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En page couverture, une photo effroyable de Ground Zero. Le titre, provocateur, Dostoïevski à Manhattan. Et la quatrième de couverture qui nous apprend que l’on doit « sous-titrer CNN » avec l’écrivain russe. Le livre d’André Glucksmann, dès ce premier contact très tape-à-l’oeil, aura soit attiré, soit rebuté le lecteur potentiel. On l’a deviné, il a été écrit suite aux événements du 11 septembre 2001, mais aussi, de manière plus générale, en réaction à tout ce qui a marqué le monde occidental depuis l’autre über-événement de notre époque, soit la chute du mur de Berlin.

La thèse de l’auteur : l’attaque contre New York est une attaque nihiliste, et nous en sommes tous en partie responsables car nous nous sommes voilés les yeux depuis l’effondrement de l’Empire soviétique, désirant ardemment croire que la fin de l’adversaire supposait la fin de l’adversité (p. 69). Cela a permis au spectre nihiliste déjà existant de se développer et de s’étendre sous nos yeux clos, qui ne s’ouvriront le 11 septembre que pour rapidement se refermer devant tant d’horreur. Que faire maintenant ? Il faut se tourner vers les livres, selon A. Glucksmann, car seule la littérature peut lever le voile qui dissimule notre réalité. Elle seule peut nous permettre de comprendre Manhattan et notre monde.

L’argumentation de l’auteur se présente en plusieurs temps. Il nous offre d’abord une description du nouveau combat nihiliste ayant comme mots d’ordre action, destruction et terreur. Une des particularités de cette « guerre totalitaire » est qu’elle a comme cible la Cité, ses citoyens et ses symboles. Elle s’attaque au quotidien, menace ses repères et ses règles et vise à laisser les hommes dans l’incapacité de distinguer entre le bien et le mal. A. Glucksmann s’attarde ensuite à l’état de notre monde. Selon lui, les événements de New York peuvent être expliqués à la fois par le parrainage de la Russie, qui sert d’exemple aux terroristes (il y reviendra dans les chapitres ultérieurs), et par la « cécité » de l’Occident de l’après-guerre froide envers le terrorisme étatique. Cette cécité se révèle d’abord dans les alliances établies avec les « mauvais États » et ensuite dans le double processus de négation de la réalité qui se traduit soit dans le règne de l’homo economicus, soit dans celui de l’homo religiosus (p. 63). Et comme ces règnes souffrent de contradictions internes, c’est la logique mafieuse, futée, qui en vient à prendre toute la place, logique nihiliste dans laquelle font défaut à la fois le but, la question et la réponse. Le règne de « l’homme à la kalachnikov » prolifère et se présente comme une vérité de notre époque, de notre histoire qui « agonise » (p. 78). La terreur dépasse le cadre de la guerre. Elle devient criminelle. Et elle est efficace.

A. Glucksmann tente de cerner ce phénomène du nihilisme et d’en expliquer les origines. Il se présente, selon lui, comme négation du mal et culture de l’ignorance (p. 92). On devient nihiliste quand on vit sa vie en meurtrissant celle des autres (p. 91). C’est Flaubert qui annoncerait l’universalité de cet état à travers la figure de Madame Bovary et de la révolution qui lui est liée, révolution qui s’exprime dans la tentative de transformer les vies à tout prix, quitte à les « charcuter » (p. 104). Emma renverse les rôles, dynamite les liens sociaux et recherche son plaisir en esquivant toute interrogation. Pour Flaubert-Glucksmann, elle est cruauté masquée et inavouée.

Comment ce « nihilisme bovarien » se manifestera-t-il par la suite ? L’auteur associe son développement à la volonté délibérée et arbitraire de tuer, à la violence qui se prend comme fin et à la torture justifiée par son utilité. Le nihilisme, c’est une sociabilité reposant sur la subordination et le crime. Un nihiliste, c’est un être pour qui être, c’est faire, ou plutôt défaire (p. 133), c’est sacrifier et se sacrifier. C’est quelqu’un qui, sans s’estimer hors-la-loi, participe à une entreprise de démoralisation universelle détournant armes, argent ou sentiments (p. 132) et qui « joue avec les idées comme avec les êtres humains » (p. 153), visant le « centre de gravité de l’adversaire » jusqu’à sa capitulation (p. 141). Et le nihilisme, selon A. Glucksmann, ne naît pas du despotisme d’une idée : on tue et on se tue à vide (p. 145), l’action porte sa propre récompense (p. 149).

Afin de spécifier les origines du nihilisme, l’auteur s’attarde sur l’exemple de la Russie, et plus particulièrement sur le conflit opposant Russes et Tchétchènes. Le but de cette guerre menée contre un peuple, « réservoir de la résistance » (p. 160), affirme A. Glucksmann, est de rétablir et sauvegarder une image et un modèle d’autorité pouvant maintenir ordre et domination en Russie. L’Occident ferme les yeux devant ce conflit injuste et à armes inégales, à la fois en raison de la force destructive potentielle du pays de Poutine, et aussi parce qu’ainsi « aucun flux de réfugiés ne menace les prétendus seuils de tolérance » (p. 168). Le crime est donc, en quelque sorte, un crime commis en commun avec cette Russie qui après le communisme a sombré dans l’immoralisme. Une Russie sans bon sens et sans règles, où règne un chaos qui à la fois permet aux Tchétchènes de survivre et permettrait à l’Occident de réagir.

Cette Russie immoraliste est l’arrière-petite-fille de Pierre le Grand, héros civilisateur et modernisateur dont les crimes furent absous par la grandeur du geste impérial, qui fait disparaître ses victimes. Ce « cavalier nihiliste », soutient A. Glucksmann, lutta contre le despotisme par le despotisme, confirmant que l’art de gouverner est à la fois « capable du meilleur et du pire » (p. 192). Il est au fondement du « mirage russe » qui passionna autant l’élite des Lumières que l’opinion mondiale d’après la chute de l’Empire soviétique, mirage qui fait écran à la cruauté réelle dont nous avons connaissance. Après Pierre, donc, il y eut trois siècles de successeurs qui modifièrent ses brutalités tout en les préservant, trois siècles de « cécité volontaire » (p. 199) qui aboutissent, selon l’auteur, à deux manières de s’abuser par rapport à notre nouveau partenaire stratégique : soit on idéalise ce bouleversement radical, soit on minimise cette puissance que l’on espère marginale (p. 202-203). Nous sommes tout aussi incapables que Voltaire et Montesquieu de concevoir « l’émergence d’un despotisme moderne » (p. 204). Et nous frémissons dès que Poutine est critiqué, oubliant son passé peu glorieux. Mais c’est à nous de « civiliser le civilisateur », affirme A. Glucksmann : nous devons « brider le despote » (p. 207) et lutter contre l’esclavage volontaire, car le despotisme est « la grande affaire des siècles à venir » (p. 213).

Jusqu’au 11 septembre 2001, nous pensions que le diable n’existait pas et que les différents conflits n’étaient que de simples convulsions. Nous nous trouvions en pleine « canonisation euphorique » (p. 218) de fin de guerre froide et avions perdu toute impression de vulnérabilité. Mais derrière le spectre communiste russe se cachait le spectre nihiliste, revêtant les armes à la fois des slavophiles traditionnels et des occidentalistes modernes afin de paralyser toute « tentative d’ébranler l’esprit de soumission » (p. 228). Car voilà le secret russe : l’esclave consent à l’esclavage. Sauf l’esclave tchétchène…

L’« exception » nihiliste russe est contagieuse, selon A. Glucksmann. La leçon que l’on doit tirer du xxe siècle est que les comportements sans foi ni loi sont possibles, partagés et efficaces. Les principes asociaux et désorganisateurs se révèlent méthodes « de prise et d’exercice du pouvoir » (p. 232), donc principes d’organisation sociale. La guerre est totale, il n’y a plus d’hésitations sur les moyens et plus de soucis pour les fins. Face à cette menace globale, l’auteur appelle à l’élaboration de « procédures extrinsèques » de contrôle dont l’opinion publique serait responsable. La communauté européenne se doit d’exercer le pouvoir de dissuasion sur lequel elle est fondée.

Mais comment cela est-il possible si A. Glucksmann a raison de penser que l’on « se prémunit contre les risques en les ignorant » (p. 249) et que cet aveuglement volontaire produit et entretient des « rapports de destruction dont la responsabilité est on ne peut mieux partagée » (p. 253) ? Selon lui, il faut se tourner vers la littérature et apprendre de la capacité de dévoilement des écrivains occidentaux. En effet, affirme-t-il, la violence vue de l’intérieur, l’ouverture sur la « pulsion de mort » et sur « la cruauté des rapports humains » (p. 254), est la chose littéraire par excellence. Et ici aussi, il y a exception russe : contrairement à une certaine forme de littérature qui désire à la fois dévoiler et s’engager (il pense à Sartre, par exemple), Dostoïevski, Tchekhov et leurs frères surprennent par leur lucidité dévoilante et démystifiante ainsi que par leur capacité à se concentrer sur les imperfections, sur le classement des maladies et sur leurs remèdes.

Selon A. Glucksmann, ce n’est qu’une fois que nous subissons la destruction en cours, suite à un espèce de « dévoilement », que nous pouvons réagir et nous mobiliser contre elle. L’expérience littéraire du nihilisme, expérience descriptive, est une énigme dont nous faisons partie en même temps que nous la jugeons. La puissance des sociétés modernes est donc une « puissance des contraires » (p. 271). Elle réside dans un déchirement paradoxal entre une capacité nihiliste de détruire et un prodigieux acquis de décision, possible par suite du dévoilement qui permet de tenir tête à la destruction.

L’essai de A. Glucksmann doit être perçu comme un outil qui permet au public de continuer à s’expliquer les événements du 11 septembre 2001. Bien sûr, l’auteur ne peut nous dire exactement comment le courage pourra nous sauver des « fureurs annihilatrices » (p. 275), ce qu’on ne peut lui reprocher. Ce qu’il faut plutôt apprendre de lui est que « nul n’échappe à la possibilité des dérives » (p. 144), mise en garde qui, si elle est écoutée, justifie sans doute l’écriture et la lecture de son livre. Pourtant, il est possible de lui imputer un certain manque de rigueur intellectuelle, ce qui est d’autant plus regrettable que son essai s’adresse à un public qui ne pourra peut-être pas reconnaître ses lacunes. Comment défendre, par exemple, ces quelques paragraphes solitaires et énigmatiques sur Nietzsche, paragraphes à partir desquels, si nous ne sommes pas plus avertis que l’auteur, nous pouvons conclure à tort que nihilismes nietzschéen et russe sont identiques ? Cette hypothèse douteuse, A. Glucksmann l’assume sans même se soucier de l’établir. Et il réserve parfois le même traitement à certains auteurs russes : comment soutenir, en effet, son affirmation sans nuance suivant laquelle le nihilisme n’est pas lié au despotisme de l’idée, chez Dostoïevski, lorsque cette thèse contredit une interprétation couramment défendue par les spécialistes de son oeuvre ? Que faire alors de Raskolnikov ( Crime et châtiment ) ou de Chigaliov ( Les démons ) ?

Pour conclure, il semble tout à fait pertinent d’affirmer, avec A. Glucksmann, que la lecture des auteurs russes de la fin du xixe siècle, et plus particulièrement de Dostoïevski, peut être très révélatrice pour nous, aujourd’hui. Il aurait néanmoins été souhaitable, afin de défendre cette hypothèse, de sonder véritablement cette oeuvre afin d’en extraire les innombrables richesses. Le résultat aurait sans doute été plus satisfaisant et plus convaincant que le survol trop ambitieux, même si souvent captivant, offert par l’auteur.