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Chantale Quesney poursuit des études doctorales à l’UQAM et est rattachée au Centre d’histoire des régulations sociales. Son ouvrage reprend certains éléments de différentes communications présentées lors de colloques organisés par le ministère de la Défense. Il comprend quatre parties en plus de l’introduction et de la préface de Louise Arbour, juge à la Cour suprême du Canada et ancienne Procureure du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Il vise à montrer les liens étroits établis entre mémoire collective ou sociale, histoire, identité, nation, représentations de l’Autre et guerre dans un médium d’information : Internet. L’auteure a constaté que la plupart des sites Web consultés, serbes ou kosovars, comportaient des présentations de certains événements historiques.

On a souvent rappelé au moment du conflit qui a suivi la décision de l’OTAN de bombarder l’ex-Yougoslavie en mars 1999 que dix ans plus tôt le président yougoslave Slobodan Milošević avait retiré le statut d’autonomie aux provinces du Kosovo et de la Vojvodine, suscitant méfiance et mécontentement. L’auteure met l’accent sur la mémoire, constituante de l’histoire, pour comprendre sinon expliquer la teneur des rhétoriques serbe et kosovare utilisées à travers Internet pendant tout le conflit. Elle tente de souligner les limites inhérentes à l’histoire, comprise comme construction et comme discipline. La guerre du Kosovo aura constitué la première « cyberguerre » en ce sens que « pour le première fois […] on aura vu les hostilités d’un conflit d’une envergure internationale s’étendre avec une telle ampleur jusqu’à l’espace cybernétique » (p. 20).

L’auteure établit un lien dans le premier chapitre entre les caractéristiques d’Internet et la montée de l’intérêt et de l’attrait engendrés par ce médium, qui offre simultanément liberté, interactivité, profusion et vitesse (p. 21). Elle montre bien que la profusion d’informations n’amène pas nécessairement la qualité et la diversité du contenu. Par ailleurs, l’absence de hiérarchie entourant le choix par les institutions en place d’un agenda informationnel ou d’un autre, tendrait à créer un flou autour des informations fallacieuses ou « véridiques ». La propagande peut ainsi prendre la forme d’un discours officiel et vice versa. Internet a permis pendant le conflit d’assurer un lien entre les Serbes et les États-Unis, entre les Kosovars et la diaspora. Le fait que la censure — situation normale sinon légitime pendant les guerres — ait été apparemment absente du conflit aura aussi créé une incertitude quant à la véracité des propos et des informations. Internet a personnalisé le conflit et a permis aux victimes ou à leurs proches d’exprimer leurs sentiments et leurs opinions par le biais de bases de données interactives. Ces dernières constituent les réalisations les plus concrètes ayant découlé de l’utilisation d’Internet pendant la guerre. La personnalisation du drame et de ses victimes pose une nouvelle fois la question de la véracité et de la validité des témoignages. L’auteure croit qu’Internet aura du moins réussi à créer un lien social et une communauté liée par la prise de conscience des affres de la guerre. Mais elle aurait pu tout aussi bien remettre en question la pertinence de la personnalisation du conflit qui tend à dramatiser à outrance certains événements et à en occulter d’autres.

Le deuxième chapitre interroge le rôle des mémoires respectives des Serbes et des Albanais (ou Kosovars) et du lien avec l’histoire. L’auteure croit qu’« on ne choisit pas ce que l’on va refouler ou effacer de sa mémoire […]. [C]e sont des mécanismes qui relèvent de l’inconscient et qui restent donc hors de portée de la volonté » (p. 62). L’identité individuelle relève de l’omission et du rappel de certains événements tandis que la mémoire collective ou sociale — partant de l’assertion de Maurice Halbwachs — tiendrait en quelques visions culturelles communes que chacun pourrait s’approprier. « Parler, communiquer, vivre une expérience commune constitue donc l’essentielle jonction entre la mémoire individuelle et la mémoire collective » (p. 63). L’auteure trace les limites qui séparent la mémoire de l’histoire et souligne la tentative de cette dernière de relativiser certains événements du passé en essayant de mettre un peu d’objectivité là où la mémoire demeure subjective et singulière (p. 65). Les deux notions restent tout de même liées par l’historien qui fait, lui, le choix de porter un regard plus approfondi sur un élément qui lui apparaît davantage significatif.

L’auteure discute ensuite de la notion de nation liée au territoire : « la délimitation d’un territoire encerclant une population réputée homogène rencontre […] des obstacles de taille lorsqu’elle se voit concrètement appliquée aux populations balkaniques » (p. 83). Elle fait ainsi le lien entre la mobilisation des mémoires, qui vise à assurer la continuité du peuple par l’appropriation de mythes fondateurs et l’immobilisation de mémoires magnifiées (elle se réfère à la période qui débute avec la prise de pouvoir par le Maréchal Tito). L’auteure croit que le problème réside en une sujétion au passé, conçu comme moteur identitaire, plutôt qu’à l’oppression du voisin. « Ce n’est donc pas d’oubli dont il est question ici, en remède à une mémoire malade, mais de la tranquille pratique d’un discernement » (p. 101).

La troisième partie de l’ouvrage revient sur la notion d’identité, construite grâce à la préservation du passé. L’auteure croit que la conservation d’une mémoire sociale ou collective ne pose pas de véritable problème en soi. L’enjeu réside davantage dans la manière dont la mémoire se perpétue. C. Quesney rappelle l’événement de la Bataille du Champ du Merle de 1389. Un événement, deux significations, un même enjeu : celui du contrôle du territoire par la justification de l’antériorité de sa possession. « Ainsi pour les Serbes, la Bataille de 1389 fut menée par des Serbes contre les envahisseurs turcs. Par contre, les Albanais la conçoivent comme une coalition des peuples des Balkans, à laquelle les Albanais ont participé massivement » (p. 114).

Beaucoup de sites Internet mettent l’accent sur la diabolisation de l’adversaire, de l’Autre et sur la stigmatisation et la victimisation afin de créer une frontière entre le « Nous » et l’« Autre ». En préservant le passé de la sorte, on singularise les expériences et on empêche du même coup la comparaison, nécessaire à un débat rationnel. Ces processus tendent à étiqueter l’ennemi par sa religion, en l’accusant de terrorisme ou de génocide, en le stigmatisant, etc. L’auteure constate d’ailleurs l’unidirectionalité des discours sur l’interprétation de l’histoire, présents sur les sites Web : « À la fois lieu de déploiement de la douleur et du repliement sur soi, les sites interdisent toute possibilité d’un regard sensible vers l’Autre » (p. 135). C. Quesney présente un autre processus, qu’elle a constaté sur certains sites. Visant en principe la réconciliation, certains tentent de désigner un autre coupable : les Juifs, les grandes invasions, etc. Si l’auteure salue l’effort, rationnel ou non, de penser le conflit hors des sensibilités respectives des principaux intéressés, elle montre les désavantages de ce procédé : « […] en retirant la responsabilité des actes passés aux acteurs, on les frustre du même coup de leur part de pouvoir sur les choses à venir » (p. 142).

Le dernier chapitre propose des éléments de réforme. L’auteure, citant Nietzsche, écrit à propos de l’oubli : « dans le petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d’oublier, ou pour le dire en termes plus savants, la faculté de se sentir pour un temps en dehors de l’histoire » (p. 150). Mais l’oubli semble impossible : les tribunaux internationaux exigent la réparation et l’application de la justice. Et que penser de la capacité des acteurs à occulter certains événements ? Une autre « solution » résiderait dans l’histoire elle-même et dans sa réforme. Ceci exigerait une ouverture particulière face au remodelage de la mémoire, entreprise que l’auteure croit difficile. La démarche que suppose la recherche et l’atteinte des faits objectifs, serait selon Chantale Quesney, la solution. L’individu doit être en mesure de mettre ses émotions à distance afin de considérer l’Autre de manière différente. Elle ne croit donc pas « en cette vision manichéenne du monde qui présente le pouvoir comme tout-puissant et manipulant si bien les populations qu’elles perdent toute capacité de raisonner » (p. 162). C. Quesney insiste sur les notions de responsabilité, de prise de conscience et d’ouverture et en fait des facteurs de libération, pouvant susciter l’action.

L’auteure termine son ouvrage en émettant des hypothèses quant à l’avenir et aux possibilités d’Internet, qui vont des limites qu’on peut espérer poser aux pouvoirs des dirigeants, de la maximisation de l’espace, des possibilités d’étayer certains faits, de l’ébranlement des États-nations, jusqu’à l’émergence d’une conscience globale et d’une solidarité transnationale (p. 169).

L’ouvrage de C. Quesney se termine là où on aurait aimé plus d’hypothèses, de suggestions et d’informations. Les questions de mémoire, d’histoire et d’identité sont bien sûr intéressantes, mais Internet comme moyen transnational de communiquer aurait mérité un peu plus d’attention. Les questions d’accessibilité au médium apparaissent en outre essentielles : quelle partie de la population peut en profiter ? Et quelle devra être la nature des contrôles de l’information ?