de la montée de l’institutionnalisme proprement anglo-canadien[10].

Dans la deuxième partie de l’article, je fais état des progrès réalisés dans les ouvrages des analystes des années 1960 et 1970, notamment Donald Smiley, Alan Cairns et Richard Simeon. Leurs analyses posent bon nombre des questions abordées par le courant « néo-institutionnaliste » de type américain, mais elles se caractérisent également par une composante normative marquée et explicite qui fait écho aux crises du fédéralisme canadien au cours de cette période. Dans la troisième partie, j’évalue comment l’héritage considérable de cet institutionnalisme anglo-canadien interagit avec la montée de l’institutionnalisme historique en politique comparée pendant les années 1980 et 1990. Je soutiens que, dans certains domaines de la science politique canadienne, les chercheurs anglo-canadiens ont souscrit aux dimensions descriptive et normative de la tradition institutionnaliste du Canada anglais, tandis que d’autres ont établi des ponts avec le courant d’analyse comparée, particulièrement dans le domaine de l’étude des politiques [11].

Économie politique et institutions politiques : la montée d’une science politique anglo-canadienne

Pendant l’avant-guerre, l’analyse politique au Canada, comme ailleurs dans le monde d’expression anglaise, était souvent considérée comme une branche du droit ou de l’économie et confinée à l’étude des dispositions institutionnelles et constitutionnelles formelles. Les ouvrages de John G. Bourinot (1895)[12], de R. MacGregor Dawson (1947)[13] et de J. R. Mallory (1971)[14] sur la politique et le gouvernement canadiens constituent des exemples probants à cet égard. Ils s’articulent autour des aspects formels, juridiques et conventionnels du fonctionnement des institutions politiques canadiennes. Cette approche juridico-formelle est souvent opposée au behaviorisme, qui a fait son apparition dans la science politique aux États-Unis et ailleurs après la Seconde Guerre mondiale. Le juridisme formel, dans ses premières incarnations, comportait une dimension normative importante, et les ouvrages sur le gouvernement canadien, comme celui de J. Bourinot, étaient conçus comme des manuels savants de citoyenneté[15]. Ces écrits traduisent l’enchâssement constitutionnel des institutions politiques canadiennes dans le système colonial et l’appui politique résolu du Canada anglais à l’endroit de l’empire britannique avant la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage de J. Bourinot s’ouvre sur une description du gouvernement impérial et notamment sur le fonctionnement du système politique britannique et son emprise sur le Canada. L’auteur décrit ensuite le gouvernement fédéral, les provinces et l’administration des écoles selon les provinces et les territoires en 1895, dans toute leur diversité religieuse (confessionnelle). Adoptant une approche similaire, R. M. Dawson situe le gouvernement canadien dans le contexte de son héritage britannique, qu’il dépeint, en grande partie, sous un angle positif.

L’institutionnalisme juridico-formel est habituellement opposé au behaviorisme qui lui a succédé après la Seconde Guerre mondiale. La révolution du behaviorisme, comme l’indique son nom, est axée sur le comportement réel des acteurs politiques plutôt que sur les aspects légaux des institutions politiques. Le contraste entre les deux courants est moins tranché dans la science politique canadienne qu’il ne l’est aux États-Unis. D’abord en raison de la place centrale qu’occupent depuis longtemps dans l’analyse les aspects juridico-formels — notamment constitutionnels — des institutions politiques au Canada et également en raison du fossé entre le fonctionnement formel des institutions politiques et la réalité des conventions constitutionnelles, fossé empêchant les analystes de passer sous silence le comportement réel des acteurs politiques comme les partis. En outre, au cours de l’après-guerre, la science politique américaine a amorcé un processus de professionnalisation de la vie universitaire et d’institutionnalisation des relations de financement qui a poussé l’étude de la politique dans une direction « scientifique » et, à l’occasion, au service de l’État américain[16]. Naturellement, ces influences se sont fait sentir de façon moins marquée dans la science politique canadienne.

Bien que la révolution du behaviorisme ait été moins sensible au Canada qu’aux États-Unis, l’institutionnalisme juridico-formel a été nettement conditionné, très tôt, par un projet d’économie politique proprement canadien. Il a en effet coexisté avec la première vague d’économie politique, particulièrement au début de l’après-guerre. Ce phénomène est illustré par le fait que, dans les universités comme l’Université de Toronto et l’Université McGill, les futurs départements de science politique étaient alors appelés « départements d’économie politique ». De même, la Revue canadienne de science politique s’intitulait antérieurement Revue canadienne d’économique et de science politique. Ces rapports étroits entre économie et science politique ont contribué à l’établissement d’un pont unique, quoique négligé, entre l’économie politique et l’analyse institutionnaliste. En effet, le développement de l’économie politique a indirectement permis de diriger l’étude de la politique dans une optique plus analytique et moins descriptive. Comme en font foi les travaux de chercheurs tels que H. Innis, la première vague de l’économie politique canadienne se caractérise par une approche théorique plutôt que descriptive pour expliquer l’histoire et l’évolution du pays. Dans ses oeuvres charnières, comme The Fur Trade in Canada[17], H. Innis met en relief la spécificité du développement économique du Canada par rapport au développement de pays similaires ; il soutient que ce développement ne peut être compris que dans le cadre du système politique et économique impérial régissant le pays. Une critique fréquente adressée aux travaux d’H. Innis consiste à dénoncer le manque d’attention qu’il porte aux acteurs ou aux institutions politiques et à la place restreinte qu’il accorde aux comportements des acteurs politiques dans sa présentation du développement du Canada. De fait, l’économie politique canadienne, tant dans sa phase initiale à l’époque d’H. Innis qu’au cours de sa résurgence sous l’appellation « nouvelle économie politique » à la fin des années 1960 et pendant les années 1970, a, dans une large mesure, souffert de ces lacunes. Ce n’est qu’au cours des années 1980 que le comportement des acteurs politiques a commencé à susciter des débats sérieux[18]. Même pendant les années 1980, on ne considérait pas les institutions politiques comme des forces structurantes puissantes susceptibles de façonner la situation économique et politique. En fait, le trait distinctif de l’économie politique canadienne en tant que courant intellectuel tenait précisément au fait que cette perspective privilégiait les forces du développement économique et social. Même dans les dernières vagues de ce courant, les institutions politiques et l’institutionnalisme historique ont suscité peu d’intérêt, malgré leur pertinence apparente en regard de certaines questions d’économie politique [19].

Pourtant, la tradition canadienne d’économie politique a eu une incidence indirecte sur l’élaboration de modèles d’étude des institutions politiques au Canada anglais. Dans cette tradition, on soutient que les spécialistes en sciences sociales doivent aborder leur sujet d’un point de vue analytique et chercher à expliquer les phénomènes de même qu’à les décrire. En outre, on estime que les mouvements qui se manifestent dans la société et l’économie sont importants au regard de la politique car cette dernière n’intervient pas en vase clos. L’État et ses institutions font partie d’un ensemble de pouvoirs modelés par les forces du développement économique et social, lesquelles sont au coeur de l’économie politique. L’économie politique canadienne s’intéresse à la composante « société » de la ligne de partage entre l’État et la société. Et la société est précisément la dimension absente des premières descriptions juridico-formelles des institutions politiques canadiennes. Non seulement ces travaux initiaux se préoccupaient-ils fort peu de ces institutions, c’est-à-dire de la perspective explicative des sciences sociales, mais le modèle juridico-formel négligeait également les relations dynamiques entre les institutions politiques et les structures sociales. Même si l’économie politique canadienne accorde peu d’importance à l’intervention des acteurs politiques ou aux institutions politiques canadiennes, elle illustre, indirectement, plusieurs des types d’analyse institutionnaliste cités plus tôt, notamment la conscience du pouvoir structurant du développement économique et social (« dimension sociologique ») et la mise en valeur de l’analyse explicative. Ceux qui s’intéressent à l’étude des institutions politiques canadiennes n’ont pas toujours su tirer parti des outils analytiques légués par l’économie politique. Ce n’est pas le cas de J. R. Mallory, comme en témoigne un de ses premiers ouvrages traitant du crédit social en Alberta.

Social Credit and the Federal Power de J. R. Mallory

J. R. Mallory est souvent classé avec R. MacGregor Dawson dans la catégorie des institutionnalistes juridico-formels[20]. Pourtant, son ouvrage intitulé Social Credit and the Federal Power a été une courroie de transmission par laquelle les thèses fondamentales de l’économie politique canadienne de l’époque d’H. Innis ont été transposées de l’étude de l’histoire économique à celle des institutions politiques. Les travaux de J. R. Mallory et de H. Innis transcendent les institutionnalismes descriptifs pour s’attacher à l’analyse de type explicatif, sociologique et normatif. Dans Social Credit, J. R. Mallory s’intéresse aux mécanismes par lesquels les institutions politiques affrontent et façonnent la transition de l’individualisme au collectivisme, selon les termes de l’auteur, ou, pourrait-on dire, le passage du libéralisme classique à l’interventionnisme keynésien[21]. Pour J. R. Mallory, l’un des aspects fondamentaux de la relation entre l’État et la société tient aux rapports entre les tribunaux et la société. Pendant l’entre-deux-guerres, une série de décisions du plus haut tribunal d’appel du Canada à l’époque, soit le Comité judiciaire du Conseil privé (CJCP), ont créé des obstacles institutionnels aux politiques fédérales en reconnaissant aux provinces la responsabilité de plusieurs leviers importants des politiques sociales et économiques. Si les décisions ont été applaudies par bon nombre de Québécois qui voyaient là un effort pour préserver les principes du fédéralisme, la gauche social-démocrate du Canada anglais s’y est opposée, en alléguant qu’elles entravaient l’intervention efficace du gouvernement fédéral, le seul ordre de gouvernement capable de faire face, selon elle, à la crise économique. L’analyse de J. R. Mallory est favorable à la perspective de la gauche et se préoccupe d’une solution pragmatique à la « crise du fédéralisme ». Toutefois, elle va au-delà des condamnations classiques du CJCP et cherche à comprendre les motifs des décisions du Comité ainsi que la façon dont le changement social conditionne la prise de décisions juridiques.

Selon J. R. Mallory, l’intervention gouvernementale dans la société et dans l’économie a amené les groupes menacés par une telle intervention à recourir aux tribunaux. Les juges se sont généralement montrés favorables aux groupes d’opposition en raison de leur formation et de leurs antécédents. Par conséquent, soutient J. R. Mallory, ceux qui avaient réussi à « faire porter aux groupes plus vulnérables le fardeau d’une conjoncture de marché défavorable » ont dissimulé « des motifs d’ordre économique sous la couverture de l’intérêt public en soulevant des doutes quant au pouvoir de la législature d’adopter des lois auxquelles ils s’opposaient ». Cette stratégie, poursuit-il, s’est révélée particulièrement efficace « là où l’ordre de gouvernement dont ils défendaient les compétences se montrait peu favorable à une réglementation de l’économie ou peu capable d’appliquer une telle réglementation ». Selon J. R. Mallory, il arrivait souvent que les causes mettant en question le pouvoir fédéral de réglementation étaient portées devant les tribunaux par des parties qui cherchaient à éviter la réglementation de l’économie, et leur opposition se rapportait moins au droit constitutionnel qu’à la substance même de la réglementation[22]. Avec la montée du collectivisme à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, les tribunaux, dont la mission traditionnelle consistait à assurer « une interprétation stricte des lois et l’application des règles de common law touchant le droit privé » ont commencé à assumer des tâches nettement différentes, notamment « la mise en forme de la constitution d’un État fédéral[23] ». La division des pouvoirs établie par les décisions du CJCP reflète assez bien la société canadienne avant 1914, alors que les politiques sociales, telles qu’elles étaient à cette époque, étaient considérées comme un enjeu purement local[24]. Toutefois, comme le soutient J. R. Mallory, ces décisions ont mis le fédéralisme canadien sur la voie de la « crise de 20 ans » de l’entre-deux-guerres durant laquelle les effets de l’industrialisation ont transformé le monde des premières décisions du CJCP au point de le rendre méconnaissable. L’industrialisation a accéléré la décentralisation du fédéralisme canadien. Par la suite, la Crise et la montée de la théorie économique keynésienne « ont pratiquement coupé l’herbe sous le pied du régime fédéral canadien [25] », dans la mesure où les outils et les mécanismes des politiques économiques keynésiennes ne pouvaient être mis en oeuvre à l’échelle des provinces. J. R. Mallory fait valoir que les décisions du CJCP au cours des années 1930, comme les causes de Bennett New Deal qui ont tracassé le Parlement, exprimaient la réticence du Conseil privé à accepter l’État interventionniste préconisé par les keynésiens[26].

L’intérêt que porte J. R. Mallory aux dimensions particulières des institutions politiques — à savoir, les tribunaux et leurs décisions — à la lumière de l’évolution de la structure sociale et économique du pays, illustre l’approche sociologique de l’incidence des institutions politiques. Ces institutions, telles que les tribunaux, doivent être analysées en relation avec la société, et la société elle-même doit être considérée comme une entité transcendant les individus qui la composent. Elle doit, en fait, être envisagée comme un ensemble structuré de rapports de pouvoir, conformément au modèle de l’économie politique. J. R. Mallory s’attache, en outre, au « rôle des idées » — c’est-à-dire à la montée du collectivisme en tant que système de valeurs politiques —, thème repris dans les ouvrages institutionnalistes ultérieurs. En ce sens, il établit un pont — pont toutefois négligé — entre H. Innis et le débat d’après-guerre sur les institutions politiques du fédéralisme.

L’héritage de l’après-guerre : Donald Smiley, Alan Cairns et Richard Simeon

Les travaux de D. Smiley, d’A. Cairns et de R. Simeon témoignent d’une nouvelle étape dans le développement de l’institutionnalisme au Canada anglais. Ces chercheurs, qui ont laissé leur empreinte sur la science politique de l’après-guerre, soit au plus fort de la révolution du behaviorisme dans cette discipline, se sont intéressés, à l’instar de J. R. Mallory, aux rapports entre l’État et la société. Leurs modèles reflètent les différentes réactions à l’interprétation, par le Canada anglais, de l’évolution institutionnelle de l’après-guerre, notamment la montée du fédéralisme exécutif et les diverses révisions constitutionnelles effectuées dans la foulée de la révolution tranquille.

Les ouvrages de D. Smiley intitulés Canada in Question et The Federal Condition in Canada, entre autres, ont fait autorité dans l’étude du fédéralisme canadien et des institutions politiques[27]. Le fédéralisme, l’évolution constitutionnelle et le rôle du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire en relation avec le fédéralisme et les débats constitutionnels sont au nombre des institutions politiques qu’examine D. Smiley. Il distingue clairement son approche de l’institutionnalisme descriptif inspiré des travaux de R. MacGregor Dawson. Cependant, sa façon d’établir cette distinction est fort éloquente. D. Smiley soutient que l’ouvrage de ce dernier (révisé par Norman Ward et paru dans plusieurs éditions) passe sous silence « les conséquences de ces structures de pouvoir sur le bien-être de la population canadienne, les réactions des gouvernements aux besoins et aux aspirations des Canadiens, la stabilité politique, etc.[28] ». Les travaux de D. Smiley se présentent explicitement, pour la majeure partie, sous l’angle de l’analyse normative et évaluent les institutions en tant que mécanismes de construction d’un pays. Ses préférences — pour un gouvernement fédéral capable d’articuler un sentiment de communauté nationale unique (et non bipolaire) pour contrer le continentalisme, le régionalisme et le nationalisme — s’expriment clairement dans ses ouvrages[29]. En outre, contrairement à la tradition de l’économie politique qui considère la société et l’économie comme des « structures du pouvoir », pour D. Smiley, seules les institutions politiques méritent ce titre. Il n’est donc pas en mesure d’émettre des théories sur les rapports entre la structure du pouvoir social ou économique et les structures du pouvoir institutionnel. D. Smiley examine effectivement ce qu’il appelle les perspectives analytiques de l’évolution du fédéralisme et du constitutionnalisme canadiens. Il s’appuie toutefois sur le modèle institutionnaliste américain incarné, à ses yeux, par les travaux de T. Skocpol et d’Eric Nordlinger ; il ne cherche pas à utiliser ces perspectives pour expliquer les politiques ou les résultats politiques. Dans ses ouvrages il considère les institutions politiques comme des moyens menant à certaines fins jugées positives — des politiques publiques « rationnelles », des valeurs libérales démocrates et un gouvernement fédéral fort[30]. En ce qui a trait à ces valeurs, D. Smiley soutient que la division du pouvoir entre deux ordres de gouvernement permet de prévenir l’abus d’autorité par l’un d’eux. Selon lui, la concurrence entre les deux ordres facilite la protection des libertés civiques et le fédéralisme reflète mieux les préférences des citoyens lorsque celles-ci sont inégalement réparties sur une base régionale[31]. D. Smiley explique la montée du fédéralisme exécutif — un concept décrit dans bon nombre de ses écrits — dans l’optique de la montée du nationalisme québécois et de l’évolution des préférences des élites fédérales et provinciales au cours de l’après-guerre. Il critique les querelles intergouvernementales qui sont, à ses yeux, un mal nécessaire du fédéralisme exécutif. D. Smiley fait valoir que l’intergouvernementalisme a pour effet d’institutionnaliser les conflits et d’entraver l’élaboration efficace des politiques publiques. Toutefois, il s’attache aux moyens par lesquels l’intergouvernementalisme fait obstacle aux politiques publiques plutôt qu’aux rapports de causalité entre les institutions et le comportement des élites[32]. Par conséquent, si l’on considère les quatre types d’analyse institutionnaliste, D. Smiley privilégie l’analyse pragmatique ou normative au détriment de la science politique explicative. Dans ses travaux ultérieurs, il inscrit, sans aucun doute, l’analyse des institutions politiques dans le contexte économique et social, mais, contrairement à J. R. Mallory, il ne s’appuie pas sur cette analyse pour poser des questions de type explicatif sur les rapports entre l’État et la société.

A. Cairns et les institutions

Les écrits d’A. Cairns renferment quelques-unes des observations les plus avancées au sujet de l’incidence des institutions politiques sur la société canadienne et sur les rapports entre la société et les institutions politiques. A. Cairns a débattu ces enjeux de part et d’autre de la ligne de partage entre l’État et la société : dans certains de ses ouvrages, il soutient que les institutions façonnent la société, dans d’autres, il déclare que les résultats apparents du jeu des institutions politiques tirent, en fait, leur origine de sources plus profondes. L’article clé d’A. Cairns, « The Judicial Committee » paru en 1971, où il analyse le CJCP constitue sa contribution classique au débat sur la « société[33] ». Il s’y élève contre l’obsession normative des détracteurs du CJCP et met en relief la dimension sociologique de l’analyse des institutions politiques manifeste dans les travaux de J. R. Mallory. A. Cairns affirme que le fonctionnement des institutions politiques — les tribunaux dans ce cas-là — traduit la diversité de la société canadienne, notamment la place du Québec au sein du Canada. Cette analyse sociologique peut sembler aller à l’encontre d’un autre de ses écrits marquants intitulé « Governments and Societies of Canadian Federalism[34] » où il soutient que les approches sociologiques ont dominé la science politique canadienne pendant la révolution behavioriste au détriment d’une compréhension de l’influence des gouvernements provinciaux en tant qu’acteurs institutionnels et bureaucratiques voués à la constitution de leur pouvoir et de leur autorité. Le processus consistant à établir le pouvoir étatique provincial est imbriqué dans la culture politique, selon A. Cairns, dans la mesure où des acteurs provinciaux puissants ont tout intérêt à définir et à raffermir leur culture politique. S’il définit la culture politique comme étant de nature provinciale dans cet article, les arguments qu’il avance à propos du mode de constitution de l’identité politique par les complexes politiques institutionnels s’apparentent au « néo-institutionnalisme ». Cet intérêt porté à la dimension institutionnelle se retrouve également dans ses travaux portant sur la Charte et les débats constitutionnels où il fait valoir que les débats du lac Meech et de Charlottetown ont été conditionnés par les politiques de la Charte. Selon A. Cairns, la Charte a créé, pour de nouveaux acteurs politiques — notamment des acteurs non gouvernementaux et non territoriaux — des ouvertures politico-institutionnelles qui leur ont permis de prendre part aux débats constitutionnels. Les modifications institutionnelles découlant de la Charte ont permis à ces groupes d’obtenir un locus standi constitutionnel et un point d’ancrage efficace dans les négociations constitutionnelles. En outre, poursuit A. Cairns, les groupes issus de la Charte n’ont pas été les seuls à enrichir les débats constitutionnels en raison du nouveau statut conféré par celle-ci aux identités politiques non provinciales et non territoriales de défense des droits. En effet, les effets politiques et culturels de la Charte ont également habilité les citoyens eux-mêmes sur le plan constitutionnel[35]. À prime abord, on pourrait penser que A. Cairns avance des arguments contradictoires au fil de ses écrits, puisqu’il fait valoir, dans un premier temps, que les sociétés modèlent les institutions, puis, à contre-courant de l’approche sociologique, que les institutions façonnent la société. Ces prises de position aux pôles opposés de la question des rapports entre l’État et la société n’impliquent pas forcément un manque de cohérence ; sa capacité d’envisager les deux côtés de la question représente l’une des caractéristiques fondamentales de l’approche institutionnaliste en politique canadienne. Selon A. Cairns, les institutions sont « enchâssées » dans la société et l’on ne peut comprendre ces institutions et leur incidence que dans leur contexte sociétal. On ne peut commencer par considérer l’un des membres de l’équation comme étant nécessairement plus important que l’autre.

Là encore, cet argument peut sembler, à prime abord, présenter certaines similitudes avec les premières vagues de l’institutionnalisme historique. Les fondateurs du mouvement, comme T. Skocpol, ont avancé, comme position intermédiaire, que l’approche institutionnaliste ne se prononce pas sur la prépondérance de l’État ou de la société. En fait, il est permis de penser que l’engouement pour la variante de l’institutionnalisme historique axée sur les « nouvelles » institutions, variante mise de l’avant par des analystes de renom comme T. Skocpol, tient au fait que ce courant évite les grandes théories sur la société ou sur les rapports entre l’État et la société. L’institutionnalisme historique met plutôt l’accent sur l’importance de la théorie intermédiaire et des arguments relatifs à l’incidence des institutions et à l’héritage qu’elles laissent. S’il reconnaît l’existence de relations de pouvoir dans la société, il ne cherche pas pour autant à articuler celles-ci dans une théorie globale ; il s’emploie plutôt à examiner le jeu au cas par cas. Néanmoins, les études qu’il a inspirées tendent à mettre en relief l’influence considérable de l’héritage institutionnaliste et politique sur les résultats des politiques[36].

De même, A. Cairns, dans ses écrits, s’attache aux institutions et à leur incidence, et non aux forces sociales et à leurs répercussions. Même lorsqu’il soutient que le contexte social est important dans le façonnement des résultats institutionnels et politiques — comme dans l’article « The Judicial Committee » —, son point de départ n’est pas l’analyse de la société, mais plutôt l’analyse du CJCP. Cette méthode tranche avec l’analyse historique de J. R. Mallory pour lequel les transformations de l’économie et de la société canadiennes aux xixe et xxe siècles constituent la toile de fond sur laquelle se déroule la discussion des politiques publiques et des décisions judiciaires. La force des travaux d’A. Cairns se manifeste dans ses analyses normatives et explicatives ; ses faiblesses transparaissent dans l’absence d’une perspective claire sur les forces sociales ou sur le contexte économique et social, c’est-à-dire dans la dimension sociologique de l’analyse.

R. Simeon et le fédéralisme

L’apport de R. Simeon à l’étude des institutions politiques dans la science politique du Canada anglais est indéniable. Sa contribution commence par Federal-Provincial Diplomacy[37] et se poursuit avec un ouvrage capital ultérieur (écrit en collaboration) intitulé State, Society and the Development of Canadian Federalism[38]. Ces deux ouvrages diffèrent quelque peu sur le plan de l’optique et de l’orientation théoriques, et ces différences représentent une critique — fort respectueuse toutefois — de la dimension normative de l’institutionnalisme anglo-canadien. Federal-Provincial Diplomacy propose un examen approfondi du processus des négociations fédérales-provinciales, au cours des années 1960, portant sur le Régime de pensions du Canada, les accords fiscaux et la Constitution (1967-1971). L’après-guerre a été marqué par la montée du fédéralisme exécutif, considéré comme un mécanisme capable de résoudre les problèmes structurels associés à la Crise. Le fédéralisme exécutif a permis aux gouvernements fédéral et provinciaux de travailler de concert pour élaborer des politiques. Centralisé ou décentralisé, le régime fédéral était axé sur un processus de négociations que R. Simeon désigne par le terme mémorable « diplomatie fédérale-provinciale ». Son ouvrage reflète également une perspective technocratique qui cherche à déterminer comment faire fonctionner les politiques dans le système fédéral et comment élaborer des politiques publiques judicieuses, considérations propres à la période de prospérité de l’après-guerre. Cette perspective rappelle la dimension normative et pragmatique de l’institutionnalisme anglo-canadien. Parallèlement, cependant, l’ouvrage documente les premières réactions du gouvernement fédéral devant la montée du nationalisme québécois. Son compte rendu de la position et du pouvoir de négociation du Québec dans les discussions sur les pensions, la fiscalité et la Constitution annonce les débats ultérieurs sur le constitutionnalisme et le fédéralisme.

Les trois cas d’étude de R. Simeon servent à souligner l’importance du fédéralisme interétatique, à savoir les rapports axés sur le fédéralisme exécutif établis entre les gouvernements, rapports cruciaux pour le fonctionnement du régime canadien. R. Simeon tourne son attention vers le comportement des élites politiques et bureaucratiques dans la prise de décisions ; il explore les sources de leur pouvoir et de leur efficacité dans les négociations intergouvernementales. Il s’intéresse également au « comment » des choses — comment le fédéralisme exécutif fonctionne-t-il? — et aux résultats des politiques élaborées dans le cadre du système. R. Simeon met en évidence l’influence importante des institutions sur le modelage des processus de prise de décisions. De fait, il soutient que les institutions politiques façonnent les résultats des politiques en fermant certaines voies de politiques et en déterminant quels acteurs auront accès à la table. L’une des observations les plus fondamentales de R. Simeon se rapporte aux mécanismes par lesquels les « groupes d’intérêts », comme il les appelle, pourront participer à la prise de décisions dans le cadre du fédéralisme exécutif. Essentiellement, il offre une perspective de rechange à l’hypothèse des possibilités multiples qui caractérise l’étude du fédéralisme américain et le comportement des groupes d’intérêts. Selon cette hypothèse, les groupes occupent une place plus prépondérante et exercent une influence politique plus marquée au sein des régimes fédéraux dans la mesure où ils peuvent s’adresser à deux ordres de gouvernement plutôt qu’à un seul. Ainsi, un groupe qui ne parvient pas à influencer un ordre peut tenter sa chance auprès de l’autre et même jouer sur les deux tableaux à la fois pour tenter de réaliser ses objectifs stratégiques[39].

R. Simeon affirme plutôt que le fédéralisme exécutif privilégie les élites gouvernementales dans le processus de négociations et que les groupes sont tout simplement exclus. Leurs intérêts doivent, par conséquent, être représentés par les gouvernements eux-mêmes. R. Simeon n’élabore pas de théorie sur la façon dont certains gouvernements mettent de l’avant certains intérêts et en négligent d’autres. Il signale que, dans les négociations sur les pensions, les provinces étaient très loin de représenter systématiquement les intérêts des entreprises, par exemple, et qu’elles avaient adopté des attitudes fort différentes quant au degré de consultation des groupes d’intérêts au moment de formuler leurs positions. Et, comme le montre clairement R. Simeon, les gouvernements peuvent aisément sacrifier le point de vue des groupes d’intérêts pour tenter de réaliser d’autres objectifs[40].

Bref, bon nombre des arguments avancés dans l’ouvrage riche et complexe de R. Simeon sont très compatibles avec les prétentions du néo-institutionnalisme. Plus particulièrement, l’attention qu’il porte à ce qu’on a appelé plus récemment la « dépendance au sentier » ( path dependency ) se retrouve dans les théories de l’institutionnalisme comparé. Pour R. Simeon, les élites ne sont pas des acteurs rationnels agissant de façon mécanique ; en effet, il estime que leurs perceptions ont une influence très importante sur le processus de négociations. Dans ses ouvrages, les intérêts et les stratégies des acteurs politiques ne peuvent être interprétés indépendamment de leur contexte objectif ; ils sont plutôt définis et perçus par les acteurs eux-mêmes, dans l’esprit du constructivisme contemporain. À l’instar des ouvrages de J. R. Mallory, ceux de R. Simeon résistent bien à l’épreuve du temps : ils offrent un portrait convaincant des institutions politiques canadiennes au cours d’une période historique marquante. Sa façon d’analyser le comportement des acteurs et des élites politiques, et les rapports qu’il établit entre les décisions en matière de politiques et les facteurs institutionnels, laissent entrevoir les enjeux qui préoccuperont les tenants de l’institutionnalisme comparé au cours des années 1980 et ultérieurement. En ce sens, l’oeuvre de R. Simeon peut être considérée comme un élément de preuve dans le débat sur la « nouveauté » relative du néo-institutionnalisme. Dans ce débat, les partisans des approches pluralistes et behavioristes, des années 1950 aux années 1970, se sont défendus contre les attaques de T. Skocpol (qui leur reprochait leur optique sociétale excessive) en relevant les nombreux ouvrages de politique comparée antérieurs aux années 1980 qui considéraient les institutions politiques comme une variable causale. Le livre de R. Simeon pourrait, en ce sens, venir appuyer la thèse de l’orientation institutionnaliste de la science politique avant la montée du « néo-institutionnalisme[41] ».

Avec le temps, R. Simeon s’est de plus en plus employé à élargir la perspective explicative des rapports entre l’État et la société. Dans son aperçu et sa quasi-critique de l’apport de D. Smiley à l’étude du fédéralisme canadien, il relève une série de lacunes dans les ouvrages (anglo-) canadiens traitant des institutions politiques. Son article constitue en soi un résumé judicieux des forces et des faiblesses des approches institutionnalistes du Canada anglais. Simeon soutient que les travaux de D. Smiley ne représentent pas bien les intérêts non territoriaux dans le fédéralisme canadien. Publié en 1989, l’article met en relief le manque relatif d’attention porté par D. Smiley aux classes ou aux forces économiques dans son analyse du fédéralisme canadien. Selon R. Simeon, l’intérêt excessif des études sur le fédéralisme canadien et les institutions politiques pour les événements constitutionnels du jour se fait au détriment de l’analyse des événements à plus long terme. Ces études ont plusieurs faiblesses : elles ne sont pas suffisamment axées sur une perspective comparée ; elles sont trop éclectiques sur le plan théorique ; elles manquent d’analyse causale ; ne s’intéressent pas assez à la vérification d’hypothèses ; et elles ne portent pas suffisamment attention aux forces sociales. Essentiellement, R. Simeon soutient que les travaux comme ceux de D. Smiley — bien que ses observations, exprimées sous la forme du « nous », semblent inclure ses propres ouvrages dans cette tendance —, ne s’attachent pas assez à l’économie et à la société. Il conclut que « nous avons réalisé peu de progrès dans l’élaboration de théories sur les rapports entre l’État et la société[42] ». Dans des écrits ultérieurs, notamment State, Society and the Development of Canadian Federalism, R. Simeon tente de combler les lacunes relevées. Avec son coauteur, Ian Robinson, il évalue l’histoire du fédéralisme canadien conformément aux principales approches comparées des rapports entre l’État et la société, notamment la théorie des choix politiques, la culture politique, l’institutionnalisme et l’économie politique. Il s’agit là d’un livre marquant, compte tenu de l’ampleur de ses ambitions théoriques. Il offre bon nombre de nouvelles interprétations de l’évolution de la politique canadienne à la lumière de l’équilibre entre les institutions et les forces sociétales. Ainsi, l’interprétation que font R. Simeon et I. Robinson du jeu des forces politiques et sociales et des institutions politiques pendant l’entre-deux-guerres s’apparente à celle de J. R. Mallory, mais dans une perspective plus élaborée qui intègre la question du jeu des partis et de l’établissement de coalitions électorales.

Les travaux de R. Simeon s’inspirent à un moment ou l’autre de tous les types d’analyse institutionnaliste décrits ici. Si l’ouvrage Federal-Provincial Diplomacy est largement axé sur une évaluation technocratique et normative des politiques publiques, il s’attache également aux questions de recherche explicative et offre une approche théorique de ces enjeux fondée sur le comportement des acteurs publics engagés dans les négociations interétatiques. La dimension sociologique fait défaut dans Federal-Provincial Diplomacy. Pourtant, dans State, Society, R. Simeon et I. Robinson évaluent explicitement l’économie politique de même que la culture politique, la théorie des choix politiques et l’étatisme comme modèles théoriques susceptibles d’expliquer l’évolution du fédéralisme canadien. Si State, Society n’offre pas une explication détaillée des résultats des politiques au fil des ans, il donne un modèle explicatif d’analyse qui, au lieu de privilégier d’emblée la dimension institutionnelle ou sociologique, évalue chaque approche selon son cadre propre.

Après l’institutionnalisme historique

La montée de l’institutionnalisme historique comparé au début des années 1980 a eu des effets ambigus sur les écrits du Canada anglais. Dans certains domaines, il ne semble avoir laissé aucune empreinte. Dans d’autres — particulièrement les études du fédéralisme et des politiques publiques, et les analyses des répercussions de la Charte — on relève, ici et là, des écrits s’intéressant à l’analyse explicative et à l’analyse institutionnaliste sociologique.

La bonne vieille tradition anglo-canadienne de l’institutionnalisme pragmatique, normatif, descriptif et juridico-formel se porte fort bien. Elle a élargi sa portée et intensifié son analyse en mettant en valeur le comportement des acteurs politiques — particulièrement des élites — dans le contexte institutionnel. Toutefois, pour l’essentiel, ces descriptions fastidieuses sont dépourvues de tout engagement explicite à l’endroit des études issues de l’institutionnalisme comparé. Celles de Donald Savoie, Governing from the Centre[43], et de David E. Smith, The Invisible Crown[44], transcendent l’institutionnalisme juridico-formel et s’attachent, dans le premier cas, aux modes de fonctionnement des élites politiques et bureaucratiques à l’intérieur du complexe des institutions juridico-formelles et, dans le second cas, à la manière dont l’État structure l’organisation du pouvoir politique canadien. Ces deux études maintiennent la perspective traditionnelle sur les questions normatives, par exemple, l’évaluation du fonctionnement des institutions politiques. Elles ne s’intéressent pas fondamentalement aux questions de nature explicative, pas plus qu’elles n’inscrivent l’analyse des institutions politiques dans le cadre de l’institutionnalisme explicatif ou sociologique. En fait, elles se distinguent en excluant la société et les forces sociales de l’analyse du pouvoir politique au Canada[45]. D. Smith et D. Savoie sont représentatifs d’un vaste courant de la science politique au Canada anglais, courant qui se maintient dans les limites de l’institutionnalisme juridico-formel et normatif, enrichi d’une saine appréciation post-behavioriste du rôle des acteurs politiques, particulièrement les élites. Parmi d’autres analystes marquants, notons Herman Bakvis sur le cabinet régionalisé, John Courtney sur les congrès des partis politiques, Andrew Heard sur les conventions constitutionnelles et David Docherty sur le Parlement[46]. Ils visent à décrire l’évolution institutionnelle et à évaluer les répercussions pragmatiques ou normatives des modalités institutionnelles.

Pourtant, des travaux importants ont appliqué l’institutionnalisme historique au cas du Canada en s’inspirant d’une perspective comparative pour énoncer les questions de recherche et pour mener une analyse axée sur l’institutionnalisme de type explicatif et sociologique. Dans l’analyse des politiques, Keith Banting, Sylvia Bashevkin, Michael Atkinson, William Coleman et Grace Skogstad se sont tous distingués. Ils ont entrepris d’expliquer les résultats des politiques en fonction de l’incidence des institutions. En outre, ils ont aussi permis d’insérer le Canada dans une perspective comparée, soit des comparaisons entre les formes organisationnelles des associations commerciales dans divers pays développés[47] ou des comparaisons des politiques agricoles[48]. W. Coleman, par exemple, a examiné de façon systématique le rôle des communautés de politiques dans le processus d’élaboration des politiques, à savoir un ensemble de réseaux qui se forment au carrefour des forces sociales organisées et des institutions politiques. Ses travaux sur les entreprises et la politique, par exemple, décrivent les relations complexes entre les associations commerciales et l’État. Ils démontrent comment les relations de causalité varient d’un secteur de politiques à l’autre et d’un secteur économique à l’autre[49]. La série sur les communautés et les réseaux de politiques dirigée par W. Coleman et G. Skogstad examine le processus associé aux politiques de divers secteurs, allant du marché du travail au secteur des pêches, dans une perspective de type explicatif et sociologique où les institutions politiques sont considérées comme des variables indépendantes réelles ou potentielles qui structurent les choix d’autres acteurs politiques comme les groupes d’intérêts organisés. L’analyse comparée de S. Bashevkin sur l’évolution du mouvement féministe à l’ère du néo-conservatisme met l’accent sur l’intersection des idées et des structures institutionnelles afin de cerner les résultats pour les femmes et les mouvements féministes[50]. L’analyse des institutions politiques s’inscrit dans le contexte plus large des progrès politiques et économiques — qu’il s’agisse de la structure des régimes de marché ou des réseaux de politiques qui définissent l’espace discursif des débats sur les politiques publiques[51].

L’étude de l’incidence du fédéralisme sur les politiques publiques — un enjeu de longue date dans les écrits de l’institutionnalisme canadien — s’est transformée, délaissant quelque peu la dimension normative au profit de la dimension explicative dans la nouvelle génération d’ouvrages sur le fédéralisme. Le livre de K. Banting[52] analyse dans quelle mesure le fédéralisme entrave l’élaboration de politiques sociales en matière de la sécurité du revenu ; par ailleurs, le Canada figure de plus en plus souvent dans les cas d’étude comparés traitant de cette question[53]. L’ouvrage comparé marquant d’Antonia Maioni sur les origines historiques des systèmes de santé du Canada et des États-Unis appartient lui aussi à cette catégorie d’écrits[54]. S’inspirant des travaux de K. Banting et A. Cairns, Kenneth McRoberts a cherché à montrer jusqu’à quel point le fédéralisme structure le processus des politiques et la configuration des influences sociétales sur la prise de décisions[55].

Les études se rapportant à la Charte constituent un autre volet de la documentation récente caractérisé par des analyses institutionnalistes. L’enchâssement de la Charte dans la Constitution canadienne en 1982 fut l’une des rares modifications juridico-formelles importantes depuis l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Cet enchâssement donne la possibilité d’examiner comment les modifications constitutionnelles formelles des institutions politiques influent sur les résultats des politiques et sur l’organisation des forces sociales[56]. La Charte a donné lieu à une masse considérable d’écrits, la plupart abordant des questions qui s’inspirent des traditions descriptive et normative de l’analyse institutionnaliste. Dans son examen des premiers écrits sur la Charte réalisé en 1993, Richard Sigurdson signale que celle-ci a apparemment suscité l’aversion de chercheurs de la gauche comme de la droite, chercheurs qu’il qualifie de « chartophobes[57] ». À gauche, la Charte était considérée comme un facteur susceptible de démobiliser les groupes progressistes en raison de la canalisation des efforts dans la voie foncièrement libérale et individualiste du paradigme du droit. En outre, les interventions axées sur les droits garantis dans la Charte vont à l’encontre des revendications fondées sur les classes [58]. À droite, la Charte était condamnée pour ses effets négatifs sur le constitutionnalisme libéral, dans la mesure où elle restreint les possibilités de négociations politiques et les compromis, conditions essentielles à la démocratie, par une définition des enjeux dans les termes peu nuancés du discours des droits[59]. Les critiques issus de la droite soutiennent que la Charte donne une tribune aux minorités et aux points de vue minoritaires qui n’auraient pu, sans le soutien des tribunaux, atteindre leurs objectifs en matière de politiques[60]. Dans le même ordre d’idées, Leslie A. Pal déclare dans Interests of State que l’État canadien a adopté une politique qui soutient certains « groupes de défense des intérêts publics » en conséquence directe et indirecte des politiques fédérales visant à mousser l’unité nationale[61]. Ces analystes allèguent souvent que leur approche est de type institutionnaliste en ce sens qu’elle privilégie les effets indépendants des institutions sur le mode de mobilisation des forces sociales en politique et, dans le cas de L. Pal, en raison de l’engagement poussé dans certains débats comparés sur l’institutionnalisme[62]. Peu importe les prétentions avancées au nom de l’analyse institutionnaliste de type explicatif, la plupart de ces ouvrages participent, en fait, à un débat normatif sur la légitimité de l’examen judiciaire ou sur le rôle de l’État au chapitre du soutien aux groupes « minoritaires[63] ». Cette masse d’écrits passe sous silence la sociologie de la politique des groupes, c’est-à-dire l’enracinement des acteurs collectifs dans les rapports de pouvoir sociétaux. Dans ces derniers, le fait de se réclamer de l’« institutionnalisme » sert essentiellement à condamner les politiques publiques et la prise de décisions judiciaires relatives à des enjeux particuliers qui tendent à privilégier les groupes traditionnellement marginalisés dans la société canadienne, notamment les minorités linguistiques, ethnoculturelles ou les femmes[64]. Une fois encore, donc, l’analyse institutionnaliste de type normatif domine la documentation et ce, au détriment de l’approche explicative ou sociologique.

Conclusion

Le discours politique et la science politique du Canada anglais ont procédé à un « remaniement de l’État » d’une ampleur peut-être inégalée dans les autres démocraties industrialisées[65]. Le besoin d’un « néo-institutionnalisme » ne s’est pas fait sentir, dans la science politique anglo-canadienne, l’institutionnalisme n’ayant jamais vieilli ou été négligé autant qu’il l’a été aux États-Unis pendant la révolution du behaviorisme. Tout comme la concurrence électorale et le discours politique se sont articulés autour de la division nationale et du régionalisme, la science politique, elle aussi, s’est concentrée sur un ensemble unique d’institutions fédérales régissant ces conflits. Pendant la Crise, les débats sur le remaniement des institutions politiques se sont axés sur le rôle des tribunaux par rapport à la répartition fédérale des pouvoirs et sur la capacité du gouvernement fédéral de mettre en oeuvre des mesures économiques et sociales pour faire face à la crise économique. Au cours de l’après-guerre, les problèmes du « remaniement » semblaient largement résolus grâce aux mécanismes du fédéralisme exécutif. La montée du nationalisme québécois moderne, durant les années 1960, et l’affirmation du régionalisme de l’Ouest, pendant les années 1970, ont mis un terme à ce bref épisode de complaisance d’après-guerre. La crise constitutionnelle a déchaîné 25 ans d’analyse institutionnaliste largement consacrée à la résolution du « problème » constitutionnel.

Le projet explicatif d’une science sociale empirique, tel qu’il est représenté dans les modèles théoriques comme l’institutionnalisme historique en politique comparée, reste peu enraciné dans la tradition du Canada anglais. Des quatre types d’institutionnalisme décrits au début du présent article — descriptif, normatif, sociologique et explicatif —, le Canada anglais semble avoir une tendance intrinsèque systématiquement favorable aux dimensions normative et descriptive. Même de nos jours, au moment où les enjeux constitutionnels sont en suspens dans la politique fédérale, les ouvrages continuent de s’intéresser, dans une perspective pragmatique, au meilleur mode de fonctionnement de nos institutions politiques, selon des normes subjectives de « démocratie », de cohésion sociale, d’« unité nationale » ou de survie culturelle face à la mondialisation. En fait, cette dimension normative est associée à ce thème perpétuel du Canada anglais et du Canada français — la survie[66]. Comme l’expriment Cynthia Williams et Doug Williams dans un exemple assez classique, « le génie de l’expérience canadienne […] tient à la configuration unique des institutions politiques et à la façon dont elles ont été utilisées pour animer, renforcer et, quelquefois, compromettre un sentiment partagé de nationalité et de destinée politiques[67] ». Ou encore, comme le demande A. Cairns, « Notre régime constitutionnel contribue-t-il à notre unité ou à notre désunion[68] ? ».

Bien que les débats normatifs que l’on retrouve dans la documentation aient suscité quelques contributions importantes à l’analyse institutionnaliste, le type d’analyse qui a dominé les écrits anglo-canadiens a également entravé les débats entre les universitaires anglophones et francophones. Outre les barrières linguistiques et culturelles entre ces deux milieux, l’importance accordée à l’analyse institutionnaliste de type normatif a créé, pour les chercheurs, des obstacles aux débats et à la compréhension. Si les débats sur les valeurs politiques sont importants, particulièrement pour les spécialistes de la théorie politique qui sont explicitement appelés à aborder de telles questions, ils peuvent néanmoins poser des problèmes au milieu de la recherche. Si les chercheurs doivent apparemment accepter a priori un ensemble quelconque de normes ou valoriser une définition particulière de la citoyenneté pour prendre part aux débats ou pour mener une analyse, ils pourraient se montrer moins intéressés ou disposés à entreprendre des projets de recherche qui franchissent le large fossé des valeurs fondamentales ou même des identités originaires. L’analyse institutionnaliste de type normatif, issue d’une préoccupation quant à l’« unité nationale », dans les termes du Canada anglais, s’appuie sur une hypothèse que certains chercheurs francophones frapperaient d’anathème. En revanche, l’analyse de type explicatif et sociologique permet aux chercheurs de poser des questions d’ordre causal et d’établir des liens entre les institutions politiques, les résultats des politiques et les forces sociales organisées, sans dépendre pour cela de l’adhésion à des valeurs particulières ou à un objectif précis avant d’entamer l’analyse, même si des conclusions normatives peuvent, en bout de ligne, découler de l’analyse.

Les travaux de J. R. Mallory ( Social Credit ), d’A. Cairns (« Governments and Societies ») et de R. Simeon ont comblé le fossé entre l’institutionnalisme de type explicatif et sociologique en politique comparée et l’institutionnalisme largement axé sur les dimensions descriptive et normative qui caractérisent la science politique au Canada anglais, même si, à l’exception des écrits de R. Simeon, ils ne sont pas présentés comme des oeuvres de politique comparée. Néanmoins, les étudiants qui s’intéressent à l’institutionnalisme comparé et désirent appliquer ce modèle au Canada, dans le cadre d’une étude de cas, pourraient tirer parti de ces travaux, exemples éloquents de l’analyse explicative. L’analyse sociologique, issue de la tradition de l’économie politique, est particulièrement marquée dans Social Credit de J. R. Mallory et dans le livre de R. Simeon et I. Robinson intitulé State, Society. Il est regrettable que l’institutionnalisme anglo-canadien ne se soit pas inspiré davantage de la tradition de l’économie politique et que l’économie politique au Canada ne se soit pas attachée ou suffisamment intéressée à l’analyse explicative des rapports entre les institutions politiques et les rapports de pouvoir économiques et sociaux. Pourtant, il n’est peut-être pas surprenant que l’économie politique — un projet de la gauche social-démocrate du Canada anglais — et l’institutionnalisme anglo-canadien — un produit du centre libéral, vague et équivoque — ne se soient pas souvent croisés dans les analyses universitaires. Dans la science politique anglo-canadienne, en définitive, les débats sur les valeurs ont dominé le milieu universitaire et intellectuel au détriment d’une science sociale empirique et comparative.