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Il existe deux catégories d’oeuvres (et de penseurs). D’une part, celles qui offrent toutes les réponses et la bonne… Autrement dit, celles qui proposent et imposent le vrai, unique et définitif, en un système parfaitement cohérent et suffisant et qui réduisent le rapport pédagogique à une simple discipline théorique, celle du maître et du disciple. On n’en sort que par le rejet total, que par une dramatique conversion détruisant ce qu’on avait adoré et imposant un nouveau départ à zéro de la pensée. D’autre part, il y a les oeuvres (ou les penseurs) qui, tout en décrivant les voies qu’elles suivent, ou même à suivre, n’en font pas des impératifs, mais des provocations et une ouverture à d’autres voies, à d’autres aventures, pour une pensée tendue vers un au-delà de la révélation et de l’enseignement. Dans le premier cas, tout tient à la force et à l’enfermement de la logique formelle ; dans le second, c’est l’intuition, avec tous ses risques de débordements, qui est le moteur. Alors la vérité proposée, non imposée, est seulement en instance, inachevée ; elle peut même être autre, car elle ne peut être ni définitive, ni totale et surtout pas absolue dans son appréhension temporelle. Ce sont là des oeuvres de maîtres qui forcent au dépassement, à la découverte de l’ailleurs, à la création de l’au-delà de l’état présent de la connaissance. La pensée n’y est ni prédéterminée, ni contrainte, mais libérée. Elle n’y est limitée que par elle-même.

C’est dans cette catégorie que se situe l’oeuvre de Guy Dhoquois. C’est pourquoi d’ailleurs l’historien académique ne pourra qu’être troublé, offusqué et offensé même, par une démarche qui ne se rapproche en rien d’une archéologie du passé visant à le reconstituer dans son originalité devenue statique. « Je suis historien sans être historien » proclame paradoxalement G. Dhoquois, car pour lui l’Histoire est tout au plus un détour pour rejoindre le présent, pour fonder la critique du quotidien et pour éclairer le possible. Mais l’Histoire est aussi la contradiction de ce possible (p. 8), ce qui ouvre à l’imaginaire et, à la limite, à un fécond délire utopique qui s’exprime primitivement dans le mythe et qui se joue des contraintes de l’espace et surtout du temps. « Soyez réalistes, demandez l’impossible » proclamaient, après Charles Fourier, les étudiants de Mai 68 !

D’ailleurs tout dans cet ouvrage est confronté à la limite du temps, combien plus contraignante que celle de l’espace qui permet toutes les stratégies et tous les pouvoirs. C’est cette limite du temps qui entraîne le mouvement des choses, leur existence, leur négativité, leur inachèvement, qui fait qu’elles sont et ne sont pas à la fois (p. 341). Là est précisément La Duplicité de l’Histoire.

En effet comme le suggère ce titre, l’ouvrage se centre sur le concept heuristique de « Duplicité » conçu comme l’être même de l’Histoire. Concrètement, l’Histoire va prendre la forme de la duplicité du Léviathan et du Béhémot. Le Léviathan, « monstre affreux » et force obscure, s’investit dans la puissance, le pouvoir, la domination créatrice de l’ordre et du désordre. Le Béhémot, monstre et force également obscure, enveloppé de brume, de vapeur et d’eau purificatrice, emporte la vie, le rêve, la liberté, l’amour mais aussi la mort. L’Histoire, c’est la lutte infinie de ces deux monstres, d’où la Duplicité comme son être et comme moteur de son mouvement.

Mais précisément, quelle est, selon l’auteur, cette Duplicité de l’Histoire ? L’on pourrait multiplier les formules et les réponses. Ainsi : « La Duplicité de l’Histoire est contradictions et systèmes de contradictions » (p. 197 et 352) ; elle est un « système contradictoire de contradictions » (p. 46) ou un « système perpétuellement mouvant de contradictions » (p. 49). Hymne à la diversité, à la complexité, à la différence et aussi à l’ambiguïté de l’inachevé (p. 15), elle est la multiplicité de l’histoire multiple (p. 273). La « Duplicité est liberté » (p. 353), mais elle est tout aussi bien « totalité, totalisations » (p. 14). Elle est « unité des contraires » et donc, comme système, elle permet d’éviter à la fois la dérive sans ancrage des éléments contraires et surtout la myopie du fragment élevé à la totalité (la partie étant prise comme tout). « Seul le tout est faux » (p. 14). Elle fonde donc le relativisme de l’analyse et un « pluralisme critique » qui récuse et l’achevé et l’absolu (p. 32).

Ainsi conçue, la Duplicité constitue bien, pour l’auteur, à la fois l’ontologie, l’épistémologie et la méthodologie de l’histoire et de son interprétation (p. 14). Il réussit ainsi à éviter les pièges de l’historicité substantialiste qui postule l’Absolu à l’origine ou au terme de l’Histoire, mouvement consistant à réaliser le plan divin ou à restaurer un âge d’or perdu (la théologie occidentale) ou encore à réaliser la « fin de l’Histoire » dans la positivité absolue de l’Être ou de l’Idée (Hegel). Dans l’un ou l’autre cas, l’histoire (et l’historien) procède par addition ou soustraction, mais toujours pour aboutir à l’Unique, à l’Absolu de perfection excluant tout dehors (l’être excluant le non-être ; le bien, le mal ; le vrai, le faux, etc.). Remarquons, cependant, que ce concept de Duplicité et le relativisme qui en découle pourraient en partie reporter la difficulté en étant conçus comme une simple bipolarité qui se limite à remplacer l’unicité de l’Absolu par la dualité de l’être et du non-être conçus comme deux absolus permanents en équilibre plus au moins stable. Certaines pages de l’ouvrage pourraient ainsi prêter à confusion. D’ailleurs les images mêmes du Léviathan et du Béhémot n’évitent peut-être pas complètement ce piège. Mais l’auteur en est bien conscient et prend ses précautions en rétorquant qu’en elle-même « la Duplicité est faite de duplicité » (p. 15) et cela indéfiniment. Par là, tout absolu se trouve éclaté dans de multiples dualités qui se superposent et s’interpénètrent, maintenant l’ambiguïté et rendant opaque l’intelligence de la réalité. Ceci entraîne que « nous ne connaissons pas le fond des choses » même si « la pensée humaine est notre dernier recours » en autant qu’elle use, non d’une « logique formelle », mais « d’une logique réelle, inductive, interne ». Humilité nécessaire de l’historien ! « Nous ne disposons que de vérités partielles, ce sont donc des erreurs. Mais ce sont des vérités et elles sont parties d’un tout que nous ne connaissons pas… La Duplicité de l’Histoire mène à tout à condition de ne jamais en sortir » (p. 14).

Voilà de façon trop grossière la base et l’esprit qui vont permettre à Guy Dhoquois de présenter en environ 350 fines pages une synthèse et une interprétation de l’Histoire, allant de la préhistoire que suggèrent les hypothèses anthropologiques et psychiques jusqu’à notre présent qui s’ouvre sur la suite indéfinie du monde. Et cela dans une perspective universelle et non pas exclusivement occidentale.

Cette vaste entreprise (trop vaste ?) se développe successivement en deux mouvements distincts. Elle prend d’abord la forme de macro-analyses de différentes expressions de la civilisation primitive mythique ou religieuse (Chine, Iran, Inde), de la civilisation biblique et de ce qui l’entoure (Égypte et Moyen-Orient) et de la civilisation antique centrée sur les philosophes et les tragédiens grecs. Ensuite, dans la deuxième moitié de l’ouvrage, à partir du chapitre consacré à Shakespeare et à son environnement, l’exposé passe par une superposition de micro-analyses (certaines en quelques phrases seulement) d’oeuvres particulières. L’auteur fait alors preuve d’une érudition débordante, mais rarement oisive et gratuite, quoique parfois lourde et écrasante pour le lecteur.

Il n’est évidemment pas question de résumer une démonstration si complexe et si diverse. Contentons-nous seulement de noter quelques considérations, relevant surtout de la première moitié de l’ouvrage, qui apparaissent inédites et d’un extrême pouvoir de suggestion. Il faut retenir, entre autres, le chapitre sur le mythe qui fait intervenir non seulement Freud, mais aussi Lévi-Strauss, Schelling, Edgar Poe et la post-modernité ! Tout aussi inspirantes sont les pages qui pénètrent au coeur de l’impossible problème de « l’hypothèse de Dieu » (p. 81) au travers de ses affirmations tant indo-iranienne que judaïque et biblique (« L’Ancienne Alliance ») ou grecque (« Une religion sans dogmes ») (p. 107). Et comment ne pas être provoqué par ces deux chapitres qui redéfinissent la dynamique de la civilisation occidentale animée tout autant par la tragédie que par la philosophie grecques ? L’une et l’autre vont façonner et limiter notre culture et notre histoire dont les crises actuelles, celle de la pensée théorique ou idéologique comme celles qu’engendre la « mondialisation », apparaissent à bien des égards n’être qu’une suite et une reprise des dualités initiales.

L’on doit aussi s’arrêter à ce retour à Marx contre toutes les entreprises simplistes de négation (« Marx, ni vu, ni connu ! »), les conversions intéressées et les hypocrisies des fausses vierges ou des vieux salauds (« Cachez ce sein… »). G. Dhoquois, par l’importance accordée à la Duplicité qui, subjectivement chez lui, a peut-être une origine marxiste profonde, propose de conserver ce qui, sans aucun doute, est le plus fécond chez Marx : sa méthodologie, c’est-à-dire la dialectique de l’histoire, le matérialisme historique, commandée par la contradiction des forces sociales. Et cela même si la pratique du marxisme s’est employée à abolir la Duplicité et la pensée de la Duplicité, qu’elle a transformée en idéologie. Nous sommes donc invités à restituer Marx et le marxisme à l’histoire en faisant l’évaluation d’un héritage ambigu et inachevé de ce qui « aurait pu être un pragmatisme pluriel, puissant et efficace… L’échec de Marx et d’Engels, non en idée mais dans les faits, est une tragédie historique dont nous ne sommes pas près de sortir » (p. 311, 312). Contre le blocage de la pensée et la crise des idéologies totalisantes et face à la tâche urgente de recréer une pensée globale ouverte, maintenons « les bases scientifiques de la pensée de Marx et d’Engels, quitte à les développer, voire à les renouveler » (p. 316). Mais attention, s’écrie Dhoquois non sans humour : « Soyons du côté de Karl et de celui de Groucho ! Ne soyons pas marxistes » (p. 317). Encore la Duplicité.

Enfin, insistons sur les références et les fragments d’analyse tout au cours de l’ouvrage qui, sur la base précisément des dualités radicales, ramènent la problématique et la dynamique des rapports hommes-femmes et la motricité féminine dans l’histoire. Ce qui est extrêmement inédit dans une entreprise de ce genre ! (Ici, pour qui connaît les travaux et les engagements de Régine Dhoquois, il est possible d’imaginer une communauté d’inspiration, sinon une écriture à quatre mains… !) Encore, l’approche de l’histoire par la Duplicité prouve sa fécondité.

Devant une oeuvre d’une telle ampleur, il serait à la fois facile et futile de relever les hésitations qu’elle provoque comme les désaccords qu’elle suscite sur l’un ou l’autre des énoncés qui ne font qu’inviter le lecteur à un dépassement. Cependant, on se doit de signaler une lacune qui nous semble d’importance. On ne peut, en effet, que s’étonner de l’absence de considérations et d’analyses explicites de cette immense et radicale Duplicité engendrée en Europe par l’invasion des « barbares nordiques » qui entraîne l’éclatement de l’Empire romain. Il s’ensuit l’affrontement et l’interpénétration des civilisations du Nord et du Sud qui, au travers, entre autres, de la montée des Maures jusqu’au sud de la Loire, des Croisades, des luttes contre les Cathares, les Albigeois et les Vaudois, puis de la révolte de Luther et du protestantisme, vont aboutir à la modernité. Celle-ci va magnifier la rationalité, le pouvoir technique de l’homme sur la nature, l’éthique du devoir et du travail redéfini positivement. Mais elle va tout aussi bien promouvoir et, en quelque sorte, absolutiser la liberté indéfinie, la sensibilité à la matière et au temps, la sensualité de la jouissance et de la consommation avant d’entrevoir l’hédonisme d’une existence terrestre remplie par le « non-travail ».

Cette modernité va prendre la forme du libéralisme ou du capitalisme triomphant à la fois dans l’industrialisation, dans la poursuite de l’exploitation et dans l’affirmation des droits fondamentaux de l’homme et de ses libertés — à commencer par la liberté politique ou la démocratie, réduite à une technique de prise de décisions sans beaucoup de rapports avec la démocratie athénienne qui était une éthique sociale. Ce libéralisme va d’ailleurs engendrer naturellement son double, le socialisme, avant de devenir l’enveloppe d’une fausse unicité ou intégration que véhiculent d’abord les nationalismes, ensuite le mouvement de globalisation ou de mondialisation. Processus de Duplicité qui est aussi le mouvement de l’humanisation indéfinie de l’humain dans un espace et surtout un temps indéterminés.

L’on doit vraiment regretter que l’auteur n’ait pas poursuivi sur la lancée de la première moitié de son ouvrage pour explorer cet immense pan de l’histoire qui apparaît si déterminant pour approcher les turpitudes, les contradictions et les ambivalences qui traversent la modernité. Pour explorer également ce qui façonne cette vague « post-modernité » ou « déconstruction » qui semble à la fois emporter l’état présent du monde et des choses, et s’ouvrir, sous des déguisements plus ou moins trompeurs, à une reconstruction de l’humain et de son habitation. Mais ce n’est, peut-être, que partie remise si l’auteur, comme on le souhaite, prépare déjà un autre ouvrage tant la perspective à explorer demeure vaste, complexe, urgente et fascinante.

De toute façon, cette lacune n’apparaît qu’à cause de la richesse d’une oeuvre immense qui confronte la pensée critique et dont chaque page ne peut qu’alimenter et provoquer la remise en question des idées reçues, des formes acquises, des certitudes béates et des vérités vécues comme définitives et absolues. Ce livre est une cure contre la tranquille paresse de l’esprit et la sécurité paralysante de l’intelligence. C’est un grand et durable livre !