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Il faut saluer la parution du Dictionnaire du vote, une entreprise fort utile dont l’heureuse initiative revient à Pascal Perrineau et Dominique Reynié, le premier étant directeur du CEVIPOF (Centre d’étude de la vie politique française) et tous deux étant professeurs des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris. La publication d’un tel ouvrage illustre la capacité et le choix de certaines institutions de privilégier l’ambition intellectuelle avant tout et de créer des outils pédagogiques qui feront date. Avec près de quatre cent notices, le dictionnaire couvre un vaste éventail de sujets, certains tout à fait prévisibles (suffrage indirect, sondage à la sortie des urnes, scrutin proportionnel, etc.), d’autres plus étonnants (Moyen Âge, émeutes et manifestations, grève) qui permettent d’appréhender le vote dans ses composantes politiques, historiques, sociales et géographiques.

Ce dictionnaire vise à promouvoir un renouvellement de la perspective sur le vote en dissociant vote et élections, écrit l’historien René Rémond dans la préface. Il ne faut pas « confondre la procédure de vote avec l’exercice du suffrage universel et le postulat qui fait de ce dernier la seule source de légitimation du pouvoir politique » (p. VIII). Le vote doit être pensé plutôt dans une histoire qui déborde largement les frontières du politique : il participe en fait d’une « universalité plurielle », inscrite à la fois dans le temps, l’espace et dans des collectivités qui le pratiquent de diverses manières. R. Rémond rappelle que le vote tranche entre les points de vue et détermine la vérité… mais que « rien ne garantit que la majorité ne puisse pas se tromper et que ce soit les minorités qui soient dans le vrai ». L’obtention de la majorité (même relative, doit-on ajouter dans le système électoral britannique) est « une règle destinée à réduire les oppositions et à faciliter la vie en société » (p. IX).

Les directeurs de l’ouvrage ont voulu exposer la complexité du vote et transcender les frontières de ce qu’on appelle habituellement « les études électorales », resituant le vote dans une perspective plus large, plus globalisante, conforme à une certaine tradition intellectuelle européenne. Ce dictionnaire constitue aussi — implicitement — un appel à la prudence et à l’humilité dans l’évaluation de la signification du vote. R. Rémond met en garde contre l’approche rationnelle qui simplifie à outrance : le vote « n’est pas la conséquence d’un calcul de rentabilité : les quelques tentatives pour ramener les comportements électoraux à des raisonnements de type économique ont été des échecs. Au moment de déposer son bulletin dans l’urne, l’électeur ne se détermine pas uniquement en fonction de ses intérêts immédiats. Toutes sortes d’autres données entrent en ligne de compte, dont il fait la somme et qui ne relèvent pas du rationnel : souvenirs, sentiments, traditions familiale ou régionale, craintes, espérances, aspirations : autant de paramètres qui ne se laissent pas mettre en chiffres. C’est un des paradoxes du vote : il inscrit le calcul au coeur du politique mais lui-même ne se réduit pas à l’ordre des grandeurs quantifiables » (p. XI).

Les entrées de ce dictionnaire peuvent être classées sous neuf catégories différentes, ce qui donne une idée de son contenu riche et diversifié : personnages politiques (Lénine, Pompidou, Mitterand, Clinton, Chirac, etc.), philosophes et spécialistes des élections (Montesquieu, Rousseau, Weber, Mill, Durkheim, André Siegfried, Vilfredo Pareto, Paul Lazarsfeld, etc.), procédures, objets et techniques concernant le vote (ballottage, suffrage indirect, modèles économétriques, statistiques électorales, émargement, élections intermédiaires, carte électorale, méthodes à diviseurs, vote bloqué, etc.), pays ou régions (Canada, Belgique, Portugal, Tunisie, Afrique noire, etc.), recherche savante autour du vote (paradigme de Michigan, béhaviorisme, École de Columbia, paradoxe de Condorcet, etc.), institutions (Parlement européen, Conseil constitutionnel, Conseil d’État et même CEVIPOF, etc.), notices historiques (Florence et les république italiennes, Venise, Ancient Orient, Révolution française, Moyen Âge, etc.), entrées socio-politiques (indignité, psychologie, discrimination raciale, symbolique, banlieues, citoyenneté, droit de vote des femmes, etc.) et autres (Nobel, conclave, académies, oscars, franc-maçonnerie, etc.).

Bon nombre de notices constituent des points de départ essentiels pour des débats de société cruciaux et répondent aux voeux des directeurs de l’ouvrage pour qui « [l]’étude savante peut nourrir l’interrogation critique ». En effet, les entrées sur la parité, la citoyenneté européenne, le vote des immigrés, le vote électronique, la dépolitisation, l’abstention, les médias, notamment, contiennent des préalables à toute discussion publique. Par exemple, l’entrée « corruption » est riche d’enseignements et démontre bien l’utilité du dictionnaire pour les journalistes et commentateurs publics. Yves Mény explique que la corruption ne peut être circonscrite au seul plan juridique, car autour du délit de corruption se greffent d’autres délits comme la concussion ou l’ingérence, qui ne sont pas visés par les législations. La corruption ne constitue pas seulement un délit, mais la négation de principes tels que la transparence, l’égalité des citoyens devant la loi ou l’impôt, le due process of law. Les néolibéraux estiment que la corruption est provoquée par un excès de régularisation et de bureaucratisation ; une autre approche la situe plutôt dans un contexte de délégitimation de l’État, lui-même alimenté par l’apologie du marché, la valorisation du profit et des valeurs d’efficacité et de compétitivité au détriment de l’égalité. Dans cette perspective, la lutte contre la corruption ne constitue pas une quelconque croisade morale mais une défense de la démocratie (de ses valeurs), la corruption menant notamment à l’anomie politique et à l’absentéisme électoral.

La lecture de plusieurs notices consacrées au phénomène du vote peut permettre de construire de riches chaînes de sens, les auteurs conviés à les rédiger provenant de divers horizons théoriques et méthodologiques. Se profilent donc, d’une entrée à l’autre, des rivalités entre les approches, ce que je considère tout à fait pertinent. Cela illustre, mieux que n’importe quelle thèse, qu’un champ de recherche est un rapport de forces.

Bien qu’il me soit impossible de rendre compte de la complexité de la recherche sur le vote dont ce dictionnaire témoigne, je résume ici quelques notices qui cernent quelques-uns des enjeux les plus fondamentaux qui ont trait au comportement électoral. Dans la notice consacrée aux modèles d’explication du vote (p. 638-644), P. Perrineau présente les grands types d’approches du comportement électoral en mettant en valeur les traditions française et américaine. En France, les modèles écologiques fondés sur la géographie humaine se sont développés à la suite du modèle proposé par A. Siegfried, qui a publié en 1913 Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République . Pour A. Siegfried, les comportements de l’électorat s’inscrivent dans des tempéraments politiques très stables qui s’enracinent dans des structures matérielles, c’est-à-dire géographiques, démographiques et sociales. Multifactoriel, le modèle siegfriedien appartient à une tradition infrastructuriste, en porte-à-faux avec la sociologie électorale axée sur l’explication liée à l’appartenance aux groupes sociaux. Aujourd’hui, ce sont les travaux de géographes français qui reprennent cette approche classique, mettant en relation la distribution des électeurs avec l’évolution démographique, les changements socio-économiques, les mutations de l’habitat, l’action des pouvoirs publics nationaux et locaux, le rôle des partis, des syndicats, ainsi que des élus. Les différences culturelles ou politiques tendent toutefois à s’éroder sous l’influence de l’urbanisation, de la « moyennisation de la structure sociale », du développement des médias et de l’introduction des élections présidentielles et des référendums. Des géographes comme Yves Lacoste et les électoralistes du CEVIPOF poursuivent la tradition en l’enrichissant de traitements statistiques et en donnant une place accrue aux effets de conjonctures. Au-delà de l’analyse des effets d’appartenance à des territoires sur les comportements des électeurs, le recours à la technique des grandes enquêtes nationales par sondage a permis un enrichissement considérable des informations recueillies sur les individus et la possibilité d’établir des corrélations entre les caractéristiques sociales, culturelles et politiques des citoyens et leur comportement électoral (p. 641).

La recherche américaine sur le vote débute pour sa part dans les années 1940. L’École de Columbia (P. Lazarsfeld, Bernard Berelson, etc.) utilise la technique du panel pour identifier les facteurs explicatifs des comportements électoraux, parmi lesquels on cible la famille, les amis, les leaders locaux, la campagne, les médias. La recherche conclura à un faible impact de la campagne sur le vote car durant celle-ci, les préférences se consolident et on n’assiste pas à des reconversions importantes. « [L]e choix électoral est davantage affaire d’hérédité […] que de prise de décision », il est « un moyen de réaffirmer son identité sociale telle qu’elle est façonnée par le statut socio-économique, le lieu de résidence et la religion » (p. 641). Les travaux de l’École de Columbia ont démoli les mythes de la toute puissance des médias et de l’électeur éclairé : « Une personne pense, politiquement, comme elle est socialement », écrivent P. Lazarsfeld et ses collègues dans The People’s Choice. Cette École sera relayée par celle de Michigan pour qui l’identification partisane constitue la clé de l’explication du comportement électoral. D’abord, l’identification partisane « fonctionne comme un écran perceptif, filtrant la vision du monde des électeurs, colorant leurs jugements sur les candidats et les enjeux » (p. 642). L’électeur et l’électrice adhèrent donc aux positions et choix du parti auquel ils s’identifient et ensuite « ces attitudes déterminent […] la décision électorale et renforcent le lien partisan ». Des travaux ultérieurs mettent en valeur un « tunnel de causalité », comprenant des variables de long terme (structure économique, contexte historique, appartenance de groupe, etc.) et des variables de court terme (image des candidats, campagne électorale, conditions économiques, etc.) susceptibles d’influencer le vote.

Les diverses entrées de ce dictionnaire se complètent les unes les autres. Ainsi, dans l’entrée « béhaviorisme », Nonna Mayer fait le point sur l’aspect mécaniste des travaux de l’université Columbia, du paradigme de Michigan et des recherches débutant dans les années 1970 (particulièrement The Changing American Voter de Norman H. Nie, Sidney Verba et John R. Petrocik) qui intègrent les motivations, croyances et valeurs intercalées entre stimulus politique et comportement électoral (p. 96). Daniel Gaxie, dans la notice « Michigan », précise que l’« entonnoir de causalité » ne rend pas très bien compte du comportement électoral parce que les procédés de choix varient selon les électeurs et que ces procédés s’expliquent aussi par l’état des marchés politiques et les caractéristiques socio-démographiques des individus (p. 632). Au total, l’électeur du modèle de Michigan ressemble fort à celui que décrivait The People’s Choice, poursuit P. Perrineau. « Il s’intéresse peu à la politique, participe peu. Ses opinions politiques sont peu structurées. Son niveau de conceptualisation politique est faible. Peu familier avec les enjeux de la campagne et les positions des deux partis sur ces enjeux, l’électeur a une bonne image des partis et s’en remet à eux pour apprécier les candidats en présence et les enjeux de la campagne » (p. 642-643). Nombreux sont les critiques de l’École de Michigan qui dénoncent la « camisole de force » des déterminants sociaux et psychologiques, à commencer par V.O. Key qui récuse la notion d’un électorat passif. Des études démontrent que l’identification partisane guide de moins en moins les choix politiques. On dresse ainsi un portrait plutôt favorable de l’électeur et l’électrice, qu’on dit plus politisés, plus autonomes et moins prévisibles. Le « frère jumeau » de l’homo oeconomicus d’Anthony Downs (An Economic Theory of Democracy) devient le prototype de l’électeur de la théorie des choix rationnels. La rationalité est ici comprise comme la capacité de l’électorat à adapter les moyens aux fins qu’il poursuit ; les partis s’apparentent à des entreprises politiques visant la maximisation des votes et l’électorat accorde son soutien au parti ou au candidat lui procurant le plus de bénéfices.

Plusieurs présupposés sous-tendent la théorie des choix rationnels, à commencer par celui qui pose une capacité de l’électorat à hiérarchiser les choix qui s’offrent à lui et par celui que les partis, agissant de façon stratégique, ont un impact sur la compétition partisane et l’expression des comportements électoraux. Se référant à Peter C. Ordeshook dans Perspectives on Public Choice, P. Perrineau décrit la « dé-sociologisation » (mon expression) de la recherche sur le vote : « les fluctuations électorales doivent […] davantage aux modifications du système de partis ou aux changements des règles du jeu institutionnel qu’aux évolutions propres de l’électorat » (p. 643). Dans la foulée de ce type de recherches, des modèles de plus en plus sophistiqués ont été développés. Richard Balme précise, dans la notice sur l’électeur rationnel : « la perplexité peut s’imposer face à une théorie établissant, sur une axiomatique sophistiquée de l’intérêt, que l’abstention semble constituer la forme rationnelle du comportement électoral. Cette proposition constitue […] une contre-vérité empirique […]. Elle est aussi troublante sur le plan normatif, et vaut aux approches du choix rationnel des critiques radicales pour leur incapacité à théoriser l’un des objets centraux de l’analyse politique, à savoir le vote (p. 340) ».

P. Perrineau termine son analyse des modèles d’explication du vote en soulignant que les controverses opposant les partisans des modèles psycho-politiques (par exemple, l’École de Michigan) et ceux privilégiant le modèle de l’électeur rationnel ont mené à la mise au point de modèles globaux intégrant l’ensemble des variables du comportement électoral. Dans How Voters Decide, par exemple, Hilde T. Himmelweit et al. élaborent le modèle de « l’électeur-consommateur » dans lequel le vote est assimilé à un achat mais où l’on tient également compte des votes antérieurs, de l’identification partisane et des facteurs sociaux, professionnels et familiaux. Les électoralistes du CEVIPOF s’orientent vers ce type de recherche, refusant d’opposer les forces de court terme et les forces de long terme, les variables politiques et les variables sociologiques, les logiques de l’acteur et les effets de système.

Dans l’entrée « Vote » (p. 938-942), Elizabeth Dupoirier explique que le vote constitue la clé de voûte des régimes démocratiques ; représentant l’opinion du peuple, il est la source ultime de légitimité. Mais le vote est aussi un instrument de formation de la décision collective, un « instrument sous contrainte », car une série d’éléments définissent les conditions d’expression des opinions : l’objet de la consultation, les modalités et le contenu de la campagne électorale, le mode de scrutin et l’éventail des possibilités d’expression des choix. « Il est aujourd’hui reconnu, écrit-elle, que “l’offre électorale” entre en tension avec les dispositions sociologiques, culturelles et idéologiques des individus pour produire (ou non) et orienter l’acte de vote. En ce sens, le vote n’est jamais un comportement totalement autonome mais un comportement réactif à une sollicitation précise du système politique » (p. 939). Le vote constitue aussi un rituel, ce qui met en évidence son rôle intégrateur ; il assure, par l’entretien des sentiments collectifs, l’unité d’une société. Il perpétue également le mythe démocratique : « En France, les structures du vote permettent de ramener un système de conflit multidimensionnel à un système simplifié et fonctionnel organisé en termes d’abstention, de droite et de gauche » (p. 940).

E. Dupoirier pose aussi le problème de la « crise du vote ». On constate les symptômes de cette crise dans toutes les démocraties occidentales. D’abord, on assiste à une chute de la participation électorale — l’entrée « dépolitisation » écrite par Étienne Schweisguth en précise les contours. Ensuite, il y a rupture de la stabilité des orientations du vote et augmentation massive du vote pour les partis appelés « contestataires » ou « hors système » au motif qu’ils contestent la légitimité même du fonctionnement des systèmes partisans. En même temps, on assiste au développement d’un « vote sanction » à l’égard des partis au gouvernement. Enfin, on constate la désacralisation du vote au regard de formes de mobilisation collective « non conventionnelles », qui élargissent le champ de la participation politique. Pour E. Dupoirier, la crise du vote s’inscrit dans un contexte social plus large qui inclut aussi une crise du civisme électoral : « Celui-ci pâtirait à la fois de la montée en puissance de valeurs individualistes et postmatérialistes parmi les individus les plus à l’aise vis-à-vis des processus de modernisation des sociétés, et du sentiment d’exclusion sociale et politique des individus les plus frontalement atteints par les conséquences sociales des années de crise économique. Les deux phénomènes cumuleraient leurs effets pour relâcher le sentiment de devoir individuel et collectif pendant longtemps associé à l’acte de vote » (p. 941). Mais la crise du civisme électoral n’explique pas seule la crise du vote. D’autres facteurs doivent être examinés : l’exposition permanente et en temps réel des dirigeants par le biais des médias — dont on précise que les images fonctionnent comme des représentations abrégées, donc sélectives et déformées de l’action politique ; la banalisation du vote par sa multiplication ; l’intérêt et la clarté de la question présentée à l’électorat, c’est-à-dire l’importance des enjeux institutionnels et politiques.

Cette réflexion nous mène naturellement à l’entrée « Sociologie critique » (p. 856-861), rédigée par Patrick Lehingue. Quoique se situant aux antipodes théoriques de Jean Beaudoin, l’auteur de la notice « Critiques du vote », P. Lahingue partage avec lui la même évaluation de la place de la sociologie critique dans le milieu universitaire : « sera volontiers répudié comme sociologiste et passéiste tout programme de recherche tentant de mettre en relation positions sociales, dispositions politiques et prises de position électorales » (p. 857).

P. Lehingue reproche de manière générale aux études électorales de brouiller « le point de vue sociologique », de renoncer à « percevoir les traces, empreintes et emprise d’un ordre social partiellement structuré par les relations de domination » (p. 856). Les études électorales extraient l’électeur et l’électrice de leur milieu social, elles les font planer en état d’apesanteur sociale, et elles déconnectent aussi les arènes électorales des enjeux, clivages et rapports sociaux. En ce qui concerne de manière spécifique le modèle de l’électeur rationnel, P. Lehingue écrit qu’il réduit le vote à la « simple sommation de micro-arbitrages individuels ne connaissant d’autre déterminisme que les déterminations conscientes de leurs auteurs » (p. 865). Il cite aussi Norbert Élias, pour qui il importe de « découvrir des relations là où on ignorait qu’il y en eût ». Le vote apparaît comme un « tissu d’évidences indiscutables » alors qu’on devrait plutôt le considérer comme un « ensemble d’énigmes encore imparfaitement résolues ». Selon P. Lehingue, « l’urgence consiste à patiemment prolonger, en les affinant, les amendant ou en les enrichissant, des travaux antérieurs, dont certains trop hâtivement classés comme obsolètes », comme la sociologie d’A. Siegfried ou du premier P. Lazarsfeld (p. 857). Les reproches adressés aux études électorales relèvent à la fois de la théorie et de la méthode ; P. Lehingue demande qu’on réfléchisse à l’électeur et l’électrice non pas en fonction de positions statiques objectivement occupées dans l’espace des professions mais plutôt en fonction des trajectoires (ascendantes ou déclinantes) subjectivement perçues (donc tenant compte des représentations et des médiations idéologico-symboliques) ainsi que des identités plurielles des individus qui sont en continuelle recomposition.

Je résume la demi-douzaine de points de repère que P. Lehingue donne en guise de « bréviaire méthodologique ». Premièrement, les analyses économiques du vote, qui postulent l’adoption universelle d’une stratégie de maximisation d’unités monétarisables, s’épargnent beaucoup de peine en enfermant l’électeur et l’électrice dans le moule de l’ homo oeconomicus, affichant à l’égard des différences une superbe indifférence. Ce modèle se situe aux antipodes de l’approche sociologique « laquelle, au contraire, se nourrit de la découverte des écarts et des différents, et de la patiente recherche de ce qui fonde, renouvelle et structure ces nouvelles oppositions » (p. 858). Deuxièmement, une partie de la sociologie électorale raisonne en termes essentialistes, faisant de l’âge, du sexe, voire même des variables sociales comme la profession, des déterminants qui réifient et instrumentalisent, qui engendrent, toujours et partout, les mêmes effets : or, « pour rompre avec ces diverses espèces de paisible naturalisation, il n’est pas de meilleure hygiène que la reconstitution socio-génétique des phénomènes étudiés. Par immersion — sans excessif fétichisme de la datation — dans ces phases primitives d’extraordinaire effervescence sociale où, par définition, rien n’est encore objectivé ni acquis, puisque tout est fait et pose problème » (p. 858). Troisièmement, le vote est d’abord une pratique : il s’agit d’un phénomène ambivalent ; il est inextricablement individuel et collectif, processus et résultat… Bien que les fonctions du vote ont depuis longtemps été identifiées — exprimer des convictions, choisir des représentants, légitimer les gouvernements, affirmer des allégeances collectives, pacifier les relations sociales, etc. —, ces fonctions n’ont de sens qu’en étant appropriées par les entrepreneurs politiques et les citoyens profanes. Il faudrait donc étudier davantage les usages et les significations que les agents sociaux, fort divers, accordent au vote. Quatrièmement, les taxinomies habituellement fondatrices des analyses électorales (vote conservateur ou progressiste, gauche/droite, etc.) occultent « un partage autrement plus fondamental et décisif, distinguant […] ceux dont le vote est une réponse ajustée à une offre politiquement orientée et ceux qui, moins impliqués par un univers politique qui les ignore largement » votent de manière relativement désinvestie, ce qui ne veut pas dire insignifiante (p. 859). Les rapports qu’entretiennent les individus avec un univers politique inégalement familier révèlent les mécanismes de reproduction dans l’ordre politique et les clivages sociaux de nos sociétés inégalitaires. Cinquièmement, il faut s’attacher à valider empiriquement les hypothèses sans pour autant succomber au « positivisme instrumental ». P. Lehingue remet en question « l’usage, parfois mono-maniaque, du sondage », « technique royale » dont les avantages comparatifs ont fini par occulter les travers et l’absence de recul face aux recherches qu’on présente comme « tous terrains », alors qu’on omet d’en préciser le caractère préconstruit, produisant des représentations désincarnées et déréalisantes de l’électeur. L’avertissement élémentaire de François Simiand est rappelé : « À la meilleure statistique — comme du reste à la moins bonne — il ne faut faire dire que ce qu’elle dit et de la manière dont elle le dit ». Sixièmement, l’élucidation du sens du vote se trouve davantage dans la perspective relationnelle que dans des pratiques isolées : le sens d’un scrutin ne peut être compris qu’en le situant dans la chaîne des scrutins antérieurs ; les préférences d’un groupe trouvent leur signification dans la position relative de ce groupe par rapport à d’autres groupes sociaux contigus, et ce genre de comparaisons vaut aussi pour le temps et l’espace. L’appellation « sociologique critique », résume P. Lehingue, consiste à discuter — et non avaliser — les présupposés de la doxa : l’élection comme quintessence de la démocratie, le vote comme pratique spontanée, l’existence d’une compétence politique universellement et également distribuée, le dépôt d’un bulletin perçu comme jugement porté sur les enjeux politiques du moment.

Ces quelques réflexions sur les fondements et controverses de la recherche illustrent comment une lecture croisée de plusieurs notices du Dictionnaire du vote permet une étude multidimensionnelle du comportement électoral. Il faut redire ici à quel point ce genre d’ouvrage est d’une formidable utilité aux institutions, aux enseignants, aux médias, ainsi qu’à tous ceux et celle qu’intéressent le vote, sujet infiniment plus complexe qu’il n’y paraît.